Good COP21, Bad COP21 (1) : le Kant européen et le Machiavel chinois
Introduction
Une prise de conscience qui gagne à présent le grand public
Le climato-scepticisme balayé par les inondations
L’ère anthropocène
Un processus onusien qui s’essouffle
Pas de plan b et un plan a bien en deçà des objectifs fixés
Un succès américain nourri de réglementation environnementale et de gaz de schiste
Une chine avant tout souveraine qui «s’engage» pour moins que sa contribution probable
Des programmes d’atténuation « appropriés » aux objectifs de développement nationaux
Kant ou Machiavel : deux visions de la gouvernance internationale
L’europe pionnière d’une « paix climatique universelle » ?
Une société civile mise au pas dans bien des pays émergents
Des instruments onusiens qui résistent mal à l’épreuve du temps
Une responsabilité qui est « différenciée » au point de ne plus être vraiment « commune ».
Les fausses évidences de la « dette climatique » européenne et occidentale
Climat et justice environnementale
Résumé
La Conférence climatique de Paris s’appuiera sur une prise de conscience largement partagée des risques climatiques. Toutefois, le processus de négociation onusien donne des signes patents d’épuisement et il s’en faudra de beaucoup que l’objectif d’une limitation à 2°C du réchauffement climatique puisse être tenu. Ce blocage des négociations renvoie tout d’abord à une conception des efforts nationaux qui se focalise à l’excès sur les renouvelables et sur une approche territoriale ignorant les effets des marchés globaux. L’Europe en vient ainsi à importer le charbon dont les États-Unis ont réussi à réduire le rôle chez eux.
Un second blocage réside dans la divergence des conceptions de la gouvernance environnementale. Extrapolant la démarche kantienne qui lui a réussi en matière de sécurité sur son territoire propre, l’Europe aborde les négociations dans une posture morale qui se retourne contre elle.
Elle n’a pas su tirer les leçons de l’accord auquel une vingtaine de pays très divers – des États-Unis à l’Arabie saoudite, de la Chine à la Russie – sont parvenus en 2013 pour sanctionner l’effort européen vers une approche supranationale des émissions du transport aérien. À l’inverse, la Chine maîtrise parfaitement le jeu complexe des négociations onusiennes. Son rôle éminent au sein de la coalition dite «Groupe des 77+ Chine» lui permet de se présenter comme chef de file d’un ensemble auquel elle n’appartient plus économiquement. Le thème de la «dette climatique» que l’Europe aurait contractée à l’égard du reste du monde par sa révolution industrielle illustre comment une approche de repentance, par ailleurs infondée techniquement, n’a pour effet que de faciliter le jeu d’acteurs machiavéliens.
Albert Bressand,
Senior fellow, Columbia Center for Sustainable International Investment, New York,et Professor of International Strategic Management in Energy, Rijksuniversiteit Groningen.
Introduction
Créé par l’onu en 1988, le GieC (en anglais iPCC, pour intergovernmental Panel on Climate Change) réunit aujourd’hui près de 3.000 scientifiques de 130 pays et de toutes ses rapports remis en 1990, 1995, 2001, 2007 et 2014 présentent une synthèse des travaux conduits de par le monde et donnent une image de plus en plus précise du réchauffement climatique, ainsi que de nombreux scénarios de son évolution possible en fonction des incertitudes techniques et des décisions qui seraient prises.
Sur les risques d’emballement climatique non linéaires, voir le livre de l’un des fondateurs du GieC, John houghton, Global the Complete Briefing, Cambridge university Press, 4e édition, 2009.
Laurence Tubiana, la négociatrice française, peut ainsi déclarer : « Pour l’instant les modèles montrent que les engagements ne permettront pas de limiter la hausse de la température à 2°C. en même temps, des actions immédiates sont possibles pour réduire cet écart de 10 gigatonnes qui demeure » (citée par aline robert, «la CoP21 à 10 gigatonnes de Co2 de son objectif», euractiv.fr, 28 août 2015).
Le dérèglement climatique est en cours, les rapports de la communauté scientifique réunie au sein du Groupe intergouvernemental d’experts sur l’évolution du climat (GIEC)1 sont à cet égard d’une grande clarté. Les gaz à effet de serre (GES) dans l’atmosphère ont atteint la concentration la plus élevée depuis 800.000 ans, la température moyenne à la surface de la planète a augmenté de 0,85°C entre 1880 et 2012, et celle à la surface des océans, mesurée avec précision depuis un demi-siècle seulement, de 0,11°C par décennie depuis 1970. Les modèles indiquent que le réchauffement pourrait atteindre, selon divers scénarios techniques et politiques, de 1,1 à 6,4°C supplémentaires au cours de notre siècle et se poursuivrait bien au-delà en raison de l’inertie des océans et de la persistance des GES. C’est dans ce contexte que la France accueillera le 30 novembre 2015, au Bourget, une conférence d’une importance toute particulière car visant à poser les bases d’un accord contraignant en vue de maintenir le réchauffement en deçà de 2 °C, limite au-delà de laquelle, à en croire les modèles dont on dispose à ce jour, le dérèglement climatique pourrait devenir catastrophique car auto- entretenu, nous laissant désarmés2.
Or le temps disponible est extraordinairement court. D’après les calculs du GIEC, même en tenant compte des politiques climatiques en place ou à l’étude, c’est en 2040, c’est-à-dire dans seulement vingt-cinq ans, que l’humanité aura émis dans l’atmosphère la quantité de GES au-delà de laquelle cette limite de 2°C que dicte la prudence ne pourra être respectée, sauf à imaginer une intervention massive de l’homme dans la géo-ingénierie du climat.
La Conférence de Paris revêt dès lors un aspect paradoxal. D’un côté, la prise de conscience du défi climatique est impressionnante et c’est par centaines de milliards de dollars que l’on investit dans les renouvelables et dans les économies d’énergie. N’en déplaise à une poignée de jusqu’au-boutistes, le temps du climato-scepticisme est bien révolu, que ce soit en Europe, en Chine, dans les pays les moins avancés, en Californie et même dans une part majoritaire de l’opinion publique américaine. Mais, d’un autre côté, le type de négociation dont la Conférence de Paris sera un moment clé a visiblement atteint ses limites. Comme chacun l’admet depuis des mois, l’accord qui s’esquisse sera une collection minimaliste d’actions nationales décidées souverainement3. En outre, le procédé de négociation lui-même, nous tenterons de le montrer dans cette note, confond la nécessaire mobilisation des bonnes volontés au niveau mondial et les interactions bien plus ciblées entre un petit nombre de pays et sur quelques points clés, tels le rôle du charbon ou la capture du carbone, qui seraient de nature à vraiment changer le cours des choses.
Dans une seconde note, nous nous interrogerons sur le caractère exemplaire ou non des politiques européennes et sur les remises en cause plus profondes que porte en lui le demi-succès (ou demi-échec) programmé de la Conférence de Paris.
Une prise de conscience qui gagne à présent le grand public
Le climato-scepticisme balayé par les inondations
Les facteurs d’évolution des températures incluent une variabilité interne de court terme (le phénomène el niño, par exemple), les éruptions volcaniques qui émettent des aérosols et ont tendance à diminuer la tempé- rature, la variation des rayonnements solaires (taches solaires, ), les émissions de Ges naturelles (feux de forêt…) ou anthropiques, et les changements d’albédo résultant tant des nuages que des glaces ou de la de la végétation et de l’urbanisation.
Le Journal de l’année 2002, supplément du Monde 2, no24, décembre 2002, 146.
« the Green summit », the World in 2002, publication annuelle de the economist, 75.
le Bilan du monde, édition 2000, sous la direction de serge Marti, le Monde, décembre 1 voir notam- ment les contributions de serge Marti, « au fait, quel siècle est-il ? », p. 3, et « six milliards de terriens : la crois- sance pour (presque) tous », p. 9, et de Paul virilio, « essai sur la tyrannie du temps réel », p. 186.
Il est de bon ton de blâmer les gouvernements pour leur lenteur à agir face au réchauffement. Notre critique sera bien différente, car portant sur le mode de réaction et sur les politiques suivies plutôt que sur la vitesse de mobilisation qui nous semble, au contraire, assez remarquable.
Malgré les travaux précurseurs de Ptolémée, d’Hérodote et d’autres savants chargés de mesurer la circonférence terrestre sous la Révolution française, l’observation de la Terre en tant que système physique n’a en fait pris son véritable essor que récemment. L’Organisation mondiale de la météorologie (OMM) est l’une des plus anciennes organisations internationales, mais elle n’a pourtant été créée qu’en 1873 et n’a donc pas même encore un siècle et demi d’existence. La première évocation d’un réchauffement possible est due au chimiste suédois Svante Arrhenius, qui calcula en 1896, assez exactement, le réchauffement compris entre 4 et 6°C qu’induirait un doublement de la concentration de CO2 dans l’atmosphère. Mais notre capacité à mesurer la température moyenne de la Terre, avec notamment le réseau de stations marines qu’exige une planète aux deux tiers couverte d’eau, n’a vraiment débuté qu’en 1967. Elle n’est devenue précise qu’en 1979, lorsque les satellites TIROS à sondage infrarouge de la National Oceanic and Atmospheric Administration ont pu mesurer le réchauffement de la troposphère (et le refroidissement concomitant de la stratosphère) pour établir que les facteurs de réchauffement l’emportaient au sein d’une multiplicité de facteurs incluant aussi le cycle de l’eau, les nuages, la végétation qui croît avec le taux de carbone, etc.4 Comme pouvaient le soutenir les climato-sceptiques il y a encore une vingtaine d’années, la manière dont ces facteurs se combinent, et notamment l’effet des trois grands cycles solaires et l’effet refroidissant de nuages plus abondants est trop complexe pour que les calculs du génial Arrhenius permettent à eux seuls de conclure au réchauffement. Il convient de rendre hommage aux experts et diplomates des décennies passées car la Convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques (CCNUCC) fut signée au Sommet de la Terre de Rio en 1992, une décennie suffisant. Deux décennies à peine se sont écoulées depuis le premier Jour de la Terre (Earth Day) d’avril 1970 et la Conférence de Stockholm sur l’environnement de 1972 qui a permis la création du Programme des Nations unies pour l’environnement (PNUE) et du programme Earthwatch de suivi de l’environnement planétaire. Cette célérité est impressionnante dans un monde où, par exemple, en raison d’un différend sur les îles Kouriles, le Japon et la Russie n’ont toujours pas signé entre eux la fin officielle de la Seconde Guerre mondiale et où les États-Unis n’ont pas encore ratifié la Convention sur le droit de la mer de 1973, qui leur est pourtant très favorable. Les ONG qui ont «mis la pression» sur les négociateurs de la CCNUCC méritent aussi reconnaissance et admiration.
Le cadre diplomatique et scientifique onusien dans lequel s’inscrit aujourd’hui la Conférence de Paris était en avance sur l’opinion publique généraliste, y compris dans les pays soucieux d’écologie. Ainsi les mots «climat» et «carbone» ne figurent nulle part dans Le Journal de l’année 2002 que le journal Le Monde a publié dix ans exactement après le Sommet de la Terre de Rio. Les préoccupations environnementales dont se faisaient l’écho ces quelques 170 pages pourtant bien fournies se focalisaient encore sur les problèmes de la malbouffe et de la sécurité alimentaire et la chronologie de l’année 2002 ne mentionnait le Sommet sur le développement durable à Johannesburg, qui faisait écho au Sommet de la Terre de 1992, que pour noter qu’il s’était ouvert le 22 août et avait accueilli 40.000 délégués, tandis que quelques lignes plus haut étaient mentionnées, tout aussi anecdotiquement, «les pluies diluviennes [qui] contraignent les autorités de Prague à évacuer 50.000 habitants» (14 août) et «de gigantesques inondations dans le sud de la province du Hunan en Chine [qui] forcent 600.000 personnes à quitter la région» (22 août). L’expression «dérèglement climatique», qui à présent viendrait sous la plume de tous les journalistes, n’était utilisée nulle part dans ces pages et ces trois événements climatiques de 2002 recevaient la même attention que l’opération… Paris Plages ! Il est vrai que cette dernière avait concerné 2 millions de personnes aspirant à se divertir sur les quais de la Seine et non pas seulement quelques centaines de milliers de personnes déplacées par des éléments déchaînés5…
Ce qui nous apparaît rétrospectivement comme un certain aveuglement sur le danger climatique n’était pas, loin de là, limité au journal Le Monde : dans son bilan annuel The World in 2002, The Economist n’avait lui non plus aucun mot pour le climat, expédiant le sommet de Johannesburg en une douzaine de lignes plutôt méprisantes sur l’inanité d’une réunion
où l’on parle de tout, y compris de la refonte du Protocole de Kyoto que l’hebdomadaire mentionne comme une sorte de curiosité de la globalisation6. Encore à l’automne 2007, l’Ouest américain connaît une vague d’incendies qu’aucun des médias grand public du pays ne relie au réchauffement. Et, plus étonnant, Le Bilan du monde publié par le journal Le Monde à l’aube du nouveau siècle observe que l’année 1999 a vu la naissance du six milliardième humain vivant (soit 1 milliard de plus qu’en 1987 !) et que la population se «stabilisera» aux environ de 9 milliards, mais ne formule pas la moindre question sur les limites planétaires qu’une hausse de 500% de la population depuis le xviiie siècle pourrait rencontrer. Par ailleurs, les termes «climat», «carbone» ou «réchauffement» ne figurent nulle part dans ce bilan prospectif auquel ont collaboré d’éminents experts. Les grands risques que relèvent les médias généralistes autour de l’an 2000 sont ceux du fossé Nord-Sud (en train de se combler, mais on ne le voit pas !…) et l’inévitable «fracture digitale» dont des milliards de téléphones mobiles et smartphone allaient pourtant bien vite réduire l’ampleur. Les grandes idées sur lequel se conclue le bilan prospectif du Monde en 1999 sont la «tyrannie du temps réel», le «déclin de l’État national» et le «renoncement à la durée» que Paul Virilio croit déceler dans les objets digitaux7. Ceci à l’aube d’une décennie qui va voir une partie de la planète s’embraser autour du salafisme, c’est-à-dire du retour à la parole des ancêtres, de la reconstruction partielle de l’appareil étatique de l’ex-URSS, de la montée des souverainismes en tous genres et, nous nous en réjouissons, de la prise en compte par des millions d’individus qui n’ont pas dû lire Virilio du temps long climatique dans leurs décisions prétendument instantanées de consommation ou de production. L’assurance, péremptoire autant qu’élégante, des veilleurs de l’intelligentsia française gagne parfois à ne pas être confrontée au réel…
L’ère anthropocène
Selon le sondage « vivre ensemble le changement climatique » publié en février 2015 et réalisé par le Conseil économique, social et environnemental, accenture et ipsos, 72% des Français interrogés pensent que le changement climatique aura d’ici à dix ans un impact important dans leur vie quotidienne. Ceci dit, cette prise de conscience s’accompagne de doutes sur les chances d’une réussite de la Conférence de Paris et d’une priorité bien plus importante accordée aux problèmes de l’emploi (voir simon roger, « le changement clima- tique, un enjeu encore lointain pour une majorité de Français », lemonde.fr, 19 mars 2015
trip Gabriel et Coral davenport, « hillary Clinton lays out climate change plan », the new York times, 27 juillet 2015
Justin Gillis, « Climate change intensifies California drought, scientists say », the new York times, 20 août 2015
L’albédo mesure l’« effet miroir » de la surface terrestre, c’est-à-dire la fraction, entre 0 et 1, du rayonne- ment solaire qui est réfléchie vers l’espace ; il diminue fortement lorsque des surfaces neigeuses ou glacées font place à des surfaces sombres ou à une mer libre qui vont emmagasiner la
voir « Burning remaining fossil fuel could cause 60-meter sea level rise », carnegiescience.edu, 11 sep- tembre 2015
D’après le liste rouge mondiale des espèces menacées établie par l’union internationale pour la conserva- tion de la nature (iuCn), un amphibien sur trois, un oiseau sur huit et un mammifère sur quatre sont menacés d’extinction. voir aussi « Biodiversité : peut-on encore agir contre la 6e extinction ? », la lettre de l’iddri, no 54, octobre 2014. Pour une description des actions en cours dans le cadre de la Convention sur la biodiversité, voir le rapport Global Biodiversity. outlook 4, préparé pour la conférence de Pyeongchang (Corée du sud) en octobre 2014
Dorothée Laperche, « l’humanité a épuisé les ressources naturelles annuelles depuis jeudi 13 août », actu-environnement.com, 17 août 2015
Pour une liste des scientifiques climato-sceptiques et de leurs principaux arguments, voir « liste de scientifiques sceptiques sur le réchauffement climatique » du 27 novembre 2013. voir aussi Claude allègre, avec dominique de Montvallon, l’imposture climatique ou la fausse écologie, Plon, 2010, ouvrage qui suscita une pétition de protestation signée par 600 climatologues
« the Pentagon says that climate change poses immediate risks to our national security. While we can’t say any single weather event is entirely caused by climate change, we’ve seen stronger storms, deeper droughts, longer wildfire seasons. Charleston and Miami now flood at high tide. […] over the past three decades, na- tionwide asthma rates have more than doubled […]. as one of america’s governors has said, “We’re the first generation to feel the impact of climate change and the last generation that can do something about it”», déclaration du président Barack Obama, 3 août 2015
Par contraste avec cette période pourtant récente, le changement climatique est aujourd’hui une dimension incontournable de toute analyse de l’état du monde. Incendies, inondations et multiplication d’événements extrêmes l’ont fait entrer dans les préoccupations quotidiennes. Le réchauffement ne fait plus de doute pour une large part de l’opinion mondiale, que ce soit en France8, en Chine, en Afrique ou même aux États-Unis où Hilary Clinton y trouve un thème à forte résonance que ses adversaires Républicains ignorent à leurs risques et périls9. Les vagues de chaleur meurtrières sont plus fréquentes ; l’élévation du niveau moyen des eaux – qui a atteint 19 centimètres entre 1901 et 2010 – se traduit par une érosion rapide du littoral désormais visible à des dizaines de millions d’habitants et de vacanciers et la perspective d’une fonte des glaces du Groenland qui provoquerait à terme une hausse catastrophique de 7 mètres n’en paraît que plus effrayante. La sécheresse qui frappe la Californie depuis 2012 est l’occasion de constater que, qu’elle qu’en soit l’origine, une sécheresse survenant dans le climat plus chaud d’aujourd’hui se traduit par un assèchement des sols de 15 à 20% plus rapide qu’autrefois10. Le réchauffement spectaculaire des zones polaires est, lui aussi, bien visible maintenant que l’océan Arctique s’ouvre à la navigation plusieurs mois par an ainsi qu’à l’exploration pétrolière et aux conflits territoriaux. Pour ésotérique que soit le terme d’«albédo terrestre11», beaucoup comprennent que la fonte de ces vastes étendues glacées accélère le réchauffement. La fonte des glaces de l’Antarctique occidental qui a débuté et le risque d’une fonte des glaciers de l’Antarctique oriental se traduiraient par une hausse du niveau des mers de 30 mètres à la fin de notre millénaire, recouvrant pour des siècles des régions côtières où vivent aujourd’hui 1 milliard de personnes12.
Ces changements amènent à parler d’ère anthropocène, celle où l’homme est une source majeure de transformation de la nature que ce soit par le réchauffement, par l’acidification des océans et la montée du niveau des mers, par la destruction des habitats naturels ou par la disparition, à un rythme 100 à 1.000 fois plus rapide que précédemment, de milliers d’espèces vivantes13. Vivre à l’ère anthropocène signifie que des processus humains impriment désormais leur marque sur des processus naturels que l’on croyait immuables. L’ONG Global Footprint Network, avec le World Wildlife Fund (WWF), mesurent chaque année le prélèvement que nous faisons sur les capacités d’autorégénération de la planète. C’est le 13 août 2015, annoncent ces ONG, que l’humanité a produit davantage de carbone que les cycles naturels ne peuvent en recycler pendant l’année en cours – les émissions jusqu’à fin décembre étant recyclées « à crédit » au détriment de la planète. Tout se passe comme si la Terre était en train de rétrécir : en 1992, ce «recyclage à crédit» ne commençait qu’au 21 octobre. Il nous faudrait aujourd’hui, souligne l’organisation, 1,6 planète pour un développement en phase avec les capacités naturelles14.
La controverse scientifique n’est pas close, mais les rangs des climato- sceptiques sont de plus en plus clairsemés15 et la question que posent la plupart d’entre eux – savoir si le réchauffement observé est d’origine humaine ou reflète surtout des phénomènes naturels comme les cycles solaires – est en réalité sans importance : la communauté internationale se mobiliserait si un astéroïde menaçait de frapper la Terre sans que son absence d’origine humaine ne serve un seul instant d’excuse pour le laisser nous exterminer. Le président Obama est au diapason de l’opinion publique américaine, longtemps réticente, lorsqu’il proclame, tout comme le secrétaire général de l’ONU Ban Ki-moon, que nous sommes la première génération qui vit les effets de ce changement et sans doute la dernière qui puisse agir pour en limiter les effets16.
Un processus onusien qui s’essouffle
La Conférence de Paris va donc se tenir à un moment où le sentiment d’urgence climatique, jadis limité à l’Europe et à des cercles écologiques minoritaires, a gagné un terrain considérable. Elle s’inscrit dans un processus de deux décennies, dont l’aboutissement logique aurait dû être le grand accord espéré à Copenhague en 2009 mais qui donne hélas des signes manifestes d’essoufflement.
Pas de plan b et un plan a bien en deçà des objectifs fixés
Les principales CoP ont été la CoP1 de Berlin, en 1995, qui vit la publication du premier rapport du GieC et l’ouverture des négociations conduisant à l’adoption en 1992 de la CCunCC ; la CoP3, en 1997, qui vit l’adoption du Protocole de Kyoto, lequel n’entrera en vigueur qu’en 2005 ; la CoP5 de Marrakech, en 2001, qui en a fixé les règles détaillées (rulebook) et les procédures de suivi et reporting pour assurer la fiabilité des données fournies par les pays sur leurs émissions et transactions de crédits carbone, cela malgré le retrait des états- unis du Protocole ; la CoP13 de Bali, en 2007, qui a établi la feuille de route (Bali roadmap) pour l’après-Kyoto ; la CoP15 de Copenhague, en 2009, qui échoua à adopter un successeur au Protocole de Kyoto ; la CoP17 de durban, en 2011, qui vit la création du Green Climate Fund ; et, enfin, la CoP18 de doha, en 2012, qui permit la prolongation in extremis du Protocole de Kyoto pour une seconde période d’engagement de 2013 à 2020
Le sigle CMP renvoie à l’expression anglaise quelque peu bureaucratique de « Conference of the Parties serving as the Meeting of the Parties to the Kyoto Protocol ».
Message de M. laurent Fabius, ministre des affaires étrangères et du développement international, et futur président de la CoP21/CMP11, sur le site internet de la Conférence de Paris
Voir Xavier diaz, «une équation financière complexe», l’agefi hebdo, 30 avril 2015
Philippe Collet, « Climat : les contributions des états pour la CoP21 », actu-environnement.com, 25 août 2015
Ratifiée par 196 pays, c’est-à-dire pratiquement par la planète entière, la CCNUCC vise, sans autre précision, à «stabiliser les concentrations de gaz à effet de serre dans l’atmosphère à un niveau qui empêche toute perturbation anthropique dangereuse du système climatique». Elle a le grand mérite d’obliger les pays signataires à se réunir tous les ans en Conférence des parties (CP, en anglais Conference of the Parties, COP) pour réfléchir en commun aux actions en cours et débattre de celles à mettre en place17. Au cours de la même réunion, le groupe plus restreint des pays signataires du Protocole de Kyoto de 1997 se retrouve dans le cadre de la CMP18.
C’est la France qui, du 30 novembre au 15 décembre 2015, accueillera la COP21 et la CMP11 (COP21/CMP11, en abrégé COP21 ou Conférence de Paris). Compte tenu du temps nécessaire pour que des mesures adoptées aujourd’hui fassent sentir leurs effets, la Conférence de Paris est présentée comme celle de la dernière chance. «Nous avons peu de temps avant que la possibilité de rester sous les 2°C ne disparaisse», a déclaré Rajendra Kumar Pachauri le 2 novembre 2014 en présentant le cinquième rapport du GIEC qu’il préside. Le futur président de la Conférence, le ministre français des Affaires étrangères Laurent Fabius, peut souligner l’importance des enjeux en des termes qui font l’objet d’un large consensus : «Il n’y a pas de plan B, car il n’y a pas de planète B19.»
La véritable question porte dès lors sur ce plan A. Et c’est là que les choses se compliquent, car il s’agit d’un plan bâti sur un raisonnement économique appliqué à la planète dans son ensemble mais dont la mise en œuvre repose sur un cadre politique Nord-Sud à la fois souverainiste et, à bien des égards, obsolète. Une part essentielle de l’attention à Paris va se concentrer sur les transferts financiers 20 qui seront à la fois considérables, insuffisants pour une résolution universelle du problème et sans grand impact sur les sources principales d’accroissement des émissions. Pour ce qui est de l’objectif central – faire baisser les principales émissions suffisamment pour limiter le réchauffement à 2°C –, la majorité des États se sont mis d’accord pour que la Conférence de Paris se borne à réunir des contributions dont l’appellation, fruit d’intenses négociations, souligne à lui seul le caractère discrétionnaire : «Contributions intentionnelles déterminées au niveau national». Davantage utilisé, le terme anglais est moins courtelinesque mais insiste tout autant sur les souverainetés : «Independently Nationally Determined Contributions- INDCs». Déterminée par chaque pays sans contrainte extérieure, chaque contribution exprime une intention et non pas un engagement21.
C’est la mise en place de cet ensemble d’engagements par pays qui est l’enjeu central de la COP de Paris. Or la façon dont sont construites et mesurées les contributions nationales contredit l’approche systémique qui devrait pourtant s’imposer en matière d’écologie. Tout se passe comme si l’écosystème «Planète» était découpé en tranches dont chacune va être l’objet de politiques nationales conçues comme elles le seraient dans une économie fermée, dans l’ignorance de leurs relations organiques. L’exemple des États-Unis, deuxième émetteur mondial de GES et qui ont réussi à réduire leurs émissions plus vite que l’Europe, mérite que l’on s’y arrête.
Un succès américain nourri de réglementation environnementale et de gaz de schiste
Le prix du gaz américain à henry hub s’établit actuellement à environ 3 dollars par million de British ther- mal unit (Btu) contre une dizaine de dollars pour le gaz russe (indexé avec un décalage dans le temps sur le prix du pétrole). liquéfier le gaz américain et le transporter par méthaniers vers l’europe rajouterait environ 5 dollars à son coût.
À majorité républicaine et fortement influencé par les extrémistes du tea Party, le Congrès s’efforce actuellement de rogner les ailes de l’ePa en réduisant son en outre, le gouvernement fédéral n’exerce que les pouvoirs qui lui sont explicitement transférés par les 50 états dans la Constitution. Ceci permet à cer- tains états de se fixer des objectifs allant très au-delà des objectifs nationaux – ainsi de la résolution sB 350 que la Californie du gouverneur Jerry Brown a votée en septembre 2015 pour porter de 33 à 50% la part des renouvelables dans l’électricité d’ici à 2030 et pour augmenter de 50% également l’efficacité énergétique. Mais, en sens inverse, le rôle clé des états peut nourrir la contestation des actions fédérales.
La bonne surprise vient en effet des États-Unis, ou plutôt de l’administration Obama qui fait preuve d’une grande habileté en empruntant la voie réglementaire plutôt que la voie législative, qui ne pourrait aboutir en raison de l’opposition des Républicains à tout traité climatique. Traitant le gaz carbonique comme une vulgaire pollution automobile (tailpipe emission), l’administration utilise les pouvoirs que donne le Clean Air Act de 1970 à l’Environmental Protection Agency (EPA) pour imposer une forte réduction des émissions des centrales électriques au charbon. Face au coût d’une mise aux normes pour capter et séquestrer le CO2, nombre de producteurs d’électricité préfèrent utiliser des renouvelables ou, de manière spectaculaire, le gaz naturel dont le prix aux États-Unis défie aujourd’hui toute concurrence22. La réduction du rôle du charbon est grandement facilitée par le développement de la production de gaz non conventionnels – les gaz de schiste, dont le nom sonne comme celui de Belzebuth aux oreilles européennes. Le président Obama espère que cet activisme réglementaire joint à l’action volontaire de très nombreuses entreprises permettra d’atteindre l’objectif qu’il a fixé d’une réduction de 26 à 28% des émissions américaines d’ici à 2025 par rapport à 200523.
Les performances américaines sont intéressantes à deux titres. Tout d’abord, elles reposent sur une combinaison d’actions réglementaires bien ciblées, notamment contre le charbon, et de substitution au sein de l’ensemble des hydrocarbures (fuel substitution) qui n’a pas le caractère grandiose, parfois grandiloquent, de la transition à l’européenne mais qui a permis à l’Amérique de réduire ses émissions plus rapidement dans la période récente. Par ailleurs, la façon dont cette politique américaine s’articule avec celles des deux autres grands émetteurs – Chine et Europe – illustre de manière presque caricaturale les contradictions du mode actuel de négociation. Pour des raisons qu’analysera notre seconde note, l’Europe en effet tire prétexte de ce que, réduisant leur consommation de charbon, les États-Unis en font baisser les prix pour importer ce charbon. La même Europe qui n’hésite pas à faire payer aux clients particuliers le surcoût de 200 ou 300% qu’implique l’éolien marin par rapport à l’éolien terrestre tire argument des prix attractifs du charbon pour fermer pour une quinzaine de milliards d’euros de centrales au gaz et construire pour 10 GW de capacité électrique charbonnière nouvelle dans la seule Allemagne. Non seulement les analystes de la transition n’y trouvent rien à redire, mais ils en tirent même argument pour expliquer à quel point le succès américain, qui ne reflète pas une «vraie» politique de transition, est trompeur puisque l’Europe importe le charbon dont l’Amérique apprend à se passer.
En apparence, l’articulation entre politiques énergétiques américaine et chinoise est bien meilleure. L’accord sino-américain signé lors de la visite en Chine du président Obama le 12 novembre 2014 a permis à l’administration américaine d’annoncer que son engagement à réduire de 26 à 28% les émissions américaines avait été pris conjointement avec un engagement significatif de la Chine. En vertu de votes antérieurs du Sénat, un engagement contraignant des pays émergents est en effet un préalable politique à toute avancée américaine dans les négociations sur le climat. Mais les Chinois sont d’excellents négociateurs et la seule concession qu’ils ont faite a été d’accepter que leurs objectifs soient mentionnés simultanément avec ceux des États-Unis d’une manière qui semble engager la Chine. Mais l’engagement chinois n’est rien d’autre que le rappel des objectifs de réduction d’intensité énergie et carbone qui figurent au plan quinquennal chinois – la Chine est là encore en retard sur les Occidentaux en termes de productivité des facteurs et sa compétitivité en souffre. Le communiqué de novembre 2014 – et la contribution chinoise à la Conférence de Paris qui le reprend – ajoute que le jour viendra, vers le début des années 2030, où les émissions cesseront d’augmenter. La Chine a si bien su se faire désirer que le monde entier se félicite de cet engagement du plus gros émetteur de GES à polluer encore davantage pendant une ou deux décennies… mais cela avec le plus de retenue possible.
Une chine avant tout souveraine qui «s’engage» pour moins que sa contribution probable
voir John a. Mathews et hao tan, « a “Great reversal” in China? Coal continues to decline with enforcement of environmental laws », the asia-Pacific Journal, vol. 13, issue 34, no 1, 24 août 2015
Il faut reconnaître à la Chine le mérite de la clarté et de la sincérité. La contribution chinoise consiste tout d’abord à faire acter par la communauté internationale que sa contribution principale à l’effort de développement durable planétaire est la poursuite de sa croissance économique à un rythme qui conforte la légitimité du pouvoir du Parti communiste chinois, cela au moins jusqu’à ce qu’elle ait atteint le statut de pays avancé qui est son objectif. À son crédit, la Chine développe les énergies renouvelables plus vite et à un niveau plus élevé que tout autre pays mais, la croissance passant avant tout, elle utilisera autant de charbon que nécessaire et dit vouloir augmenter ses émissions jusqu’aux années 2030. La Chine raisonne en termes dynamiques et stratégiques : elle ne s’engage pas sur des volumes mais sur une réduction de l’intensité énergétique et de l’intensité carbone de chaque unité de PNB. Elle n’est pas dans l’écologie punitive à la française où l’on programme une réduction de moitié de la consommation d’énergie, objectif absurde qui ignore qu’une croissance plus forte par rapport au reste du monde substituerait de l’énergie française moins carbonée à de l’énergie carbonée allemande ou chinoise.
La contrainte véritable à laquelle vont répondre les autorités chinoises, contrainte indépendante des grands-messes onusiennes, est l’air pratiquement irrespirable de nombreuses métropoles et les coûts considérables qui en résultent pour la santé publique. Un cadre occidental avec de jeunes enfants hésite aujourd’hui à accepter le type de poste à Pékin qui l’aurait enthousiasmé il y a encore une décennie. Lorsqu’elle accueille les Jeux olympiques ou des sommets diplomatiques, la Chine doit fermer ses usines pour éviter de ternir son image par une crise d’asthme généralisée. Négocier avec elle ne contribue en rien à faire baisser ses émissions ; elle attend simplement des négociations que l’on fasse place à sa croissance et sa montée en puissance.
Le paradoxe pourrait même être que la performance climatique de la Chine dépasse de beaucoup la contribution qu’elle annonce. Le ralentissement qui prend forme en 2015 s’accompagne en effet de signes inédits de ralentissement, voire de stagnation de son secteur charbonnier et de sa consommation de pétrole. Il est certes trop tôt pour séparer le conjoncturel du structurel mais, selon la China National Coal Association (CNCA), les ventes de charbon ont chuté de 8,1% au premier semestre 2015 par rapport à celui de 2014, la production nationale baissant de 5,8% et les importations s’effondrant littéralement de 37,7%24. Si ces perspectives se révélaient avoir une composante durable, ce serait certes une bonne nouvelle pour le climat mais aussi un nouveau signe du peu de cas que la diplomatie chinoise fait de tout ce qui pourrait ressembler à une contrainte internationale sur l’exercice de sa souveraineté.
Des programmes d’atténuation « appropriés » aux objectifs de développement nationaux
Center for Clean air Policy, CCaP submission on Guidance to the operating entities of the Financial Mecha- nism of the Convention, août 2013
Selon une étude datée de l’été 2015 de rodney Boyd, Joe Cranston turner et Bob Ward du Grantham ins- titute de la london school of economics, les contributions nationales à ce jour ramèneraient les émissions annuelles a environ 60 Gt par an alors qu’il faudrait les baisser jusqu’à 36 Gt pour atteindre l’objectif climatique fixé en 2009 à Copenhague.
Depuis l’adoption du Plan d’action de Bali à la COP de 2007, les États sont encouragés à progresser vers la décarbonisation par des «mesures d’atténuation appropriées au plan national» (MAAN, en anglais «Nationally Appropriate Mitigation Actions», NAMAs). On n’a pas réussi à s’accorder sur une définition universelle de ces MAAN sauf, points importants, pour exiger qu’elles dépassent le cadre de simples projets (comme ceux qui étaient financés par le mécanisme de développement propre (MDP)) pour créer des changements «transformationnels». En dépit de bien des réticences -toute «mesure» des résultats apparaissant à certains comme une forme de conditionnalité néocoloniale –, on a aussi convenu que les MAAN devaient satisfaire à l’exigence dite de MRV (pour «Monitoring, Reporting and Verification»), c’est-à-dire pouvoir être mesurées, notifiées et vérifiées. Un registre MAAN a été mis en place par le secrétariat de la CCNUCC en 201325. Ceci dit, ces mesures sont strictement volontaires et déterminées tout d’abord par les priorités de développement de chaque
Quelques dizaines de MAAN ont été lancées, en majorité par les pays d’Amérique latine, pour un coût moyen de 80 millions de dollars environ chacune. Il s’agit d’actions utiles par lesquelles les pays identifient des approches plus satisfaisantes de divers aspects de leur développement. On peut en espérer un certain enracinement de la perspective climatique et systémique. Certains pays prennent des engagements substantiels : s’exprimant le 27 septembre dernier devant les Nations unies, à New York, la présidente du Brésil Dilma Rousseff a ainsi annoncé que le Brésil s’engageait à réduire ses émissions GES de 43% d’ici à 2030, soit davantage que les pays développés et sans demander d’aide (ce chiffre prenant en compte des réductions d’émissions déjà en cours grâce à la lutte contre la déforestation). Mais, soyons clairs, dix pays seulement sont responsables de 75% des émissions et un pays comme le Brésil fait figure d’exception. L’impact climatique des mesures nationales est bien faible par rapport à l’objectif des 2°C – le monde après la COP21 sera, s’accorde-t-on à dire, vers une hausse de 3,5°C au moins26.
Kant ou Machiavel : deux visions de la gouvernance internationale
Le déroulement des négociations à ce jour montre que coexistent deux conceptions contradictoires des négociations, et plus généralement du mode de gouvernance environnementale souhaitable :
- la première entend contribuer à une gouvernance mondiale à caractère coopératif qui n’existe pas, on en convient, mais dont seul nous séparerait un manque provisoire de «volonté politique» susceptible d’être comblé par la persuasion et la négociation. Cette dynamique combine logique technique – analyse du défi climatique, élaboration d’une solution écono- mique – et principes moraux d’application universelle, ou du moins perçus comme devant s’imposer universellement. L’Europe est sans conteste – et sans grande concurrence – le pionnier de cette approche ;
- la seconde, dont la Chine est en pratique le chef de file, voit la négociation comme un jeu à somme nulle dont il convient de tirer le maximum au sein d’un jeu plus vaste dont l’aboutissement n’est pas l’arrêt du réchauffement – ou pas seulement – mais un nouvel ordre international dont les piliers sont la souveraineté et la non-ingérence. Nouvel ordre appelé à gagner en importance autour d’institutions comme la Shanghai Cooperation Organization (SCO) ou la nouvelle banque multilatérale des BRICS pour les
L’opposition entre ces deux conceptions mais aussi la lenteur de l’Europe à comprendre le décalage qui en résulte puis sa réticence à en convenir renvoient, nous semble-t-il, à deux philosophies politiques, toutes deux respectables mais fort différentes : celle de Kant et celle de Machiavel.
L’europe pionnière d’une « paix climatique universelle » ?
« de plus en plus d’états participants à la CCnuCC, économies développées ou non, ont exprimé le vif désir de se passer d’instruments contraignants pour leur privilégier des outils […] la conférence cli- matique de 2009 à Copenhague fut un exemple éloquent du déclin de l’influence de l’ue dans les négociations environnementales. […] la stratégie de l’ue à Copenhague a été prise en défaut, pour n’avoir pas suffisam- ment anticipé ces éléments extérieurs et les contraintes qui pesaient sur le déroulement des négociations. C’est pourquoi l’ue est considérée, de manière générale, comme un acteur trop peu pragmatique et flexible pour obtenir des résultats satisfaisants dans les négociations internationales, du moins une fois que celles- ci sont paralysées par des points de vue divergents » (stefano Messina, l’union européenne au sein de la gouvernance climatique internationale. un sursaut à la CoP 21 de Paris ?, note d’analyse du think tank Pour la solidarité (Pls), mars 2015, p. 6-7).
Airbus a dû retirer ces commandes de ses comptes, jusqu’à ce que, en mars 2014, la France et l’europe aient donné à la Chine les assurances qu’elle exigeait
L’iddri propose ainsi un programme de réforme de la gouvernance mondiale, tout en notant que « la vision d’un ordre mondial fondé sur le droit et la coopération des nations n’est pas partagée par tous les acteurs de la négociation internationale. elle est ouvertement rejetée par l’administration américaine actuelle [du pré- sident Bush] et critiquée par les pays en développement » (Benoît Martimort-asso et laurence tubiana, « Gou- vernance internationale de l’environnement : les prochaines étapes », les synthèses de l’iddri, no 6, janvier 2005, p. 1). voir aussi Civil society statement on international environmental Governance, septième session spéciale du Conseil de gouvernement/FMMe du Pnue, Cartagena (Colombie), février 2002.
- Pour les contours d’un accord climatique (kantien) idéal, voir Christian de Perthuis et Pierre-andré Jouvet, « les voies d’un accord climatique ambitieux en 2015 », opinions & débats, numéro spécial, février 2015, et Jean tirole, « économie politique du réchauffement climatique », in Jacques Mistral (dir.), cit. p. 35-49.
voir Robert O. Keohane et Joseph S. Nye, Power and interdependence, longman, 1989, et Dani Rodrik, one economics, Many recipes. Globalization, institutions, and economic Growth, Princeton university Press, 2007
En 1795, inquiet de l’«état de nature» qui réglait les relations entre États, Emmanuel Kant a formulé un projet qui pouvait paraître comme un rêve, celui d’une Paix universelle qui surgirait de l’action exemplaire d’un petit nombre de républiques rejointes progressivement par le reste du monde27. Au sortir d’une longue histoire coloniale et de deux guerres mondiales, l’Europe a su réaliser ce rêve au plan de la sécurité. Cette réussite, toutefois, ne vaut que pour une partie du continent qui en est venue à englober l’ex-Yougoslavie mais s’arrête au méridien de Sébastopol. Forte de ce succès remarquable que son opinion publique en est venue à tenir, à tort, pour naturel voire, à en juger par les budgets militaires des Vingt-Huit, pour éternel, l’Europe se comporte aujourd’hui en acteur kantien pour toute son action diplomatique extérieure. Au début des années 1990, une telle posture pouvait préfigurer un équilibre possible de la géopolitique et de la diplomatie mondiale. Comme on le voit en Chine, en Russie et dans le durcissement idéologique du débat politique américain, le monde qui entoure l’Europe aujourd’hui est hélas ! chaque jour davantage machiavélien – quand ce n’est hobbesien sous le signe de Daesh, de Boko Haram, des «soldats verts» sans drapeau du Donbass et du retour de formes de souverainisme et de racisme que l’on croyait dépassées.
Kantienne dans un monde machiavélien, l’Europe s’est vue reléguée au rôle de simple spectateur de l’Accord politique de Copenhague de décembre 2009, accord rédigé à la dernière minute par les États-Unis, la Chine et une poignée de pays en l’absence de Connie Hedegaard, qui était pourtant la représentante de l’Union européenne et présidente de la Conférence28. Presque plus significatif à nos yeux, encore que peu commentée et mal analysée en Europe, fut la rapidité avec laquelle une vingtaine des nations parmi les plus importantes de la scène mondiale – Chine, Inde, États-Unis, Russie, Arabie saoudite… – se mirent d’accord à Moscou, en février 2013, sur une gamme de sanctions pour contrer la décision de Bruxelles de soumettre les vols intercontinentaux au système européen d’achat de quotas carbone comme premier pas vers un accord mondial. Pour bien marquer son opposition résolue à tout élément de supranationalité, la Chine annula une commande de 43 Airbus pour un prix de 10 milliards d’euros29. Le coût des quotas pour les compagnies aériennes chinoises n’aurait pourtant été que de quelques dizaines de millions d’euros, de l’ordre du millième des 150 milliards de dollars que la Chine a reçus en dix ans de la part d’entreprises européennes via le mécanisme de développement propre (MDP). Il s’agissait d’une question de principe, celui de la primauté absolue de la souveraineté. Il n’est pas sûr que, même aujourd’hui, les Européens aient compris à quel point leur conception généreuse – et, au plan théorique, bien supérieure au principe de souveraineté absolue30 – est rejetée par le reste du monde.
Lorsque Kant imaginait des républiques proclamant entre elles une Paix universelle, les relations entre États se limitaient, outre la guerre et la paix, au commerce par chariots et voiliers sans commune mesure avec la globalisation actuelle. Deux siècles plus tard, l’interdépendance entre États est telle que politique intérieure et politique étrangère sont étroitement enchevêtrées31. Ainsi les négociations de l’été 2015 entre la Grèce et ses créanciers ont-elles porté sur le système fiscal et le taux de TVA de la Grèce, sur son système de retraite et sur la nécessaire modernisation de son appareil d’État, pour ne pas dire sur la philosophie politique. Acteur kantien soucieux d’une Paix climatique universelle, l’Europe se retrouve vis-à-vis de la Chine dans une position du même type : l’accord universel recherché consiste à limiter la pollution carbone transfrontière en modifiant les politiques nationales de développement – la politique indonésienne de défrichages des forêts équatoriales au profit de grandes plantations, par exemple. Un tel droit de regard sur les politiques économiques et développementales mutuelles paraît logique aux Européens qui en ont fait l’expérience, dans le cadre de l’OSCE -aujourd’hui OCDE –, en contrepartie du plan Marshall et qui pratiquent la corégulation et même la cosouveraineté monétaire tous les jours à Bruxelles. Par contraste, les pays d’Asie du Sud-Est ont souffert plusieurs mois de suite de la fumée persistante des brasiers de défrichage indonésien sans même élever la voix.
Une société civile mise au pas dans bien des pays émergents
Francis Fukuyama, la Fin de l’histoire et le dernier homme, Flammarion, 1992
Dans les années 1990, celles où Fukuyama pouvait annoncer la fin de l’histoire (au sens hégélien du non-dépassement de la démocratie à laquelle on semblait parvenir32), la démarche kantienne européenne semblait néanmoins incarner le monde à venir. La signature de la CCUNCC s’inscrivait d’ailleurs dans une conception ouverte de la gouvernance mettant l’accent sur la cogestion des problèmes communs. Mais les choses ont bien changé. La société civile est un pilier important d’une gouvernance globale plus démocratique et plus en phase avec les réalités de l’interdépendance. Or, célébrée en Occident, la société civile est soumise à rude épreuve dans plusieurs des pays clés au plan géopolitique et climatique. En Russie, les ONG recevant des financements internationaux doivent s’enregistrer comme «agents de l’étranger» ; en Chine, comme en Russie et depuis peu en Inde, les ONG trop actives ont le choix entre fermer leurs portes ou prendre en compte les intérêts du pays où elles opèrent et tels qu’ils sont définis par le gouvernement en place. Récemment, la Chine s’en est pris aux avocats qui se consacraient à la défense des défenseurs des droits de l’homme, privant ces derniers du soutien et de l’infrastructure sans laquelle leur mise au pas ne connaîtra aucune limite, même dans le cadre bien restrictif des principes d’État de droit dont la Chine se réclame. De plus en plus, les ONG sont mises en demeure de faire la preuve de soumission à l’État et de couper les liens financiers et même humains (via la délivrance plus difficile des visas) avec l’étranger. Dans les pays les plus pauvres, l’univers des ONG se peuple de ce que l’on appelle des GONGOS ou BONGOS (government organized non-governmental organization ou business organized non-governmental organization) et il n’est pas rare que les associations locales avec lesquelles les entreprises étrangères doivent se mettre en rapport au titre de leur responsabilité sociale et environnementale soient dirigées par un membre ou un proche de la famille présidentielle.
À cet égard, le rôle des Nations unies est ambigu : d’un côté, l’ONU organise des conférences au cours desquelles la société civile mondiale est mise en valeur (la Conférence de Paris accueillera au moins 40.000 personnes) ; de l’autre, une fois les lampions de la fête éteints, ce sont les États membres qui décident de tout. Le principe onusien de décisions à l’unanimité ou par consensus donne un pouvoir de blocage aux acteurs les plus marginaux – la COP de Copenhague dut ainsi consacrer une énergie considérable à convaincre Cuba, la Bolivie et la Corée du Nord de lever un veto à caractère plus théâtral que substantiel.
Des instruments onusiens qui résistent mal à l’épreuve du temps
« sur le climat, nous n’avons plus de temps à perdre », entretien avec le secrétaire général de l’onu, le Monde, 27 août 2015, p. de même, le 1erseptembre 2015, le président obama, dans son discours d’anchorage, s’inquiétait que « le climat change plus rapidement que nos efforts pour y répondre» (voir «obama veut accélérer les négociations climatiques», euractiv.fr, 1er septembre 2015)
Financement sous forme d’achat d’unités certifiée de réduction des émissions (urCe, en anglais Certified emission reduction-Cer) pour lesquelles le projet avait été certifié.
réseau action Climat France, Protocole de Kyoto. Bilan & perspectives, 22 novembre 2012. Voir aussi igor shishlov et valentin Bellassen, « dix enseignements pour les 10 ans du MdP », étude Climat, no 37, CdC Climat, octobre 2012
« Climat : la CoP de Paris ne sera pas ce que vous croyez », entretien avec Benoît leguet, CdC Climat, conduit par valéry laramée de tannenberg, Journal de l’environnement, 30 avril
« Réflexions, par achim steiner, secrétaire général adjoint des nations unies et directeur exécutif du Pnue, et Marco Gonzalez, secrétaire exécutif du secrétariat de l’ozone », notre planète, septembre 2007, p. 3
« un’s clean development market mechanism future in doubt, largely sidelined in lima », Bloomberg Bna, 17 décembre 2014
Voir par exemple l’analyse de deux experts de CdC Climat : « le MdP a également suscité des critiques sur son intégrité il existe par exemple des preuves solides que les projets de destruction du hFC-23 ont incité de manière perverse les industriels à adopter un comportement stratégique. de plus, l’additionnalité de quelques grands projets d’énergie renouvelable est un sujet de préoccupation, notamment en Chine et en inde » (i. shishlov et v. Bellassen, art. cit., p. 1).
Le secrétaire général Ban Ki-moon s’inquiète que « les négociations climatiques avancent à une vitesse d’escargot33», mais les processus onusiens sont une excellente coquille pour qui ne souhaite pas progresser trop vite. Tout avait pourtant bien commencé. Le processus lancé à Rio en 1992, puis à Kyoto en 1997 conduisait à la mise en place de mécanismes innovateurs, notamment de marchés régionaux ou nationaux des droits à émettre du carbone dans les secteurs fortement émetteurs (énergie, ciment…). On espérait que ces marchés s’interconnecteraient en un vaste marché mondial. Le mécanisme de développement propre (MDP) était kantien d’inspiration, puisque les pays développés acceptaient, dans les secteurs couverts par Kyoto, que leurs entreprises puissent se mettre en règle avec les contraintes environnementales nationales en finançant des projets dans des pays en développement où la même réduction pouvait être atteinte à moindre coût34. Il n’était pas toujours facile de garantir l’additionnalité de ces réductions, mais cette démarche altruiste se traduisait aussi par une incitation forte des pays en développement à créer leur capacité d’élaboration des projets de décarbonisation35. Pas moins de 300 milliards de dollars ont ainsi changé de mains au bénéfice de pays en développement36. Beaucoup de ces projets étaient de grande qualité, ainsi du soutien reçu par la Ville de Bogota pour un réseau de tramways qui canalisait son expansion tout en améliorant la qualité des espaces et transports publics, ou bien l’aide conséquente à des PME subsahariennes fabricant des réchauds à foyer fermé qui économisent le bois. Mais il s’est avéré que la Chine a mis en place une stratégie de grande envergure pour présenter le nombre le plus élevé possible de projets à très forte valeur financière car reposant sur les gaz réfrigérants comme le HFC-23 dont le pouvoir de nuisance climatique est cent mille fois plus élevé que le CO2. La Chine peut continuer à utiliser de tels gaz grâce à la clause de «responsabilité commune mais différenciée» que le Protocole de Montréal a été le premier à mettre au point37. Elle en est venue à recevoir 60% des fonds générés par le MDP. L’Inde, le Brésil et le Mexique recevaient l’essentiel du reste38, l’intérêt des pays pauvres passant après celui des pays les mieux organisés pour l’accès au financement. En toute légalité, la Chine a mis en place une stratégie opportuniste machiavélienne – le terme politiquement correct utilisé par les commentateurs académiques est «stratégique» – faisant passer les effets d’aubaine avant la recherche de résultats climatiques. L’enthousiasme des pays donateurs s’est émoussé et la Conférence de Paris pourrait être amenée à ne pas reconduire le MDP au-delà de 202039.
Une responsabilité qui est « différenciée » au point de ne plus être vraiment « commune ».
source : ademe pour 1990, repris de Wikipédia ; presse diverse pour Chiffre le plus fréquemment cité, la part de la Chine dans les émissions d’origine énergé- tique est de l’ordre de 26%.
Les principales coalitions sous égide des 77 et de la Chine sont : l’alliance bolivarienne pour les peuples de notre amérique (alBa), qui rassemble le venezuela, Cuba, la Bolivie, l’équateur, le nicaragua et deux petits états caraïbes ; l’alliance des petits états insulaires (aPeid), qui rassemble 39 états ; le BasiC, composé du Brésil, de l’afrique du sud, de l’inde et de la Chine ; la Coalition des états à forêts tropicales, avec 32 pays ; les Pays les moins avancés (PMa), avec 48 pays, présidés actuellement par l’angola ; le Groupe afrique ; le Groupe arabe ; le groupe des Pays en développement homodoxes sur le climat (lMdC, pour like Minded developing Countries on Climate Change), créé en 2012 lors de la CoP de Bonn pour renforcer et unifier l’action du Groupe des 77 et de la Chine, et qui regroupe 24 pays, dont l’inde, la Chine, la Bolivie, Cuba, l’argentine et les pays pétroliers, sans présidence, et dont le porte-parole informel est la interviennent par ailleurs l’union européenne, le Groupe de l’ombrelle, qui réunit l’australie, le Canada, les états-unis, la norvège, la russie, l’islande, le Japon, la nouvelle-Zélande, la norvège, l’ukraine. source : « les coalitions de dans les négociations climatiques », Fiche presse, 20 juin 2015.
Les îles Marshall, par exemple, se donnent un objectif de neutralité carbone à l’horizon 203
« the development and implementation of sdGs must be based on the principle of “common but differen- tiated responsibility”. it means that sdGs should not place additional restrictions or burdens on developing importantly, it requires the donor community to honor its international commitments especially those related to financial resources, technology transfer and capacity… Promoting mechanisms that streng- then capacity-building, the allocation of adequate, predictable and additional financial resources and the trans- fer of cutting edge technologies on concessionary terms from the developed to the developing countries must be a top priority » (Points 10 et 12 de la déclaration au nom du Groupe des 77 et Chine de s.e.M. l’ambassadeur Peter thomson, représentant permanent des Fiji, président du Groupe des 77, à la première réunion de l’open Working Group on sustainable development Goals (sdGs), new York, 14 mars 2013.
« déclaration sur la création d’un nouvel ordre économique international », assemblée générale de l’onu, 3201 (s-vi), new York, 1er mai 1974, 4.
L’action climatique onusienne à ce jour repose sur un principe que la Conférence de Paris tentera de faire évoluer mais avec peu de chances d’y parvenir : c’est aux pays développés à réduire leurs émissions. Lorsqu’il fut mis en avant à Montréal, puis à Rio en 1992, le principe de « responsabilité commune mais différenciée » reflétait le fait que les pays en développement étaient à l’époque encore peu émetteurs et incapables de financer leurs transitions. Le rapport Stern faisait des compensations inter-États un instrument clé de la marche vers l’optimum global. Or, aujourd’hui, le respect des objectifs de la Conférence de Paris est impossible sans la Chine qui est déjà responsable à elle seule de 29% des émissions, contre seulement environ 11% au moment de la signature de la CCUNCC40. Exprimé en parité de pouvoir d’achat, le PNB chinois vient de dépasser en 2014 celui des États-Unis et ses seules réserves de change, de 3.650 milliards de dollars en juillet 2015, dépassent de 25% la valeur de l’ensemble de la production annuelle française. Pourtant, l’Europe, dont le poids dans les émissions sera bientôt tout à fait secondaire, est seule à prendre des engagements contraignants. Invoquant des accords internationaux dans lesquels elle est pratiquement la seule à contracter des obligations, l’Europe transcrit dans l’ordre juridique communautaire un accord international de façade.
Le débat onusien n’est pas la rencontre d’un ensemble de peuples sous un grand préau d’école mondiale. Outre les cinq groupes géographiques continentaux, le processus de négociation est animé par une douzaine de coalitions, parmi lesquelles ce que l’on pourrait appeler la métacoalition «Groupe des 77 + Chine» joue un rôle central. Regroupant en son sein une demi-douzaine de groupes41, le Groupe des 77 entretient l’idée d’une sorte de mandat naturel de la Chine à parler au nom d’un vaste ensemble de pays jadis colonisés qui sont fondés à demander réparation. À la différence des pays insulaires, dont beaucoup s’efforcent d’être exemplaires pour attirer l’attention sur le risque particulier auquel ils sont exposés42, le «Groupe des 77+ Chine» fait régulièrement passer les transferts financiers avant toute autre considération. Ainsi, parmi bien d’autres déclarations du même type, l’ambassadeur des Fidji, et président du Groupe des 77 à cette époque, pouvait-il demander que la mise en place des objectifs du développement durable (SDGs) ne se traduise par aucun engagement nouveau des pays en développement et par des transferts accrus et plus prévisibles de ressources financières et de technologie43. Il faut beaucoup d’efforts aux pays donateurs pour faire accepter des éléments timides sur l’efficacité de l’aide, comme on l’a vu aux conférences de l’ONU sur ce thème à Paris, Accra et Busan.
Aux antipodes des rêves européens de gouvernance environnementale qui tirerait les leçons de l’interdépendance, la coalition «Groupe des 77 + Chine» rappelle régulièrement que la déclaration sur la création d’un Nouvel Ordre économique international (NOEI) de 197444 reste un document central des relations entre États. Or le NOEI est fondé sur «l’égalité souveraine de tous les États [et] la non-ingérence dans leurs affaires internes». Il incarne une vision du monde dominée par la souveraineté telle qu’elle s’exprime à travers la décolonisation et la reconquête de la souveraineté sur les matières premières. Ceci alors qu’en 2015 la décolonisation est depuis longtemps achevée (à l’exception sans doute de hauts plateaux d’Asie que nous ne citerons pas), que les multinationales des émergents occupent des positions fortes et que les sociétés d’État chinoises sont au premier plan pour tout ce qui touche à l’exploitation du pétrole et des matières premières d’Afrique et du reste du monde.
Dans ce contexte, la sobriété énergétique que l’Europe érige en modèle est perçue non pas comme le noyau d’un ordre kantien par nature bienveillant, mais comme un jeu à somme nulle dans lequel l’Europe s’acquitte d’une dette qui a son origine moins dans le climat que dans le sac du Palais d’été par les troupes franco-britanniques. Nul ne conteste, ceci dit, que ces dernières se conduisaient en la circonstance guère mieux que Daesh à Palmyre. L’Europe, néanmoins, pourrait faire l’économie d’une repentance qui renvoie à Napoléon III et tenir un langage ferme sur cette prétendue dette climatique.
Les fausses évidences de la « dette climatique » européenne et occidentale
voir https://fr.wikipedia.org/wiki/dernière_période_glaciaire.
- en l’an 1086, Guillaume le Conquérant fit procéder à un vaste relevé fiscal sur l’état des terres de son royaume dans pas moins de 13 418 localités et lieux-dits. Connu sous le nom de domesday Book (ou Great survey, ou Book of Winchester), ce relevé permet de constater que 90% des forêts primaires d’angleterre et du Pays de Galles avaient été défrichées (voir org/). aujourd’hui encore, les modes d’utilisation des sols sont une variable importante du bilan carbone.
« le forçage orbital dû aux cycles de l’orbite terrestre autour du soleil a, pendant les deux mille dernières années, provoqué une tendance au refroidissement dans l’hémisphère nord à long terme qui s’est poursuivie pendant la période médiévale et le petit âge la vitesse de refroidissement de l’arctique est d’environ 0,02 °C par siècle. Cette tendance aurait pu être amenée à se poursuivre dans l’avenir conduisant à un véri- table âge glaciaire, mais les relevés de température à partir du xxe siècle montrent une inversion soudaine de cette tendance, avec une hausse de températures mondiales attribuées aux gaz à effet de serre » (source : fr.wikipedia.org/wiki/Petit_âge_glaciaire). notons que l’ouvrage le climat va-t-il changer le capitalisme ?, dirigé par Jacques Mistral (eyrolles, 2015), s’ouvre sur un entretien avec l’historien Geoffrey Parker sur ce petit âge glaciaire. Curieusement, l’ouvrage utilise les termes « dérèglement climatique » et « réchauffement » de manière interchangeable pour monter que l’histoire confirme le caractère délétère des dérèglements – oubliant que la révolution industrielle avait mis fin à un refroidissement. Parmi d’autres catastrophes, ce dernier, comme le rappelle Parker, avait provoqué des réductions d’un tiers des populations européennes, chinoises et mayas aux environ de l’an 1650.
« en 1972, les données disponibles montraient que les deux derniers interglaciaires […] avaient duré environ 10 000 ans. or nous sommes dans un régime interglaciaire, que l’on nomme l’holocène, depuis… 10 000 ans. d’où l’idée que “notre période chaude devait vraisemblablement se terminer assez rapidement, du moins sans intervention humaine”. […] les forages dans les glaces polaires et l’analyse de la fameuse carotte de vostok ont complètement changé la donne. […] Mais il est d’ores et déjà certain que nous sommes dans une période au cours de laquelle l’insolation variera très peu. or, comme l’ont montré les simulations du précédent interglaciaire de ce type il y a 400 000 ans, des variations si faibles de l’insolation exacerbent le rôle des autres agents […], en particulier celui des gaz à effet de serre. l’entrée imminente en glacia- tion paraît donc aujourd’hui exclue » (andré Berger et Marie-France loutre, « À quand la prochaine glacia- tion ? » la recherche, no 368, octobre 2003)
Christian de Perthuis et raphaël trotignon, le Climat, à quel prix ? la négociation climatique, odile Jacob, 2015, 86.
« un mécanisme pour les pertes et dommages face au changement climatique : avantages et inconvé- nients », irin, 3 décembre 2012
« la république démocratique du Congo réclamera 21 milliards de dollars aux pays pollueurs lors de CoP 21 », agence ecofin, 21 août
Pour l’analyste européen, le thème de la «dette climatique» de l’Europe et de l’Occident à l’égard des pays en développement relève d’une simple observation historique – dont nous allons voir qu’elle est fort discutable – doublée d’un impératif moral – venir en aide aux pays qui ne peuvent financer seuls leurs efforts d’adaptation. Pour le partisan du Nouvel Ordre dont continue à se réclamer la coalition «Groupe des 77 + Chine», il s’agit d’un élément d’une «dette» bien plus générale. Comme l’apprennent tous les écoliers chinois, leur pays a souffert de traités inégaux au cours du «siècle d’humiliations» qui va de la guerre de l’Opium de 1839 à l’établissement de la République populaire en 1949.
Or, outre le fait que la notion de réchauffement climatique est bien postérieure à la révolution industrielle et que la population des divers continents voici un ou deux siècles était une fraction de ce qu’elle sera en 2100, la notion même de «dette climatique» n’est convaincante que pour qui se dispense d’analyse factuelle. Tout d’abord, le climat terrestre n’a pas la stabilité qu’évoque pour le grand public le terme de réchauffement. Depuis les deux millions d’années où elle existe, l’espèce humaine a affronté une succession de périodes glaciaires suivies de courtes périodes interglaciaires (périodes de réchauffement), dont la dernière, établie après quelques fluctuations dans l’hémisphère Nord voici douze mille ans45, a permis la révolution néolithique et l’essor de la civilisation. De ce point de vue, l’activité humaine -la révolution industrielle, mais probablement aussi l’inondation des plaines chinoises pour la culture du riz et les grands défrichages du Moyen Âge européen46 – a contrecarré un refroidissement dont les courbes du GIEC montrent qu’il était en cours. Si chaque État ou peuple devait tenir une comptabilité des émissions de ses ancêtres (idée absurde mais sous-jacente au discours onusien), l’Europe aurait à faire valoir que la première phase du réchauffement qu’elle a provoqué (de 1860 à 1950 environ) a interrompu ce que l’on appelle le petit âge glaciaire (européen, mais aussi asiatique et nord-américain) qui avait provoqué bien des famines entre 1300 et 186047. L’Europe, dans cette comptabilité diplomatique absurde, serait créditrice et non débitrice. Jusqu’au début des années 2000, on pouvait même penser que notre âge interglaciaire, comme la plupart des précédents, ne durerait qu’une douzaine de milliers d’années sur les cent mille ans du La majorité des scientifiques compétents sur ce sujet en déduisaient que l’âge interglaciaire actuel était proche de son terme et que, sans émissions d’origine humaine, les glaciers – en nette progression dans les Alpes – étaient en passe de reprendre progressivement leur place sur le nord de l’Europe, de l’Asie et de l’Amérique du Nord. Ce n’est que depuis les travaux de Marie-France Loutre, à la fin des années 1990, que l’on sait que la période interglaciaire actuelle est l’une des rares exceptions au cycle habituel et que le refroidissement naturel s’étalera sur une bien plus longue période48. Ensuite et surtout, la révolution industrielle est un tout. Nous le soulignions, la naissance en 1999 du six milliardième humain vivant a été un non-événement, comme celle du sept milliardième en 2011. Sans la révolution industrielle européenne, ce sont au moins 5 milliards d’êtres humains qui ne seraient pas en vie aujourd’hui dans une planète où l’espérance de vie serait encore de l’ordre d’une trentaine d’années et les hivers souvent rudes. La Chine de 1972, que j’ai eu le plaisir de visiter lorsque j’étais étudiant, était celle où la richesse dont pouvait rêver la famille maoïste en dehors d’une très discrète élite communiste se limitait aux «quatre qui roulent» c’est-à-dire la bicyclette, la machine à coudre, la montre et, petit brin de folie mao-consumériste l’appareil photo dont on faisait avancer la pellicule en tournant une petite manivelle. En 1979, rompant avec le maoïsme et avec le confucianisme qui l’avait précédé, Deng Xiaoping a ouvert à la Chine les portes de cette révolution industrielle avec les résultats que l’on voit. Pour qui se prêterait au raisonnement absurde de la « dette climatique », toute dette européenne devrait donc s’apprécier en créditant l’Europe pour ce que sa révolution a apporté, y compris, ajouteraient les cyniques, la pensée marxiste qui justifie aujourd’hui encore le pouvoir du Parti communiste chinois. En sens inverse, le Grand Bond en avant maoïste a ralenti le réchauffement par réduction de 30 millions environ de la population chinoise de l’époque – mais faut-il en créditer la Chine ?
Notre propos n’est pas ici de rentrer dans un débat sur le lien entre révolution industrielle, climat et bonheur de l’humanité, mais au contraire de souligner le ridicule de la manière dont l’Europe fait repentance pour avoir utilisé les ressources naturelles atmosphériques aux siècles passés et la façon dont on invoque une prétendue dette pour pérenniser la différentiation dans le cadre onusien entre pays sans contraintes et pays dits «de l’Annexe 1» qui acceptent cette vision politique, c’est-à-dire, en pratique, quasiment les seuls Européens et les pays en transition comme la Russie dont les diplomates avaient réussi à obtenir qu’on les crédite de quotas qu’ils pouvaient revendre au nom des baisses d’émission dues à la modernisation postcommuniste. Hélas ! la repentance kantienne de l’Europe continue à faire le jeu des machiavéliens. C’est à juste titre que Christian de Perthuis et Raphaël Trotignon peuvent décrire le programme de la COP21 comme celui d’une synthèse à réaliser « entre la formule unijambiste de Kyoto et celle du libre- service de Copenhague 49 ». Il faut être kantien pour penser que la course unijambiste de la quasi-seule Europe pour répondre à au moins 100 milliard d’exigences en libre-service puisse constituer un «accord ambitieux». À la COP de Varsovie, en 2013, les pays membres ont fini par accepter la création d’un mécanisme de «pertes et dommages» sans en faire encore (pour combien de temps ?) un pilier équivalent à ceux de l’atténuation et de l’adaptation. Le terme dommage renvoie, fût-ce de manière encore feutrée, à la notion de dommages et intérêts, de dette d’un groupe à l’égard d’un autre50. Les cas mis en avant dans un premier temps sont ceux des pays insulaires menacés par la montée des eaux, mais on peut faire confiance aux juristes et politiques pour en élargir l’assise avec des visées de financement bien différentes de la démarche coopérative kantienne qui sous-tend la timide approbation européenne. Déjà la République du Congo, dont le PNB était de 13 milliards de dollars en 2010, entend réclamer 21 milliards de dollars aux pays pollueurs» au titre des dommages causés à sa forêt équatoriale, la seconde la plus importante de la planète51. La somme, n’en doutons pas, serait entièrement consacrée à protéger la forêt et à adapter le pays au réchauffement : le pays est classé 154e sur 172 par Transparency International pour sa capacité à lutter contre la corruption52, mais une telle somme serait – qui en douterait ? – une incitation puissante à adopter un comportement exemplaire au profit de la forêt et des Congolais les plus pauvres… Quant au président de l’Équateur, Rafael Correa, il en était venu à menacer de laisser saccager la bioréserve de Yasuni ITT si on ne remettait pas à son pays 3,6 milliards de dollars correspondant à la valeur du pétrole en terre. Repris comme allant de soi dans les médias, le raisonnement reposait sur une confusion entre la biodiversité qui fait la valeur de Yasuni et la non- exploitation de son pétrole qui, compte tenu des abondantes réserves de pétrole moins cher et de meilleure qualité disponible ailleurs, ne modifierait en rien la consommation mondiale des prochaines décennies et les émissions associées. La décision du président Correa de lancer la société nationale et les investisseurs étrangers à l’assaut du sous-sol de Yasuni aboutit à retourner la démarche kantienne – agir pour la planète en fonction des seuls préceptes moraux – en un chantage machiavélien – invoquer les préceptes moraux pour tirer quelques milliards de dollars d’un chantage à la planète. Pour l’instant, paradoxalement, c’est la baisse des cours initiée par la production de pétrole de schiste américain qui protège la forêt de Yasuni du pétrole lourd qu’elle recèle.
Climat et justice environnementale
Thomas l. Friedman, « Walls, Borders, a dome and refugees », the new York times, 9 septembre 2015
L’ONU et sa CCUNCC ne sont pas une démocratie globale. Ils offrent un cadre interétatique bien adapté, par exemple, à la comparaison des bonnes pratiques ainsi qu’au financement, via les organisations existantes, des efforts d’adaptation et d’atténuation climatique dans les pays les plus pauvres. Le type de gouvernance climatique qui en émerge est fondé non pas sur un impératif moral planétaire mais sur un rapport de forces. L’Europe doit être plus ferme dans la défense de ses intérêts, elle n’en sera que plus respectée. Comme on a pu le voir à Moscou en février 2013, lorsque ses principaux partenaires se sont mis d’accord pour sanctionner son effort pour accélérer la prise en compte des émissions du transport aérien, un excès de kantisme européen ne bénéficie en rien à la planète et les travaux «en chambre» d’économistes qui rêvent d’un impôt climatique mondial dans un monde dont la gouvernance ne permet même pas de mettre un frein à la décapitation des dissidents ou de limiter la corruption ignorent que le socle politique d’un tel impôt devrait être construit plus que rêvé. L’afflux de réfugiés par centaines de milliers au moment où nous écrivons – afflux pour lequel le réchauffement climatique n’est à ce stade qu’un facteur secondaire –, suggère que le monde qui prend forme n’oppose même plus Kant et Machiavel, mais ce que Tom Friedman appelle dans un éditorial récent les «Mondes de l’ordre et du désordre53». On est bien loin de la fin de l’histoire. Autant il importe de participer à la COP21 et d’encourager la prise de conscience climatique dont elle est un instrument clé, autant la maîtrise du défi climatique n’est possible qu’au prix de ruptures plus profondes avec ce cadre et avec plusieurs de ses principes fondateurs. Tel sera l’objet de notre seconde note dans cette série.
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