Pour ses 110 ans, relisons Raymond Aron !

Romain Millard | 14 mars 2015

Raymond AronPour ses 110 ans, relisons Raymond Aron !

Par Romain Millard

110 ans après sa naissance le 14 mars 1905, les analyses de Raymond Aron sur la démocratie, les dangers internes qui la menacent, le rôle des élites et les rapports de force entre le pouvoir politique et le pouvoir économique n’ont pas pris une ride. Son ouvrage Démocratie et Totalitarisme, publié en 1965, demeure une grille de lecture d’un grand secours pour comprendre la situation de 2015.

Philosophe, sociologue, politologue et journaliste, Raymond Aron (1905-1983) a été un « spectateur engagé » très atypique, et pour cause : il assuma son libéralisme et son admiration pour Tocqueville et Weber à une époque où l’intelligentsia française était quasi-totalement acquise au marxisme et ne jurait que par Sartre. Là où les élites se sont laissées attirées par les folies des totalitarismes nazi et stalinien, il en a compris dès 1933 tous les dangers.

Le fossoyeur du marxisme et des explications simplistes

Une maxime célèbre attribuée à Pierre Bourdieu a longtemps circulé dans le monde universitaire : « Mieux vaut avoir tort avec Sartre que raison avec Aron. » Et pour cause, peu nombreux étaient ceux qui osaient aller contre la « bien pensance » de l’époque incarnée par le philosophe de l’existentialisme.

Pourtant, Raymond Aron ne s’est jamais départi de sa rigueur intellectuelle : loin de vouloir donner des analyses simples, il a toujours revendiqué le droit à la complexité, cette complexité que les populistes d’aujourd’hui vilipendent comme du babillage abscond. Il rejette tout type d’explication impliquant une seule cause. Une des phrases les plus importantes de son ouvrage Démocratie et Totalitarisme est certainement celle-ci : « Toute notion de détermination unilatérale, je le répète, est dénuée de signification. »[1] Il s’attache à systématiquement déployer un schéma avec plusieurs causes explicatives pour rendre compte de la complexité de ses objets d’études, d’où son rejet du « déterminisme historique » cher aux marxistes. Cette méthodologie qui appelle à la nuance et au rejet des explications simplistes devrait inspirer toute femme ou homme d’Etat digne de ce nom pour expliquer à ses concitoyens la situation d’aujourd’hui.

« Les représentants du grand capital sont moins « politisés » qu’on ne le croit. » [2]

Raymond Aron doit également être relu car sa thèse a pour grand intérêt d’aller à l’encontre du stéréotype complotiste selon lequel l’Etat ne serait que le bras armé d’une classe dirigeante unifiée recherchant la satisfaction de ses intérêts propres.

Il ne nie pas le caractère oligarchique de nos sociétés. Pour lui, « l’essence même de la politique est que des décisions soient prises pour, non par, la collectivité. »[3] La question n’est donc pas de savoir dans quelle mesure les régimes démocratiques réels respectent un idéal irréaliste de « gouvernement par le peuple et pour le peuple » mais si les minorités dirigeantes sont ouvertes ou non.

Or, les gouvernants sont des personnalités politiques de métier, des spécialistes qui se distinguent par leur formation et leurs intérêts des acteurs capitalistes. L’on peut arguer que « tout ce petit monde se connaît » et entretient un certain compagnonnage, mais cette collusion est limitée par la réprobation publique qu’elle suscite. Il suffit de prendre l’exemple récent de Nicolas Sarkozy qui a payé très cher politiquement ses amitiés trop peu dissimulées avec de grandes fortunes…

Bien sûr, les élites économiques ont du pouvoir et parviennent à obtenir du politique des décisions administratives avantageuses à leur endroit mais elles ne définissent pas les décisions « relatives à la grande politique »[4], aux grands enjeux de société sur lesquelles elle est elle-même divisée. Aujourd’hui encore, qui peut rationnellement arguer que le fait d’engager des troupes en Irak, ou faire adopter le mariage pour tous découlent de la volonté des grands PDG du CAC 40 ? Pour reprendre les mots d’Aron, « décrire (les représentants du grand capital) comme des despotes qui manipulent les pantins politiques, c’est sacrifier à la mythologie »[5].

La vraie menace pour la démocratie : sa corruption par excès de démagogie

Les régimes constitutionnels-pluralistes sont essentiellement menacés soit par « la corruption par excès d’oligarchie », où la minorité dirigeante se maintient en se fermant aux revendications sociales, soit par « la corruption par excès de démagogie », où le gouvernement tente de se maintenir en cédant à des revendications poussées jusqu’à l’extrême. Cet écartèlement entre autoritarisme et laxisme demeure pertinent pour décrire les menaces qui pèsent sur nos régimes démocratiques confrontés à des conflits sociaux dus à la crise.

Aron évoque l’un des principaux générateurs de conflit, qui reste d’une grande actualité : l’inadéquation entre les moyens de l’Etat et les tâches nouvelles qu’il doit remplir (la législation sociale, la gestion directe d’une partie de l’économie), du fait notamment que la longueur des procédures légales est incompatible avec le temps court de la direction économique. Cette inadéquation génère de la frustration et du doute sur l’efficacité du régime sur lesquels prospèrent les partis populistes actuels, qu’Aron auraient qualifiés d’ « utopistes » en ce qu’ils ne supportent pas les imperfections des régimes existants.

L’analyse de Raymond Aron de nos régimes est contre-intuitive et invite à nous interroger, à l’heure des crises politiques majeures qui menacent l’Europe sur les risques de « corruption » de nos régimes par « excès de démagogie ». Surtout, sa démonstration de la primauté des phénomènes politiques sur les phénomènes économiques laisse espérer l’existence de marges de manœuvre à disposition des gouvernants pour sortir des crises actuelles.

Crédit photo : http://www.contrepoints.org/wp-content/uploads/2013/10/Raymond-Aron2.jpg

[1] Raymond Aron, Démocratie et Totalitarisme, Folio Essais, 1965, p36

[2] ibid, p145

[3] ibid, p131

[4] ibid, p140

[5] ibid, p146

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