Les lustres de l'Atlas: être femme et créer son entreprise dans le tumultueux Maroc d'aujourd'hui
Hanae Bezad | 23 août 2014
La région MENA vibre d’initiatives en faveur de l’entrepreneuriat féminin comme les Women Entrepreneurship Days, portées par des institutions telles que l’Union pour la Méditerranée. Le Maroc est en effet un terrain privilégié pour ce type d’initiatives. Alors que le pays semble avoir bénéficié des stratégies de women empowerment, les récents propos du chef du gouvernement jettent un doute sur la volonté de la puissance publique de faire perdurer cette tendance. Doit-on s’inquiéter pour l’entrepreneuriat féminin qui bénéficie de façon évidente à l’économie de l’ensemble du pays? Comment le travail des femmes est-il valorisé au Maroc et quelles sont ses perspectives?
Une difficile adéquation entre initiatives de femmes et action publique
Le 17 juin dernier, le Premier ministre du gouvernement marocain, Abdelilah Benkirane (Parti de la Justice et du développement[1]) s’exprimait devant la Chambre des Conseillers pour encenser le rôle de la femme au foyer, épouse et mère exemplaire, et dénigrer par la même occasion celles de ses compatriotes qui l’auraient « quitté » pour investir le monde du travail[2]. Les propos tenus par le Premier Ministre procèdent d’une démoralisation, d’une remise en cause, d’un aléa qui pourrait sembler somme toute anodin dans tout processus de création pour une femme entrepreneur. S’opposant clairement à l’émancipation sociale et professionnelle des femmes qui ne représentent pour l’heure que 26%[3] de la population active du pays, ils sont en fait révélateurs d’un obstacle supplémentaire pour les femmes qui créent leur entreprise au Maroc, sans peut-être pour autant constituer une barrière insurmontable. Au contraire.
Valoriser le travail féminin par l’exemplarité et la persévérance
Il existe de façon évidente des barrières communes aux deux sexes: la complexité endémique des dispositifs publics marocains demande une bonne connaissance des circuits administratifs et des pouvoirs publics. Il faut savoir monter les dossiers, les rédiger dans les normes culturelles et administratives de chaque institution et faire preuve d’une persévérance particulière pour activer les meilleurs circuits de prise de décision en faveur du projet. Dans un pays où le relationnel est cardinal et se construit sur le long terme, cela peut représenter une difficulté additionnelle pour les plus jeunes entrepreneuses.
Des associations ont été créées qui visent à promouvoir le développement de l’entrepreneuriat féminin. Fondée en septembre 2000 et désormais présente au niveau régional à travers ses multiples délégations très actives, l’Association des femmes chefs d’entreprises du Maroc par exemple dispose d’un réseau regroupant plus de 500 entreprises qui génèrent plus de 50 000 emplois et oeuvre activement pour doter les femmes chefs d’entreprises d’outils adéquats pour une meilleure appréhension de l’environnement de l’entreprise. L’objectif est de développer l’esprit entrepreneurial chez les jeunes diplômées qui représentent 60% des lauréats des grandes écoles et universités marocaines grâce à l’effet d’exemplarité.
Les bienfaits d’une culture de l’aléatoire
Dans un pays en développement tel que le Maroc, où existe indéniablement une culture de l’aléatoire, « l’art de faire avec peu » (Roulleau-Berger, 1999) semble absolument nécessaire pour toute démarche entrepreneuriale. Cet atout culturel renforce sans doute la capacité des femmes porteuses de projet à retourner les cartes, à transformer leurs expériences de vie en savoirs prospectifs (Hersent, 2006). En s’investissant dans la vie de la cité, elles mettent en oeuvre une volonté conscience ou inconsciente d’oeuvrer pour l’avenir.
Les choix de statut: de l’héritage pluriséculaire à la valorisation par les leviers de la globalisation
L’auto-emploi par le biais de coopératives est le statut privilégié par les femmes: c’est presque un patrimoine historique lorsqu’on sait que les femmes s’étaient organisées en corporations pour certaines activités pluriséculaires telles que celles de neggâfates[4], shikhates[5] et cuisinières. Dans le domaine de l’artisanat, le savoir-faire des femmes est apprécié mais reste très mal rétribué (Damamme, 2011). La suppression des intermédiations et la commercialisation directe sur les marchés national et international permettraient sans doute une reconnaissance pécuniaire plus juste: si cette hypothèse se vérifie, alors le bénéfice des multiples accords de libre échange signés par le Maroc depuis 10 ans sera un levier très puissant pour la cause du travail féminin.
#Jenesuispasunlustre et autres évidences plus enthousiastes
En réaction aux propos du Premier ministre, un mouvement a été créé sous le leitmotiv #Anamachitria (traduction: « je ne suis pas un lustre »). Si l’on veut malgré tout tirer un enseignement de la métaphore malheureuse du Premier ministre, l’on peut accepter le rôle d’intercesseur que sous-tend la lumière. Comme l’écrivait Deleuze (1990): « la création, c’est les intercesseurs. Sans eux, il n’y a pas d’oeuvre ». En l’espèce, l’inadéquation fondamentale des discours et des palabres qui limitent de manière dramatique l’action positive du gouvernement en faveur de l’entrepreneuriat féminin, dans un pays qui a pourtant activement opté pour la promotion du rôle de la femme notamment à travers la réforme du code de la famille, du code du travail et du code de la nationalité dans les années 2000, est flagrante. Mais l’on peut peut-être remercier ce coup d’éclat qui renforce les motivations des véritables acteurs de terrain et leur donnent le désir et la force de ne surtout jamais baisser les bras.
Pour aller plus loin:
– Aurélie Damamme, « La difficile reconnaissance du travail féminin au Maroc, Le cas des coopératives d’huile d’argan« , ERES « Sociologie économique », 2011 p.85-106
– Madeleine Hersent et Pierrette Rita-Soumbou, Initiatives de femmes en migration dans l’économie solidaire,
– Statuts de l’Association des femmes chefs d’entreprises au Maroc, in Isabelle Guérin et al., Femmes, économie et développement, ERES « Sociologie économique », 2011, p.205-220
[1] Parti islamiste modéré
[2] http://www.jeuneafrique.com/Article/ARTJAWEB20140625090118/
[3] http://donnees.banquemondiale.org/indicateur/SL.TLF.CACT.FE.ZS
Ce chiffre est à relativiser au regard de l’existence d’une économie informelle largement féminisée.
[4] Ordonnatrices des cérémonies de mariage.
[5] Chanteuses-danseuses berbères.
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