Tous des "bourreaux ordinaires" ?
03 juillet 2013
Tous des « bourreaux ordinaires » ?
Stanley Milgram, Expérience sur l’obéissance et la désobéissance à l’autorité, Paris, La Découverte, mai 2013, 172 pages, 11,50 €.
Alors que débute en avril 1961 le procès d’Adolf Eichmann[1], le jeune psychologue social Stanley Milgram met en œuvre une expérience scientifique dont la portée demeure encore aujourd’hui essentielle : ce dernier cherche à savoir si « des gens ordinaires dépourvus de toute hostilité, peuvent, en s’acquittant simplement de leur tâche, devenir des agents d’un processus de destruction »[2]. De ce questionnement émergera la célèbre expérience de Milgram, duquel s’ensuivra la publication du présent ouvrage en 1965 – expérience qui provoqua et continue de provoquer encore de vives polémiques.
La « mise en scène » de l’autorité
L’expérience mise en œuvre repose sur une « mise en scène »[3], puisqu’elle était présentée au sujet comme une étude scientifique de l’efficacité de la punition, par décharges électriques, sur la mémorisation.
Au cours des 19 variantes[4] de l’expérience, il y a généralement 3 acteurs : l’élève (learner) doit mémoriser des listes de mots et sera puni par une décharge électrique (allant de 15 à 450 volts) par l’enseignant (teacher) en cas d’erreur, ce dernier lui dictant lesdites listes. Enfin, l’expérimentateur (experimenter) incarne l’autorité, qui doit contrôler le bon déroulement de l’expérience.
L’enseignant pense que c’est l’élève qui est le sujet de l’étude, alors que ce n’est autre que lui-même !
Le cœur de l’étude consiste en effet à évaluer la capacité du sujet/enseignant à résister à l’autorité de l’expérimentateur à mesure que la souffrance de l’élève augmente : « A mesure qu’augmente l’intensité des décharges, l’élève demande de façon de plus en plus insistante à ce qu’on arrête l’expérience […]. Mais l’expérimentateur ordonne à l’enseignant […] de continuer à suivre la procédure sans tenir compte des protestations de l’élève. Le sujet naïf doit alors résoudre un conflit entre deux demandes sociales mutuellement incompatibles. »[5].
Des résultats édifiants
Dans la vaste majorité des variantes, les résultats sont invariablement les mêmes : « en moyenne, 63 % des sujets de l’expérience se sont révélés capables d’infliger des décharges électriques de 450 volts à un parfait innocent. »[6]
Pour Milgram, l’explication tient à ce que « le facteur déterminant du comportement [observé] est l’autorité bien plus que l’ordre en soi »[7] ou la nature du sujet. C’est donc le contexte de l’action qui prime ici – à savoir une conception dite « situationniste » des comportements sociaux. Il apparaît qu’« obéir est le choix le plus simple, le moins « coûteux », celui qui, paradoxalement, répond au besoin psychique de protection de soi »[8].
Retour sur l’état « agentique »
Milgram opère donc un distinguo entre deux profils de sujet différents : l’un « obéissant », l’autre « désobéissant », ou « rebelle ». Du premier profil dépend l’état agentique, conçu comme un état d’obéissance inconditionnel à l’autorité, pourvu qu’elle apparaisse comme légitime aux yeux du sujet : Il voit en lui-même un simple instrument destiné à exécuter la volonté d’autrui. »[9]. Autrement dit, il se déresponsabilise.
Notons, cependant, que l’état « agentique » dans lequel ils se trouvent n’annihile pas complètement les sentiments moraux chez les sujets dociles qui, malgré leur obéissance aux ordres, peuvent encore manifester « de réels signes de tension et d’anxiété. »[10]
Une expérience controversée
L’expérimentation de Stanley Milgram reste controversée, tant sur sa scientificité que sur sa portée philosophique ou morale.
Pour certains psychologues sociaux, tel Philippe Zambardo, « l’explication est à chercher dans la situation dont le caractère pathogène peut transformer les sujets en bourreaux »[11]. L’expérience comporterait un biais a priori qui ruinerait d’emblée sa valeur scientifique.En outre, tirer des conclusions générales sur le comportement humain en se basant sur une situation particulière peut s’avérer limité. Mais n’est-ce pas la définition même de l’expérimentation ? Et justement Milgram insiste sur le poids décisifs des circonstances…
L’expérience de Milgram présenterait également le risque de dédouaner les comportements meurtriers des criminels nazis. Observons que c’est très exactement la même critique qui a été faite à Hannah Arendt dans son compte-rendu du procès Eichmann avec son idée de la « banalité du mal ». Et dans les deux cas une critique qui tombe à plat, car mélangeant éthique et observation, justification et compréhension…
Autre objection, celle portant sur les conséquences pour les sujets de l’expérience, tant elle peut s’avérer traumatisante. Milgram s’était défendu à l’époque en prétextant que « n’accepter d’entreprendre que des expériences aux conséquences neutres ou positives reviendrait à fermer des pans entiers du comportement humain à l’étude scientifique »[12].
L’héritage de Milgram : apprendre à désobéir
Sommes-nous tous des « bourreaux ordinaires » en puissance ? Pouvons-nous, si une autorité qui nous semble légitime l’exige, en arriver à nous comporter de manière inhumaine ? Il n’existe pas de réponse tranchée à cette question.
L’expérience de Milgram permet, toutefois, d’identifier les contradictions de la nature humaine. Nous sommes à la fois capables d’empathie et d’égoïsme, de conformisme et de rébellion, de cruauté et de bienveillance. Conviction anthropologique neutre ancrée au demeurant dans la philosophie libérale qui refuse aussi bien la version rose de la nature humaine qui inspire la gauche que la version noire des réactionnaires.
Cette étude doit, au dire de Marianne Fazzi, nous aider à désobéir à l’autorité quand ses ordres contredisent notre sens moral profond. »[13] Face à une autorité qui se transforme au gré des avancées sociales, économiques et technologiques, la prudence est de rigueur. Certains spécialistes évoquent ainsi de « nouvelles formes de servitude »[14], des formes d’autocontrôle. D’autres, tel Christophe Nick et son documentaire Le Jeu de la Mort[15], nous montrent à quel point l’autorité est protéiforme.
La liberté doit donc se construire et passer par le refus d’obéir à une autorité immorale : « Soyez résolus de ne servir plus, et vous serez libre »[16].
Charles-Antoine Brossard
Crédit photo: Flickr, changsterdam
[1] Pour aller plus loin : Hannah Arendt, Eichmann à Jérusalem : rapport sur la banalité du mal 1963.
[2] Stanley Milgram, Expérience sur l’obéissance et la désobéissance à l’autorité, Paris, La Découverte, p. 8.
[3] « Milgram réfute l’emploi du terme « tromperie » (deception), préférant parler de « mise en scène » ou d’ « illusion technique », Ibid, p. 23.
[4] « L’aspect décisif de l’étude consiste à faire varier systématiquement les facteurs dont on pense qu’ils altèrent le degré d’obéissance aux ordres de l’expérimentateur. », Ibid, p. 38.
[5] Ibid, p. 36.
[6] Ibid, p. 69.
[7] Ibid, p. 20.
[8] Ibid, p. 26.
[9] Ibid, p. 24.
[10] Ibid, p. 10.
[11] Ibid, p. 81.
[12] Ibid, p. 87.
[13] Ibid, p. 91.
[14] Yves Charles Zarka et Les Intempestifs, Critique des nouvelles servitudes, Paris, PUF, 2007.
[15] Christophe Nick, Le Jeu de la Mort, www.youtube.com/watch?v=pau7aDYrxFw, produit en 2009 et diffusé pour la première fois en mars 2010. Il met en scène un faux jeu télévisé (La zone extrême) qui reprend les conditions de l’expérience de Milgram. L’autorité (l’expérimentateur) n’est plus un scientifique mais la présentatrice du jeu.
[16] Etienne de La Boétie, Discours sur la Servitude Volontaire, 1549.
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