L’esclavage, entre mémoire et histoire
Fondapol | 17 août 2014
L’esclavage, entre mémoire et histoire
Olivier Pétré-Grenouilleau, « Qu’est-ce que l’esclavage ? Une histoire globale », Paris, Gallimard, 416 pages, 23,50 euros
Solomon Northup, joué par l’acteur Chiwetel Ejiofor « vit dans l’Etat de New York, s’habille comme les bourgeois blancs qu’il fréquente et savoure, avec femme et enfants, sa renommée naissante de musicien. D’où sa stupéfaction de se retrouver, soudain, victime d’un piège ourdi en Louisiane par deux tristes sires et plongé dans un cauchemar qu’il pensait réservé aux autres. Un corps, il n’est plus que ce corps anonyme sans la moindre parcelle d’âme, balancé d’une plantation l’autre, selon les revers de fortune de ses divers propriétaires. Son calvaire va durer douze ans, de 1841 à 1853… »[1]. Ses douze années le voient accomplir un travail physique épuisant, le corps violenté à l’occasion par les lacérations des coups de fouets. Il s’agit pour le cinéaste de rattraper une injuste puisque « la Seconde Guerre mondiale a duré cinq ans, mais il y a des centaines et des centaines de films sur cette guerre et sur l’Holocauste. L’esclavage a duré quatre siècles, mais moins de 20 films y sont consacrés. »[2]. Il n’est toutefois pas anodin que ce soit justement la figure d’un Afro-américain réduit en esclavage de manière inique dans les champs de coton que le cinéaste ait choisi. Cela correspond à une certaine vision de l’esclavage, partielle et de ce fait incomplète.
C’est justement contre ces représentations trop simplistes ou plutôt, contre la tentative de faire de celles-ci une histoire officielle que s’élève l’historien Olivier Grenouilleau dans son dernier livre, Qu’est-ce que l’esclavage ? Une histoire globale.
Une œuvre au long cours
Ce n’est pas la première fois que l’historien s’intéresse aux questions liées à l’esclavage. Il avait déjà signé un ouvrage important en 2004, Les Traites négrières. Essai d’histoire globale, qui avait donné lieu à une polémique[3] et à un procès dont la plainte avait finalement été retirée[4]. D’autres ouvrages ont suivi dont Abolir l’esclavage. Un réformisme à l’épreuve (France, Portugal, Suisse, XVIIIe-XIXe siècles)[5], et un très utile dictionnaire, intitulé Dictionnaire des esclavages[6], pour ne citer que deux de ces derniers travaux. Il s’agit d’ailleurs pour l’auteur d’un cycle « consacré à l’histoire des esclavages »[7]. Celui-ci doit être parachevé par deux livres dont « l’un sera une histoire mondiale des esclavages, l’autre une histoire de la révolution abolitionniste ». Et l’auteur de poursuivre « pour le premier il m’était nécessaire de réfléchir à ce qu’est véritablement l’esclavage »[8].
Il faut donc bien comprendre que l’ouvrage Qu’est-ce que l’esclavage ? est une introduction qui s’attelle véritablement à répondre à la question posée par le titre. Certes, ce préambule peut apparaître comme excessif mais il répond en réalité à l’ampleur de la tâche que s’est fixée l’auteur ainsi qu’à une évidente carence dans le domaine des sciences sociales, à savoir l’absence de définition satisfaisante concernant l’esclavage[9].
Des définitions insuffisantes
Les lectures d’Olivier Grenouilleau – on peut ici souligner leur variété, leur érudition ainsi que leur abondance, l’auteur s’étant livré à un véritable travail de fourmi pour embrasser l’esclavage à toutes les époques et dans tous les lieux – lui ont donné le sentiment de ne pas produire de définition satisfaisante.
Il remet tout d’abord en cause une vision relativiste qui ferait de chaque esclavage une donnée particulière à un temps et à un espace. Il défend ainsi la possibilité de faire une « histoire globale de l’esclavage ». Cela est d’autant plus important que cette « attitude masquant parfois un certain relativisme culturel tendant à accréditer l’idée selon laquelle, condamnable ici ou à telle époque, l’esclavage ne le serait pas forcément ou pas autant ailleurs et à un autre moment »[10].
Une fois établie la validité de cette histoire, l’auteur rappelle un ensemble de clichés dont il faut se départir. L’esclavage n’a pas uniquement vocation à utiliser la force physique des esclaves. Il n’est pas ainsi synonyme de travail forcé. L’esclave n’est pas le prolétaire. Il est par ailleurs impropre de comparer les travailleurs salariés à des esclaves, autrement qu’à des fins rhétoriques. Mais ces expressions souvent polémiques obscurcissent la véritable nature de l’esclavage. Corrélativement, l’esclavage ne peut être assimilé à une classe sociale.
De même, l’esclavage ne s’arrête pas à des critères raciaux. Le Blanc ou le Noir ont été esclaves l’un et l’autre. Les lectures postcoloniales de l’esclavage, si elles ont une certaine validité, ne doivent pas pour autant cacher le fait que l’esclavage n’a pas été systématiquement lié à la colonisation. A titre d’exemple, les colonisateurs européens du XIXe siècle prétextaient justement de l’esclavage pour coloniser l’Afrique, arguant qu’ils allaient par là même libérer les populations réduites en esclavages.
Enfin l’auteur insiste avec force sur le danger de noyer l’esclavage dans une définition floue, c’est-à-dire de faire de l’esclave le synonyme de dominé. L’horreur de la condition servile est ainsi gommée, ou tout du moins affaiblie et l’intelligibilité en est réduite à zéro. Ces différents miroirs déformants doivent être déconstruits ou plutôt laissés de côté si l’on veut proposer une définition de l’esclavage.
Une définition complexe et opératoire
L’auteur propose de définir l’esclavage en fonction de quatre critères. Le premier est l’altérité, c’est-à-dire que l’esclave est fondamentalement l’Autre. Le second est la possession d’un esclave par son maître. Le troisième, qui découle du second, est la possibilité d’utiliser l’esclave à n’importe quelle fin. Cela veut dire que l’esclave est utile dans le sens où il sert à tout faire. En quelque sorte l’esclave est l’homme, ou la femme, à tout faire. Enfin, le quatrième est que l’esclave dispose d’une humanité en sursis, c’est-à-dire d’une humanité-frontière qui le fait osciller entre le statut de l’homme et celui du non-humain.
C’est la conjonction de ces quatre critères qui permet de définir l’esclavage. A la lecture des différents cas abordés dans le livre, on est d’ailleurs convaincu par la pertinence des choix de l’auteur, qui, en vertu des combinaisons, permettent d’embrasser toutes les situations en faisant à chaque fois ressortir toutes les spécificités. C’est en ce sens que l’auteur fait véritablement une histoire globale ou systémique.
En prenant la peine de proposer un effort de définition concluant de ce qu’est l’esclavage, Olivier Grenouilleau poursuit son entreprise pédagogique. Plutôt que de succomber aux sirènes de la mémoire et de remettre du sel sur les plaies, quitte au passage à égrener les clichés voire les inexactitudes, l’auteur part du principe que c’est en rétablissant la « vérité » historique autant que faire se peut que les héritages pourront être vécus de manière harmonieuse, loin de tout présentisme intempestif.
Jean Sénié
Crédit photo : greasylightbulb
[1] Pierre Murat, « 12 years as a slave”, Télérama, 22/01/2014 ; voir aussi, Entretien avec Steve McQueen, « Je veux faire des films, pas de l’argent », Télérama, 25/01/2014
[2] Cité dans Gil Mihaely, « Esclavage, l’histoire enchaînée. Le triomphe de 12 Years a Slave n’est pas qu’un événement cinématographique. », Causeur, avril 2014.
[3] Pour un rappel des faits, http://www.clionautes.org/spip.php?article925#.U417Riit81I; Éric Conan, « Esclavage : retour à l’histoire », Marianne, 10/05/2014 : « Après la publication de sa première somme, les Traites négrières. Essai d’histoire globale (Gallimard), Olivier Grenouilleau fit en effet l’objet d’une plainte pour « négation de crime contre l’humanité » parce qu’il avait estimé que « les traites négrières ne sont pas des génocides ». L’association le Collectif des Antillais (dont l’avocat était Gilbert Collard) qui le poursuivait invoquait la récente loi Taubira de 2001 qualifiant de crime contre l’humanité la traite négrière transatlantique et réclamait qu’il « soit suspendu de ses fonctions universitaires pour révisionnisme ». De son côté, Christiane Taubira paniquait les historiens en déclarant que constituait pour elle un « vrai problème » qu’Olivier Grenouilleau, professeur d’université, « payé par l’Education nationale sur fonds publics », enseigne ses « thèses » aux étudiants… »
[4] Ibid. : « Mobilisés à l’instigation de Pierre Nora et de Mona Ozouf pour défendre leur travail menacé par la « vulgate mémorielle », les historiens l’ont emporté. La plainte a été retirée. Olivier Grenouilleau enseigne toujours. »
[5] Olivier Pétré-Grenouilleau (éd.), Abolir l’esclavage. Un réformisme à l’épreuve (France, Portugal, Suisse, XVIIIe-XIXe siècles), Rennes, PUR, 2008.
[6] Olivier Pétré-Grenouilleau (dir.), Dictionnaire des esclavages, Paris, Larousse, 2010.
[7]Id., Qu’est-ce que l’esclavage ? Une histoire globale, Paris, Gallimard, 2014, p. 401.
[8] Ibid.
[9] Entretien avec Olivier Grenouilleau, « Les servitudes de l’historien », Le Figaro Histoire, juin-juillet 2014, p. 20-23 et notamment p. 23 : « il fallait donc dépasser clichés et approximations de vocabulaire et trouver des éléments qui définissent ce qu’est concrètement un esclave, à travers le temps et l’espace, depuis le néolithique ».
[10] Id., Qu’est-ce que l’esclavage ? Une histoire globale, Paris, Gallimard, 2014, p. 11-12.
Aucun commentaire.