Le futur de l’antiquité
Fondapol | 28 juin 2014
Le futur de l’antiquité
Rémi Brague, Modérément moderne, Paris, Flammarion, 2014, 383 pages, 19,90€
Le livre du philosophe Rémi Brague est le troisième volume d’une série de recueils d’essais, dont le premier traitait de l’Antiquité et le deuxième du Moyen Age[1]. Comme l’indique le titre, le dernier ouvrage est consacré aux Temps modernes. L’auteur réfléchit sur ce chrononyme d’un double point de vue, à la fois comme cadre temporel où se déploie son analyse et comme catégorie cognitive à interroger pour elle-même. Son analyse porte sur la notion de progrès, de modernité et plus spécifiquement sur les travers qu’elles peuvent recouvrir.
Ni sceptique, ni thuriféraire de la modernité
Rémi Brague ne se livre pas à une critique en règle de la modernité. D’aucuns y ont vu une critique en règle de la modernité et du progrès et une apologie de l’archaïsme alors qu’il s’agit en réalité d’en dénoncer les travers pour mieux la sauver d’elle-même[2].
Pour autant, il faut convenir que d’emblée, l’auteur se livre à une critique acerbe de la modernité et notamment de son fonctionnement parasite. Un parasite se nourrit d’une autre entité – en l’occurrence l’Antiquité et le Moyen Age – jusqu’à épuisement de la ressource. Or, le philosophe distingue une propension des Temps modernes à se nourrir aux sources anciennes sans apporter d’innovations ou de changements radicaux. L’auteur ne nie pas l’existence de progrès, il est attentif aux difficultés à définir le Progrès.
L’auteur ne comprend ainsi pas le souci affiché par les élites de se déconnecter du passé ou encore du futur. Il dénonce leur tentation de vivre uniquement dans l’instant présent. Sa réflexion rejoint ici celle de l’historien François Hartog sur le présentisme comme nouveau régime d’historicité[3]. Or c’est justement à un éloge de la tradition comme transmission que se livre Modérément moderne, et en creux à une condamnation virulente des tentatives de la faire passer par pertes et profits.
Eloge de la tradition
La transmission fait l’objet depuis quelques années d’une inquiétude dont rend compte une production éditoriale abondante[4]. L’ouvrage de Rémi Brague s’inscrit dans cette logique. On remarquera d’ailleurs que le dernier chapitre du livre s’intitule « Ne pas trahir ( : ) la tradition ». L’auteur, outre un magnifique éloge des langues mortes[5], définit peut-être de la manière la plus excellente qui soit notre rapport à notre héritage. Il emploie pour cela le terme latin de pietas[6]. Loin d’être un boulet qui paralyserait les hommes, la pietas constituerait un rapport sain aux fondements de l’action humaine et ouvrirait sur un « nouvel espace des possibilités ». La pietas est à la fois une capacité de fonder mais aussi de refonder. Le rapport à notre héritage n’est pas entravé par une dévotion castratrice, comme certains voudraient le faire croire en caricaturant le propos du philosophe, mais se caractérise par une dynamique respectueuse.
Derrière ce souci de la transmission, c’est le souci de l’homme qui se fait jour. L’auteur rappelle, à très juste titre, que pensant des siècles éducation et éducation libérale ont été synonyme. L’éducation, comme apprentissage des règles de vie, a été pendant longtemps le propre de l’homme, c’est-à-dire son unique accès à la liberté. La réflexion sur la transmission est donc aussi une réflexion sur la liberté de l’homme.
C’est d’ailleurs en ce sens que la lecture du livre de Rémi Brague s’impose en dépit de son éloignement d’une pensée libérale. Son souci constant de l’humain le fait parvenir à des conclusions qui retrouvent les inspirations libérales. Si le soin qu’il met à faire tomber les illusions du Progrès peut sembler agressif, il n’en demeure pas moins que l’anthropologie libérale partage un certain nombre de points communs avec celle de Rémi Brague. C’est notamment valable dans le domaine de l’éducation, à condition de bien saisir ce qu’est l’éducation pour les libéraux, à savoir l’occasion pour l’homme de se libérer des contraintes, et de ne pas tomber dans une caricature de celle-ci comme marché des professeurs et enseignements à multiples vitesses en fonction d’impératifs socio-économiques.
Les travers de la modernité
L’auteur dénonce tout au long du livre les dérives de la modernité, ce qu’il subsume sous le nom de « modernite ». Parmi ceux-ci, se trouvent, pêle-mêle, le dénigrement de soi, l’absence de définition de l’homme – on ne jure plus que par les droits de l’homme, par l’humanisme en oubliant au passage de définir l’homme – la confusion autour du terme de culture ou encore le rejet des religions et plus précisément celui du catholicisme.
Le ton est souvent emporté, parfois assassin et le propos à l’occasion injuste mais Rémi Brague a le mérite de mettre le doigt où cela fait mal[7]. Il dénonce, en effet, le ronron tranquille d’une modernité qui ne prend même plus la peine de se penser de manière critique et qui impose de ce fait un modèle qui, selon une optique catastrophique, pourrait mener l’homme à sa perte. Il remet à cette occasion en perspective l’héritage des Lumières.
Son propos est porté en dernier instance par un recours à la religion catholique que le lecteur peur ne pas partager, mais il ne peut manquer d’être sensible à la force des arguments avancés par l’auteur ainsi qu’au brio avec lequel ils sont présentés. C’est donc un livre à lire absolument, que l’on soit d’accord avec l’auteur ou non, puisqu’il force le lecteur à sortir de sa zone de confort pour interroger à nouveaux frais des certitudes qu’il tenait pour acquises. En ce sens, c’est un livre nécessaire et de ce fait un livre important.
Jean Sénié
Crédit photo : Pieter Brueghel.
[1] Rémi Brague, Introduction au monde grec : études d’histoire de la philosophie, Chatou, Éditions de la Transparence, 2005. ; Id., Au moyen du Moyen Âge : Philosophies médiévales en chrétienté, judaïsme et islam, Chatou, Éditions de La Transparence, 2006.
[2] Le Monde, 10/04/2014.
[3] François Hartog, Régimes d’historicité. Présentisme et expériences du temps, Seuil, Paris, 2002.
[4] Parmi une littérature importante voir, Alain Finkielkraut, L’identité malheureuse, Paris, Stock, 2013. ; Marcel Gauchet (en collaboration avec Marie-Claude Blais et Dominique Ottavi), Transmettre, apprendre, Paris, Stock, 2014. ; Claude Habib, Le Goût de la vie commune, Paris, Flammarion, 2014.
[5] Rémi Brague, Modérément moderne, Paris, Flammarion, 2014, p. 348 : « J’y réhabiliterais l’étude des langues classiques. Et pour la raison même qui fait qu’on les délaisse aujourd’hui : elles sont totalement inutiles et nous donnent par là une idée de la valeur de ce qui est inutile. Plus précisément, elles nous montrent que ce qui a de la valeur est toujours inutile ».
[6] Ibid., p. 365-370.
[7] On remarquera à ce propos le recours salutaire à l’écrivain Chesterton analysé sur le site suivant, http://www.amisdechesterton.fr/2014/04/09/comme-remi-brague-etes-vous-moderement-moderne-et-chestertonien/
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