Traces numériques : de la production à l’interprétation

Farid Gueham | 28 avril 2020

« Relié à des inconnus par des technologies numériques simplifiant l’accès à l’information et à la communication, l’humain du XXIe siècle, même le moins tenté par les nouvelles technologies, laisse partout des traces de ses actions. Relevant de la sphère publique ou privée, les traces numériques de ce Nouveau Monde sont manipulables et susceptibles de ressurgir dans des contextes imprévisibles. Chaque jour, ce fonctionnement inquiète d’autant plus que le numérique gagne progressivement toutes les pratiques contemporaines ». Comment naissent et vivent les traces numériques ? Les traces numériques sont autant d’indices que l’on sème, fragilisant leurs détenteurs, considérées sous le prisme de la protection de nos données et de nos droits, dont le droit à l’oubli, mais aussi dans la perspective d’une protection active, des leviers de performance ou d’utilisation commerciale des données. Béatrice Galinon-Melenecprofesseur émérite en Sciences de l’information et de la communication et Sami Zlitni, maître de conférences à l’université de Normandie / IUT-ULH, appellent l’internaute à une prise de conscience de la ressource et des risques potentiels inscrits dans le sillage de leur navigation et de leurs usages. Pour les auteurs, une protection est possible : elle repose sur le triptyque de la formation, de la responsabilisation et de l’éthique.

L’Homme-trace, producteur de traces numériques.

« Au-delà du visible et du lisible sur l’écran, une autre inscription, numérique celle-là, s’effectue. Derrière l’apparence de l’écran et de ce qu’il donne à voir, se cache le traitement de données numérisées : des informaticiens transforment l’écriture alphabétique de l’usager en une écriture numérique qui fait l’objet de traitements, de calculs, de transformations, de mémorisation, laissant des traces dont l’usager ignore tout ». Ce double, qui offre des opportunités de manipulations multiples par sa caractérisation numérique, lui échappe. Susceptible de revenir à la surface métamorphosée par les dispositifs de traitement, le double numérique devient inquiétant. C’est à la fois lui et un autre. Or cet autre peut s’imposer à l’usager dans son quotidien, le commuant en cauchemar. Que reste-t-il alors du fantasme initial de l’Homme à la communication augmentée grâce au numérique ? Pour Béatrice Galinon-Melenec et Sami Zlitnitéléphones mobiles et écrans ont accompagné la naissance d’un double de l’internaute, vecteur d’opportunités et de manipulations. Ce double numérique s’émancipe jusqu’à nous échapper. « Que reste-t-il alors du fantasme initial de l’Homme à la communication augmentée grâce au numérique ? Du mythe de la transparence, du tout savoir, du tout accessible ? », questionnent les auteurs. 

Le numérique, entre innovations et risques.

Depuis 2002, la quantité des échanges sur un mode interactif et multidimensionnel, sous forme d’images, de textes ou de sons, connait une explosion sans précédent. « En effet, si en 1995 moins d’1 % des Européens utilisaient Internet, en 2012, des données massives relatives aux individus s’échangent dans le monde entier, quasiment instantanément. Selon la vice-présidente de la commission européenne, cette situation impose la mise en place d’une réforme globale des règles adoptées par l’UE en 1995 », rappelle Béatrice Galinon-MelenecLes traces numériques peuvent ainsi être sources de discriminations : les pratiques et les usages de personnes souffrant de troubles psychiques, entament une démarche de réinsertion sociale ou professionnelle, illustre ces discriminations. Les individus, consommateurs de numérique, sont aussi producteurs de traces. Autant de données précieuses, pour le marché de la consommation comme pour le marché du travail. Un lien existerait donc entre les schèmes cognitifs issues des pratiques numériques et les comportements susceptibles d’intéresser des recruteurs ou le marché de la consommation. « Cette transversalité du propos trouve sa source dans les suggestions d’utilisation de jeux comme moyen de remédiation pour les personnes en état de réadaptation cognitive et sociale et dans la gestion des ressources humaines qui voient dans les jeux, et en particulier les « serious games », un nouveau moyen d’évaluer et de présélectionner les candidats à l’emploi ».

Traces numériques et construction de sens. 

Pour Alain Mille, professeur émérite spécialisé sur la question de l’intelligence artificielle à l’Université Claude Bernard Lyon 1,  les notions de traces et d’empreintes doivent être différenciées : « l’empreinte étant l’inscription de quelque chose dans l’environnement au temps du processus et trace l’observation d’une série d’empreintes. L’observation peut avoir lieu a posteriori ou en temps réel in situ. Une empreinte est toujours empreinte de quelque chose, comme une trace est toujours trace d’une activité ». La trace numérique est quant à elle constituée à partir d’empreintes numériques laissées volontairement ou non, dans l’environnement informatique. Une empreinte numérique implique un codage numérique et une inscription du code dans ce même environnement. Une trace est toujours un construit et pour Alain Mille, il existe toujours un modèle d’interprétation implicite ou explicite ayant guidé la construction de la trace. « Nous argumentons sur la nécessité de rendre les modèles d’interprétation explicites et plus encore de rendre compte des chaînes d’interprétation qui ont amené à la construction d’une trace, depuis la collecte des observations élémentaires jusqu’à la trace transformée de façon à prendre un statut de connaissance, permettant l’action », affirme l’auteur.

Usage des traces par la publicité comportementale

« La publicité est devenue ubiquitaire sur l’Internet et plus globalement dans l’ensemble de nos activités (…). Cependant, la période actuelle est celle d’un changement radical dans les méthodes de la publicité et du marketing (…). Il s’agit, selon les acteurs de ce marché en construction, de proposer des publicités adaptées au lecteur, au lieu et au moment de sa lecture ». Pour Hervé Le Crosnier, enseignant-chercheur à l’université de Caen, la captation des traces pour élaborer les profils comportementaux permet aux sites de e-commerce de suggérer d’autres achats ou services en fonction des usages antérieurs de la personne et de l’agrégation statistique de tous les usages. Mais pour l’auteur, les moyens de s’extraire de ces usages mercantiles sont limités et « La capacité de mobilisation des citoyens reste assez faible, compte-tenu de la faible conscience de ces traçages, mais également de cette idée généralement répandue que chacun se pense capable de résister à l’influence. Il s’agit même d’un précepte fort du libertarianisme qui reste l’idéologie dominante sur Internet ». 

Farid Gueham

Consultant secteur public et contributeur numérique et innovation auprès de la Fondation pour l’innovation politique. Il est notamment l’auteur des études Vers la souveraineté numérique (Fondation pour l’innovation politique, janvier 2017) et Le Fact-Checking : une réponse à la crise de l’information et de la démocratie (Fondation pour l’innovation politique, juillet 2017).

Pour aller plus loin : 

       « L’Homme-trace : inscriptions corporelles et techniques », cnrseditions.fr

       « Le règlement de l’UE sur l’Internet ouvert protégera les Européens », lemonde.fr

       « Traces numériques, discrimination et recrutement en Haute Normandie », halshs.archives-ouvertes.fr

       « Serious Games : nouvelle méthode de recrutement », infos.emploipublic.fr

       « Vos empreintes numériques », internetsociety.org

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