Le regard porté par les dépendants sur eux-mêmes : entre promiscuité physique et solitude psychologique (3)

18 septembre 2013

18.09.2013Le regard porté par les dépendants sur eux-mêmes : entre promiscuité physique et solitude psychologique

Après quatre années « de cauchemar » passées dans ce qu’elle nomme avec cynisme un « mouroir doré » de la région parisienne[1], c’est un constat effarant que dresse Christie Ravenne, journaliste à la retraite, sur la manière dont les personnes dépendantes sont prises en charge par les institutions spécialisées. Elle nous livre un témoignage inédit dans Gagatorium, récemment sorti chez Fayard.

L’approche est ici paradoxale : elle insiste en effet sur la manière dont les dépendants – par définition privés d’autonomie et de libre arbitre – perçoivent leur environnement social et leurs actions. La méthode individualiste, qui accorde du poids au sens que les individus donnent à leur vie, contraste avec le regard « holiste » posé sur le patient : sa vie est à la merci de son entourage, soignant et familial. Comment ces deux dimensions, de liberté de conscience et d’assujettissement à l’autre, s’articulent-elles ?

Les dépendants : entre vassalité et mutisme

Le dépendant se trouve à l’intersection de deux contraintes. Il est d’abord lié aux autres dans la réalisation de ses activités quotidiennes et intimes, ce qui entraîne une promiscuité douloureuse car permanente et imposée. Par ailleurs, le dépendant éprouve le sentiment que les autres ne le comprennent pas, ce qui aboutit à son isolement psychologique.

Les formes de dépendance sont multiples : économique, corporelle, relationnelle, etc. La maladie d’Alzheimer les cumule, puisque le malade n’est plus en mesure de travailler, d’effectuer sa toilette, ses courses, il a besoin de quelqu’un pour le représenter vis-à-vis du monde. C’est l’entourage qui lui permet de conserver son humanité et sa place dans la société civile. Ainsi, dans les médias, la vie quotidienne du dépendant est le plus souvent relatée par sa famille. De cette manière, le dépendant n’existe plus par lui-même mais par autrui. La maladie d’Alzheimer touche en outre au cœur même des liens familiaux : la relation devient unilatérale, et le dépendant se pense comme une « charge » pour son entourage. Cette charge est à la fois chronophage et financière. Selon le témoignage d’un aidant : « la maladie ne broie pas que le malade, elle dévore les proches aussi »[2]. Or, le dépendant peut être conscient, lors d’instants de lucidité, du poids qu’il représente pour ses proches. Comme le souligne Pascale Verhoestraete, atteinte d’autisme, ces deux réalités, lorsqu’elles se rejoignent, peuvent aboutir à un fort besoin d’être véritablement seul, pour pallier le sentiment de solitude ressenti au milieu d’autres personnes[3].

L’identité de la « personne » s’efface derrière le statut de « malade »

Justine, jeune femme de 39 ans atteinte d’Alzheimer, confie que la dimension la plus difficile de la situation de dépendance réside dans le sentiment de disparaître progressivement de la sphère sociale, d’autant que celle-ci survalorise la « jeunesse » et la « performance » : « On va peu à peu parler de moi en ma présence, sans même avoir la décence de me consulter. Car je vais disparaître derrière cette maladie »[4]. Il y a en outre trois combats auxquels le malade doit faire face : accepter la perte progressive de ses capacités tout en luttant pour les conserver le plus longtemps possible, faire le deuil de l’identité sociale et familiale passée, et se créer un avenir nécessairement distinct de celui initialement souhaité. Il y a au-delà de cela un fort sentiment de honte, que Justine matérialise en citant l’impossibilité croissante de pouvoir lire des livres aux histoires complexes. On perçoit donc ici une volonté farouche de conserver sa dignité, tout en envisageant douloureusement les conséquences de la dépendance sur sa famille : « Je ne veux pas qu’à l’avenir nous vivions côté à côté sous le même toit, que le poids de ma dépendance pèse sur leur vie »[5]. Bien sûr, Justine n’en est qu’aux premiers symptômes de la maladie : si elle a conscience des étapes à venir et des obstacles à surmonter, il n’en est pas de même pour les malades les plus atteints, les formes d’autisme les plus sérieuses ou plus généralement les types de dépendances qui atteignent les capacités cognitives.

Espérons que dorénavant, le débat public portant sur la dépendance gagne en humanité et prenne en compte le regard des dépendants sur eux-mêmes et sur le monde . En favorisant les possibilités de témoignage et de dialogue, la société française parviendra à restaurer leurs voix de citoyens et à mettre fin à cette situation conjuguant mutisme et extrême fragilité, solitude psychologique et promiscuité physique.

 Claire Poncet

Crédit photo: Éole


[1] Christie RAVENNE, Gagatorium, éditions Fayard, 288 pages, paru le 10 avril 2013.

[2] Espace national de réflexion éthique sur la maladie d’Alzheimer et House of Common Knowledge, Etude Alzheimer et dépendances, juin 2011.

[3] Autiproches.be, Témoignage de Pascale : les sentiments d’une personne autiste, 2009.

[4] Le Monde, Alzheimer : à 39 ans, « vivre avec cette maladie, c’est un triple combat », 21 septembre 2012.

[5] Ibid.

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