Introduction

Une brève histoire de l’humanisme européen

L’humanisme de l’islam, un humanisme spécifique ?

Raison et supraraison

Adam, archétype de l’humain

De l’Adam primordial à Adam et Ève

Le dessein divin pour l’humain

La chute du paradis, point zéro de l’histoire de l’humanité

L’unité foncière de l’humanité

L’« homme parfait » (insân kâmil)

La miséricorde, matrice universelle et source de l’éthique islamique

Réformisme et modernisme islamique

L’islamisme comme un antihumanisme ?

Loi muhammadienne et droits de l’humanité

De quelques exemples d’actions humanistes en contexte musulman

Les principaux enjeux de l’humanisme spirituel au XXIe siècle

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Introduction

Mot-valise s’il en est, volontiers galvaudé, l’humanisme est une notion qui couvre depuis ses origines des champs aussi divers qu’étendus. À travers les siècles, le terme a été associé, quand il ne s’y est pas substitué, à la philologie, à la philosophie, à l’éthique, au progrès, au romantisme… Les fondements de l’humanisme peuvent cependant se résumer à deux axes : la quête du savoir – en particulier ce qui a trait à l’homme et à la place qu’il occupe dans l’univers – et l’amour de l’humanité et la préservation de sa dignité.

De prime abord, l’humanisme évoque l’Europe et ses propositions éthiques et esthétiques développées à la Renaissance et synthétisées au siècle des Lumières. Soulever la question de l’humanisme en islam est en soi un défi pour au moins deux raisons. Tout d’abord existe le risque d’un comparatisme de bon aloi avec le mouvement intellectuel européen dans le but de montrer des principes communs, voire une vision commune. Car si les points de convergence ne manquent pas – et la centralité de l’humain n’en est pas le moindre –, il n’en demeure pas moins que ce sont deux systèmes de représentation du monde très différents, le point d’achoppement étant leur rapport à la raison discursive. Ensuite, parce que l’humanisme islamique est un champ d’études en sciences humaines relativement récent et qui, le plus souvent, a été restreint à une démonstration calquée sur la définition de l’humanisme à visage européen. À cela s’ajoute des sujets, tels le transhumanisme et l’humanité augmentée, qui sont à ce jour demeurés quasiment inexplorés alors même qu’ils préfigurent, selon leurs chantres, une nouvelle humanité.

Sans prétention aucune à l’exhaustivité, cette note pose quelques jalons de réflexions sur les fondements de l’humanisme, de l’humanité et de l’humain en islam.

À l’opposé de la trajectoire prise par la proposition européenne, l’humanisme islamique ne s’est pas édifié en opposition à la religion et à son texte révélé, et a fortiori à une transcendance divine. Il s’en est au contraire servi comme d’un point d’ascension, un horizon sublime, pour se hisser au-delà d’une conception limitée aux seuls phénomènes observables. L’homme, dont l’archétype est l’Adam primordial, tient une position centrale dans la cosmogonie islamique. Notre étude se fonde principalement sur les sources scripturaires de l’islam, Coran, hadîth et leurs exégèses. En raison de leur acuité et de leur avant-gardisme sur le plan des idées, nous avons pour notre démonstration privilégié les sources issues du tasawwuf (soufisme). Ce corpus traditionnel forme le noyau dur de la matière islamique. C’est à partir de cette matière qu’au cours des siècles a été pétrie une éthique de type humaniste en contexte musulman.

Mais parce que l’humanisme, comme vocable et mouvement intellectuel, s’enracine en Europe, et que les grandes questions actuelles sur le devenir de l’homme s’expérimentent de manière privilégiée à partir du monde occidental, il nous a paru nécessaire de mettre en perspective notre sujet en retraçant les grandes lignes de l’humanisme européen.

 

Les traductions des versets du Coran proposées dans cette note sont l’oeuvre de l’auteur et ont été effectuées à partir de l’édition du Caire.

 

Le conseil scientifique de la série Valeurs d’islam a été assuré par Éric Geoffroy, islamologue à l’Université de Strasbourg.

Ahmed Bouyerdene,

Chercheur en histoire, auteur et docteur en études méditerranéennes et orientales.

Une brève histoire de l’humanisme européen

Notes

1.

Alphonse de Lamartine, « Le tombeau d’une mère », Harmonies poétiques et religieuses, livre troisième, in Œuvres poétiques, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1963, p. 420.

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2.

Par exemple Jules Michelet : « On s’épouvanta de voir chez l’atome des semblants, des lueurs de personnalité, je ne sais quoi qui parut une contrefaçon de l’homme » (L’Insecte, Hachette, 1863, p. 374).

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3.

Le Système de la nature, du baron d’Holbach, publié en 1770, professe un matérialisme athée a été réfuté par de nombreux penseurs chrétiens en France dès 1771.

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4.

Thomas Hobbes, De cive, 1642-1647.

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5.

Goethe, « Hégire », in Le Divan [1819], Henri Lichtenberger, Gallimard, coll. « Poésie », 1984.

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L’humanisme est né au XVe siècle de l’appétit de l’élite européenne à saisir intellectuellement le monde phénoménal et à repenser la place que l’homme y occupe en s’appuyant sur l’héritage gréco-romain. Limitée au départ aux savoirs fondamentaux, les fameuses « humanités » des renaissants (studia humanitatis), cette quête s’élargit par la suite à tous les champs de la connaissance littéraire, philosophique et scientifique. La culture, comme moyen de perception-représentation de l’harmonie de l’univers, cherche à élever l’homme vers le meilleur de lui-même et à amener la société humaine vers son plein épanouissement. Un progrès individuel et collectif rendu possible par l’intégration des grands principes moraux. En quelques décennies, les idées humanistes essaiment dans toute l’Europe, grâce notamment à l’imprimerie en plein essor. L’ambition et l’audace dont font preuve les humanistes s’appuient sur leur confiance sereine dans la raison, faculté sublimée. C’est elle qui assure à l’homme sa suprématie sur les autres règnes qu’il domestique et organise à sa guise. Selon les termes mêmes de Descartes dans son Discours de la méthode, par la science l’homme se rend «maître et possesseur de la nature». L’homme est ainsi établi par les humanistes comme la référence suprême, réactualisant la proposition du philosophe sceptique Protagoras qui, presque vingt siècles plus tôt, posait l’homme comme le critère absolu (kriterion). Une théorie ancienne convoquée dans un contexte nouveau qui, par la puissance et la responsabilité qu’elle lui confère, donne à l’homme un rôle inédit dans le destin de l’humanité. Un rôle accentué par la marginalisation progressive de la proposition biblique d’un Dieu éternel et omnipotent. L’absence de Dieu, aussi bien dans les débats d’idées que dans l’édification de la société humaine, n’effraie plus. Né dans le creuset chrétien, l’humanisme des renaissants a amorcé un processus de laïcisation des idées et de la société qui atteint au siècle des Lumières son expression la plus radicale.

Au XVIIIe siècle, le processus entamé près de trois siècles plus tôt touche à sa fin. Le génie de l’humanisme des Lumières a été d’établir une brillante synthèse de l’héritage de la Renaissance dont le couronnement a été la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, qui a servi de cadre et de viatique idéologiques aux révolutionnaires de 1789. On assiste au triomphe de la raison sur la foi, de la philosophie sur la religion, de l’ici-bas sur l’au-delà, de l’esprit critique sur la scolastique, du libre arbitre sur le déterminisme… En résumé, et pour reprendre la métaphore consacrée par ses adeptes : le triomphe des lumières de la raison sur l’obscurantisme. Émancipée des principes anciens limitant, la société humaine est entrée dans l’âge adulte. Pleinement responsable, elle est dorénavant en droit et en devoir de prendre son destin en main. La providence divine n’est plus convoquée pour expliquer le cours de l’histoire qui relève désormais de la volonté humaine. La loi et la morale, qui jusque-là s’inspiraient de la parole de Dieu, sont dorénavant relativisées et jaugées à la lumière des besoins et de la finitude de l’homme. Le législateur humaniste rompt avec l’idée de la primauté de la religion pour établir les normes de la morale et considère la nature comme une source tout aussi inspirante pour distinguer le juste de l’injuste, le licite de l’illicite.

Dans ce nouveau paradigme, le Dieu omnipotent, parfait et éternel, a été déchu de son rang sublime d’horizon insurpassable pour élever l’âme humaine. Il est devenu une idée de la raison selon le philosophe, un « mot rêvé pour expliquer le monde1 » selon le poète, une matière de l’esprit modelable à souhait. Et lorsqu’il n’est pas nié, il est considéré comme un dieu idéel, une entité divine, sublimée certes, mais façonnée par la raison humaine et donc, fatalement, à son image.

Si le siècle des Lumières a porté à sa quintessence les idées humanistes, le XIXe siècle, lui, assiste au triomphe des idéologies rationalistes et techniciennes qui en découlent. Les découvertes scientifiques et les inventions techniques se succèdent à un rythme effréné et ouvrent de manière prodigieuse le champ des possibles. Devant la béance du vivant, un vertige s’empare des humanistes, dont certains s’effraient d’une possible « contrefaçon de l’homme2 ». C’est le siècle des révolutions industrielles et de toutes les utopies politiques et scientistes. L’Europe sécularisée et industrieuse a trouvé de nouvelles voies de salut grâce aux développements tous azimuts des technosciences qui bouleversent le paysage européen et génèrent d’immenses richesses. Les inventions techniques du génie humain ont leurs expositions internationales et, réflexe humaniste, sont définies par leurs promoteurs comme des « fêtes de la paix » et un moyen d’assurer le «bonheur de l’humanité». Mais l’idéal humaniste affiché couvre des enjeux qui répondent surtout à des logiques marchandes. Combattues en leur temps, les idées matérialistes issues des Lumière – « l’homme n’est que matière3 » – et pessimistes – « l’homme est un loup pour l’homme4 » – s’imposent dans l’esprit des nouveaux prophètes des libéralismes économique et politique. Agissantes dans les instances politiques, les idées humanistes teintées de positivisme n’ont pas su empêcher les puissances européennes de se livrer des guerres meurtrières et dévastatrices : amorcé avec les guerres napoléoniennes, le XIXe siècle s’est achevé avec la Première Guerre mondiale.

Mais un monde mené par la « pâle raison » a aussi ses critiques. En 1814, Goethe (m. 1832), le père du romantisme allemand, mêlant le désir de transcendance et la crainte de la guerre totale en Europe, se tourne dans son poème « Hégire » vers un Orient sublimé : « Nord, Ouest et Sud volent en éclats, / Les trônes se brisent, les empires tremblent, / Sauve-toi ; va dans le pur Orient / Respirer l’air des patriarches!5 » Cette voix européenne critique contre le désenchantement programmé de l’Europe n’est pas isolée. De ses origines au XVe siècle jusqu’à son parachèvement à l’époque moderne, l’humanisme européen n’a pas été univoque et a eu ses voix discordantes pour mettre en garde contre le dévoiement des principes fondateurs de l’humanisme. « Science sans conscience n’est que ruine de l’âme » : même si elle s’adresse à l’esprit scolastique, cette sentence de Rabelais (m.1553) n’exprimait-elle pas aussi une angoisse plus large face à une science qui n’aurait pour autre horizon qu’elle-même ? Voltaire (m. 1778) lui- même ne mettait-il pas en garde contre l’athéisme dans son Dictionnaire philosophique, et la philosophie matérialiste d’un d’Holbach (m. 1789) n’était-elle pas décriée avec virulence ? Mais force est de constater que c’est bien la tendance « matérialiste » de l’humanisme européen qui a pris le dessus. En marginalisant la proposition monothéiste, d’un Dieu créateur garant contre le chaos, les humanistes athées et autres philosophes du soupçon n’ont-ils pas ouvert la voie aux apprentis sorciers et aux nouveaux « marchands du Temple » ? En rejetant l’idée même de l’existence d’une âme, d’un au-delà du corps, n’ont-ils pas contribué à chosifier le vivant, l’exposant à toutes les dérives possibles ? Quant à la raison des Lumières, portée en triomphe pour sa prétendue capacité à embrasser le vivant dans sa totalité et à arracher l’homme à ses instincts inférieurs, n’a-t-elle pas échoué devant l’élargissement accéléré du domaine de l’inconnu et la poursuite des atteintes à la dignité de l’homme ? L’esprit positiviste et l’hyperrationalisme n’ont-ils pas relativisé le concept de l’humain jusqu’à remettre en cause son intégrité ? Au XXe siècle, le cas du darwinisme social et de ses théories sur la survie du plus fort et les dérives eugéniques en a été l’expression la plus inquiétante. Les conflits armés et l’usage de technologies toujours plus sophistiquées n’ont jamais été aussi meurtriers. À l’époque contemporaine se sont multipliés les crimes de guerre et les crimes contre l’humanité qui, dans certains cas, ont été justifiés au nom même d’une éthique humaniste pervertie. Une contradiction que l’on retrouve jusque dans les symboles : le prix Nobel de la Paix ne doit-il pas son nom à un fabricant d’armes inventeur de la dynamite ?

Déjà amorcée au XIXe siècle, la mécanisation du monde se radicalise au XXe siècle. À défaut d’avoir une direction, la modernité technophile s’est fixée un but : le progrès. L’adage « Rien n’arrête le progrès », credo des innovants, repousse toujours plus loin l’horizon matérialiste. Un matérialisme tous azimuts qui n’attend rien ni personne, qui ne répond qu’à la logique implacable du plus et du mieux. Les progrès stupéfiants de la médecine et l’amélioration du confort de vie matérielle ont également leurs revers écologiques et éthiques. À la fin du XXe siècle, le développement à un rythme exponentiel des technosciences octroie à l’humanité un pouvoir inégalé sur la matière. Jamais elle n’a atteint un tel degré d’exploration et d’exploitation de la chaîne du vivant. Plus rien ne semble impossible/impensable à l’homme. L’éthique et ses comités institutionnels, qui devraient jouer le rôle de régulateur contre la démesure, semblent dépassés par un progrès débridé, sans principe directeur, et qui se déploie dans un temps accéléré. Pourtant, jamais opportunité aussi grande ne s’est offerte à l’humanité de revisiter ses principes fondamentaux et de reposer, dans une articulation entre paradigmes nouveaux et sagesses anciennes, la définition de l’humain.

Ce long préambule sur l’humanisme à visage européen et ses implications à l’époque contemporaine met en perspective l’humanisme spirituel de l’islam, ses spécificités et sa définition de l’humain.

L’humanisme de l’islam, un humanisme spécifique ?

Notes

6.

Éric Geoffroy, L’islam sera spirituel ou ne sera plus, seuil, 2009, p. 61.

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7.

Mohammed Arkoun, Humanisme et Islam. Combats et propositions, Vrin, 2005, p. 18.

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8.

Ibid., p. 24.

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9.

Éric Geoffroy, op. cit., p. 62.

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10.

Voir Abdennour Bidar, Histoire de l’humanisme en Occident, Armand Colin, 2014

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11.

Jacques Maritain, Humanisme intégral, Aubier, 1936, p. 13.

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12.

Cité in John Tolan, Les Sarrasins, Aubier, 2003, p. 223-224.

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13.

Voir notamment Coran 20 : 114 ; 39 : 8-9 ; 16 : 43 ; 10 : 3 ; 6 : 50.

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14.

Coran 31 : 27.

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15.

Propos échangés avec le cheikh Bentounès sur une relation épistolaire du début du XXe siècle entre son aïeul et un physicien européen.

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Si le mot « humaniste » évoque d’abord l’Europe de la Renaissance, les principes qui le sous-tendent sont par nature universels, et des propositions équivalentes ou approchantes, qui n’utilisent pas forcément la même dénomination, ont existé sous d’autres cieux et à d’autres époques. Il est vraisemblable, même si cela reste à démontrer, que toute civilisation humaine a, par réflexe ontologique, développé un « humanisme » qui lui est propre. Notre étude s’attache à nourrir une réflexion sur l’une de ces propositions humanistes extraeuropéennes : l’humanisme spirituel de l’islam.

Il y a à peine un demi-siècle que les sciences humaines se sont penchées sur l’humanisme en contexte islamique. Pour en tracer les contours, la grande majorité de ces études, historiques et philosophiques, se sont fondées sur les postulats de l’humanisme européen tels qu’ils ont été définis par les Lumières. Si un tel choix épistémologique est pertinent en ce qu’il donne une méthode commune d’analyse d’un même sujet dans deux contextes différents, il tend cependant par son systématisme à gommer, lorsqu’il ne les exclut pas, des différences de fond avec, comme pierre d’achoppement, les rapports entre la « foi » et la « raison », et le primat donné à cette dernière. Mais avant d’entrer dans le vif du sujet, interrogeons d’abord le vocable « humaniste », sa pertinence pour le sujet qui nous occupe, et ses équivalents arabes.

À l’époque classique, les termes arabes voisins renvoient aux notions de convenance (adab) et de vertus (akhlâq), avec comme idée sous-jacente une façon d’être au monde, une attention particulière portée sur soi et son environnement. Nous retiendrons pour notre propos la proposition de définition que donne l’islamologue Éric Geoffroy : « L’humanisme de l’islam s’incarne dans une éthique qui place constamment l’homme, l’individu, dans une relation dynamique entre liberté et responsabilité, droits et devoirs6 ». Une éthique de vie intégrale qui englobe également une éthique de la pensée. En arabe, le terme le plus adéquat pour définir l’humaniste serait donc adîb, car il prend le double sens de « lettré » et de « convenance » morale.

L’humanisme intellectuel, tel qu’il a été défini à la Renaissance, est une réalité ancienne dans le monde musulman (dâr al-islâm). L’islamologue Mohammed Arkoun (m. 2012) souligne que, très tôt, s’est « esquissé un mouvement vers une intellectualisation des disciplines scientifiques (al-‘ulûm) en général, de la science religieuse normative (al-‘ilm) en particulier7 ». Ce processus s’amorce dès le IXe siècle à travers le genre littéraire arabe al-Munâzara, la disputatio de la chrétienté, où la confrontation d’idées donne sa part à l’esprit critique et permet le développement d’une littérature philosophique grâce à la « libéralisation de l’activité cognitive ». Un phénomène qui se renforce à mesure de l’imprégnation sur les penseurs musulmans de la culture grecque, avec pour conséquence au XIe siècle l’esquisse d’une ligne de démarcation entre les « gestionnaires du sacré » et l’« humanisme philosophique ». Notons au passage que Mohammed Arkoun suppose ici que l’exaltation de la raison et l’initiation d’un humanisme rationalisant éclosent d’abord dans le monde musulman avant de s’épanouir dans la Chrétienté. Le caractère « islamique » est réduit aux contextes culturel et religieux dans lequel évolue cet humanisme rationaliste. Selon lui, c’est l’instauration d’une méthode de traitement du savoir qui initie l’attitude humaniste dont le critère central est le processus de « laïcisation8 » induit par les études grecques. À l’évidence, cette définition calquée sur le modèle européen relativise l’apport de l’islam comme religion et spiritualité. En posant la primauté de la raison instituée par les Lumières, Arkoun exclut implicitement d’autres formes de perception possibles de la réalité, et nous savons combien cette question est fondamentale dans le développement d’un système de représentations du monde et de l’humanité. Éric Geoffroy ne partage pas l’approche « laïcisante » et rappelle que les œuvres des penseurs musulmans de l’époque classique ne se conçoivent pas en dehors d’une éthique spirituelle islamique9. Cela s’impose d’autant plus que la période en question, les IXe et Xe siècles, connaît un essor décisif de la spiritualité en terre d’islam qui a eu des conséquences sur la pensée islamique. Rappelons par ailleurs qu’une critique analogue a été adressée aux études par trop « laïcisantes » de l’humanisme européen qui, selon certains auteurs, a puisé ses sources aussi bien à Athènes qu’à Jérusalem10. Un point sur lequel insiste Jacques Maritain (m. 1965), pour qui il est indéniable que l’humanisme européen possède des racines religieuses et une transcendance sans lesquelles, écrit-il, « il est incompréhensible à lui-même11 ». Objectivement les premiers humanistes européens étaient pétris de l’esprit religieux. Et l’un des plus emblématiques d’entre eux, Marsile Ficin (m. 1499), n’a-t-il pas œuvré à concilier la philosophie de Platon et la religion du Christ ? Retenons que le principal point d’achoppement entre ces humanismes – car c’est bien au pluriel qu’il convient d’en parler – est l’opposition entre les méthodes empirique-rationaliste et intuitive-spiritualiste pour appréhender le réel.

À l’âge classique de l’islam, la religion et la science, considérées comme deux systèmes distincts et complémentaires, n’ont pas été placées dans un rapport d’opposition. Alors que la science pose la question de savoir comment s’articule la réalité phénoménale, la religion produit du sens sur la finalité du monde et de l’homme. Et si les débats entre les deux instances pouvaient être vifs – le cas de la disputatio entre Ibn Rushd (Averroès) et l’œuvre d’al-Ghazâlî (Al Gazal) au XIIe siècle a marqué les annales latines –, ils n’ont cependant pas pris la tournure d’un procès et d’une condamnation comme dans le cas d’un Galilée. Dès le Moyen Âge, des témoins européens, notamment parmi les traducteurs et les étudiants en sciences arabes, ont souligné le respect en terre d’islam accordé au savoir fondé sur l’étude critique. Ainsi l’un d’entre eux, le bénédictin Adélard de Bath (m. 1160), proclamait à l’adresse de ses supérieurs : « J’ai appris de mes maîtres, les Arabes, à suivre la lumière de la raison, tandis que vous êtes guidés par la bride de l’autorité12 ». Cette ouverture d’esprit n’aurait pas été possible sans la caution de l’autorité religieuse musulmane, qui elle-même se fondait sur les sources scripturaires. Loin d’être conspuée, la diversité d’opinions était au contraire bien considérée et accueillie comme un enrichissement des sources du savoir. De la même manière, la curiosité intellectuelle et l’aspiration au savoir étaient encouragées. Ainsi les versets coraniques qui invitent à la spéculation intellectuelle sont fréquents13, tout comme les traditions prophétiques – « Cherchez la science du berceau à la tombe », « Cherchez la science serait-ce jusqu’en Chine », « L’encre du savant vaut mieux que le sang du martyr », « Celui qui prend un chemin à la recherche d’une science, Dieu lui facilite une voie vers le paradis »… Cette éthique du savoir a un double objectif : exercer les facultés intellectuelles à percer les mystères de la nature et à déceler les signes de Dieu (âyât). Dans cette quête spéculative, théologiens et savants ne perdaient jamais de vue le principe de l’Unicité (Tawhîd), tout comme ils étaient lucides face au caractère inépuisable du savoir. Le verset suivant est à cet égard particulièrement éloquent : « Quand bien même tous les arbres de la terre se changeraient en calames [instruments d’écriture], quand bien même l’océan serait un océan d’encre où conflueraient sept autres océans, les paroles de Dieu ne s’épuiseraient pas. Car Dieu est Puissant et Sage14 ». Un tel enseignement est clairement une invite à l’humilité. Mais, sur un autre plan, il est également une incitation au dépassement des facultés ordinaires pour pénétrer cet « océan ».

Alors que la raison spéculative, comme moyen et comme finalité, occupe progressivement le sommet et le cœur de l’humanisme européen, dans le contexte islamique sa position est différente. Célébrée comme un don de Dieu pour explorer la réalité phénoménale, la raison (al-‘aql) n’a cependant pas été sanctifiée, la cause première étant son inaptitude pour saisir la transcendance divine. Au cours d’un dialogue qui, au début du XXe siècle, opposa un physicien à un maître soufi, ce dernier avait conclu l’échange par ses mots : « Votre horizon s’arrête là où le nôtre commence15 ». Une affirmation surprenante, de la part d’un spirituel à un rationnel, qui est révélatrice du décalage entre deux modalités d’appréhension du réel. Et le phénomène de la Révélation intervient comme un déterminant aux limites assignées à la raison.

Notes

16.

Coran 26 : 191-199.

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17.

Cheikh Khaled Bentounès, Thérapie de l’âme, Albin Michel, 2011, p. 231 et sq.

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18.

Coran 96 : 1.

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19.

Claude Addas, Ibn Arabî et le voyage sans retour, Seuil, 1996, p. 20.

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20.

Éric Geoffroy, op. cit., p. 95.

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D’après la biographie prophétique (sîra nabawiyya), c’est dans une grotte que Muhammad reçut dans son for intérieur le « Livre » par l’entremise d’un ange16. Une révélation du Verbe divin qui s’initie par l’injonction à lire (iqra) répétée trois fois. Aux deux premières injonctions, il rétorqua qu’il ne savait pas lire. À la troisième et dernière reprise eut lieu la « délivrance », dans tous les sens du terme, du message (risâla) et qui donne à Muhammad la fonction de «Messager de Dieu» (rasûl Allâh). Le temps de la «lecture» peut alors prendre place au rythme des révélations/descentes (wahî/tanzîl) successives. Selon l’interprétation symbolique qui en est donnée, la première lecture est adressée aux sens et la deuxième à la raison17. Toutes deux sont impuissantes à accueillir la projection surnaturelle qui se prépare à féconder le réceptacle qu’est Muhammad. Il fallut la rencontre avec l’Ange, véritable choc de l’être, pour que celui-ci trouve le chemin d’une perception suprarationnelle pour répondre à l’injonction « Lis !18 ». Et c’est à partir de cette expérience de la Révélation transfigurante que les spirituels de l’islam fondent le nécessaire dépassement de la raison discursive. Selon eux, seules les modalités de l’inspiration (ilhâm) et du « dévoilement » intuitif (kashf) donnent accès aux niveaux suprasensibles de la réalité. Les deux modes de connaissance, rationnel et suprarationnel, ont souvent nourri les débats des théologiens et des philosophes. Ainsi l’anecdote bien connue de l’échange entre le philosophe Averroès (m. 1198) et le métaphysicien Ibn Arabî (m. 1240) : « Qu’avez-vous trouvé par le dévoilement et l’inspiration ? s’inquiète le premier. Est-ce identique à ce que nous donne la réflexion spéculative ? – Oui et non, répond le second, entre le oui et le non les esprits prennent leur envol, et les nuques se détachent19! » Mais là encore, conformément au principe d’Unicité, il ne s’agit pas d’opposer les deux modes de connaissance mais au contraire d’en opérer la synthèse, comme le rappelle Éric Geoffroy : « La culture islamique et soufie traditionnelle exprime cela en termes de “balance” (mîzân), c’est-à-dire d’équilibre entre les différents aspects de la réalité20 ». Une vision binoculaire, en quelque sorte, qui permet de voir en relief et en simultané la réalité contingente et la Réalité divine (Al-Haqq).

À partir du XIIIe siècle, par des causes diverses et à des rythmes différents, on assiste à la dégradation des structures politiques et religieuses du monde musulman, qui se poursuit et s’étend au cours des siècles suivants. La production intellectuelle s’appauvrit avec l’amorce d’un processus d’étatisation de l’islam et de régression de la culture de l’effort interprétatif des textes (ijtihâd). Dans ce contexte de sclérose bientôt généralisée (jumûd), les voies soufies à vocation initiatique (turuq), à partir de leurs établissements traditionnels (zâwiya, khanqah) et au travers d’individualités d’exceptions, ont constitué une véritable oasis d’expressions et de productions doctrinales et littéraires. Outre les apprentissages traditionnels, l’élève reçoit une initiation spirituelle destinée à lui faire prendre conscience de son identité intégrale. Car à ce « moi » physique correspond une réalité autrement plus fondamentale qui s’ancre dans l’Adam primordial. Une notion incontournable si on veut saisir ce qu’est l’humain, et donc l’humanisme, en islam.

Adam, archétype de l’humain

Notes

21.

Coran 3 : 59 ; 7 : 12 ; 15 : 28.

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22.

Morgan Guiraud, entrée « Adam », in Mohammad Ali Amir-Moezzi (dir.), Dictionnaire du Coran, Robert Laffont, « Bouquins », 2007, p. 23. Voir également Tabarî, La Chronique. Histoire des prophètes et des rois, Actes sud, 2 vol., 2001.

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23.

Coran 38 : 75.

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24.

Coran 15 : 29.

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25.

Cheikh al-‘Alawî, Sagesse céleste. Traité de soufisme, La Caravane, 2007.

+ -

26.

Citons Ibn Arabî sur ce retour à soi circulaire : « Et c’est pour cela qu’au terme [de cette voie] je reviens à moi –même comme la pointe du compas, lorsqu’elle trace un cercle, revient à son point de départ pour en achever la figure » (Ibn ‘Arabî, Les Révélations de La Mecque, Entrelacs, 2009, p. 161).

+ -

À la suite de l’Ancien Testament, le Coran donne le nom d’Adam à l’ancêtre de l’humanité. Plusieurs sourates y font référence, en particulier la deuxième, La Génisse (Al-Baqara), qui concentre les passages les plus significatifs sur les origines, la genèse et la fonction d’Adam. C’est sur la base de ces passages coraniques éclairés par les hadîth et leurs exégètes que l’islam donne sa définition de l’humain, de sa raison d’être et de la place qu’il occupe dans l’ordre cosmique.

Abordons d’abord la constitution de l’être adamique telle qu’elle est rapportée dans le Coran. Sur le plan physique, les sources précisent qu’Adam est constitué de poussière (turâb), d’argile sèche (salsâl) et, plus précisément, d’« une argile crissante, extraite d’une boue malléable21 ». Les commentateurs musulmans font dériver le nom Adam de adamat al-ard, c’est-à-dire crée à partir de la «surface de la terre22 ». Cette motte d’argile fut ensuite modelée par les « mains23 » de Dieu en une forme harmonieuse24. Adam est donc constitué de matière dense et corruptible. Mais ce corps physique est également doté d’une substance métaphysique. Dieu a insufflé dans le corps adamique de Son Souffle/Esprit (ruh/spiritus).

Par sa constitution même, Adam est un être paradoxal et contient en lui des réalités opposées : le palpable et l’impalpable, le grossier et le subtil, le bas et le haut… La composante « terre » caractérise son humilité (humus) ontologique, et le souffle, son élévation. À sa mort, la matière dont il est constitué retourne à la terre, et l’esprit qui l’anime réintègre l’Esprit universel (al-nafs al kulliyya). Ce paradoxe adamique originel a été abondamment commenté par les penseurs et les spirituels de l’islam. Du philosophe Al-Kindî (m. 873) au métaphysicien Ibn Arabî en passant par l’école chiite ismaélienne des Frères de la pureté (Ikhwân al-Safâ), tous ces courants de pensée, avec des modalités différentes, valident le principe d’un Adam comme une réalité où le microcosme et le macrocosme entrent en dialogue. La présence de l’Esprit de Dieu dans le corps adamique, et à travers lui dans celui de chaque être humain, a amené les exégètes spirituels de l’islam à considérer que l’homme, qui arrive au bout de la chaîne de la création après des mutations successives, est la synthèse de l’univers (nuskha) et conjoint en lui les quatre éléments : la lumière, le feu, l’eau et l’air. Cela revient à dire qu’en entreprenant un examen intérieur, l’être humain peut parvenir à saisir la totalité du cosmos et, inversement, qu’en scrutant le cosmos pris comme un vaste miroir il obtient in fine la connaissance de soi-même. Jalâl ad-Dîn Rûmî (m.1273) appelle à l’exploration de soi car, écrit-il, «l’homme est quelque chose d’immense. En lui tout est inscrit, mais ce sont les voiles et les ténèbres qui l’empêchent de lire en lui cette science». En écho, un maître soufi contemporain, le cheikh Ahmad al-‘Alâwî (m. 1934), met en garde l’individu de se méprendre sur sa réalité vraie : « Tu crois que tu n’es rien de plus qu’un corps minuscule, alors qu’en toi se trouve le Macrocosme avec une majuscule25 ». Selon cette approche, l’homme, quintessence de cet univers qui défit toute limite, sera toujours plus que ce que toute science pourra en déduire. De ce constat, les soufis ont tiré une science subtile de l’intériorité (‘ilm al bâtin) qui balise une quête vers le dedans de l’être où siège l’homme inconnu. Une méthode qui s’apparente à une odyssée circulaire où, parti de lui-même, l’itinérant, après avoir traversé tous les états et découvert toutes les facettes de son être, physique et métaphysique, fait retour à lui-même après avoir acquis une connaissance éprouvée de soi26. Cette connaissance totale est elle-même la condition sine qua non pour connaître Dieu. « Celui qui connaît son âme, connaît son Seigneur » : cette parole du prophète Muhammad prend ici tout son sens.

De l’Adam primordial à Adam et Ève

Notes

27.

Coran 4 : 1.

+ -

28.

Cheikh Khaled Bentounès, avec la collaboration de Bruno et Romana Solt, Le Soufisme cœur de l’islam. Les valeurs universelles de la mystique islamiste, Pocket, 1999, p. 171.

+ -

29.

Ibid., p. 178.

+ -

30.

Morgan Guiraud, art. cit., p. 25.

+ -

31.

Voir Éric Geoffroy, op. cit., p. 50.

+ -

L’Adam primordial est souvent présenté comme le père du genre humain, une qualification qui mérite d’être interrogée. En réalité, l’emprunt de la figure paternelle est biaisé. Bien que cela paraisse incongru, il est plus juste de parler de père-mère du genre humain. À l’image de la première cellule qui se forme après sa fécondation et qui est indifférenciée, l’Adam primordial selon la tradition islamique est androgyne, potentiellement féminin et masculin. Pour poursuivre avec la métaphore génétique, du corps même de cette prime cellule – du côté gauche, précise la tradition – s’extrait une seconde cellule, initiant ainsi un processus de division pour produire la multitude. Selon une logique analogue, pour que le processus de multiplication puisse se réaliser l’Adam primordial a eu besoin d’un alter ego. C’est alors qu’intervient un nouveau stade de ce processus de la création de l’humanité : de l’Adam primordial sont tirés le mâle et la femelle. Deux êtres complémentaires qui prennent les noms d’Adam et Ève (Hawwa) et par qui l’humanité peut se déployer sur Terre : « Ô hommes ! Craignez votre Seigneur qui vous a créés d’une âme unique [nafs wâhida] et a créé de celle-ci sa paire [zawjaha] et a fait naître de ce couple un grand nombre d’hommes et de femmes27 ». À l’instar de certains organes du corps humain qui fonctionnent par paire, c’est par leur complémentarité que le couple humain permet le mouvement de la vie et l’équilibre de l’être. Égaux sur tous les plans de l’être, l’homme et la femme n’en sont pas moins distincts en rapport aux mécanismes qui régissent la nature. Ainsi le cheikh Khaled Bentounès, qui prend la métaphore du fruit et de la fleur, précise que cette dernière se doit de « s’accepter telle qu’elle est et de remplir son rôle en harmonie avec sa fonction originelle : donner le fruit28 ». Le couple homme-femme a donc une mission, un rôle spécifique à jouer dans la société, poursuit le cheikh : « Le plus important pour eux [l’homme et la femme] est la quête d’un retour vers l’unité effective et réelle dans chaque domaine de la vie quotidienne. Elle s’effectue dans le cadre de l’harmonie de l’individu, du couple, du groupe, de la nation et de l’humanité tout entière29 ». Si, sur le plan physique, le but est l’accouplement en vue de donner la vie, sur le plan métaphysique il est de recouvrer l’unité primordiale. Un processus qu’évoque la station debout sur le mont Arafat, point culminant du grand pèlerinage (Hajj) à La Mecque et dont l’étymologie renvoie à la notion de connaissance (ma‘rifa), où Adam et Ève, selon un récit traditionnel, se sont retrouvés après leur chute du paradis30. C’est dans la femme que l’homme peut contempler sa part féminine, et, réciproquement, la femme peut contempler dans l’homme sa part masculine. Ibn Arabî va jusqu’à affirmer que la contemplation dans la femme est plus accomplie en raison de sa proximité avec le principe créateur divin31. L’être accompli en islam peut donc se comprendre comme celui qui est parvenu à réconcilier et à harmoniser ses pôles féminin et masculin. Et de cette intégration, qui est un chemin de vie, dépend l’équilibre de l’individu et sur une autre échelle la paix de l’humanité.

Le dessein divin pour l’humain

Notes

32.

Coran 2 : 30-34.

+ -

33.

Coran 33 : 72.

+ -

34.

Cheikh Khaled Bentounès, L’Homme intérieur à la lumière du Coran, Albin Michel, 2003, p. 89.

+ -

35.

Ibid., p. 88.

+ -

Les spirituels de l’islam se sont appuyés sur une tradition sainte (hadîth qudsî) dans laquelle Dieu, qui parle à la première personne, évoque l’intention première qui a présidé à la naissance du monde manifesté : « J’étais un Trésor caché, J’ai aimé à être connu, alors J’ai créé le monde ». Notons que le couple amour-connaissance, déjà rencontré plus haut, est le fondement de la cosmogonie islamique. Mais qu’en est-il plus précisément de l’être humain ? À quoi le Créateur destine-t-il le nec plus ultra de Sa Création ? Sur le mode métaphorique, dans un « temps » qualifié de « pré-éternité » (azal), le récit coranique apporte les ingrédients d’une méditation-réflexion particulièrement féconde : « Lorsque Ton Seigneur confia aux Anges : “Je vais établir sur la terre un Lieutenant (khalîfa).” Ils dirent : “Vas-Tu y désigner un être qui y mettra le désordre et répandra le sang, quand nous sommes là à Te sanctifier et à Te glorifier ?” – II dit : “En vérité, Je sais ce que vous ne savez pas !” Et Il apprit à Adam tous les noms, puis Il les présenta aux Anges et dit : “Informez-Moi des noms de ceux-là, si vous êtes véridiques !” Ils dirent : “Gloire à Toi ! Nous n’avons de savoir que ce que Tu nous as appris. Certes c’est Toi l’Omniscient, le Sage.” II dit : “Ô Adam, informe-les de ces noms.” Puis quand celui-ci les eut informés de ces noms, Dieu dit : “Ne vous ai-Je pas dit que Je connais les mystères des cieux et de la terre, et que Je sais ce que vous divulguez et ce que vous cachez ?32 » Que Dieu lui-même convoque le plérôme suprême pour témoigner de l’élection d’Adam est en soi très significatif sur la centralité de l’être adamique dans les hiérarchies métaphysiques et cosmiques. Parmi d’innombrables créatures, c’est donc lui qui est investi du titre de « lieu-tenant » (locum tenens) sur Terre, dans le sens de représentant-substitut. À ce titre, il se voit enseigner l’intégralité des « Noms », ce que la Tradition nomme le « Dépôt » (amâna). Une charge qu’avaient refusée les cieux, la terre et les montagnes « tant ils éprouvaient de la crainte33 », affirme ailleurs le Coran. Mais que sont ces « Noms excellents » (al-asmâ al-husnâ) ? D’après la tradition, ils sont autant d’accès vers les réalités supérieures et inférieures, et contiennent, précise le cheikh Khaled Bentounès, « la création entière avec ses contradictions et ses complémentarités […]. Chaque nom est la clef d’une connaissance, d’une science. Dieu a ainsi appris à Adam la Connaissance qui concerne toute la création34 ». Les anges, dont la nature est lumineuse et obéissante, ont eu un premier mouvement d’étonnement, voire de défiance, envers le décret divin. Puis, après s’être vu enseignés ce qu’ils ignoraient, ils se prosternèrent devant cet être d’exception et en devinrent les serviteurs. Quel sens revêtent cette prosternation et cette servitude ? La tradition islamique présente les anges (malâ’ika) comme de puissantes entités de lumière qui évoluent dans le monde imaginal (‘âlam al-malakût) et dont la fonction ontologique est de donner forme aux décrets divins dans le monde manifesté (‘âlam al-mulk). À travers les anges qui se prosternent devant l’Adam primordial, c’est « toute la création [qui] se prosterne devant lui : la vache offrant le lait et la viande, la mer en donnant le poisson, l’air en fournissant l’oxygène35 ». En lui confiant ce « Dépôt », c’est-à-dire une responsabilité spéciale, Dieu a placé Sa confiance dans l’être adamique. En retour, celui-ci doit se montrer à la hauteur de sa fonction de lieu-tenant sur Terre, c’est-à-dire de garant-gestionnaire des équilibres dans le monde phénoménal. Une immense responsabilité, qui fonde l’humanisme de l’islam, qui va être mise à l’épreuve dans le temps historique initié par l’exil sur terre du couple humain primordial.

La chute du paradis, point zéro de l’histoire de l’humanité

Notes

36.

Coran 2 : 34-37.

+ -

37.

À propos de la Chute, lire le récit flamboyant qu’en fait le cheikh Bentounès dans L’Homme intérieur à la lumière du Coran, op. cit., p. 94-95.

+ -

38.

Cheikh Khaled Bentounès, L’Homme intérieur…, op. cit., p. 97.

+ -

39.

‘Ata Allâh al-Iskandarî, De l’abandon de la volonté propre, Alif Éditions, 1997, p. 70.

+ -

40.

Voir notamment Abd el-Kader, Le Livre des haltes, Dervy, 2008, haltes nos 225 et 230.

+ -

41.

Cheikh Khaled Bentounès, L’Homme intérieur…, op. cit., p. 91.

+ -

42.

Dans l’un des hadîth rapportés par al-Bayhaqi, le Prophète, au retour d’une expédition militaire, déclare : « nous sommes revenus du “petit jihâd” pour aller vers le plus “grand jihâd”. » Les compagnons demandèrent : « Quel est ce “grand jihâd” ? » et le Prophète répondit : « La lutte contre les passions. » une autre version dit : « Celui du cœur. »

+ -

43.

Coran 20 : 115.

+ -

44.

Coran 20 : 3.

+ -

45.

Coran 33 : 41.

+ -

46.

Coran 3 : 191.

+ -

47.

Muhammad Iqbal, Reconstruire la pensée religieuse de l’islam, Éditions du rocher, 1996, p. 81-82.

+ -

48.

Jawdat Said développe l’essentiel de sa pensée non violente dans un essai paru en 1964 en langues arabe et anglaise The Doctrine of the First Son of Adam or The Problem of Violence in The Islamic Action. Voir également son site jawdatsaid.net.

+ -

49.

Coran 5 : 28.

+ -

50.

Coran 3 : 191.

+ -

51.

Coran 89 : 30.

+ -

Jusqu’à ce point du récit coranique, la gestation de l’être adamique se déroule en dehors de l’espace-temps. Sa naissance au monde, son glissement, pour reprendre le terme arabe, de la méta-histoire à l’histoire coïncide avec l’entrée en scène de la figure d’Iblis/Satan : « Et lorsque Nous demandâmes aux anges de se prosterner devant Adam, ils se prosternèrent à l’exception d’Iblis qui refusa, s’enfla d’orgueil et fut parmi les infidèles. Et Nous dîmes : “Ô Adam ! Habite le paradis toi et ton épouse, et nourrissez-vous-en de partout à votre guise ; Mais n’approchez pas de l’arbre que voici, sinon vous seriez du nombre des injustes.” Peu de temps après, Satan les fit glisser de là et les fit sortir du lieu où ils étaient. Et Nous dîmes : “Descendez [du paradis] ; ennemis les uns des autres. Et pour vous il y aura une demeure sur la terre, et un usufruit pour un temps.” Puis Adam reçut de son Seigneur des paroles, et Allah agréa son repentir car c’est Lui certes, l’Accueillant au repentir, le Miséricordieux36 ». C’est parce qu’il a surestimé sa propre nature et méprisé celle du lieu-tenant de Dieu qu’Iblis a refusé de se prosterner. Cet orgueil, cause de toute démesure, lui coûte sa place au sein du plérôme suprême. Dans sa chute, il entraîne avec lui Adam et Ève dont la naïveté les a poussés à goûter le « fruit défendu », symbole de l’éternité et de l’omniscience. Cette transgression initiale enclenche un processus vertigineux de dévoilement de leur potentialité qui leur était jusque-là inconnue. Le libre arbitre, la capacité à désobéir, le doute, mais aussi la vulnérabilité, la peur, la souffrance, se présentent à leur conscience élargie37. Et c’est précisément Satan (Shaytân) qui a été dans ce processus le révélateur-activateur de ce versant ténébreux de l’être adamique. Notons au passage que, dans ce récit, Dieu a pardonné la faute d’Adam et Ève. L’islam ne retient donc pas la notion biblique de « péché originel » dont aurait à expier chaque être humain. Chaque nouveau-né vient ainsi au monde dans un état de pureté et d’innocence absolue (fitra). Une page blanche, en quelque sorte, qui est remplie au fur et à mesure de son parcours terrestre par les parents, l’éducation, le contexte dans lequel il évolue, ses actes, etc. De la vie intra-utérine à la vie en société, tout individu reproduit les stades traversés par l’être adamique, comme l’écrit le cheikh Bentounès : « Le drame d’Adam et Ève se rejoue à travers nous et se reproduit, malgré nous, à travers nos enfants. L’histoire de la tentation et de la chute se répète tous les jours38 ». Quant à la chute elle-même, elle est considérée par les spirituels de l’islam comme un mal nécessaire, une épreuve salvatrice, voire même un moyen d’élévation39. L’être adamique se voit dès lors confronté à de nouvelles réalités jusque-là inconnues de lui. Il devient tel un isthme (barzakh), un « espace » intermédiaire entre des réalités opposées : esprit-matière, lumière-ombre, bien-mal… Chaque catégorie entre en « compétition » avec l’autre, car chaque attribut n’existe que par un attribut opposé. Leur interaction génère le mouvement de la vie car, selon les spirituels de l’islam, l’équilibre n’engendre rien40. Le cheikh Bentounès va même plus loin, après avoir rappelé que le rôle de Satan fait partie intégrante du projet divin : « S’il n’y avait pas d’erreur et d’égarement, il ne pourrait y avoir de direction et de salut, et l’humanité n’existerait pas. Le mal participe à l’équilibre de la création41 ». De la non-manifestation, l’être adamique glisse dans la manifestation et investit le temps et l’espace. C’est le début de l’histoire humaine. La tragi-comédie de la condition humaine peut alors commencer.

Dans le dessein divin, la chute trouve son sens en ce qu’elle appelle à une ascension à rebours, comme l’exprime cette belle métaphore de Jalâl ad-Dîn Rûmî : « Dès l’instant où tu vins dans le monde de l’existence, une échelle fut placée devant toi pour te permettre de t’enfuir». Mais pour qu’il puisse réintégrer le paradis perdu, l’homme doit s’arracher à l’emprise de Satan qui loge dans son intériorité. Étymologiquement, le terme arabe Shaytân évoque celui qui « divise », qui « sépare », autrement dit celui qui déroute, qui dilue l’homme dans la multiplicité des aspects de la réalité phénoménale, l’éloignant d’autant de l’Unité originelle. Il est aussi celui qui inspire le mal et qui tire l’âme humaine vers ses instincts bestiaux sources de tous les vices et de toutes les cruautés. Pour y faire face, les soufis ont développé au cours des siècles une pédagogie du « combat spirituel » (jihâd akbar42) contre les errances de l’âme, volontiers rebelle et instigatrice du mal. Une discipline de chaque instant qui fait de celui qui la met en application un « héros spirituel » (fatâ). Dans cette pédagogie intégrale, l’accent est mis sur l’oubli de Dieu, générateur de l’orgueil qui est la défaillance majeure imputée à l’homme43. Qui dit oubli dit rappel, et le Coran lui-même se présente comme le « Rappel » par excellence44. Au cœur de la praxis soufie figure donc le rappel à Dieu : « Vous les croyants, cherchez à vous souvenir de Dieu par toutes sortes de rappels45 » ou encore « Ceux qui invoquent Dieu, debout, assis et allongés sur le côté et méditent à propos de la création des cieux et de la terre46 ». En cultivant le souvenir de Dieu (dhikr Allâh), l’homme restaure sa dimension spirituelle et, ce faisant, actualise sa présence à Dieu. Se placer sous le regard de Dieu, c’est-à-dire être dans le champ de la conscience divine, c’est ce à quoi invite cette parole du Prophète lorsqu’il dit : « Si toi tu ne Le vois pas [Dieu] certes Lui te voit. » Cet état de conscience élargi est considéré comme un puissant ressort du « bel-agir » (ihsân), car il induit une vigilance et une responsabilité accrues envers soi, les autres et son environnement. En donnant ainsi une orientation (qibla) aux pensées et aux gestes, cette pédagogie du souvenir vise à préserver l’homme de son versant ténébreux mais aussi à sacraliser le temps en faisant de celui qui se « souvient » le « fils de l’instant » (Ibn waqtihi).

Si l’histoire humaine est traversée de tragédies, Satan jouant à plein son rôle, les humanistes de l’islam ont de tout temps rappelé que le mal n’a pas, au contraire de la Miséricorde, de caractère absolu. Le mal, sous toutes les formes qu’il peut prendre, sur le plan individuel ou collectif, est voué à l’échec en raison même de la promesse coranique, comme le rappelle Muhammad Iqbal (m. 1938) : « L’enseignement du Coran, qui croit à la possibilité d’une amélioration dans la conduite de l’homme […] est animé par l’espoir de la victoire de l’homme sur le mal47 ». Pour le penseur syrien et apôtre de la non- violence Jawdat Said (né en 1931), l’homme est appelé à refuser la violence quel qu’en soit le prix à payer48. La pulsion de vie doit l’emporter sur la pulsion de mort, comme l’enseigne le refus d’Abel d’opposer la violence à celle de son frère Caïn49. En outre, le Coran rappelle en maints passages que Dieu n’a pas créé le monde « en vain50 » ce qui invalide toute philosophie de l’absurde et du nihilisme. L’histoire a donc un sens et l’homme est doté d’un libre arbitre qui induit une éthique de la responsabilité et de la mesure. Étape après étape, par un effort soutenu, l’individu parvient à neutraliser le mal qui lui est inhérent, prouvant ainsi que l’humanité de l’homme est plus forte que sa bestialité. L’âme ainsi apaisée peut au bout du processus réintégrer sa source divine51. Ce défi de la réconciliation avec soi-même s’adresse à chaque individu. Il s’adresse également à l’humanité entière qui est appelée à retrouver le chemin de son unité vers la souche adamique commune.

L’unité foncière de l’humanité

Notes

52.

Coran 5 : 32.

+ -

53.

Coran 49 : 13.

+ -

54.

Coran 5 : 48.

+ -

55.

Cité par Michel Chodkiewicz, in Le Sceau des Prophétie et sainteté dans la doctrine d’Ibn Arabî, Gallimard, 1986, p. 204.

+ -

56.

Coran 10 : 47.

+ -

57.

Éric Geoffroy, op. cit., p. 40, et Muhammad Hamidullah, Le Prophète de l’islam. Sa vie, son œuvre, Club français du livre, 1959, p. 124-129.

+ -

58.

Salah Stétié, Mahomet, Albin Michel, 2001, p. 135.

+ -

59.

L’exemple le plus emblématique est celle du sultan moghol Akbar (r. 1556-1605).

+ -

60.

Cité par Éric Geoffroy, op. cit., p. 44-45.

+ -

61.

Abd el-Kader, Écrits spirituels, Seuil, 1982, p. 133-134.

+ -

62.

Cité in Ahmed Bouyerdene, Abd el-Kader. L’harmonie des contraires, Paris, Seuil, 2008, p. 216.

+ -

C’est parce qu’il est le premier chaînon de l’humanité, la première cellule, selon la métaphore génétique déjà usitée, qu’Adam contient en potentialité toute sa descendance. À sept reprises, le Coran emploie l’expression « fils d’Adam » (banû Adam) pour désigner le genre humain. Une manière de signifier que la condition d’être humain est déterminée par la filiation à l’Adam primordial. Par le legs biologique et spirituel, chaque être humain représente ainsi l’humanité entière. Et c’est sur la base de cette potentialité que la vie d’un être humain est jugée précieuse, un biais par lequel peut être compris ce passage coranique : « Celui qui sauve un seul homme est considéré comme s’il avait sauvé tous les hommes52 ».

Un récit rapporté par plusieurs traditionnistes et théologiens évoque la création d’Adam à partir d’une poignée de terre prélevée sur toute la surface terrestre pour donner naissance à « des hommes blancs, rouges, noirs de peau et d’autres de couleurs médianes entre celles-ci ». Cette diversité n’est cependant pas exclusivement « raciale ». Par extension, elle renvoie à la pluralité des langues, des coutumes, des cultures et des cultes. D’emblée, ce récit, recoupé par d’autres, s’est traduit dans l’imaginaire islamique par une disposition favorable à la diversité des types humains et de leurs tempéraments. Loin d’être une malédiction la dissemblance est au contraire posée comme une miséricorde divine et que le Coran affirme en éclairant sa finalité : « Ô hommes ! Nous vous avons crées d’un mâle et d’une femelle, et nous avons fait de vous des nations et des tribus, pour que vous vous connaissiez mutuellement53 ». La pluralité des sociétés humaines a donc pour objectif de susciter une dynamique de l’interconnaissance. Un autre verset, abondement commenté par les humanistes, forme à lui seul le ferment d’une éthique de la pluralité et de l’altérité en islam : « À chacun de vous Nous avons accordé une loi et une voie. Si Dieu l’avait voulu, Il aurait fait de vous une seule communauté, mais il a voulu vous éprouver par le don qu’Il vous a fait. Chercher à vous surpasser les uns les autres dans les œuvres de bien. Votre retour à tous se fera vers Dieu ; Il vous éclairera, alors, au sujet de vos différends54 ». Et, en vertu de ces principes, la discrimination religieuse et identitaire n’a pas sa place dans l’islam. Ibn Arabî justifie cette pluralité parce que, écrit-il, « tout être est unique et unique aussi est son rapport avec Dieu55 ». Pour expliquer le caractère tolérant du corpus coranique envers les autres traditions, les historiens avancent l’hypothèse de son statut de dernier apparu dans le cycle d’apparition des grandes traditions religieuses. Il faut ajouter à ce constat objectif que l’islam ne s’est nullement présenté comme un substitut aux traditions antérieures, mais comme une récapitulation et une synthèse qui clôt le cycle de la Révélation. Muhammad, lui, est considéré comme le « sceau des prophètes » (khâtim al-anbiyâ) succédant, selon une tradition, à 124.000 prophètes, tandis qu’un verset précise que « chaque communauté a reçu un envoyé56 ».

Si, à travers les siècles et les sociétés, les contextes socio-politiques n’y ont pas toujours été favorables, la pluralité et la tolérance religieuses n’en sont pas moins intrinsèques à l’islam. La première communauté constituée (Umma) à Médine sur la base juridique d’une charte (Sahîfa) découle de cette éthique du pluralisme57. C’est ce qu’affirme Salah Stétié dans sa biographie du Prophète lorsqu’il écrit que cette Constitution « englobe Arabes et Juifs, autochtones et émigrés, clans et familles. Elle déclare expressément que ces éléments hétérogènes, opposés jusque-là, doivent se fondre dans un tout devant former une communauté unique58 ». L’expérience médinoise initie une réflexion, à la fois politique et religieuse, sur la place assignée à l’autre et la considération qui lui est due dans le cadre d’une société régie par l’islam. Au cours de l’histoire, dans des contextes et des aires géographiques très divers, on assiste à l’éclosion d’une riche culture de l’interconnaissance. Une dynamique qui s’explique par la diversité des terreaux culturels et religieux rencontrés par l’islam au cours de son expansion. De Cordoue à Delhi, en passant par Bagdad, l’islam a dû se mesurer à des cultes et à des cultures très hétéroclites. Dans ce contexte, les penseurs de l’islam vont produire des textes audacieux sur le sens de l’altérité. Une dynamique qui a connu des dérives syncrétiques qui par ses confusions doctrinales l’excluait de l’orthodoxie islamique59. Lucide face aux relativismes en matière religieuse, les spirituels musulmans ont critiqué les idées syncrétiques en ce qu’elles contredisent jusqu’à le nier le principe de diversité-pluralité voulu par Dieu. Tout en favorisant une dynamique de l’interconnaissance, ils n’ont eu de cesse de conformer leur démarche à la Loi religieuse (sharî‘a) et aux sources scripturaires de l’islam. Une rigueur doctrinale qui n’a pas empêché l’aspiration à l’universel, qui prend parfois des accents étonnants. L’Andalou Ibn Arabî, pour qui « Dieu est trop vaste et trop immense pour être enfermé dans un credo à l’exclusion des autres », insiste sur la nécessité de reconnaître les autres cultes, qu’il compare à autant de « lumières60 ». Dans un autre style, mais avec le même génie pédagogique, l’Iranien Rûmî ne dit pas autre chose : « La vérité est un miroir tombé de la main de Dieu et qui s’est brisé. Chacun en ramasse un fragment et dit que toute la vérité s’y trouve ». Derrière ces allusions se trouve la question de la « religion primordiale » (al-dîn al-qayyim), qui renvoie au mystère de la religion professée par Adam. Plus près de nous, citons le célèbre émir Abd el-Kader (m. 1883), homme politique à l’origine de la création de l’État algérien, et mystique exégète de l’œuvre d’Ibn Arabî. En dépit d’une existence particulièrement agitée qui aurait pu le faire sombrer dans le ressentiment et le rejet de l’autre, il témoigna dans son action et dans ses écrits de sa conviction en l’unité foncière du genre humain. Dans sa vision universaliste, il inclut non seulement tous les peuples – y compris ceux qu’il a eus à combattre –, mais également toutes les traditions religieuses et philosophiques – y compris les agnostiques et les athées61. Dans une démonstration riche en symboles à l’adresse d’une assemblée d’humanistes français, il conclut que l’homme doit « considérer l’âme de ses semblables et la sienne comme venant d’une même origine, qu’il n’y a pas de différence entre (elles) si ce n’est par les vêtements et les apparences62 ». Une vision qu’il fonde sur une parole du Prophète, dont il avait fait son modèle politique et métaphysique, qui disait que « la Création entière est la “famille” de Dieu » (al-khalq ‘iyâl Allâh). Et in fine, c’est parce que le Créateur est Un que l’humanité est une.

L’« homme parfait » (insân kâmil)

Notes

63.

Sur la genèse de la notion de l’« Homme parfait » (insân kâmil), voir Claude Addas, article « Homme », in Mohammad Ali Amir-Moezzi (dir.), op. cit., p. 399-400.

+ -

64.

Michel Chodkiewicz, Un océan sans Ibn Arabî, le Livre et la Loi, Paris, Seuil, 1992, p. 125.

+ -

65.

Ibid., p. 150, et Claude Addas, art. cit., p. 399.

+ -

66.

’Abd al-Karîm al-Jîlî, De l’homme universel, Dervy-Livres, 1986, p. 28.

+ -

L’idée d’un être humain accompli parfaitement en phase avec son origine divine a existé dès les premières générations de penseurs et de spirituels de l’islam. Si cette notion a pu prendre des définitions et des noms divers (insân fâdil, insân kullî), c’est l’école d’Ibn Arabî qui a imposé le qualificatif d’« Homme parfait » (insân kâmil), qui renvoie aux notions de perfection, d’accomplissement et d’universalité63. Parce qu’il est le nec plus ultra dans l’ordre de la création, l’Homme parfait est posé par la Tradition comme un horizon sublime pour l’humanité. Quintessence de l’humanité, cet être adamique singulier sert aux humanistes musulmans de boussole, pour ne pas dire de qibla, dans leur méditation et leur action sur le devenir de l’humanité. Mais qui est-il au juste ? Notion particulièrement complexe, ce sont les spirituels de l’islam qui en fournissent le support doctrinal le plus dense.

Tantôt comparé au prophète Muhammad comme parangon de toute perfection, tantôt à l’Adam primordial, tantôt encore au Coran révélé, cet être exceptionnel enjoint en lui l’intégralité des réalités supérieures et inférieures64. À la fois archétype de l’humain et horizon sublime de l’humanité, l’Homme parfait, est situé à l’interstice des deux réalités, physique et métaphysique : un isthme (barzakh) qui sert de jonction et de continuité entre l’humain et le divin. Il est, selon Ibn Arabî, le « manteau de Dieu » en ce qu’il est, par sa forme intérieure, à l’image de Dieu et, par son extérieur, à l’image du monde sensible, ce à quoi fait allusion le hadîth qudsi suivant : « Mon ciel et Ma terre ne Me contiennent pas, mais le cœur de Mon serviteur Me contient65 ». Bien qu’il ait reçu l’intégralité des Noms divins et le pouvoir qui s’y rattache, il ne prétend à aucune souveraineté divine et n’a pas de volonté égotique d’appropriation des secrets divins (asrâr). Il ne rivalise donc pas avec Dieu mais au contraire il en est le parfait Serviteur (‘Abd). Il intervient dans l’histoire humaine comme une preuve évidente de Dieu sur terre et la réalisation de la promesse divine pour l’humanité66. Il est celui qui endosse à la perfection la fonction de lieu-tenant de Dieu sur Terre et devient de ce fait le coopérateur de Dieu.

La tradition spirituelle de l’islam rappelle que chaque être humain est appelé à réaliser cette dimension qu’il porte en puissance. Elle rappelle aussi que chaque époque ne manque pas d’au moins un Homme parfait, qui peut, est-il nécessaire de le préciser, être une femme. Il est également porteur de l’espérance dans la perfectibilité de l’humanité souffrante. Il est le garant de l’ordre divin face au désordre humain. La notion d’« Homme parfait » a poussé les humanistes de l’islam à penser l’homme comme un être universel au-delà de toute limite religieuse et culturelle.

La miséricorde, matrice universelle et source de l’éthique islamique

Notes

67.

Sur la richesse des sens possibles autour de la notion de miséricorde (ar-rahma) dans l’islam, en particulier celle issue de l’école akbarienne, nous renvoyons à l’article de Pablo Beneito, « On the Names al-Rahmân al- Rahîm, and other terms with the lexical root r-h-m, in the Work of Ibn ‘Arabî ».

+ -

68.

Coran 55 : 1-2.

+ -

69.

Coran 6 : 54.

+ -

70.

Michel Chodkiewicz, Le Sceau des saints, op. cit., p. 195.

+ -

71.

Coran 39 : 53.

+ -

72.

Voir à ce sujet Ibn Arabî, op. cit., p.297-298.

+ -

73.

Coran 9 : 128.

+ -

74.

Coran 33 : 21.

+ -

75.

Coran 27 : 18.

+ -

76.

Coran 16 : 68.

+ -

77.

Ibn Arabî, op. cit., p. 188-189. Dans son étude poétique sur les insectes, l’historien Jules Michelet, reconnaissant avoir évolué dans le regard qu’il portait sur la nature et à propos des insectes, écrivait : « Nous crûmes étudier des choses, et nous trouvâmes des âmes » (Jules Michelet, op. cit., Paris, Hachette, 1863).

+ -

78.

Coran 33 : 72.

+ -

79.

Riccold de Monte Croce, Pérégrination en Terre sainte et au Proche-Orient, Honoré Champion, 1997, p. 163

+ -

80.

Marie d’Aire (éd.), Abd el-Kader. Quelques documents nouveaux lus et approuvés par l’Officier en mission auprès de l’Émir, Imprimerie Yvert & Tellier, 1900, p. 215.

+ -

81.

Coran 25 : 63.

+ -

82.

Coran 42 : 40.

+ -

83.

Coran 41 : 34.

+ -

Influx créateur, la miséricorde (ar-rahma) est aussi la source principale de l’éthique islamique. Au sens étymologique, rhm désigne tout à la fois les entrailles, l’utérus et la matrice. Dans son sens premier, le terme rahma renvoie donc au ventre de la mère et à ce qu’il évoque en termes nourriciers, de chaleur, de sécurité et de tendresse. Sur un plan macrocosmique, la rahma est la matrice créatrice, à la fois lieu et substance créatrice duquel jaillit le mouvement de la vie. Ibn Arabî explique que la parole créatrice primordiale Kûn (« Sois ! »), le Fiat lux de la Genèse, et qui délivre l’« effusion sanctissime » (al-fayd al-aqdas) d’où naissent tous les possibles, émane du Souffle/Expire du Très Miséricordieux (nafas ar-rahman)67.

Le principe de miséricorde dans ces deux acceptions sémantiques constitue l’essence même de la révélation coranique. C’est par Son Nom de miséricorde que Dieu a enseigné le Coran68, un Nom qu’il s’est prescrit à Lui-Même indique un autre verset69. Une primauté de la miséricorde qui concerne l’intégralité des niveaux de l’être, et ce jusqu’à figurer sur le trône divin : « Ma Miséricorde l’emporte sur Ma Colère ». Selon Ibn Arabî, ce hadîth qui affirme la précellence de la miséricorde universelle (al-rahma al-‘âmma) implique l’impossibilité de l’éternité des châtiments infernaux70. Sur les 99 noms de Dieu traditionnels, plusieurs font référence à la mansuétude, parmi lesquels « Le Très Miséricordieux » (ar-Rahman) et « Le Tout Miséricordieux » (ar-Rahîm), également traduit par « Le Matricien » et « Le Matriciel », qui figurent en première position. Ce sont ces deux noms qui introduisent chaque sourate du Coran par la formule consacrée (basmala) : « Au Nom de Dieu, Le Très Miséricordieux, Le Tout Miséricordieux », et que le locuteur musulman doit prononcer afin d’être guidé dans sa lecture- méditation de la Parole divine.

En tant que principe métaphysique et modèle humain, Muhammad incarne dans sa plénitude la miséricorde qui est la nature même de sa mission, selon le verset 107 de la vingt et unième sourate : « Nous ne t’avons envoyé que comme une Miséricorde pour les mondes ». La tradition soufie a fait du Prophète la « Source de la Miséricorde » (‘ayn ar-rahma). Réceptacle de la parole de Dieu, Muhammad est en quelque sorte une matrice fécondée- révélée par la rencontre avec l’Ange. Sur un plan symbolique, la Vierge Marie et Muhammad, qui sont ici une seule et même réalité matricielle universelle (rahiman), ont donné naissance au Verbe de Dieu. Autrement dit, Jésus, Verbe de Dieu, a procédé de Marie, comme le Coran a procédé de Muhammad.

Universelle dans sa portée car elle embrasse toute chose, la miséricorde se veut également inépuisable. Il ne saurait ainsi être donné une limite à sa profusion, ainsi que l’évoque ce hadîth : « Dieu a fait que la Miséricorde soit formée de cent parties dont Il garda quatre-vingt-dix-neuf par-devers Lui, et envoya une seule partie sur la terre. C’est par elle que les êtres humains montrent de la bienveillance et la miséricorde les uns envers les autres ». Un autre hadîth qudsî laisse même entendre que rien ne saurait être imperméable à la miséricorde divine : « Ô fils d’Adam, tant que tu m’invoqueras en mettant ton espérance en Moi je te pardonnerais tout ton mal […] si tes péchés atteignent la voûte céleste et que tu Me demandes pardon, je te pardonnerais. Si tu viens à Moi après avoir rempli la terre de tes fautes, mais sans M’avoir renié en rien, Je viendrais à toi et remplirais la terre de Pardon ». Le Coran semble même mettre en garde les fidèles qui, sous le poids de leurs fautes, en viendraient à désespérer de la mansuétude de Dieu71. Si Dieu, par Ses Noms de Majesté et de Rigueur se montre sous un jour inaccessible voire terrifiant, par ses Noms de Miséricorde Il se fait plus proche, voire même « maternant72 ».

La miséricorde a façonné l’éthique islamique du vivant même du Prophète. S’imprégner et imprégner ses pensées, ses paroles et ses actes, telle est la vocation du fidèle musulman guidé en cela par le Coran et le modèle prophétique. Chaque geste, aussi minime soit-il, se doit d’être précédé de la basmala. A priori simplissime, cette intentionnalité implique en réalité un rapport à soi et au monde extrêmement exigeant. Car comment, en effet, celui qui parlerait et agirait « au nom » de la miséricorde pourrait-il nuire à sa propre personne ou à son prochain ? En devenant l’instrument de la miséricorde divine et en se plaçant sous le regard de Dieu, le fidèle devient celui dont on ne craint, selon le hadîth, « ni la langue, ni la main ».

Source de quiétude intérieure, la miséricorde est également une recommandation pour la paix sociale. Le Prophète, « plein de bonté et de miséricorde73 », est posé par le Coran comme un « modèle excellent74 ».

C’est sur l’attitude du Prophète que les fidèles ont à travers les siècles calqué leurs propres attitudes. Et ce sont les plus fragiles de la communauté – les pauvres, les orphelins, les enfants… – qui font l’objet d’une sollicitude particulière, comme le rappelle ce hadîth : « Nourris l’affamé, visite le malade et libère le captif ». Une recommandation qui s’étend également aux animaux. Citons cet exemple où le Prophète réprouve avec force celui qui « frappe ou marque un animal au fer sur la face » ou encore cet autre où il se soucie d’un oiseau tourmenté par l’absence de ses petits. Faut-il rappeler que nombre de sourates parmi les plus longues du Coran portent le nom d’animaux ou d’insectes ? Dans le récit coranique, les animaux sont cités tantôt comme des modèles de sagesse, tantôt comme des paraboles spirituelles. Alors que certains sont doués de la parole75, d’autres sont même l’objet d’une révélation76. Pour Ibn Arabî, tous les êtres vivants issus de tous les règnes, y compris le minéral, participent à la louange de leur Créateur et, de ce fait, sont « doués d’intelligence » (hayy nâtiq)77. Par ailleurs, le Coran présente les éléments naturels – terre, montagnes, ciel, astres… – comme des interlocuteurs de Dieu78. Et parce que tout ce qui « respire » procède de l’Attribut divin, « le Vivant » (al-Hayy), l’islam intègre l’écosystème et, plus généralement, le cosmos dans son éthique. De cette attitude éthique élargie à la nature, retenons le témoignage tiré de la chronique médiévale du dominicain Riccold de Monte Croce (m. 1320), qui observe qu’en Irak, par esprit de clémence, les oiseaux encagés sont rachetés pour être aussitôt libérés. Les volatiles sont aussi l’objet d’une aumône de pain journalière, et notre témoin de rapporter que ses hôtes musulmans « font aussi des testaments pour des chiens à nourrir, et, dans les villes où il y a beaucoup de chiens, […] nous avons trouvé qu’[il y a] des procurateurs qui cherchent les testaments en faveur des chiens79 ». Quant à l’attitude miséricordieuse que se témoignent les musulmans entre eux, le même chroniqueur européen soupire qu’elle soit si peu présente parmi ses propres coreligionnaires : « Que pourraient-ils donc dire pour leur excuse, les chrétiens qui chaque jour disent “pardonne-nous nos offenses comme nous pardonnons aussi’, etc.”, quand les Sarrasins les surpassent à ce point dans le pardon des offenses ? » À l’époque moderne, l’émir Abd el-Kader s’étonnait des louanges qu’on lui avait adressées pour son attitude en faveur des chrétiens damascènes menacés par les émeutes de l’été 1860. Il n’a agi, écrit-il, qu’en conformité avec le principe de miséricorde, et d’ajouter : « J’ai de la considération pour tous les hommes, de quelque croyance et de quelque religion qu’ils soient. Je vais même jusqu’à protéger les animaux, et je ne cherche à faire du mal à qui que ce soit, mais je désire au contraire leur faire du bien80 ». À ce témoignage peut s’appliquer l’adage qui veut que celui qui se laisse pétrir par une vertu, en l’occurrence la miséricorde, celle-ci l’habite au point qu’elle devient une seconde nature et il en devient alors le digne serviteur (‘Abd-ar-rahman). Un état d’être que synthétise ainsi le Coran : « Les serviteurs du Miséricordieux sont ceux qui marchent humblement sur la terre et qui répondent avec douceur aux ignorants qui les interpellent81 ».

En accordant le primat au principe de mansuétude sur celui de la justice, l’islam a relégué au second plan la loi du talion. Et le récit coranique, dans lequel principes de miséricorde et de rigueur se croisent constamment, met en avant la force que recèle le pardon : « La punition d’un mal est un mal identique ; mais celui qui pardonne et qui s’amende trouvera sa récompense auprès de Dieu. Dieu n’aime pas les injustes82 », ou encore « Rends le bien pour le mal et tu verras ton adversaire se changer en protecteur et en ami83 ». Cette pédagogie fondée sur le pardon se veut, d’une part, une manière de soulager la condition humaine – l’homme étant par nature oublieux (nassiy) – et, d’autre part, une volonté de distinguer les actes de l’être. Autrement dit, si les actes sont condamnables par la loi des hommes par souci de préserver la paix sociale, l’être, lui, échappe à la damnation en raison de sa pureté originelle (fitra).

Réformisme et modernisme islamique

Notes

84.

Éric Geoffroy, op. cit., p. 103-104.

+ -

85.

Ibid., p. 71-72.

+ -

86.

Mohammed Arkoun, op. cit., p. 20.

+ -

87.

Sur cette question, voir le chapitre « Les contradictions du réformisme musulman », in Éric Geoffroy, op. cit., p. 74 et sq.

+ -

88.

Ibid.

+ -

Dans la seconde moitié du XIXe siècle, une dynamique réformiste s’est amorcée dans le contexte effervescent des grandes réformes (Tanzimat) de l’Empire ottoman. Le processus de démantèlement du vieil empire, sous la double pression des politiques hégémoniques européennes et des premières revendications nationalistes, a influé sur le contenu et les orientations de ces mouvements réformistes religieux (islâh) et intellectuels (nahda). Autrefois cantonné aux seuls champs juridiques et législatifs, à partir de cette époque l’effort interprétatif (ijtihâd) s’est étendu à toutes les activités humaines84. Ce mouvement a eu ses figures de proue : l’Afghan Jamal al-Din al-Afghani (m. 1897), l’Égyptien Mohammed Abduh (m. 1905) ou encore l’Indien Sayyid Ahmad Khan (m. 1898). Dans leurs rencontres avec les valeurs européennes, ces réformistes, pétris de principes philosophiques et spirituels, se sont inscrits dans une dynamique de fécondations réciproques85. Lucides face à la léthargie de la masse musulmane et du poids des habitus archaïques (taqlîd), ils en appelaient à une redynamisation de la «raison», seule capable, selon eux, d’impulser un mouvement vers la modernité. Mais dans leur volonté de s’extraire des entraves anciennes et de s’imprégner de l’esprit des modernes, ces réformistes ont, sans le rejeter formellement, négligé le versant spirituel de l’islam. Une tendance qui ne cessera de s’accroître dans la génération suivante de réformistes.

Les réformistes de la première moitié du XXe siècle – on peut citer le cas emblématique du Syro-Égyptien Rachid Rida (m. 1935) – ont rompu avec l’héritage soufi au profit d’une vision dogmatique de l’islam teintée de nationalisme. Un schéma directeur est alors adopté par toute une génération de réformistes qui mobilise non pas une pensée islamique libératrice et créatrice, mais « un islam politique d’essence idéologique pour “islamiser” la modernité86 ». Ainsi le rapport à l’Europe est marqué par une logique d’attraction-répulsion où se mêle un processus psychologique de fascination mêlée de ressentiment. Ce mouvement réformiste n’est cependant pas homogène. Alors qu’une tendance ne retient de la modernité européenne que le seul progrès techno-scientifique, rejetant les principes humanistes qui l’accompagnent, une autre tendance, par un réflexe mimétique, a en quelque sorte troqué la « lumière muhammadienne » des soufis contre les Lumières des philosophes, convaincue que le primat de la raison est la clef de voûte de la suprématie européenne87. Obnubilés par le phénomène colonial et le choc narcissique qui en a résulté, marqués par les idéologies nationalistes, coupés de la substance spirituelle profonde de l’islam, ces réformistes ont échoué à faire dialoguer l’invariable et le changeant, le religieux et le politique, allant jusqu’à créer un mélange des genres qui va aller en s’aggravant. Selon Éric Geoffroy, l’erreur majeure de ces réformistes a été d’oublier que le principe même de la réforme s’adresse d’abord et avant tout à « l’être profond de l’individu avant de concerner son action dans la société88 ». Et cet oubli de la précellence de l’être sur le paraître, du spirituel sur le temporel, a dénaturé l’attitude humaniste en ce que celle-ci n’est plus mue par une aspiration intérieure mais par un diktat normatif dont les modalités – politiques, sociales, etc. – ont le plus souvent été exogènes à l’éthique muhammadienne.

L’islamisme comme un antihumanisme ?

Notes

89.

Sur ce ce sujet, voir notamment l’essai de Hamadi Redissi, Le Pacte du Nadjd. Ou comment l’islam sectaire est devenu l’islam, Seuil, 2007.

+ -

90.

Muhammad Khalafallah, cité in Éric Geoffroy, op. cit., p. 59.

+ -

91.

Entretien avec le cheikh Bentounès dans le journal El Watan, 27 octobre 2014.

+ -

92.

Mohammed Arkoun, op. cit., p. 22.

+ -

93.

Éric Geoffroy, op. cit., p. 59.

+ -

94.

Abdelwahab Meddeb, La Maladie de l’islam, Seuil, 2002.

+ -

95.

Voir Idriss J. Aberkane, « Le clash des civilisations n’existe pas », Lepoint.fr, 3 octobre 2014.

+ -

Même si dans leur traitement de l’islam et des musulmans les médias occidentaux ne sont pas exempts de tout reproche dans la dérive caricaturale de l’islam, il est indéniable que la responsabilité incombe d’abord aux sociétés musulmanes. L’islam a en effet été pris en otage par un courant littéraliste et radical qui prend ses racines dans la péninsule arabique et dans l’Égypte du premier tiers du XXe siècle, dans le contexte du démantèlement de l’Empire ottoman. La suppression par la république kémaliste du sultanat puis du califat dans les années 1920 a marqué une rupture majeure qui coïncide avec le développement d’une articulation politique de l’islam. Le développement de l’idéologie des Frères musulmans et la propagation du fondamentalisme wahhabite, avec l’appui des puissances anglo-saxonnes, ont fini par infuser dans les sociétés islamiques un islam politisé et puritain, fermé à toute dimension spirituelle89.

Aujourd’hui, le terme islamisme s’est imposé dans les médias pour désigner un islam radical et une idéologie de combat. Une créature hybride qui mêle religion et politique, dont les discours et les actions sont le produit d’une « perception déficiente du message coranique90 ». Les formes de cet islam littéraliste sont multiples et ne sauraient être placées dans un même ensemble. Toutefois, du « djihadiste » belliqueux à l’adepte bigot de ce qui pourrait être qualifié d’un islamic way of life, il y a un même esprit identitaire ou sectaire, selon le degré de repli sur soi et de rejet du modèle occidental, exacerbé par une mondialisation débridée. À cela s’ajoute une absence de profondeur dans la réception du message muhammadien, réduit le plus souvent à une casuistique terne et à un « catalogue de prescriptions91 ». Pour Mohammed Arkoun, il ne fait pas de doute que ces dérives fondamentalistes, qui excluent tout esprit critique, sont « explicitement anti-humanistes92 ».

Pour Éric Geoffroy, il est même question de « nihilisme » en raison de la rupture opérée avec le caractère sacré de la vie par les branches les plus radicales de ces mouvements. Mais cet auteur souligne cependant qu’aussi grave soit-il, ce phénomène extrémiste a un caractère passager et qu’il ne saurait concerner la «matière islamique fondamentale93 ».

Ces expressions rétrogrades et mortifères d’un islam dénaturé et instrumentalisé n’en sont pas moins directement responsables d’une aversion – le terme d’islamophobie s’est depuis généralisé – envers l’islam et les musulmans. On ne répétera jamais assez que les musulmans sont les premières victimes de l’islamisme. Victimes dans leur chair, d’abord, en ce qu’ils paient le plus lourd tribut en termes de morts et de blessés. Victimes, ensuite, de l’étiolement d’une culture religieuse réduite à sa dimension la plus utilitariste, délivrée par des chaînes satellitaires le plus souvent d’obédience wahhabite. Enfin, victimes également en ce que le « nihilisme » islamiste a causé un grave phénomène de rejet, parfois violent, de l’islam et de ses valeurs par des musulmans, parmi lesquels figure une majorité de femmes et de jeunes.

Et c’est souvent dans ce vivier d’ex-musulmans que les médias, mais aussi quelques instances occidentales, puisent des témoins présentés comme « éclairés » pour dénoncer les dérives de l’islamisme qui tournent vite à une condamnation de nature islamophobe. Une confusion qui entretient le flou sur les causes profondes de cette « maladie de l’islam94 » qui ne peut être dissociée du contexte de crises multiformes qui secouent le monde musulman depuis un siècle et de l’instrumentalisation géopolitique de la religion95. Et cette absence de discernement et de profondeur dans l’analyse tend à infuser dans l’opinion publique l’idée que l’islam est par essence violent et qu’il est hermétique aux principes humanistes. Pourtant, aux racines mêmes de la réforme (islâh et nahda confondus), l’Algérien Abd el-Kader a posé les jalons d’un humanisme spirituel en phase avec son époque et dont se réclame un grand nombre d’humanistes musulmans ou non musulmans contemporains.

Loi muhammadienne et droits de l’humanité

Notes

96.

Voir par exemple la halte no 364 in Éric Geoffroy, op. cit., Seuil, 2009, p. 139-140.

+ -

97.

Lettre à son ami Charles eynard, cité in Ahmed Bouyerdene, op. cit., p. 158.

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98.

Mohammed Arkoun, op. cit., p. 94.

+ -

99.

Marcel-André Boisard, L’Humanisme de l’Islam, Albin michel, 1979.

+ -

100.

En 1857, Henri Dunant rédigea un essai sur la société musulmane, Notice sur la régence de Tunis, paru en 1858, pour lequel il reçut le Nichan Iftikhar du bey de Tunis.

+ -

101.

Lettre datée du mois de muharram 1279 (juillet 1862), in Archives historiques de l’archevêché d’Alger.

+ -

102.

W.S. Blunt, Secret History of the English Occupation of Egypt, 1922, p. 88, cité in Jacques Berque, L’Intérieur du Maghreb, Gallimard, 1978, note p. 519.

+ -

103.

Réda Benkirane, communication pour les Actes du colloque international « L’émir Abdelkader et le droit humanitaire international », CICR-Fondation Émir Abdelkader, Alger, 28-30 mai 2013.

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Au milieu du XIXe siècle, Abd el-Kader a préfiguré une approche équilibrée entre principes anciens et modernité. Politique et mystique, sa pensée et son action puisent dans une vision globale, et même parfois inspirée des événements de son siècle96. Lucide face à l’impermanence des choses, il ne perd jamais de vue que l’histoire est une scène où se joue un dialogue permanent entre volonté divine et destin de l’humanité. Enraciné dans sa tradition et ouvert aux mutations de son époque, l’émir a su à la fois se préserver d’une fascination béate devant les prodiges des technosciences et éviter de condamner une Europe qui avait, selon ses termes, oublié le « chemin du Ciel97 ». C’est donc en héritier de la tradition spirituelle de l’islam, adepte de la « voie du juste milieu », de l’entre-deux ou, selon l’expression soufie, d’« isthme » (barzakh) entre deux réalités, qu’Abd el-Kader a su dépasser le caractère transitoire et fluctuant de l’histoire pour se centrer sur le dessein de Dieu pour l’humanité. Sa capacité à nourrir la pensée et l’action par la spiritualité, à accueillir la modernité sans perdre son ancrage dans la tradition, fait de l’émir algérien un humaniste spirituel emblématique. Et si son modèle n’a pas été suivi, ce qui interpella Mohammed Arkoun98, il n’en demeure pas moins qu’il a tracé les jalons d’un humanisme en phase avec son époque.

Au début des années 1840, plus de vingt ans avant la signature de la première convention de Genève fondatrice du Comité international de la Croix-Rouge (CICR), Abd el-Kader institua une charte du traitement des prisonniers inspirée du droit musulman en temps de guerre, principes rappelés par l’étude de Marcel A. Boisard99. Un fait connu par Henri Dunant (m. 1910) qui vécut plusieurs années en Algérie et qui était bon connaisseur de l’éthique islamique 100. Alors qu’il est célébré de Paris à Londres, d’Istanbul à Washington, pour avoir durant l’été 1860 sauvé de la mort plusieurs centaines de chrétiens damascènes au péril de sa vie, Abd el-Kader justifia en ces termes à l’adresse d’un évêque français les fondements de son attitude : « C’était un devoir de ma part, par fidélité à la Loi muhammadienne [sharî‘a muhammadiyya] et en vertu des droits de l’humanité [huqûq al-insâniyya]. Car toutes les créatures sont la famille de Dieu et les plus aimés de Dieu sont ceux qui sont les plus utiles à sa famille101 ». En quelques mots, celui qui a été pressenti pour succéder au Calife102, proposé pour un prix Nobel de la paix à titre posthume ou encore un « modèle humaniste pour le XXIe siècle103 », a synthétisé ce qui peut constituer le socle commun d’une attitude humaniste qui accorde préceptes muhammadiens et droits de l’homme.

À l’époque contemporaine, les exemples ne manquent pas de ces femmes et de ces hommes, de culture musulmane, qui se réclament de près ou de loin de l’éthique muhammadienne et qui, souvent au péril de leur vie, luttent pour que soient restaurés les grands principes humanistes.

De quelques exemples d’actions humanistes en contexte musulman

Notes

104.

« Malala Yousafzai: “Our books and our pens are the most powerful weapons” », theguardian.com, 12 juillet 2013.  Cette citation a été traduite de l’anglais par la Fondation pour l’innovation.

+ -

105.

Sur le site nobelprize.org. Cette citation a été traduite de l’anglais par la Fondation pour l’innovation politique.

+ -
+ -

107.

« Paving the Way out of Poverty », time.com, 13 octobre 2006.

+ -

108.

« Profile: Shirin Ebadi », bbc.co.uk, 27 novembre 2009. Cette citation a été traduite de l’anglais par la Fondation pour l’innovation politique.

+ -

109.

Sur le site khan-academy.fr.

+ -

110.

Sur le site djanatualarif.net.

+ -

111.

Sur le site sekem.com. Cette citation a été traduite de l’anglais par la Fondation pour l’innovation politique.

+ -

112.

Sur le site akdn.org.

+ -

113.

Sur le site edhi.org. Cette citation a été traduite de l’anglais par la Fondation pour l’innovation politique.

+ -

114.

Aldo Lévy, Finance islamique. Opérations financières autorisées et prohibées. Vers une finance humaniste, Gualino Lextenso éditions, 2012.

+ -

115.

Joseph E. Stiglitz, Un autre monde. Contre le fanatisme du marché, Le Livre de poche, 2008.

+ -

116.

Sur le site who.int.

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117.

Zahra Ali, Féminismes islamiques, La Fabrique, 2012, p. 18.

+ -

118.

Une série d’émissions a été diffusée sur le « féminisme islamique » sur France Culture.

+ -

119.

Voir notamment l’importante association malaisienne Sisters in Islam.

+ -

120.

Voir notamment les essais de Zahra Ali, op. cit., et de Asma Lamrabet, Le Coran et les femmes. Une lecture de libération, Tawhid, 2007.

+ -

122.

À cette occasion, un appel fut lancé par l’onG AIsA pour la signature d’une pétition pour l’organisation d’une « Journée mondiale du vivre ensemble » qui sera soumis à l’ONU (cette pétition peut être signée en ligne sur l’adresse suivante : jmve.ch).

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123.

Mohammed Arkoun, op. cit., p. 71.

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Selon les volontés définies dans le testament de son fondateur Alfred Nobel (m. 1896), le prix Nobel de la paix récompense « la personnalité ou la communauté ayant le plus ou le mieux contribué au rapprochement des peuples, à la suppression ou à la réduction des armées permanentes, à la réunion et à la propagation des progrès pour la paix ». Faut-il rappeler que, sur ces vingt dernières années, ce prix prestigieux a été décerné à six reprises à des personnalités de confession musulmane ? Le dernier en date, en 2014, a été attribué à la plus jeune lauréate de l’histoire du Nobel (elle est née en 1997), la Pakistanaise Malala Yousafzai pour sa lutte « contre l’oppression des enfants et des jeunes et pour le droit à l’éducation de tous les enfants ». Devant l’Assemblée générale des Nations unies, elle avait débuté son discours par la basmala et rappelé qu’elle se fondait dans son action sur « la compassion que j’ai apprise de Mohammed » et, dans sa volonté decontrer la récupération de l’islam par les talibans qui ont attenté à sa vie, disait que « les terroristes utilisent à mauvais escient le nom de l’islam pour leurs intérêts personnels. […] L’islam est une religion de paix, d’humanité et de fraternité104 ».

Moins médiatisée, la militante yéménite Tawakkol Karman (née en 1979) n’en a pas moins été aussi active que sa cadette pakistanaise. Après avoir créé en 2005 « Femmes journalistes sans chaînes », mouvement qui défend la liberté d’expression et qui lui a valu plusieurs arrestations, en 2011 elle obtient le prix Nobel de la paix avec deux colauréats pour « leur lutte non violente pour la sécurité des femmes et leurs droits à une participation entière dans la construction de la paix ». L’action de la jeune femme a été peu médiatisée en Europe. Est-ce dû au voile (hijab) qu’elle porte à toutes les occasions ou son appartenance à un parti politique religieux (Al-Islah) ? Pourtant, son combat n’a rien à envier au féminisme occidental, ce qu’illustre avec éloquence sa déclaration à l’ONU le 10 décembre 2011 : « Au nom de Dieu, le Clément, le Miséricordieux […] la solution aux problèmes qui concernent les femmes peut seulement émerger dans une société libre et démocratique, où l’énergie humaine est libérée, autant celle des femmes que celle des hommes. Notre civilisation est l’humanité et n’est pas seulement celle des hommes ou des femmes105 ».

En 2006, le comité d’Oslo a décerné son prix au Bangladais Muhammad Yunus (né en 1940) et à son institution de microcrédit Gramen Bank. Qualifié de « banquier des pauvres », Yunus, qui fonde son éthique sur une économie solidaire, a rappelé à maintes occasions que « le fanatisme est directement issu de l’extrême pauvreté106 », et à l’adresse des musulmans qui ont critiqué son action de solidarité tournée vers les femmes il avait eu cette réponse : « Nous leur avons dit que dans l’histoire islamique les femmes étaient des guerrières et des négociantes – regardez la première femme du Prophète!107 »

L’Iranienne Shirin Ebadi (née en 1947) est très probablement la plus ancienne et la plus active des féministes musulmanes de ces quarante dernières années. Juge, avocate et professeur à l’université de Téhéran, l’action d’Ebadi est d’autant plus audacieuse et vecteur de changement qu’elle s’exerce à partir de son pays. Militante des droits de l’homme, elle est l’auteure de plusieurs initiatives axées sur les droits des femmes et des enfants. Plusieurs fois menacée et condamnée, elle a été emprisonnée à plusieurs reprises. En 2003, elle est devenue la première musulmane a recevoir le prix Nobel. Tout en dénonçant la culture patriarcale retrograde de son pays, elle affirme que l’islam n’est pas incompatible avec les valeurs des Droits de l’homme et déclarait en 2006 : « Au cours des vingt-trois dernières années, du jour où j’ai été démis de ma fonction de juge aux années de bataille devant les cours révolutionnaires de Téhéran, je n’avais de cesse de répéter : une interprétation de l’islam en harmonie avec l’égalité et la démocratie est l’authentique expression de la foi108 ».

Mais ces figures emblématisées par un prix officiel ne doivent cependant pas masquer les nombreux acteurs, moins politisés et le plus souvent anonymes, issus de la société civile qui œuvrent pour une société plus équitable et un monde meilleur. À défaut d’études viables et chiffrées, il est impossible de brosser un tableau même général sur les actions à caractère humaniste dans le monde musulman. Nous nous limiterons ici à évoquer quelques exemples qui illustrent une dynamique de fond qui, même si elle ne se revendique pas expressément de l’islam, n’en est pas moins teintée de ses valeurs.

Citons tout d’abord le cas tragique d’un enfant esclave, le Pakistanais Iqbal Masih Khan, assassiné en 1995, à l’âge de 12 ans, très probablement par une mafia locale en raison de son engagement dans la lutte contre l’exploitation des enfants dans son pays. En l’an 2000, il reçoit à titre posthume le World’s Children’s Prize for the Rights of the Child. Son homonyme Salman Amin Khan (né en 1976) a eu plus de chance grâce à l’émigration de ses parents originaires du sous-continent indien pour les États-Unis. Diplômé du MIT et d’Harvard, il a fondé la Khan Academy, un organisme à but non lucratif qui a pour mission de donner accès à l’enseignement gratuit pour tous à travers le monde. Aujourd’hui, il fournit plus de 5.000 vidéos en ligne et revendique plus de 10 millions d’utilisateurs par mois109. L’éducation et la transmission sont aussi au cœur de la mission de la Fondation Djanatu al Arif, basée en Algérie. Elle s’est donné de nombreux objectifs dont l’axe principal tourne autour du développement durable avec le souci d’équilibrer spiritualité et action en valorisant « le patrimoine matériel et immatériel de l’humanité [et] de construire l’homme dans sa dignité, par la beauté et avec sagesse110 ». Créé en 1977 par l’Égyptien Ibrahim Abouleish, le projet Sekem a pour vision « un développement durable pour un avenir où chaque être humain peut déployer son potentiel individuel ; où l’humanité vit ensemble dans des structures sociales reflétant la dignité humaine ; et où toute activité économique est menée dans le respect avec des principes écologiques et éthiques111 ».

D’autres projets mériteraient un plus long développement, comme celui de l’Aga Khan Development Network dirigé par le prince Agha Khan. Cette fondation œuvre pour « concrétiser, à travers l’activité institutionnelle, la vision éthique de la société inspirée par le message de l’islam112 ». Ou encore, sur un plan plus local, l’Edhi Foudation qui se définit comme une fondation inspirée des principes humanistes en vue de « servir l’humanité sans discrimination113 ». Elle a été fondée par le philanthrope pakistanais Abdul Sattar Edhi (né en 1928) qui œuvre dans de nombreux domaines et anime des centres d’hébergement pour les sans-abri ou encore apporte une aide médicale, notamment aux handicapés mentaux. Ici auraient également leur place les initiatives qui tendent à rationaliser le système bancaire, par ce que l’on nomme la « finance islamique » que des analystes considèrent comme une « finance humaniste114 » pour contrecarrer le « fanatisme du marché115 », ou encore les associations qui luttent contre l’alcoolisme et dont une étude récente de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) a mis en évidence le faible impact de cette maladie dans les pays musulmans116.

Avec les questions de santé, d’éducation, de liberté d’expression et d’environnement, la place de la femme est sans aucun doute le défi majeur des sociétés musulmanes contemporaines. Le féminisme est une réalité islamique et remonte dans sa forme moderne à la fin du XIXe siècle117. La recrudescence au sein des sociétés musulmanes d’initiatives féministes et islamiques tend à rompre bien des clichés118. À travers le monde musulman, il existe de nombreux réseaux d’activistes et d’associations qui œuvrent pour la promotion de l’égalité hommes-femmes119. En occupant le terrain de la vie associative, politique ou scientifique, les femmes se réapproprient l’espace public tout en se libérant de la tutelle masculine. Ces initiatives tendent à rappeler que, depuis la première génération de musulmans, la femme a joué un rôle majeur dans l’édification de la société et de la civilisation musulmane. Un processus de réappropriation qui passe également par une relecture des textes fondateurs de l’islam et d’une (ré)écriture de l’histoire. Une tendance prometteuse si on en juge les nombreuses publications parues ces dernières années120.

Un avenir conjugué au féminin de l’être vecteur d’un mieux vivre ensemble, c’est ce en quoi croient les organisateurs du « Congrès international féminin pour une culture de paix – Parole aux femmes », qui s’est tenu en Algérie en octobre 2014. Organisé par l’ONG Association internationale soufie Alawiyya (AISA), cet ambitieux projet s’est donné les moyens pour « amorcer une réflexion sur l’importance des femmes et du féminin dans la tradition musulmane afin d’engendrer une mutation profonde de nos sociétés où les hommes et les femmes devraient être égaux et responsables. Il tentera de mettre en lumière la fonction déterminante du féminin dans l’établissement d’une culture de Paix qui favorisera le “mieux vivre ensemble”, essentiels pour notre humanité121 ». Pour le président d’honneur et mentor de cet événement, le cheikh Khaled Bentounès, il est urgent que les femmes prennent le leadership pour changer notre monde en conflit car, déclare-t-il, « provoquer des changements durables doit passer par l’éducation et c’est l’une des raisons pour lesquelles les femmes ont un rôle si important à jouer dans l’établissement d’une culture de paix. Ce sont elles qui transmettent les valeurs d’égalité, de compassion, de coopération, et elles doivent intervenir dans le débat d’idée dès maintenant pour construire les fondements de la culture de paix122 ». Une affirmation qu’il fonde sur l’enseignement du Prophète qui, à propos du rôle des femmes dans la construction de l’avenir, avait déclaré : « Le paradis se trouve sous les pieds des mères ».

Évoquer le féminin, la femme, la mère, nous ramène à la matrice (mater), à la miséricorde (rahma) dont il a déjà été question plus haut. Principe créateur et unifiant, c’est très probablement à son aune que pourrait être redéfini l’humanisme spirituel de l’islam. Une redéfinition d’autant plus urgente que la perspective d’une matrice artificielle qui engendrerait un nouvel « homme » est débattue très sérieusement dans certains milieux scientifiques. Mais de quel « homme » s’agit-il et dans quel environnement évoluera-t-il ? Mohammed Arkoun posait ainsi l’attitude humaniste : « [Elle] consiste à s’interroger sans cesse sur ce que l’homme fait de l’homme et de la nature, ce qu’il entreprend pour eux, ou s’ingénie à leur infliger123 ». La préservation de la nature et l’intégrité de l’homme seront sans aucun doute les questions majeures auxquelles seront confrontés les humanistes spirituels du XXIe siècle.

Les principaux enjeux de l’humanisme spirituel au XXIe siècle

Notes

124.

Audrey Garric, « La Terre a perdu la moitié de ses populations d’espèces sauvages en 40 ans », Le Monde, 30 septembre 2014.

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125.

Sur le site wwf.fr.

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127.

Pour une histoire du courant transhumaniste, lire l’article de Nick Bostrom, « A history of transhumanist thought », Journal of Evolution and Technology, vol. 14, no 1, avril 2005.

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128.

Mary Shelley, Frankenstein (The Modern Prometheus), 1818. Pour une lecture critique de ce courant, voir Laurent Alexandre, La Mort de la mort, JC Lattès, 2011, et écouter également l’émission que lui a consacré France Culture.

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129.

Voir sur ce thème le documentaire sur le transhumanisme TechnoCalyps (2007), de Frank Theys.

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130.

Henri de Lubac, Le Drame de l’humanisme athée, Cerf, 1998 ; Pierre-André Taguieff, La Bioéthique ou le juste milieu. Une quête de sens à l’âge du nihilisme technicien, Fayard, 2007.

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131.

Abd el-Kader, Le Livre des haltes, op. cit., halte no 248.

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« La planète est malade124 », tel est le constat désabusé du dernier Rapport Planète Vivante 2014 de WWF International125. La menace sur la biodiversité est sans précédent, tout comme la surconsommation en ressources naturelles qui atteint une Terre et demie par an. Jamais la fameuse sentence d’Antoine de Saint-Exupéry n’a jamais été autant d’actualité : « Nous n’héritons pas de la Terre de nos parents, nous l’empruntons à nos enfants ». Face à cette gabegie généralisée et pour inverser la pente vers le chaos annoncé, des solutions existent, qui tournent pour l’essentiel autour de la gestion écoresponsable et de l’utilisation équitable des ressources naturelles. L’humanisme spirituel de l’islam a ici un rôle majeur à jouer en réactualisant l’un de ses fondements : la fonction de lieu-tenant (khalîfa) imparti à l’homme par Dieu. Dans cette perspective, certains penseurs musulmans militent pour une écologie postmoderne dans laquelle s’articuleraient harmonieusement économie, justice et spiritualité126. Ceci passe par le développement d’une éthique de la responsabilité qui englobe l’ensemble de l’écosystème, et d’une éducation axée sur la sacralité du vivant. Il s’agit en somme de promouvoir une vision holistique de la nature qui mettrait l’accent sur l’interaction entre les différents éléments qui la composent : porter atteinte à une partie revient à perturber l’harmonie de l’ensemble. Mais un tel projet implique une évolution majeure de la conscience qu’a l’humanité d’elle-même et de la nature. L’homme est-il en capacité de passer de son statut d’Homo à celui d’humain (humanitas), condition sine qua non pour assumer sa fonction de lieu-tenance divine ? Une interrogation qui appelle une réponse urgente à l’heure où c’est l’identité même de l’homme qui est menacée par les avancées considérables des technosciences et de leur pouvoir de transmutation du vivant.

L’humanisme des renaissants avait été confronté à l’humanité des Indiens d’Amérique, l’humanisme des Lumières à l’humanité de l’esclave africain ; l’humanisme du XXIe siècle risque quant à lui d’être confronté à une interrogation toute aussi aberrante sur l’humanité de l’humanoïde. Une telle question n’est plus l’apanage de la seule science-fiction ; elle porte même un nom, le transhumanisme127. Par la sophistication atteinte de nos jours par les technosciences, de la génomique à la nanotechnologie en passant par les sciences de l’information dont le progrès est exponentiel, le mythe prométhéen n’a jamais été aussi près de s’incarner dans l’histoire humaine. Après s’être emparé, à l’insu de Zeus, du feu sacré de l’Olympe, principe de connaissance divine, Prométhée le divulgua aux hommes, dès lors capables de rivaliser avec les dieux. Par le pouvoir que lui confère la biotechnologie, l’humanité n’est-elle pas en passe de transmuter le vivant ? Frankenstein, la créature de Marie Shelley – dont l’ouvrage, rappelons-le, avait pour sous-titre Le Prométhée moderne128 –, corps bricolé dépourvu d’âme et muet inspiré de la tradition juive du Golem, ne risque-t-elle pas dans un avenir pas si lointain de s’éveiller dans un laboratoire high-tech ? L’homme est-il en mesure de s’empêcher d’aller au bout de son insatiable curiosité et d’éviter les « dérives prévisibles pour l’humanité de ses propres fantasmes démiurgiques129? » Exercera-t-il avec discernement et en toute conscience son libre arbitre ou bien, comme dans le récit biblique du « fruit défendu », agira-t-il sous l’emprise d’une pulsion incontrôlable franchissant ainsi la ligne rouge de la démesure, l’hubris des Grecs considéré par eux comme la faute fondamentale qui appelle le châtiment suprême ? Sacrifié sur l’autel d’un rationalisme sûr de lui, le principe d’une dimension spirituelle de l’humain ne mérite-t-il pas d’être de nouveau interrogé ? Ces questions, recoupées par certaines critiques contemporaines adressées à l’humanisme athée130, mettent en évidence la nécessité de refonder un humanisme spirituel authentique qui entre en résonance avec les enjeux de notre postmodernité. Dans une méditation inspirée, l’émir Abd el-Kader mettait en garde contre l’avènement d’un « homme » qui, bien que doté de capacités hors normes et capable de prodiges, n’en sera pas moins « imparfait physiquement et spirituellement131 » (nâqis hissan wa ma‘nan). Une créature douée d’intelligence mais dénuée de conscience divine que la tradition eschatologique de l’islam qualifie d’« Imposteur » (Dajjâl). Et de rappeler qu’il n’y a pas d’horizon plus sublime pour l’humanité que celui de l’Homme parfait (insân kâmil) qui peut, dans ce contexte se traduire par « Homme intégral », qui à l’instar de l’archétype adamique est constitué d’une double substance, physique et métaphysique, et dont l’interaction avec ses semblables et son environnement est pure harmonie. Et de cet idéal humain Abd el-Kader a été un témoin privilégié en son siècle. Peu de temps avant sa mort, dans une lettre à son ami Ferdinand de Lesseps, il écrivait ces quelques lignes qui synthétisent sa conception de l’humanisme et sa foi dans l’humanité de l’Homme : « Les Hommes sont donc la famille de Dieu, et le Seigneur aime de préférence ceux qui concourent à faire du bien à Sa famille. [Le] Créateur, et toutes les créatures, depuis les plus hautes jusqu’aux plus humbles, sont consacrés au bien et au service du genre humain132 ».

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