Un féminisme par l’exemple

Fondapol | 02 mars 2011

Laure Adler, Françoise, Paris, Grasset, 2011

Si ses livres « sont rarement dans les rayons des librairies » et si ses romans « ne font pas date », le personnage, lui, n’est pas oublié. Les femmes journalistes de la génération du baby boom se sentent en effet une dette à l’égard de Françoise Giroud. Pour preuve, cette biographie de Laure Adler, publiée sept ans seulement après celle de Christine Ockrent. Première patronne d’un grand titre de la presse nationale, première secrétaire d’Etat chargée de la Condition féminine : oui, assurément, Françoise Giroud fait une belle figure de pionnière !

Mais avant que Valéry Giscard d’Estaing la fasse entrer au Gouvernement en 1974, c’est surtout par son exemple que l’éditorialiste emblématique de L’Express avait fait avancer la cause des femmes.

L’art du mentir-vrai

Laure Adler relit la vie de Françoise Giroud en suivant le fil de son rapport complexe à la vérité. Née Juive en 1916 mais élevée loin des synagogues, la script-girl de Jean Renoir apprend vite à taire ses origines. Par souci de parvenir ou parce qu’elle veut rester libre ? Difficile de répondre. Au reste, la manière dont elle a vécu l’Occupation n’est pas éclairée de manière très convaincante par Laure Adler. On comprend mal, par exemple, comment Françoise, sa sœur et sa mère réussissent à passer à travers les mailles du filet tendu par les autorités d’Occupation. Ces années-là sont grises pour beaucoup de Français : loin de l’immaculé gaullien, de l’anthracite vichyste ou de la noirceur milicienne. Françoise Giroud n’échappe pas à cette grisaille, à cette complexité.

Résistante incontestable, comme sa sœur Djénane, elle est arrêtée par la Gestapo en mars 1944, puis incarcérée à Fresnes en avril. Elle n’a pas pourtant pas cessé auparavant de fréquenter Anatole Eliacheff, ami d’officiers de la Wehrmacht et de « femmes à la réputation vénéneuse » : une histoire à la Modiano… Le romancier aurait-il mieux compris le parfum de cette Occupation que bien des érudits?

Il entre une part de naïveté anachronique dans la surprise que manifeste la biographe face à la manière dont son personnage a su « s’arranger » avec la réalité. Françoise Giroud a exagéré son influence sur Pierre Mendès France au moment où celui-ci occupait la présidence du Conseil, en 1954-1955 : c’est entendu. Françoise Giroud a ensuite commis une maladresse en mettant en avant sur son matériel électoral, lors des municipales de 1977 à Paris, une médaille de la Résistance qui ne lui avait jamais été remise formellement : comment le nier ? Françoise Giroud a romancé sa vie en la racontant et préféré écrire, grand âge venu, des romans à clefs et des mémoires à trous plutôt qu’un pavé inattaquable : et alors?

Pour autant, ce rapport complexe à la vérité n’a rien d’original. La tentation de réinventer sa vie est commune à ceux qui partagent le sentiment d’avoir échappé à un milieu, à une confession, à une fatalité. Malraux fabulait avec talent, mais se taisait sur une enfance petite-bourgeoise, donc haïssable à ses yeux. Mitterrand réécrivit sa propre existence sans insister sur son courage exceptionnel en 1943-1944, non plus que sur ses précédentes compromissions. L’expérience de l’engagement et du danger a en outre accentué chez beaucoup d’hommes et de femmes, à partir de 1940-1944, cette propension à mêler le légendaire au réel. Le mensonge doit enfin être compris, parfois, comme une affirmation de liberté : n’est-ce pas une façon d’affirmer au monde qu’on est seul propriétaire de sa propre existence, passée, présente, future ?

Le journalisme, passionnante aventure

C’est à Elle, auprès d’Hélène Lazareff, que Françoise Giroud apprend son métier de journaliste. Elle quitte toutefois la presse féminine pour créer L’Express en 1953, avec Jean-Jacques Servan-Schreiber. De cet amour-là, beaucoup a été dit. Un homme, une femme, un journal… Une cause, aussi : tout titre de presse se doit d’en endosser une à cette époque. A l’Express, trois lettres suffisent pour faire un étendard. Ce sera PMF, pour Pierre Mendès France, comme on disait FDR pour Roosevelt. Précisons-le d’emblée : L’Express regarde à l’Ouest, aux Etats-Unis pour être plus précis. C’est sa chance. Et L’Express, qui révolutionne la presse française dès son lancement, s’est donc choisi un champion en la personne de Pierre Mendès France, président du Conseil de juin 1954 à février 1955.

L’homme porte à cette époque les espoirs d’une gauche repeinte un peu vite aux couleurs de la modernité et du progrès. Il cultive de saines hostilités : anticommunisme, anticolonialisme. Mais le discours de Mendès France se mâtine volontiers d’accents furieusement planificateurs. Reste que le rapport d’identification entre un homme politique et un titre de presse qui pourtant ne lui appartient pas fut rarement aussi fondé qu’entre L’Express et Mendès France.

Après le départ de Jean-Jacques Servan-Schreiber pour l’Algérie en 1956, Mendès France joue un temps auprès de Françoise Giroud un rôle de véritable conseiller pour la direction de L’Express. Ce caractère de journal engagé pourrait se renforcer encore quand Jean-Jacques Servan-Schreiber commence à songer pour lui-même à une carrière politique, à partir de l’automne 1962. Il suffirait de changer de champion, de troquer PMF contre JJSS… La rédaction ne suit pas son patron, mais celui-ci délace les cordons de la bourse pour y puiser à loisir. La comète Servan-Schreiber n’aurait pu en effet illuminer, fût-ce un temps, le ciel politique des années 1970, sans la fortune familiale et le laxisme des comptables de L’Express. Cependant que son partenaire s’égare dans le combat électoral, Françoise Giroud veille sur L’Express. Entre 1953 et 1977, elle s’y affirme peu-à-peu comme la patronne. Elle en accompagne les évolutions, de l’austérité des débuts au news magazine de l’après-1964.

Une liberté en trompe-l’œil ?

Le modèle d’émancipation féminine qu’incarne Françoise Giroud était néanmoins assez traditionnel dans ses composantes. Cette femme, pour réussir, a dû travailler comme un homme, mieux qu’un homme, plus qu’un homme. Elle a dirigé, commandé. Mais elle est demeurée l’employée d’un homme – Françoise Giroud refusa toujours d’entrer au capital de L’Express.

En outre, la répartition des tâches reste très sexuée à L’Express. A Jean-Jacques Servan-Schreiber la créativité, le dynamisme, la force de conviction qui ne va pas sans égoïsme sacré, ni sans errements à la Don Quichotte. A Françoise Giroud le bon sens, l’intuitivité, la patience. Laure Adler surestime même le pouvoir de son héroïne (et des journalistes en général !) lorsqu’elle lui fait crédit d’avoir « découvert » Nathalie Sarraute ou Jean-Luc Godard : on ne « découvre » jamais un artiste, on se contente simplement d’attirer l’attention sur son travail.

Femme de gauche et ministre sous Giscard

Françoise Giroud a entretenu avec la politique un long compagnonnage, de 1953 à 1974. Elle ne s’y jette presque toute entière que trois ans, au début du septennat de Valéry Giscard d’Estaing. Le nouveau président de la République souhaite alors ajuster les rapports entre le Gouvernement et la société. Il lui faut donc adapter la législation à l’état des mœurs (légalisation de l’IVG en décembre 1974, création du divorce par consentement mutuel en juin 1975), «décrisper » les relations entre la majorité et l’opposition, rendre enfin le système politique plus effectivement représentatif de la société française. La nomination de Françoise Giroud au secrétariat d’Etat à la Condition féminine doit permettre à la fois d’étendre les droits des femmes, d’ouvrir la majorité à des représentants de la gauche modérée et de féminiser l’exécutif. L’intéressée a livré un bilan doux-amer de son expérience politique. Sans mandat électif, elle se fait l’impression d’être au Gouvernement « la protégée du patron » et non la directrice de L’Express, femme d’expérience et de tête.

Il reste que cette femme qui se reconnaît dans une gauche intellectuelle, plus libérale que marxiste, est mieux « servie » par Valéry Giscard d’Estaing que par François Mitterrand. Coupable sans doute d’avoir accepté la main tendue de l’adversaire en 1974, elle n’est pas appelée au Gouvernement après la victoire de la gauche en 1981. Pis ! Un roman qui touche juste lui vaut ensuite une forme de discret ostracisme de la part des élites roses devenues gouvernementales. Il est question dans ce livre d’un responsable politique et de son fils adultérin…

Un « portrait de femme remarquable »

Impressionniste sans être décousu, l’ouvrage de Laure Adler ne s’est pas imposé sans raison dans les listes de meilleurs ventes de livres. Le « portrait de femme remarquable » forme en effet en France un véritable sous-genre de la biographie, auquel Françoise Giroud elle-même a largement sacrifié. Les lecteurs s’y réchauffent l’âme aux récits d’amours romanesques – ici Françoise et Jean-Jacques – et y glanent quelques informations intéressantes. Un précipité complexe d’empathie et d’honnêteté distingue seul, sur ce terrain, les bons livres des médiocres : ainsi mesuré, l’opus de Laure Adler est une réussite.

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