Un État d'urgence pour le contrat Républicain

Caroline Bray, Naïma M'Faddel | 24 juillet 2023

Engagée depuis plusieurs années sur les questions d’immigration, d’intégration et de laïcité, Caroline Bray a été directrice adjointe de l’Observatoire statistique de l’immigration et de l’intégration de 2007 à 2009 et rapporteur des avis du Haut conseil à l’intégration et de sa mission sur la laïcité jusqu’en 2014. Caroline Bray a exercé dans une ville emblématique de la politique de la ville.

Titulaire d’un master de sociologie appliquée à l’intervention sociale et engagée depuis plusieurs années sur les questions d’immigration, d’intégration et de laïcité, Naïma M’Faddel a exercé sur différents postes dans les quartiers politique de la ville (Dreux, Trappes, Mantes la Jolie, Chanteloup les Vignes et en Île-de-France). Elle a été admise au grade de Chevalier dans l’Ordre National du Mérite par le ministère de la Ville en 2016. Elle est co-auteur, avec Olivier Roy, de l’ouvrage Et tout ça devrait faire d’excellents français, Éditions du Seuil, 2017.

 

Les émeutes qui se sont déroulées en France pendant six nuits laissent le pays en plein désarroi, un pays qui cherche à comprendre, au-delà de la mort d’un jeune lors d’un contrôle de police, les raisons qui ont poussé d’autres jeunes, souvent mineurs, à piller, brûler des bâtiments publics, envahissant les rues et les places, arrêtant jusqu’à des camions sur les ronds-points pour les vider après avoir violenté les chauffeurs routiers. Surtout, et bien plus grave, sans qu’on en mesure encore les conséquences, ces jeunes mineurs d’une moyenne d’âge de 17 ans, n’ont pas hésité à s’en prendre aux locaux des forces de sécurité et aux forces de l’ordre : on recense ainsi 254 attaques de locaux et 722 agents blessés. Il faut le dire, les images qui ont envahi les réseaux sociaux ne ressemblaient pas à celles que l’on connaît de notre pays. Nous avions soudain l’impression d’être transportés ailleurs, sur un autre continent, où les révoltes populaires emportent tout sur leur passage. Une chose est sûre dans ces émeutes et largement partagée : la France ne se reconnaît pas dans ces images, tout comme elle ne reconnaît pas sa jeunesse. Et contrairement à 2005, la fièvre destructrice s’est propagée en dehors des banlieues jusqu’à atteindre des petites villes et bourgades éloignées d’ordinaire de ce type de délinquance.

On a beaucoup écrit sur le profil de ces jeunes, habitants de quartiers prioritaires le plus souvent, d’origine immigrée la plupart du temps, on a tenté de lier ces événements à la communautarisation de ces quartiers, voire à leur islamisation. On a écrit sur leurs rêves d’avenir compromis, leur pauvreté monétaire qui les aurait poussés à s’emparer de biens qu’ils ne peuvent acheter, on a insisté sur les liens dans ces quartiers aux trafics en tout genre, à commencer par celui de la drogue, pourvoyeuse d’argent et de pouvoir. On a raconté les familles monoparentales, les mamans qui élèvent seules leurs enfants dans des contextes de vie professionnelle aux horaires décalés. On a dit combien la mission des policiers était contrecarrée par une justice jugée laxiste pour les mineurs dans ce pays. On a beaucoup écrit et parlé ces derniers temps afin de cerner le profil de ces jeunes, révoltés pour les uns, défiant la République pour les autres.

Et tout à coup, le remède semble être tout trouvé : les émeutes que nous avons connues serait la faute à l’absence de moyens dévolus à la politique de la ville, il nous faudrait renouer avec une politique d’ampleur en faveur des quartiers, ce qui, il faut le dire, tombe assez bien en termes d’agenda politique, puisqu’il est justement question aujourd’hui de renouveler les contrats de ville et de cerner une nouvelle géographie prioritaire. C’est là que l’on ressort du chapeau le plan Borloo remisé au placard en 2018. Celui-ci apparaît alors à certains comme une solution miracle et comme un antidote que l’on n’aurait pas été capables d’administrer à nos banlieues, oubliant au passage que les « révoltés » des nuits d’émeutes ne représentent pas la majorité des habitants des quartiers mais sont ceux qui y font peser une insécurité et un droit du plus fort.

Comment faire du neuf avec du vieux ? Telle pourrait être la question posée à la relecture du plan Borloo. Celui-ci promettait de porter haut et fort de nouvelles idées comme le « Vivre ensemble et vivre en grand la République ». Or, tout le monde sait aujourd’hui qu’il n’y a rien de plus creux que l’expression du « vivre ensemble » et que plus nos politiques publiques la répètent, plus le malaise est grand. Et ce, d’autant plus qu’on élude sa définition quant au contrat républicain français : le vivre ensemble à la française n’est pas le multiculturalisme organisé à l’anglo-saxonne mais obéit à une logique qui est celle de l’universalisme des droits et des devoirs – ce qui justement est le point d’achoppement des antagonismes, notamment dans la gestion de la « diversité » dans les quartiers. Sur ce point, malheureusement, le rapport Borloo ne se prononce pas.

Deuxième autre grande idée : il faudrait relancer et réinjecter des moyens financiers dans la politique de la ville. Or, si la politique de la ville a un problème, ce n’est pas du fait d’un manque de moyens. Elle manque d’objectifs. Le problème de cette politique publique, expérimentée sur des décennies, à grands renforts d’argent public, c’est qu’elle crée la ségrégation pour ensuite faire intervenir une armada de soignants pour y remédier. On enferme les habitants dans leurs quartiers, et on recrée sur place, dans les limites tracées de la géographie prioritaire, tous les équipements nécessaires : services publics de proximité, écoles, équipements sportifs et culturels, afin que les habitants n’en sortent plus. On dénonce ensuite l’absence de mobilité des publics des « quartiers politique de la ville » (QPV), dans le jargon administratif, et on met en place des programmes axés sur la mobilité des publics vers les centres villes et alentours. Ensuite on s’inquiète du communautarisme, du séparatisme alors qu’ils ont été engendrés par les politiques publiques. On pourrait se demander : à qui profite le crime ? L’introduction du plan Borloo dans ses constats prête même à sourire : son auteur y dresse, à coups de chiffres qui se veulent dénonciateurs, un état des lieux des manques de services publics dans les quartiers. Ainsi peut-on lire qu’1/3 des QPV n’ont pas de crèche à moins de 500 mètres, 2/3 sont sans implantation de Pôle emploi à moins de 500 mètres, 4/5 n’ont pas de missions locales à moins de 500 mètres, 20 % sont sans bureau de poste à moins de 500 mètres. M. Borloo ne doit pas avoir l’habitude de se promener dans d’autres villes, ni d’aller au bureau de poste. Nous voudrions connaître les villes dans lesquelles tous les services publics seraient à moins de 500 mètres. Par chance ou par hasard parfois, il peut arriver que nous habitions à moins de 500 mètres d’un Pôle emploi ou d’un bureau de poste. Mais bien souvent, il faut marcher, prendre les transports ou sa voiture pour s’y rendre.

Sur la question de la ségrégation dans les quartiers, l’école en est malheureusement un exemple emblématique. Là encore, la petite musique se fait entendre et nous dit de rajouter des moyens pour des écoles de quartiers qui en cumulent déjà, et bien souvent il faut le dire, des moyens pris à d’autres écoles, dans un jeu de rééquilibrage territorial. Or, toutes les études témoignent du niveau scolaire dégradé de ces écoles, malgré tous les projets pédagogiques qui y fleurissent. L’hypocrisie sur le sujet est totale : laisser ensemble des enfants de catégories populaires, bien souvent d’origine étrangère, éloignés de toute mixité sociale ne leur permet pas de connaître les mêmes destins scolaires que les autres enfants et surtout ne permet pas l’altérité. Ce n’est pas par les moyens que l’on résoudra la question de l’égalité des chances à l’école, et par la suite, de la mixité et du désir de vivre ensemble, c’est par le mélange dès le plus jeune âge. En ce sens, créer des crèches, et laisser subsister des écoles au pied des tours, c’est condamner les enfants dès leur plus jeune âge à rester en marge de la société.

Il faut cesser de chercher des solutions au travers des moyens là où il y a des problèmes de structure. Quid des maires qui créent volontairement les ségrégations dans leurs villes par le surnombre de logements sociaux et qui refusent d’aller en deçà d’un certain seuil qui les priverait d’une manne financière considérable ? C’est que la politique de la ville est une manne financière, contrairement aux affirmations courantes. Le plan Borloo ressuscité ne disait mot de la délinquance et des trafics qui détournent les enfants du chemin de la réussite scolaire et les adultes du chemin de l’emploi. Il ne disait mot du développement du séparatisme culturel et religieux qui les fait vivre à part, dans un « nous » et « eux ». Il ne disait mot de ceux qui ont été recrutés dans le cadre de dispositifs propres à la politique de la ville ou associatifs où au mieux, on a laissé faire, et au pire, on a travaillé au rejet de la France et de ses valeurs. Les habitants des quartiers n’ont que faire de dispositifs spécifiques qui se déclinent en leur faveur en autant d’appellations ou d’acronymes dans chacun des champs de nos politiques publiques.

La question qu’ont fait émerger les jeunes émeutiers est celle de leur rapport à la société et à la République. Par leur geste, les émeutiers ont défié la République et mis en évidence un rapport de force qu’il ne faut pas mésestimer. Quel que soit le jugement que l’on peut porter à l’encontre du policier dans la mort du jeune Nahel, on ne peut passer sous silence que ce dernier conduisait un véhicule en toute illégalité, sans permis et sans assurance, tout en étant mineur. Est-ce donc une société à deux vitesses que l’on souhaite ? Veut-on aller encore plus loin dans la voie du développement de quartiers séparés du reste de la société, et qui ne vivraient pas sous le coup de la loi commune ? Le tragique événement de la mort de ce jeune vient éclairer une problématique plus large qui est celle du contrat républicain et de son acceptation par les individus qui composent la société française. Le contrat républicain, c’est un pacte qui lie les individus dans le respect, par chacun, de ses droits et de ses devoirs. On ne peut se soustraire aux lois communes sans remettre en cause le contrat républicain. Car que serait une société dans laquelle il y aurait des citoyens qui accepteraient de se plier aux contraintes légales et d’autres qui en seraient dispensés ? C’est ainsi d’ailleurs que se sont créées des poches d’illégalité bien difficiles à éradiquer et qui empoisonnent la vie des habitants des quartiers qui doivent montrer patte blanche lorsqu’ils rentrent chez eux, ne rien dire lorsque des jeunes s’amusent à faire des rodéos jusque tard dans la soirée, lorsqu’ils brûlent leur bus ou leur médiathèque. Rappelons que le droit à la sécurité est le premier soutènement de notre triptyque républicain. Sans sécurité, pas de liberté ni d’égalité. Il n’est pas de bon ton aujourd’hui de le rappeler mais c’est pourtant ce qui fonde au premier chef le désir de pactiser dans la communauté républicaine. Il faut relire les théories politiques du contrat social : les individus renoncent à une partie de leurs libertés, ou droits naturels, en échange de lois garantissant la perpétuation du corps social et acceptent de déposer leur droit naturel à se défendre dans les mains d’une force souveraine capable d’assurer leur défense. Or, à quoi assistons-nous aujourd’hui ? A un lent délitement de la sécurisation des espaces publics dans certains desquels il s’avère dangereux de pénétrer et à la soustraction d’individus à cette loi commune. Pis encore, les émeutes ont témoigné d’une violence à l’encontre des forces de sécurité intérieure censées nous protéger. Les défenseurs des émeutiers argueront que c’est justement parce que ces jeunes se sentent en danger vis-à-vis des forces de police qu’elles se sont insurgées jusqu’à les attaquer. Si c’était l’explication, pourquoi les attaques contre les pompiers, les enseignants, les médecins, les travailleurs sociaux etc. ? Et ils s’en sont pris aussi à des biens communs servant également leur famille ou leur voisinage. Leur ressenti ne semble pas partagé par le reste de la société. En effet, on compose encore le 17 lorsque l’on se sent menacé et on n’a pas l’impression d’être en danger lorsque l’on se trouve en face d’un policier, surtout il faut le dire, si l’on accepte de se soumettre à l’autorité de l’État qu’ils incarnent. Les différents sondages réalisés après les nuits d’émeutes et après la mort du jeune Nahel témoignent d’un sentiment de confiance des Français à plus de 70 % pour leur police.

Si urgence il y a, ce n’est pas de repenser une politique de la ville qui continuera d’enfoncer le clou dans l’enfermement et le lent décrochage de ces quartiers par rapport au reste de la société. Si urgence il y a, c’est bien aujourd’hui de travailler dans le sens du contrat républicain, et de ce qui a fait la force de notre pays, qui voit encore des milliers de gens nous rejoindre pour vivre dans la promesse d’une République qui unit ses citoyens dans un état de sécurité partagée, libres et égaux en droits, et pour lesquels la fraternité fait sens. Nous en appelons à un État d’urgence du contrat Républicain.

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