Un « mille feuille administratif » de plus en plus indigeste
06 décembre 2013
- Un « mille feuille administratif » de plus en plus indigeste
2013, annus horribilis pour les partisans d’un «big bang territorial» ? Alors qu’au printemps les Alsaciens ont voté «non» à la fusion de leurs collectivités départementales et régionales, l’Assemblée nationale s’apprête à entériner la création des métropoles, couche supplémentaire d’un mille-feuille administratif déjà bien étoffé. Dans un contexte de crise économique et de fort déficit des comptes publics, notre organisation territoriale apparaît en total décalage avec les efforts demandés aux Français. Décryptage d’une anomalie unique en Europe.
Un organigramme territorial illisible
Vu du ciel, un brouillard épais semble flotter au-dessus de la carte administrative de la France. Notre mille feuille institutionnel repose en effet sur plus de 36 700 communes, soit 40% des municipalités de l’Union européenne, 101 départements et 26 régions[1]. À ce schéma pléthorique s’ajoutent 2 581 intercommunalités, 1 244 opérateurs de l’État et 344 « pays »[2]. La France détient ainsi le record européen du nombre de collectivités avec près de 60 000 entités.
Or, dans un rapport étrillant la présence surabondante des institutions publiques sur le territoire national, les magistrats de la Cour des comptes diagnostiquent un « partage confus des fonctions »[3]. Et la Commission européenne de déplorer un « manque d’efficience » des collectivités locales hexagonales, fruit d’une mauvaise répartition des compétences couplée à une insuffisance de coordination des acteurs[4]. Principale coupable de cet imbroglio institutionnel : la clause de compétence générale qui permet à chaque collectivité d’intervenir dans tous les domaines d’intérêt local. Résultat : les structures publiques se superposent et les champs d’intervention de ces collectivités s’additionnent, créant des doublons, des financements croisés et une illisibilité des actions, tant pour l’usager que pour l’agent administratif.
Une gabegie pour les finances publiques
Conséquence directe de ce trop dense maillage de collectivités locales : un coût exorbitant pour l’État et les contribuables. Atteignant 240 milliards d’euros en 2012 et représentant près de 10% de la dette publique nationale, les dépenses des collectivités locales ont été multipliées par 2,5 depuis 1990. Problème : après plus de vingt ans de dérives budgétaires et au plus fort de la crise, les collectivités accusent un nouveau déficit de 3,1 milliards d’euros en 2012, jumelé d’une dette s’élevant à 173 milliards d’euros, en hausse de 4,2% par rapport à l’année précédente[5].
Or, de concert, la Cour des comptes et la Commission européenne épinglent les dépenses de fonctionnement des collectivités, en augmentation continue à tous les échelons[6]. Plus spécialement, c’est la « gestion discrétionnaire » des élus qui est visée[7]. En effet, à la différence des services déconcentrés de l’État dirigés par des fonctionnaires –ce qui n’exclut pas les dysfonctionnements-, les collectivités locales – de la commune à la région – souffrent d’une forte politisation de leur administration. Dénonçant l’incarnation politique et la gestion partisane des collectivités, Robert Hertzog soutient que cette particularité a créé ex nihilo un « marché politique et institutionnel de la dépense publique locale »[8]. Selon lui, la multiplicité des couches administratives et des centres de pouvoir financiers confiés à des « entrepreneurs politiques », génère ipso facto d’importants gaspillages, fruits d’une concurrence entre les acteurs locaux ; chacun d’entre eux ayant « des clientèles politiques à satisfaire »[9].
L’intercommunalité, symbole des dérives
Créées à l’origine pour rationaliser l’action publique locale, les structures intercommunales semblent aujourd’hui en incarner les dysfonctionnements : absence d’économies d’échelle, compétences redondantes avec d’autres acteurs locaux, doublons, sureffectifs, intérêt communautaire flou voire inexistant, coûts de fonctionnement élevés, etc.[10]
Archétypes de la gestion politique de l’administration locale, les intercommunalités apparaissent comme fortement onéreuses au regard des missions qui leur sont dévolues. Pour preuve, les indemnités de leurs élus ont progressé de 27,8% en 2009 par rapport à 2007, alors que le nombre de groupements de communes est, quant à lui, demeuré stable sur la période[11]. En conséquence, les émoluments des présidents et vice-présidents d’intercommunalités – dont les états-majors pléthoriques dépassent souvent les trente élus – représentent une enveloppe globale supérieure aux indemnités des conseillers régionaux et généraux réunis. La gabegie est telle que le législateur a dû fixer un seuil limite de vice-présidents (limité à 15 pour les nouveaux groupements) dans la loi du 16 décembre 2010.
Corolaire de cette inflation des dépenses, les structures intercommunales – qui ont le pouvoir de lever l’impôt – ont fortement recourt à la fiscalité additionnelle sur les ménages. La Cour des comptes dresse alors un constat alarmant : le développement de l’intercommunalité s’est accompagné d’une augmentation exponentielle des impôts locaux ; +96% pour la taxe d’habitation et +72% pour la taxe foncière en moyenne depuis 2000[12].
Pour un « big bang territorial »
Avec ses 60 000 entités locales, la France est une exception dans le paysage européen. Alors que les différentes lois de décentralisation n’ont eu cesse de créer de nouveaux échelons administratifs, nos voisins européens ont procédé, ces dernières décennies, à une rationalisation de leur carte territoriale. À titre d’exemple, l’Allemagne a choisi de fusionner une grande partie de ses municipalités et n’en conserver, in fine, que 13 000 pour 80 millions d’habitants. Au Royaume-Uni, le législateur a supprimé deux échelons administratifs (les régions et les comtés), réduisant drastiquement le nombre de ses collectivités locales[13].
Or, les travaux visant à rénover l’architecture territoriale de la France ne manquent pas et les propositions de solution sont légion. Parmi elles, l’OCDE suggère de fusionner les petites communes[14], la Commission Attali préconise la suppression de l’échelon départemental[15] et le rapport Warsmann invite les régions à se regrouper[16]. Le comité Balladur prône, quant à lui, un abandon définitif de la clause de compétence générale[17] tandis que la Cour des comptes propose d’allouer aux départements et aux régions des ressources fiscales jusqu’alors affectées au bloc communal[18].
À la lumière de ces préconisations, le projet de loi de modernisation de l’action publique territoriale – adopté en octobre par le Sénat et examiné prochainement en dernière lecture à l’Assemblée nationale – n’est pas à la hauteur des enjeux. Il aggrave même la situation : en créant un échelon supplémentaire (la métropole) et en restaurant à tous les échelons la clause de compétence générale (limitée aux seules communes par la loi du 16 décembre 2010), il ne permet pas les efforts de rationalisation qui s’imposent. Or la France ne peut, aujourd’hui, s’exonérer d’une réforme de grande ampleur de sa carte administrative. Voilà qui requiert la conjugaison du courage politique et de la clairvoyance citoyenne. 2014 ne s’annonce guère comme une « annus mirabilis...
Anthony Escurat
Crédit Photo: Flickr: Renée S. Suen
[1] Commission européenne. Évaluation du programme national de réforme et du programme de stabilité 2013 : France. Mai 2013.
[2] Inspection générale des finances. L’État et ses agences. Mars 2012.
[3] Cour des comptes. L’organisation territoriale de l’État. Juillet 2013.
[4] Commission européenne. Évaluation du programme national de réforme et du programme de stabilité 2013 : France. Mai 2013.
[5] Cour des comptes. Les finances publiques locales. Octobre 2013.
[6] Idem
[7] Commission européenne. Évaluation du programme national de réforme et du programme de stabilité 2013 : France. Mai 2013.
[8] HERTZOG, Robert. À la recherche d’une théorie du système financier public complexe. Constitution et finances publiques, Economica, 2005.
[9] Idem
[10] Cour des comptes. Bilan d’étape de l’intercommunalité en France. 2009.
[11] Ministère de l’Intérieur. Bilan statistique des EPCI à fiscalité propre au 1er janvier 2012. Direction générale des collectivités locales, février 2012.
[12] Cour des comptes. Bilan d’étape de l’intercommunalité en France. 2009.
[13] IFRAP. Fusion des communes : exemples étrangers. 21 novembre 2013.
[14] OCDE. Étude économique de la France 2013. Mars 2013.
[15] Commission pour la libération de la croissance française. 300 décisions pour changer la France. Janvier 2008.
[16] WARSMANN, Jean-Luc. Rapport d’information sur la clarification des compétences des collectivités territoriales. Assemblée nationale, 8 octobre 2008.
[17] Comité pour la réforme des collectivités locales. Rapport au Président de la République : il est temps de décider. 5 mars 2009.
[18] Cour des comptes. Les finances publiques locales. Octobre 2013.
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