L’Émir Abdelkader, Apôtre de la fraternité
Edern De Barros | 29 mars 2016
L’Émir Abdelkader, Apôtre de la fraternité
Moustapha Chérif, L’Émir Abdelkader, Apôtre de la fraternité, Odile Jacob, 21,90€
Par Edern de Barros
Une biographie peut-elle avoir une portée politique ? C’est cette question qui est au cœur de l’ouvrage de Moustapha Chérif. En dressant succinctement le portrait de l’Émir Abdelkader, à la fois penseur soufi humaniste et chef de la résistance algérienne contre la colonisation française, l’auteur entend répondre à des enjeux contemporains : l’Émir Abdelkader offre un modèle universel pour réinventer un monde civilisé.
Un maître soufi humaniste
Si l’Émir Abdelkader est d’abord présenté comme un maître soufi, très tôt initié à la théologie musulmane, sa pensée n’est pour autant pas déconnectée des enjeux temporels. L’islam occupe une place centrale, mais la Révélation coranique et la Sunna prophétique ne doivent pas être des clôtures figeant la pensée, sans quoi le message sacré est déjà altéré. L’interprétation (ijtihad) jointe à l’expérience du monde constitue l’essence même de la dynamique spirituelle qui anime le croyant et mobilisant toutes ses facultés : le caractère sacré des textes doit servir de point d’ancrage pour éduquer à l’élévation spirituelle et au bel-agir, c’est-à-dire au perfectionnement de l’homme dans le monde d’ici-bas.
Dans cette perspective, sa pensée est nourrie du mélange des civilisations, sans barrières communautaires et dogmatiques : sa culture est humaniste avant d’être musulmane. Il puisait aussi bien dans plusieurs voies soufies comme celle de Abdelkader al-Jilani, Bahâ’ al-Dîn Naqshband, Jalâl al-Dîn Rûmî, Abou Hassan al-Chadhili ou encore Ibn Arabi, que dans les œuvres de penseurs non musulmans comme Platon, Aristote, Pythagore, Saint Augustin ou encore Maïmonide.
Ce rapport humaniste à la religion, notamment déployé dans l’ouvrage Le Livre des Haltes (Kitab al-Mawaqif), s’articule autour de l’idée de « juste milieu » qui ne comporte ni défaut, ni excès: deux extrêmes contraires à la raison, à la mesure. Les défauts conduisent à une perte de spiritualité, en particulier dans les sociétés marquées par « l’hédonisme consumériste » où l’humain s’efface. Les excès, cristallisés dans les conceptions radicalistes et rigoristes de la religion, sont une fuite hors du monde, conduisant de même à une forme de déshumanisation.
Une culture de la paix en temps de guerre
L’année 1830 marque le début de la colonisation française de l’Algérie, et du même coup, le basculement de cette spiritualité du « juste milieu » de Abdelkader en combat politique. Le 21 novembre 1832, à vingt-trois ans, Abdelkader devient émir (« prince »), titre qui fait de lui le chef de la résistance algérienne pendant quinze années contre l’agression coloniale française, jusqu’à sa défaite en 1847.
S’appuyant sur les textes sacrés, sur le soufisme et sur sa culture jusnaturaliste, ce nouveau chef de la résistance remobilise le concept de « guerre juste » pour défendre la souveraineté de son peuple. L’humanisme qui caractérisait sa spiritualité prend dès lors les traits d’une philosophie politique qui va guider son combat armé sur le terrain. La guerre qu’il mène (le petit djihad) n’est pas un instrument de domination. Elle n’est qu’un ultime recours, une légitime défense contre l’agression française.
En effet, Abdelkader n’a jamais renoncé à la culture de la paix dans le contexte de la guerre. Anti machiavélien, c’est du côté des théoriciens jusnaturalistes qu’il se situe dans la défense des droits de l’humanité en toute circonstance. Son traité sur le droit des prisonniers témoigne de ce souci de traiter tous les individus hors combat avec humanité et sans la moindre discrimination, principe qui constitue l’essence du droit international humanitaire moderne, et les fondements de la Croix-rouge.
Défendre les chrétiens de Syrie
Le 23 décembre 1847, Abdelkader est contraint de se rendre aux français. Interné au fort Lamargue à Toulon, il est ensuite transféré à Pau en avril 1848, puis au château d’Ambroise en novembre. Le 16 octobre 1852, Napoléon III lui rend la liberté. L’Emir décide alors de partir pour Damas, capitale syrienne sous domination ottomane, où il vivra jusqu’à sa mort en 1883 pour se consacrer à l’enseignement et à la promotion de la fraternité entre les différentes communautés.
Mais en juillet 1860, Damas connaît une escalade de violence interconfessionnelle sur un arrière fond de lutte entre français, anglais et ottoman. Informé que des émeutiers druzes et sunnites se dirigent vers les quartiers chrétiens pour commettre des massacres, l’Émir Abdelkader décide de prendre en charge la défense de ces derniers en mobilisant près d’un millier de ses hommes, et en tentant lui-même de raisonner les assaillants. Ainsi, c’est environ 15 000 chrétiens qui furent sauvés du massacre.
Cet acte de défense des chrétiens de Syrie montre que son combat s’inscrit dans une perspective cosmopolitique dont la finalité est l’amitié et la fraternité humaine : « le bien que nous avons fait aux chrétiens n’est autre que l’application de la Loi de l’Islam et le respect des droits humains. Car tous les hommes sont la famille de Dieu, et le plus aimé de Dieu est celui qui est le plus utile pour sa famille. » (p. 40)
En ce sens, la vie de l’Émir Abdelkader illustre parfaitement le danger de définir l’identité du point de vue communautariste, et l’enjeu civilisationnelle d’adopter un point de vue plus élevé: « ne demandez jamais quelle est l’origine d’un homme ; interrogez plutôt sa vie, son courage, ses qualités, et vous saurez ce qu’il est. »
crédit photo flickr: wumpts
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