L’entrepreneuriat est une fête
Hanae Bezad | 11 décembre 2014
L’entrepreneuriat est une fête
Par @HanaeBezad
Que cache-t-on derrière cette formule ampoulée inspirée de l’écrit d’Hemingway, traduction d’ailleurs sans doute lacunaire du titre originel dès lors qu’elle ne trouve pas d’équivalent au terme “moveable”, pourtant cher à l’auteur ? Pourquoi peut-on dire que l’entrepreneuriat est une célébration permanente ?
Loin de moi l’idée de faire des entrepreneurs les figures de proue d’un “univers des loisirs, du fun et des réseaux sociaux” que décrit François-Xavier Bellamy. Les essentialiser de façon si maladroite est tout le contraire du but de cette chronique. Il s’agit plutôt de faire un effort critique pour mesurer l’ampleur de ce qui est en jeu dans l’entrepreneuriat autour de la Méditerranée.
Dans ce qu’appelle François-Xavier Bellamy “le bruit de fond de la mondanité 2.0” où se produit un phénomène paradoxal de désertification, on trouve par endroits des oasis d’innovation, des espaces de pollinisation humaine, des écosystèmes favorables à des croisements nouveaux et fertiles.
Gaza Sky Geeks en est un. Cet accélérateur de startups, le seul de la bande de Gaza, réunit depuis 2011 des personnes “avides de se connecter avec le monde”, selon les mots même d’Iliana Montauk, la directrice du programme.
Discuter avec Iliana Montauk de l’entrepreneuriat à Gaza c’est justement s’accorder un échange fait d’une forte dose d’optimisme, à la fois lucide et solide, d’un enthousiasme revigorant et nécessaire.
Comment fait-on de l’entrepreneuriat dans une zone en conflit permanent ? Comment peut-on croire que la bande de Gaza serait génératrice de projets entrepreneuriaux viables … hormis la superficie comparable à celle de la péninsule de San Francisco, et l’analogie est vaine, on peine à imaginer un écosystème aussi prolifique que celui de la Silicon Valley et l’on sourit, tant l’idée paraît absurde. Et pourtant! Est-il besoin de s’attarder encore sur les réactions cyniques et désanimées que l’on retrouve dans les trop nombreux moments de bavardage de l’opinion commune. Balayons-les sans scrupule pour mieux entrer dans le vif du sujet.
Le bonheur d’entreprendre, un opium pas comme les autres à Gaza plus qu’ailleurs
L’Europe connaît très certainement cette tendance du “happy business”, dans le prolongement direct de l’avènement du développement personnel: une Happy Startup School, inspirée du livre “ L’Entreprise du bonheur” de Tony Hsieh, fondateur de Zappos, a même été créée récemment au Royaume Uni par deux amis Laurence McCahill et Carlos Saba.
Mais à Gaza, la démarche de création de startups est loin d’être aussi légère. L’on comprend aisément que l’environnement n’est pas propice: peu d’infrastructures, une insécurité permanente pour l’établissement d’entités économiques durables, la difficulté de circulation des ressources humaines…Les barrières sont nombreuses et le résultat est évident: un taux de chômage supérieur à 50% pour une population jeune, dont la moitié a moins de 18 ans. Bref, un environnement hostile au développement des industries traditionnelles.
Pourtant en 2011, avec le soutien de Google, l’initiative de création d’une communauté entrepreneuriale à Gaza voit le jour à travers Gaza Sky Geeks. Un premier Startup weekend a lieu en 2011, qui réunit près de 100 participants, puis l’initiative devient accélérateur d’entreprises[1] en 2013 et apporte leurs premiers investissements de démarrage aux startups gazaouites grâce à des investisseurs régionaux, Oasis500 et PALinnO.
A Gaza, il existe bien une « classe créative » au sens de Richard Florida. L’objectif de Gaza Sky Geeks est de la fédérer, lui donner les moyens d’exister pleinement et de réaliser son potentiel.
Gaza Sky Geeks capitalise sur le savoir-faire acquis de l’organisation humanitaire Mercy Corps, l’institution à l’origine de sa création. Grâce à cette dernière, Gaza Sky Geeks est en mesure d’inviter mentors et investisseurs à Gaza, sans craindre de voir les permis de passage refusés.
La réalité de la création entrepreneuriale à Gaza
Le principal défi n’est peut-être pas là où on l’attend: continuer de vivre et travailler quand tout est incertain, la population gazaouite y est en fait habituée. Alors même que la population gazaouite est connue régionalement pour sa technophilie et affiche l’un des plus forts taux de l’enseignement supérieur, la création d’entreprises existe mais seulement dans le cadre de projets à échelle locale et peu innovante. Ce que Gaza Sky Geeks a réussi à faire c’est d’introduire une véritable éducation entrepreneuriale plus ambitieuse à travers les outils classiques de boot camps, de mentorat, et plus récemment d’un premier sur le format des TEDTalk. L’objectif est de diffuser la notion même de startup, c’est-à-dire de jeune entreprise, souvent liée aux nouvelles technologies, et à très fort potentiel de croissance. Et avec elle, donner tous les moyens de la réussite: la langue indéniablement, élément crucial étant entendu que l’usage de l’anglais est indispensable pour interagir avec des investisseurs potentiels à l’étranger mais aussi pour le simple accès aux informations nécessaires aux études de marchés.
A travers la mise en place d’un programme Big Sisters/Little Sisters, l’accélérateur impulse la dynamique de transmission du savoir par ceux qui ont déjà été exposés à la culture des startups. Des réunions sont organisées deux fois par semaine pendant deux mois pour un partage des connaissances et des réseaux entre startups déjà créées et startup en cours de création.
Aujourd’hui 4 startups réunissant une vingtaine de personnes sont actives au sein de Gaza Sky Geeks; 5 à 7 startups sont en cours de création, et 40 autres personnes, inspirées par le projet, font mûrir leurs idées d’entreprise. 130 individus, souvent des mentors accomplis de la Silicon Valley, apportent leur soutien aux projets gazaouites, et ce malgré la difficulté à organiser des conf-calls liée au décalage horaire et à l’impératif d’un retour au foyer à la nuit tombée, surtout pour les femmes inscrites aux programmes de Gaza Sky Geeks. Toujours dans un souci d’adaptation aux contraintes locales, l’accélérateur n’est pas simultanément ouvert aux femmes et aux hommes après 18h. Les déplacements des membres de la communauté, invités à tel ou tel évènement, doivent être connus trois semaines à l’avance, de façon à garantir l’obtention des permis de passage. De la contrainte naît la créativité: plusieurs plans sont préparés pour s’assurer de recevoir effectivement les mentors qui font le voyage jusque Gaza. Enfin, le transport des startupers constitue un défi: insurmontable en périodes de fortes pluies, il l’est moins d’un point de financier, mais représente tout de même, selon la distance du domicile, entre $100 et $400 dollars par mois, coût intégralement pris en charge par l’accélérateur.
Les succès déjà tangibles des startup gazaouites
Said Hassan, ancien Manager Marketing de Souq.com, a rejoint Gaza Sky Geeks en 2013 en tant que mentor suite à sa participation au premier startup weekend. Il développe son projet en parallèle de ses fonctions d’Outreach & Acceleration Manager au sein de Gaza Sky Geeks. Son application, Tevy, qui sera en service dans deux mois, vise à créer un réseau social autour des émissions télévisées, recueillant utilement des données sur ce type de consommation.
Le premier startup weekend a également donné naissance à deux projets, Datrios, réseau social réunissant les fans de football de la région et DWBI, une solution de data warehouse, qui ont reçu des investissements de démarrage de la part d’Oasis 500 et PALinnO respectivement.
En juin 2014, Gaza Sky Geeks a reçu près de 650 candidatures pour participer au second startup weekend, soit une demande deux fois plus grande que pour le précédent. Surtout, cela signifie que la population gazaouite intègre de plus en plus la notion de startup avec des projets qui aspirent à répondre à des demandes régionales voire globales. En tout, 150 personnes ont eu l’opportunité d’échanger lors de l’évènement, dont 74 qui ont pitché leurs idées de startup, le plus jeune d’entre eux ayant 13 ans seulement. Le plus grand succès de cet évènement est qu’il a été intégralement financé par le secteur privé, signe indéniable de confiance dans l’initiative de Gaza Sky Geeks.
Forts de ces signaux de validation très positifs, Iliana Montauk et son équipe ont la ferme intention de persévérer dans ce sentier nouveau du capitalisme cognitif, puissant et disruptif. L’énergie inédite de la population gazaouite impliquée est le moteur principal de l’initiative: les prochaines étapes consisteront à assurer la soutenabilité de l’accélérateur, puis consolider les mécanismes en oeuvre pour l’identification de talents et enfin faire rayonner la communauté au-delà de Gaza, par la mise en lien avec des entreprises technologiques, la participation à des formations de haut niveau, l’organisation de véritables échanges avec d’autres communautés de startups dans le monde, et le développement d’un programme Entrepreneur-in-Residence, permettant à des entrepreneurs souhaitant prendre une participation dans un des projets développés au sein de Gaza Sky Geeks d’y contribuer et de vivre un temps à Gaza.
Finalement, quand on discute avec Iliana Montauk et son équipe, on arrive à l’heureuse conclusion de Descartes en son temps dans le premier chapitre du Discours de la méthode que ce siècle semble aussi fleurissant et fertile en bons esprits que les précédents. Mais contrairement aux époques précédentes qui nous livrent leurs doctrines, nous avons, un tant soit peu, le pouvoir d’infléchir positivement les dynamiques de création dans la nôtre. Douce utopie dites-vous ? Qu’importe le nom, pourvu qu’on ait l’allégresse! Celle-ci passera par le partage des ressources: soutenez les startups incubées par Gaza Sky Geeks, partagez contacts utiles et miles cumulés, mettez à profit vos compétences pro bono, participez à la campagne #Gazastarts accessible sur le lien suivant http://t.co/yfM5Op61T4, engagez-vous !
Pour aller plus loin
– Rapport Doing Business sur la bande de Gaza
– Rapport Doing Business Bande de Gaza
– http://palinno.com/
– Yann Moutier-Boutang, De nouveaux espaces communs de la société humaine, Mediapart, 26/11/2014
– Les Echos Entrepreneurs du 19 novembre 2014
– David Goss, Entrepreneurhsip and the “social”: Towards a deference-emotion theory, Human Relations 2005
Crédit photo : Mercy Corps/Magic Lens
[1]Pour voir la différence entre un incubateur et un accélérateur d’entreprises
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