L’empire des médiocres
18 février 2014
L’empire des médiocres
Michel Maffesoli et Hélène Strohl, Les nouveaux bien-pensants, Paris, Éditions du Moment, janvier 2014, 213 pages, 16.95 €
Sociologue de la postmodernité, Michel Maffesoli nous avait jusqu’à présent habitué à un discours positif réhabilitant les modes de vie contemporains que ses collègues pourfendent si souvent : l’éphémère, l’émotionnel, le papillonnage entre différentes tribus, caractéristiques de cette postmodernité dont il est l’un des meilleurs experts, étaient jugés par lui, dans ses précédents ouvrages1, comme autant de symptômes de notre entrée dans une nouvelle ère.
Le voilà apparemment gagné par les « passions tristes » si intelligemment circonscrites par Spinoza. Dans un ouvrage écrit en collaboration avec Hélène Strohl, haut fonctionnaire en retraite et ancienne élève de l’ENA, il épingle avec une grande véhémence les faux intellectuels qui encombrent nos médias : journalistes, essayistes, hommes politiques, hauts fonctionnaires, constitueraient une élite déliquescente pratiquant l’entre-soi, et qui, ayant rompu tout lien avec le peuple, contribuerait puissamment à la montée des extrêmes. Que retenir malgré tout de cet ouvrage qui étonnera les fidèles lecteurs de Michel Maffesoli ?
Pose, posture, imposture
Même s’il refuse d’honorer en citant leurs noms la plupart de ceux qui sont visés par ses remarques (à quelques rares exceptions sur lesquelles nous reviendrons), le lecteur reconnaîtra aisément les figures qui monopolisent depuis des années les espaces censés permettre à la « parole publique » de s’exprimer. Ne cessant de se renvoyer l’ascenseur et de vivre en vase clos, les membres de cette « caste pétrie de suffisance, mais surtout autiste » (p. 12), croient naïvement que leur audience est proportionnelle à leur temps d’apparition sur nos écrans. Ces autistes sont persuadés qu’ils brillent en défendant les « valeurs républicaines », valeurs en réalité dépassées et dont la population n’attend nullement d’eux qu’ils volent à leur secours. Le peuple a fait sécession, et un dramatique fossé sépare les intellectuels médiatisés, ceux dont la vocation devrait être de dire le Réel, et un peuple qui a cessé de croire en des valeurs inscrites dans une Modernité agonisante.
Le théâtre des faux insoumis
Persuadé que l’on attend de lui, suivant une antique tradition, qu’il joue le rôle de l’insoumis, l’« intellectuel » de l’élite dégénérescente n’est plus qu’un acteur sur une scène théâtrale : il joue le rôle qu’il imagine être celui que le peuple attend de lui, glissant, sans s’en rendre compte, de la pose à la posture, et de la posture à l’imposture. Inaudible, mais incapable d’en prendre conscience tant il est comblé par l’écoute que lui réserve ses copains journalistes, membres comme lui d’une caste « proche de la socialisation animale » (p. 100).
Dans le hit-parade de l’abjection dressé par Maffesoli émergent (dans un ordre que je préfère emprunter à la succession des pages) : Bernard-Henri Lévy, Michel Onfray, Alain Badiou, Edwy Plenel, les « M.M.M. » que sont Médiapart, Minute et Marianne, Stéphane Hessel, Pierre Bourdieu et Martin Hirsch. Autant de postures qui ne trompent plus personne et qui ouvrent de façon plus béante chaque jour la faille séparant le peuple et ses « élites ».
Du vrai rôle des intellectuels
On retrouve bien entendu le sociologue de la postmodernité en de nombreuses pages de l’ouvrage en lesquelles il résume les raisons plus profondes de l’aveuglement des « intellectuels » au changement de paradigme que nous vivons. Transfert du rationnel à l’émotionnel, apparition d’un « penser passionné » (p. 126), émergence de tribus postmodernes : autant de mutations auxquelles seraient aveugles nos élites, coupées du peuple, et donc du réel, et crispées sur un paradigme moribond. Or la mission de l’intellectuel n’est pas de défendre ce qui agonise, mais d’ « entendre le bruit du monde » (jolie formule de la page 81), de s’ouvrir au possible qu’est « le Réel en son entièreté » (p. 154). Le peuple saurait instinctivement que ce qui s’effondre prépare la venue de ce qui vient. Mais incapables d’accompagner ce qui est là, nos « intellectuels » mènent des combats d’arrière-garde auxquels sans doute eux-mêmes ne croient plus. A l’exception de deux grands disparus, Guy-Ernest Debord et Jean Baudrillard, et de Maffesoli lui-même (maniant difficilement l’autodérision), nul n’échappe à la « mise à mort » opérée par le sociologue.
Tribus et tribus
En complétant les analyses de Maffesoli2, Hélène Strohl contribue sans le vouloir à fragiliser certaines d’entre elles en visant les « fonctionnaires hauts » (heureuse expression qui substitue à une formule neutre et descriptive une perspective critique stigmatisant l’entre-soi de cette catégorie). En les rangeant dans la « tribu des tribus », et en montrant que les jeunes fonctionnaires hauts appartiennent sans conteste à la société postmoderne en s’incorporant à des tribus diverses et variées, ne dramatise-t-elle pas une difficulté non résolue par Maffesoli ? Comment différencier les tribus authentiques, marques de la postmodernité, et les tribus déphasées, celles des fonctionnaires hauts et celles des intellectuels décadents ? Toutes ces tribus ne sont-elles pas également postmodernes ? Et si ce n’est pas le cas, où passe le curseur permettant de distinguer les tribus d’avenir et celles qui ne sont que la survivance d’un paradigme moribond ? On ne trouvera pas de réponse en lisant l’ouvrage.
Un discours plébolâtre ?
Autre difficulté, plus perturbante encore. Affirmer que le peuple est spontanément adepte du « pluricausalisme », n’est-ce pas s’interdire de comprendre comment il tombe si aisément dans les théories du complot ? Et affirmer de la sagesse populaire qu’elle est « rétive aux divers prêts-à-penser » (p. 102), n’est-ce pas rendre inintelligibles les grandes dérives idéologiques du XXe siècle ? En un mot, Maffesoli, qui prétend être allergique à tous les dogmes, ne fait-il pas preuve d’une « plébolâtrie » (on me pardonnera cet inévitable néologisme) aussi peu nuancée que le prêt-à-penser qu’il dénonce chez nos élites ? Et ne se montre-t-il pas en ce sens infidèle à « la conscience aiguë de l’incertitude » (p. 189) qu’il réclame des vrais intellectuels3 ?
Enfin, en citant en exergue du chapitre III une belle formule de Joseph de Maistre définissant un bon livre comme n’étant pas celui qui connaît le succès, mais « celui qui satisfait complètement une classe de lecteurs », Maffesoli n’effectue-t-il pas un grand écart entre la plébolâtrie dont je viens de rappeler les traits et un élitisme inavoué dont il ne peut se défaire ? Autrement dit, est-ce du côté de la « sagesse populaire » que se situe le salut, ou du côté d’une élite à venir4 ?
Mais ces points négatifs n’entravent nullement le réel plaisir que l’on prend à lire l’un de nos rares sociologues doué d’un incontestable style, et dont la prose roborative s’avère plus que jamais nécessaire.
Philippe Granarolo
Crédit photo: flickr: KrzysztofTe Foto Blog
[1] J’avais rendu compte de l’avant-dernier livre de Michel Maffesoli, L’Homme postmoderne (Paris, François Bourin, novembre 2012) sous le titre Un homme de retard, sur ce même site (texte mis en ligne le 8 janvier 2013).
[2] Ce qu’elle fait dans le dernier chapitre du livre, le chapitre V intitulé « Fonctionnaires hauts, la tribu des tribus », et non pas au chapitre IV comme il est annoncé de façon erronée dans l’avertissement de la page 9.
[3] Un minimum de nuances aurait dû, entre autres exemples, conduire Maffesoli à rendre hommage aux émissions télévisées dont le texte fut rendu public sous le titre Sur la télévision (Paris, Éditions Liber, 1996), dans lesquelles Pierre Bourdieu décortique avec une grande intelligence les raisons de l’omniprésence des « fast-thinkers » sur les plateaux de télévision. Il le faisait en des termes dont se rapproche étonnamment Maffesoli (qu’on compare la page 30 du livre de Bourdieu et la page 66 du livre de Maffesoli). Sans être le moins du monde « bourdivin » (je ne le suis pas davantage que Maffesoli), l’on se doit de rendre hommage à des analyses aussi pertinentes.
[4] Elite dont l’émergence est peut-être à tout jamais impossible, si l’on admet avec Nietzsche que « les plus raffinés, les plus singuliers, les plus difficiles à comprendre, demeurent souvent seuls, succombent aux accidents du fait de leur isolement et se perpétuent rarement » (Par-delà Bien et Mal, Œuvres philosophiques complètes, tome VII, Paris, Gallimard, 1971, p. 194). Mais faut-il pour autant se réfugier dans la plébolâtrie ?
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