L’infinie puissance de la bêtise
Fondapol | 01 octobre 2012
Ouvrage recensé : Carlo M. Cipolla, Les lois fondamentales de la stupidité humaine, Paris, P.U.F., avril 2012, 71 pages, 7 €.
De la possibilité d’un discours sur la bêtise
« Quiconque veut parler de la bêtise ou tirer quelque profit de tels propos doit partir de l’hypothèse qu’il n’est pas bête lui-même ; c’est-à-dire proclamer qu’il se juge intelligent, bien que cela même passe généralement pour une marque de bêtise. », écrivait Robert Musil dans De la bêtise[1].
Le problème fondamental de tout discours sur la bêtise est donc celui de la perspective de celui qui en juge. Où nous situons-nous quand nous parlons de la bêtise ? Même si nous sommes certains de nous situer à l’extérieur, nous risquons de finir à l’intérieur de son champ : le propre du stupide est en effet de ne jamais se croire stupide (comme le « fou » ne se croit jamais fou).
L’ouvrage de Carlo M. Cipolla prend le risque d’ignorer ce paradoxe. Selon l’auteur, il existe bien un « camp des stupides » bien délimité, auquel tous n’appartiennent pas et qui est parfaitement identifiable.
Un discours aux allures universelles
« L’humanité est dans le pétrin. Ce n’est pas une nouveauté, cela dit. Aussi loin que l’on puisse remonter, l’humanité a toujours été dans le pétrin. ». Les premières phrases du livre indiquent d’emblée une première certitude de l’auteur : la bêtise n’est pas nouvelle, elle a toujours existé, elle existera toujours avec constance et invariabilité dans l’espace et dans le temps. L’humanité serait ainsi la seule espèce qui contienne en son sein un groupe spécifique : le groupe des «stupides », groupe « beaucoup plus puissant que la Mafia » et que toutes les organisations humaines.
Or, étrangement, la bêtise n’a jamais été intégrée aux grands schémas explicatifs de notre histoire. L’ambition de l’ouvrage est de réparer ce manque : Cipolla y énonce les lois universelles de la stupidité, par lesquelles pourrait bien s’éclairer une grande part de l’expérience humaine.
Une thèse « scandaleuse »
Comme en 1976, lorsque de sa parution, le texte ne manquera pas de bousculer l’égalitarisme contemporain. En affirmant qu’il a « la ferme conviction que les hommes ne sont pas égaux, que les uns sont stupides et les autres non, et que la différence dépend de la nature et non de facteurs culturels. » (p. 21), l’auteur se heurte à l’opinion commune. Depuis la sortie de son texte en France, il ne manque pas d’être taxé d’innéisme, quand ce n’est pas d’atteinte scandaleuse aux droits de l’homme, par une bonne part de la critique.
Pourtant, selon l’auteur, la stupidité est « juste », car uniformément répartie. La nature maintient égale la proportion des stupides quels que soient les groupes : même pourcentage de stupides chez les cols bleus que chez les cols blancs, chez les étudiants que chez les enseignants, chez les Prix Nobel que chez les Bac – 5.
Les dégâts de la stupidité
Si les torts des stupides sont immenses, l’aveuglement des non-stupides, qui sous-estiment toujours le nombre des stupides, entraîne des pertes inimaginables pour l’humanité.
Notre vie quotidienne est en effet empoisonnée par les individus « qui nous font perdre de l’argent et/ou du temps et/ou de l’énergie et/ou notre appétit, notre gaieté et autre santé, en raison de l’action improbable d’une créature ridicule qui n’a rien à gagner et qui ne gagne effectivement rien à nous causer de l’embarras, des difficultés ou du mal » (p. 35).
L’ambition d’une efficience pratique
Dès lors, l’ouvrage nous exhorte à essayer d’identifier objectivement la bêtise pour mieux se garder de ses redoutables effets. Eviter systématiquement de collaborer aussi peu que ce soit avec la gent stupide, c’est éviter à notre espèce une grande part des catastrophes que lui a valu depuis la nuit des temps le groupe des imbéciles, groupe dont elle a toujours sous-estimé la puissance et dont elle a oublié de se méfier.
L’ouvrage de Cipolla a donc une visée pratique : « Connaître et peut-être neutraliser l’une des plus puissantes forces obscures qui entravent le bien-être et le bonheur de l’humanité » (p. 14).
Mesure scientifique de la bêtise
Pour se prémunir des imbéciles, il faut être capable de les repérer. Comment procéder ?
L’auteur part du postulat que chaque individu est pris dans un réseau d’interaction. Quoi qu’il fasse, il agit sur les autres (ce qu’affirmaient déjà les théoriciens de la communication de l’École de Palo Alto) et les autres agissent sur lui : « Chacun de nous a un compte courant avec tous les autres » (p. 28). Il est dès lors possible de positionner les actes de cet individu sur un diagramme en fonction des effets de ces interactions, l’axe X correspondant aux gains qu’un individu lambda tire de ses propres actes, l’axe Y aux gains ou pertes qu’il tire de l’action d’un autre individu. Ces gains sont de toute nature : économiques, psychologiques, affectifs, etc.
Typologie de la bêtise humaine
L’humanité se divise ainsi en quatre catégories : les crétins, les intelligents, les bandits, les stupides. Selon lui, le stupide est « celui qui entraîne une perte pour un autre individu, tout en n’en tirant aucun bénéfice et en s’infligeant éventuellement des pertes » (p. 34).
Le stupide « est l’individu le plus dangereux » (p. 59). Le bandit entraîne certes une perte pour l’autre mais tire bénéfice de cette perte. Sa conduite est rationnelle, et donc partiellement prévisible. Dans l’action du stupide en revanche, aucune explication : l’individu en question est tout simplement stupide, naturellement stupide, irrémédiablement stupide et donc incontrôlable.
La meilleure image de l’infini
Que ce soit Ernest Renan, pour qui « la bêtise est la seule chose qui donne une idée de l’infini », ou Albert Einstein affirmant : « Deux choses sont infinies : l’Univers et la bêtise. Mais en ce qui concerne l’Univers, je n’en ai pas encore acquis la certitude absolue », les plus grands esprits ont vu dans la bêtise l’un des meilleurs symboles de l’infini.
Aussi, si l’on ne peut qu’approuver l’ouvrage dans sa dénonciation des dégâts ignorés de la bêtise, on se demandera cependant si elle est mesurable et n’échappe pas aux schémas explicatifs avancés dans l’ouvrage.
Philippe Granarolo.
Crédit photo: Flinckr, CaneCrabe
[1] in Essais, trad. par Ph. Jaccottet, Paris, Le Seuil, 1984, p. 299
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