Transition énergétique européenne : bonnes intentions et mauvais calculs
Une « transition » électrique européenne aux proportions herculéennes.
Choix énergétique ou choix de société ?
Des cris d’alarme que l’on ignore
Buts fondateurs et objectifs chiffrés de la transition électrique européenne.
90% d’effort pour 0,9% de résultat : le monde déconcertant des ambitions
climatiques européennes
Une ligne Maginot climatique.
Novlangue incantatoire et politique de la concurrence dévoyée
Mariage de l’intermittence et de la complexité : l’ère de la vulnérabilité systémique
De la défense du consommateur à la garantie de rentes aux producteurs
Du pivot à la feuille de vigne : le marché carbone européen en danger
Un marché électrique européen réduit à un rôle d’ajustement résiduel
Un lock-in politique et 1 000 milliards d’euros de rentes pour éviter un lock-in par le marché
Une seule politique pour deux objectifs
Une posture de négociation kantienne dans un monde qu’inspire Machiavel
La France au secours de l’Allemagne davantage que de la planète
De la « transition à tout prix » à une analyse économique sans tabou
Transition énergétique européenne : bonnes intentions et mauvais calculs.
Compétitivité, sécurité et lutte contre le réchauffement climatique : les trois buts qui inspirent depuis 2008 la transition électrique européenne sont plus pertinents que jamais. Hélas, les objectifs chiffrés du « trois fois 20 en 2020 », objectifs que la Feuille de Route 2050 pousse à des niveaux exigeant une refonte complète des réseaux, sont devenus des fins en soi. En décarbonnant de 90% son système électrique, pour plusieurs milliers de milliards d’euros et aux frais des consommateurs qu’elle prétend protéger, l’Europe ne réduirait que de 0,9% le stock de gaz néfastes dans l’atmosphère en 2050. Alors que l’éolien terrestre devient compétitif, on garantit la profitabilité de producteurs politiquement corrects (éoliens marins et solaire) pour des coûts trois à dix fois plus élevés. De puissants lobbies prennent racine, comme celui des propriétaires de toitures, qui vont exiger la poursuite de transferts de centaines de milliards d’euros au détriment des moins favorisés. Censés être au cœur du dispositif, les instruments de marché ont été marginalisés – ainsi du système EU ETS d’échanges de quotas carbone – ou pervertis par des prix garantis qui confinent le marché électrique à un rôle d’ajustement de court terme. La doctrine de la concurrence est invoquée par ceux-là même qui ignorent les règles du marché. L’interconnexion est présentée comme source de compétitivité alors qu’elle revient à mutualiser les coûts et désordres d’une Energiewende allemande économiquement désastreuse et dopée au charbon.
Acteur kantien dans un monde machiavélien, l’Europe a transféré 215 milliards d’euros pour soutenir la transition de pays qui ne lui en reconnaissent aucun mérite et la menacent de guerre commerciale. Le moment est venu de stopper la fuite en avant, sursoir à l’interconnexion et redonner ses droits à l’analyse économique pour une stratégie qui ne soit plus l’otage des symboles et des lobbies. Refonte de l’EU ETS et de sa gouvernance, interconnexion entre les seuls marchés compatibles, capture et stockage du charbon et analyse sans complaisance des coûts et avantages serviront mieux les trois objectifs fondateurs que la coûteuse ligne Maginot climatique qu’impulsent aujourd’hui Berlin et Bruxelles.
Albert Bressand,
Senior fellow, Columbia Center for Sustainable International Investment, New York,et Professor of International Strategic Management in Energy, Rijksuniversiteit Groningen.
Une « transition » électrique européenne aux proportions herculéennes.
Ainsi de l’usage obligatoire de biocarburants aux effets climatiques incertains, voire néfastes. Rob Bailey (The Trouble with Biofuels, avril 2013, RIIA, Chatham House) évalue le coût de la tonne de carbone évitée entre 165 et 1.100 dollars (330 et 8.500 dollars en incluant les usages des sols) et le coût pour les Britanniques à 2 milliards de livres sterlings en 2020.
Commission européenne, Feuille de route vers une économie compétitive à faible intensité de carbone à l’ho- rizon 2050, COM(2011) 112, Bruxelles, mars 2011, et Feuille de route pour l’énergie à l’horizon 2050, décembre 2011, COM(2011) 885.
Dans son rapport Gadgets and Gigawatts de 2009, l’Agence internationale de l’énergie (AIE) prévoit que les consommations liées aux NTIC et à l’électronique grand public tripleront pour atteindre 1.700 TWh en 2030.
Lapsus révélateur, Le Monde du 29 novembre 2012 titrait « En France, passer en 2030 à 50% de nucléaire et 40% de renouvelable coûtera 400 millions et créera des emplois » pour un article de Pierre Le Hir qui mention- nait par quatre fois le chiffre en milliards. Ce montant correspond au tiers du budget de l’éducation nationale ou à 80% du budget de la défense de la France sur la même période de dix-sept ans.
En France, via la Contribution au service public de l’électricité (CSPE), article L.121-6 et-7 du Code de l’énergie.
L’Europe et la France sont engagées dans un examen de leurs politiques énergétiques, indissociables aujourd’hui de leurs politiques climatiques et environnementales. À ce jour, l’exercice frappe par le caractère convenu du débat et l’absence d’analyse économique approfondie. Les trois grands usages de l’énergie sont le transport, le bâtiment, et l’électricité. Sur les deux premiers fronts, l’Europe et la France progressent cahin-caha, même si les bénéfices de certaines mesures semblent davantage supposés que démontrés1 . C’est le secteur électrique qui retiendra notre attention, car il est au cœur d’une transition qui envisage la généralisation des voitures électriques et un quasi-doublement de la part de l’électricité dans le bilan énergétique européen d’ici à 20502. En phase avec un monde où l’on compte plus de terminaux électroniques que d’êtres humains3 , le système électrique est l’un des plus complexes jamais construits ; sa régulation appelle des analyses sophistiquées, pour ne pas dire ésotériques, allant de l’équilibre du réseau à chaque fraction de seconde au besoin d’investir à l’horizon du demi-siècle. Appuyée sur un effort généralisé d’efficacité énergétique et centrée sur l’usage systématique des énergies renouvelables (ENR), la « transition électrique européenne » (TEE) est l’un des plus vastes projets de ce début de siècle. Or les coûts de ces politiques, qui atteindront plusieurs milliers de milliards d’euros ne sont pratiquement pas discutés4 car ils sont mis autoritairement à la charge des particuliers sous forme de surcharges sur les factures électriques étalées sur vingt ans5. On invoque pour ce faire le caractère « indispensable », « inévitable » ou « vital » de la transition, alors que ses bénéfices, nous le montrerons, se limiteront, au mieux, à retarder le réchauffement climatique de 120 jours sur un demisiècle. Cette disproportion entre coûts et bénéfices reflète aussi, nous y reviendrons, le rôle secondaire auquel est limité, en contradiction avec le projet initial, le marché EU ETS (European Union Emission Trading Scheme ; en français SCEQE, Système communautaire d’échange de quotas d’émission) des quotas carbone.
Choix énergétique ou choix de société ?
http://www.marine-oceans.com/actualites-afp/4766-franceeolien-en-mer-le-2e-appel-doffres-prendra-plus-de-temps-queprevu
Perspectives énergétiques de la France à l’horizon 2020-2050, rapport de la commission Énergie présidée par Jean Syrota, La Documentation française, 2007. Selon le rapport, « il n’y a pas d’alternative à la division par quatre des nos émissions de GES en 2050 » (Jean-Michel Bezat, « La transition énergétique est vitale », Le Monde, 10 janvier 2007).
Rémy Prud’homme, Politique énergétique française (1): les enjeux, Fondapol, 2012, p. 5.
À l’évidence, l’unanimité qui entoure la « transition » possède des racines autres qu’économiques ou même politiques. De fait, l’examen critique auquel nous prenons le risque de nous livrer est délicat car, dans leur manière de se tromper, l’Europe et la France sont fidèles à ce qu’il y a de plus noble en elles, fidèles à l’impératif catégorique kantien selon lequel chacun doit se conduire de la manière dont il souhaiterait voir l’humanité entière se conduire. La transition énergétique s’inscrit dans un ensemble de valeurs sociétales que beaucoup érigent aussi en règles de vie personnelles : relation harmonieuse à la nature, mode de vie sobre, autonomie… Il faut pourtant distinguer l’intention individuelle du résultat systémique et, comme disent les Anglo-Saxons, « the feel good from the do good ». Tâche délicate car le feel good n’est pas égoïste mais vise à la survie de l’humanité sur une planète qui devient trop petite pour la somme des besoins qu’elle abrite. En résonance avec le discours sur la fin des temps et la destinée, des mots comme « ère », « transition » ou, en allemand, Energiewende (qui renvoie à Die Wende, le « tournant » de l’ex-RDA hors de la dictature communiste) visent la perfection (telle celle de la maison à zéro énergie) comme s’il s’agissait de règles de vie personnelles alors que l’allocation de ressources collectives doit permettre la poursuite simultanée d’objectifs d’éducation, de santé, de logement, de justice, de défense nationale dans une logique d’arbitrage et d’efficience. À l’automne 2013, la France va ainsi pour la seconde fois sélectionner les entreprises les plus efficaces dans l’utilisation à grande échelle d’une technologie pour longtemps encore inefficace, les éoliennes en mer. Bien que le gouvernement ait fixé un prix plafond, cette électricité pourra coûter jusqu’à trois fois (220 euros par MWh) ce que coûterait une électricité décarbonée efficace (70 euros environ, tous coûts inclus), et la facture annuelle pour les consommateurs sera d’un demi-milliard d’euros6 . Le rapport Syrota de 2007 présentait la réduction des émissions françaises de gaz à effet de serre (GES) d’un « facteur quatre » comme « vitale7 » : une telle pétition de principe était compréhensible deux ans avant Copenhague, mais, six ans plus tard, on gagnerait à surmonter ce que Rémy Prud’homme appelle le « contraste entre la nature de long terme des choix énergétiques et les réactions émotionnelles de très court terme […] qui semblent parfois déterminer les propositions ou les postures des uns et des autres8 ».
Des cris d’alarme que l’on ignore
Rémy Prud’homme, Politique énergétique française (1): les enjeux et (2): les stratégies, Fondapol, 2012.
Jan-Horst Keppler, Dominique Finon et Patrice Geoffron, Sept propositions pour une Europe électrique effi- cace et dynamique, Chaire European Electricity Markets-Fondation Paris-Dauphine, 2013, p. 1.
http://www.strategie.gouv.fr/content/rapport-energies-2050.
Dieter Helm, The Carbon Crunch. How We’re Getting Climate Change Wrong – and How to Fix It, Yale University Press, 2012.
Commissariat général au développement durable, Observation et Statistiques Environnement, no 114, mars 2012.
Feuille de route pour l’énergie…, op.cit.
Les appels à ouvrir les yeux ne manquent pas. Dans deux publications de la Fondation pour l’innovation politique9 , Rémy Prud’homme a présenté données clés et scénarios pour la transition énergétique française, mettant en évidence le danger de limiter au seul critère de la réduction de la part du nucléaire dans le mix électrique. Trois éminents économistes de l’énergie ont déploré « la confusion [qui] caractérise aujourd’hui l’Europe électrique10 ». En 2012, un groupe d’experts, réuni à la demande du ministre chargé de l’Industrie et de l’Énergie sous la présidence de Jacques Percebois et Claude Mandil, a recommandé de soumettre toute décision énergétique à une évaluation économique et climatique11. Depuis Oxford, Dieter Helm, membre du Comité consultatif de la Commission européenne, est allé jusqu’à dénoncer l’« illettrisme économique » qui conduit l’Europe à se congratuler de la décarbonisation de sa production alors que son empreinte carbone ne cesse en réalité d’augmenter à travers ses importations12. Contraste que relève également l’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie (Ademe), notant que « l’empreinte carbone par Français en 2007 était de l’ordre de 12 tonnes équivalent CO2 par an, contre 8 tonnes sur le territoire métropolitain » et qu’elle avait « augmenté de 5% de 1990 à 2007 », cela alors que l’on se félicite d’avoir réduit de 15% les émissions de carbone sur le territoire13. Le Comité consultatif a déploré que les « scénarios 2050 » de la Commission s’appuient sur le modèle PRIMES développé, aux frais de la Commission, par l’Université polytechnique d’Athènes autour d’hypothèses sur les évolutions technologiques à venir dont certaines, discutables, conditionnent fortement les conclusions14. À la veille du conseil Énergie du 23 mai 2013 – et tout en soutenant, paradoxalement, les subventions ENR à l’origine des problèmes qu’il dénonce –, un groupe d’industriels a dénoncé l’échec de l’Europe à atteindre les buts fixés pour sa transition. Pourtant, en dépit de ces mises en garde, on peut proclamer les objectifs de décarbonisation 2050 « non négociables15 » et dénoncer l’examen de stratégies alternatives comme « suicidaire16 ». En réalité, ce n’est pas le calcul économique mais son absence qui serait « suicidaire » pour un pays dont la production, certes de plus en plus verte, s’efface devant celle, climatiquement désastreuse, de la Chine.
Buts fondateurs et objectifs chiffrés de la transition électrique européenne.
« L’UE s’est fixé comme objectif de réduire les émissions de gaz à effet de serre de 80 à 95% par rapport aux niveaux de 1990 d’ici à 2050 dans le cadre des réductions à réaliser collectivement par les pays développés », Feuille de route pour l’énergie…, op.cit., p. 2. La Commission fait référence à une décision du Conseil d’octobre 2009 et non à un authentique accord qui ne s’est concrétisé ni a Copenhague deux mois plus tard, ni dans les textes volontairement ambigus des COP suivantes.
Les acteurs du bâtiment déplorent une hausse de 10% des coûts de construction liée aux normes thermiques RT2012 et BBC dont l’objectif est « de mieux servir le développement durable ». Ce dernier comporte trois dimensions : environnementale (sans objet si l’électricité est peu carbonée), économique et sociale (coûts des logements sociaux).
www.developpement-durable.gouv.fr/Directive-efficacite-energetique.html.
Livre vert, COM(2013) 169, 27 mars 2013.
Trois buts fondateurs des politiques européenne et française méritent notre pleine adhésion : la lutte contre le réchauffement climatique, danger majeur de notre siècle, la sécurité des approvisionnements et la compétitivité, clé de la création d’emplois. Clairement identifiés par la Commission européenne dans son Livre vert de 200617, ces buts (climat, sécurité et compétitivité) concourent à un développement durable qui combine retour à la croissance et respect des contraintes environnementales, cela sans perdre de vue les risques géopolitiques liés notamment au pétrole et au gaz. Pour atteindre ces trois buts, la directive européenne « Énergie et Climat » de 2008 a fixé trois objectifs chiffrés à l’horizon 2020, à moduler dans les plans nationaux Climat au vu des situations propres à chaque pays. C’est cet ensemble d’objectifs qui définit la transition énergétique. Organisés autour du « triple 20 en 2020 » et de son ambitieux prolongement par la Feuille de route 2050, ces objectifs chiffrés reposent sur des bases conceptuelles trop fragiles pour être pris à la lettre et, surtout, extrapolés à des niveaux plus élevés qui les éloignent en réalité des buts fondateurs :
– L’objectif de réduction de 20% des émissions de gaz à effet de serre (GES) par rapport à 1990 encourage à raisonner « en économie fermée », alors que la baisse des émissions sur le territoire européen va de pair avec une hausse de la consommation de carbone via les importations. Or les accords internationaux invoqués par l’Europe en exergue de ses décisions contraignantes18 sont sans influence sur les efforts que les États-Unis entreprendront et sur la vitesse à laquelle la Chine s’attaque à son gigantesque problème de pollution. Le risque existe que les efforts imposés aux Européens ne fassent que retarder l’ajustement du reste du monde. Déjà, la demande de pétrole des émergents croît à vive allure, celle de l’Europe et des États-Unis décroît sans qu’aucun producteur ne réduise sa production. De même, parce que les États-Unis réduisent leur consommation de charbon du fait de leur gaz et de leurs normes environnementales, son prix, à l’échelle mondiale, diminue. De ce fait, et ce malgré leurs effets détestables sur l’environnement, les importations de charbon des émergents et même de la vertueuse Europe augmentent. Comme le suggèrent ces exemples, les objectifs les plus mobilisateurs peuvent se révéler moins efficaces que des mécanismes de marché aux effets diffus et dont nul ne peut s’attribuer le mérite…
– L’objectif d’une augmentation de 20% de l’efficacité énergétique possède d’immenses mérites mais, poussé trop loin, il risque d’ériger la sobriété en vertu sans considération des coûts. Ne pas consommer demande des investissements (isolation ou performances accrues) dont les bénéfices climatiques peuvent être insignifiants, comme lorsqu’on soumet à des normes d’émission draconiennes des bâtiments utilisant une électricité française qui est déjà aussi décarbonée que l’électricité allemande a prévu de l’être en 2050. Ces normes sont élaborées au détriment de la liberté individuelle et d’objectifs sociaux prioritaires tels que le logement social19. Or la directive « Efficacité énergétique » de 201220 rend l’objectif contraignant (alors même que l’efficacité est difficile à mesurer dans une économie en transformation rapide) et impose une réduction de 1,5% par an de l’ensemble des ventes d’énergie hors transports. Cette vision dirigiste de l’efficacité énergétique flirte avec des théories de la décroissance selon lesquelles l’utilisation d’énergie est nocive en soi. Thèse paradoxale pour un pays qui affirme faire de la lutte contre le chômage sa priorité dans un monde qui, lui, regorge d’énergie dans tous les sens du terme.
– L’objectif de développement des énergies renouvelables (ENR) pour atteindre 20% dans le bilan énergétique européen suppose de porter à environ 35% leur part dans la puissance électrique installée, niveau aux limites de ce que les barrages et la biomasse peuvent rendre gérable sans transformation radicale du réseau. Aller au-delà ferait basculer d’une logique de simple addition (relier des éoliennes aux réseaux existants) à une reconfiguration complète. Cette dernière exigerait des réseaux surdimensionnés et des progrès en matière de stockage, de gestion de la demande, de design des marchés qui ne sont ni certains ni la meilleure voie à suivre, abstraction faite de l’attrait émotif du « tout ENR ».
Ces trois objectifs chiffrés ont été utiles pour accélérer la prise de conscience mais, une fois leur fonction d’incitation accomplie, ils sont devenus des fins en soi. Alors qu’ils reposaient sur une information dont la Commission reconnaît qu’elle était très incomplète21, les objectifs de 2008 ont été extrapolés jusqu’à des valeurs extrêmes dans la Feuille de route 2050, impliquant une utilisation inefficace des ressources et des paris en matière de technologies et de relations internationales qui risquent fort de nous éloigner des trois buts initialement fixés par l’Europe
90% d’effort pour 0,9% de résultat : le monde déconcertant des ambitions
climatiques européennes
http://ec.europa.eu/energy/green_paper_2030_fr.htm
Il représentait 4,7% des émissions mondiales de GES en 2008 (commissariat général au Développement durable, Chiffres clés du climat France et Monde, édition 2013), niveau tombé à environ 4% en 2013 du fait de la croissance chinoise dopée au charbon et de la crise européenne.
Prenant la moyenne entre 4% aujourd’hui et 1 à 2% en 2050, le système électrique européen émettra moins de 3% du total du GES mondial entre 2013 et 2050. En le décarbonnant de 90% d’ici à 2050 (progressivement, donc de 45% sur la période), on diminuerait de 1,35% les émissions globales 2013-2050. Le stock de GES en 2013 correspond à 400 parties par million (ppm) de CO2, contre 270 ppm avant la révolution industrielle ; il atteindra 500 ppm en 2050 dans le meilleur des scénarios, mais plutôt 550 ou 600 ppm. L’évaluation la plus favorable dans ce calcul simplifié est celle où l’Europe évite 1,35% d’une hausse globale de 200 ppm, qui elle même représenterait en 2050 60% du stock de GES « néfaste » (330 ppm sur 600 ppm), soit 60 % de 1,35% qui valent 0,82%, arrondi ici à 0,9%.
Sous la direction de Dabo Guan, chercheur à l’université de Leeds, Nature Climate Change, 11 juin 2012
On ne peut réduire la part de la production nucléaire sans augmenter la production d’origine thermique. Selon l’étude Électricité 2030 : quels choix pour la France ? de l’Union française de l’électricité (janvier 2012), les émissions de CO2 seraient multipliées par trois dans le scénario « nucléaire à 20% »
Feuille de route 2050, p. 6.
La contribution de l’Europe au problème climatique global doit être mesurée en termes globaux. À la fin de son Livre vert de mars 201322, la Commission rappelle discrètement que l’Europe n’émet que 11% des GES mondiaux. Or cette proportion tombera à moins de 9% en une décennie et sera de l’ordre de 6 ou 7% à l’horizon 2050. Le système électrique européen ne représente que 4% des émissions mondiales de GES en 201323 : même si l’Europe ne s’imposait aucun effort supplémentaire, elle émettrait moins de 2% des GES mondiaux en 2050. Sa décarbonisation à 90% sonne comme une contribution majeure à la lutte contre le réchauffement. Or, dans les scénarios les plus coopératifs, un tel exploit européen ne réduirait que de 1,35% environ le total cumulé des émissions mondiales de 2013 à 2050. Qui plus est, c’est le stock de GES situé au-dessus du niveau préindustriel qui est la cause du réchauffement que l’on veut combattre. Or décarboner de 90% le système électrique européen ne réduirait l’accroissement de ce stock atmosphérique néfaste que de 0,9% au mieux24. Sur les trente-six ans (13.150 jours) qui mènent à 2050, tout se passera comme si les émissions n’avaient pas eu lieu pendant 118 jours. Des calculs complexes seraient nécessaires en fonction de la date où les GES ne seraient pas émis, mais, pour des effets aussi marginaux, on peut dire que le réchauffement au 31 décembre 2050 sera, au plus, ce qu’il aurait été sans la Transition électrique européenne (TEE) en septembre de la même année. En outre, la baisse des achats européens d’hydrocarbures fera baisser les prix mondiaux et augmenter la consommation des autres pays : un à deux mois de ralentissement du réchauffement d’ici à 2050 serait une mesure plus réaliste des effets de la TEE. En 2012, des chercheurs chinois vérifiant les émissions de leur pays – dont les émissions de GES par tête viennent de dépasser celles des Français malgré un PNB par tête huit fois inférieur – ont appelé à corriger une erreur statistique de 1,4 milliard de tonnes de CO2 équivalent25. Cette erreur statistique chinoise est égale aux émissions de GES de l’ensemble du système électrique européen pour la même année 2010. Il est utile de décarboner l’équivalent de l’erreur statistique chinoise mais il n’y a guère de raison d’y consacrer des centaines de milliards d’euros au-delà de ce que justifierait le prix du carbone émergeant d’un marché et incitant à une utilisation efficace de ces ressources… Quant au secteur électrique français, sa « transition », estimée par l’Union française de l’électricité (UFE) à 400 milliards d’euros d’ici à 2030, a une valeur climatique négative car les milliers de kilomètres de câbles, les tours de béton et d’acier au large des côtes et les panneaux solaires nécessaires mettent entre un et sept ans à compenser le carbone de leur fabrication et augmenteront les émissions, sans parler des centrales conventionnelles qu’exigerait une sortie du nucléaire26. La seule adaptation des réseaux que mentionne la Commission pour les scénarios à 96% d’intermittence de la Feuille de route 2050 coûterait 2.200 milliards d’euros, soit 700 milliards de plus qu’un scénario plus diversifié pour les mêmes objectifs27. En ajoutant les surcoûts liés aux subventions, dont nous verrons qu’ils sont de l’ordre de 1.000 milliards d’euros pour la seule Allemagne sur deux décennies et un système de backup équivalent aux trois quarts au moins du système intermittent, le consommateur européen est invité à dépenser environ 2 à 3 trillions d’euros en sus des investissements indispensables. Au vu de l’impact climatique limité que nous venons d’estimer, chacune des journées de ralentissement du réchauffement rendu possible par la TEE reviendra à une vingtaine de milliards d’euros aux consommateurs.
Une ligne Maginot climatique.
Henri Prévot, Moins de CO2 pour pas trop cher. Propositions pour une politique de l’énergie, L’Harmattan, 2013.
Face à des dangers climatiques bien réels, le risque est que l’Europe s’engage dans la construction d’une ligne Maginot climatique. Comme celle des années 1930, elle sera de peu de secours lorsque déferlera le changement qu’elle était censée éviter. Or on propose de lui consacrer des ressources comparables au budget d’éducation de la France sur toute la période 2013-2050, ressources qui feront défaut quand viendra le temps d’adapter toutes les infrastructures au choc climatique qu’elle ne retardera que de manière très limitée. Entre idéalisme, projets à valeur symbolique, éthique personnelle et lobbies puissants, il faudrait beaucoup de courage politique pour rompre avec une doctrine Maginot adoptée, comme le relève Henri Prévot28, en l’absence de véritable calcul économique. Le conseil Énergie (les ministres des États membres) exprimait pourtant le 22 mai 2013, de manière feutrée, une inquiétude grandissante sur le manque d’efficacité d’une partie de l’investissement ENR et sur les risques pour le réseau. On détecte aussi une certaine inquiétude en France sur les coûts d’une transition à l’allemande. Malheureusement, faute d’une réflexion stratégique ouverte, les « scénarios » de la Feuille de route 2050 n’étant que des variantes de la même politique, l’Europe s’est privée de toute alternative. Le Conseil en est donc réduit à la fuite en avant, demandant « d’importants investissements dans de nouvelles infrastructures énergétiques intelligentes afin d’assurer un approvisionnement ininterrompu en énergie à des prix abordables29 ». Solution trompeuse, car c’est précisément l’ampleur des investissements directs (éolien marin, solaire non compétitif, réseaux nouveaux) et indirects (stockage, backup…) qui rend l’énergie européenne moins « abordable ». Quant à l’« intelligence » des réseaux, elle consistera à pouvoir interrompre une partie de la demande (demand response) pour s’adapter aux fluctuations de l’offre ENR. Cette dernière s’interrompt au gré du vent et des nuages, et atteint des sommets à des moments parfois incongrus. Il faudra en effet des trésors d’« intelligence » logicielle pour… faire du surplace, c’est-à-dire pour que le parc de machines à laver, de congélateurs et de voitures électriques prenne en compte en temps réel les signaux du réseau pour éviter le blackout et maintenir la continuité à laquelle l’Européen est habitué. Tout en voulant tirer leçon des problèmes rencontrés, le Conseil européen reste prisonnier des images d’Épinal que véhiculent des termes comme « réseaux intelligents » et réitère son soutien à presque toutes les politiques à l’origine des difficultés : infrastructures pour des biocarburants dont la seule vraie fonction est celle de rente agricole, interconnexion de réseaux nationaux gérés selon des principes très différents, mutualisation ce faisant des coûts de la très unilatérale Energiewende allemande, soutien sans faille à l’isolation de bâtiments sans égard à la nature de l’énergie consommée… Loin de la réalité, les ministres imaginent que « des conditions de concurrence équitables sont garanties et l’intégrité du marché unique respectée » pour demander encore plus d’État par « la révision […] de la réglementation en matière d’aides d’État afin de permettre des interventions ciblées ». Ils évoquent quand même, avec pudeur, les « ressources énergétiques autochtones » pour dire que l’on aura toujours besoin de charbon, de pétrole et de gaz (ressources qualifiées de « combustibles fossiles » lorsqu’il s’agit de dénoncer les subventions dont elles bénéficient et justifier les subventions ENR). Le Conseil conclut en invoquant les économies d’énergie pour rendre l’électricité européenne « abordable » et « ininterrompue ». Un économiste peut être sceptique sur ce « remède », car une plus grande efficacité dans l’utilisation d’une ressource se traduit habituellement par un accroissement de son usage : loin de limiter notre consommation d’information, l’efficacité croissante des réseaux du Web a banalisé ce que l’on aurait vu il y a vingt ans comme des comportements d’« orgie informationnelle ». Le jeune Européen a tout autant le droit que le jeune Asiatique ou le jeune Américain à un avenir riche en énergie propre et bon marché : il serait dommage qu’une Europe révolutionnaire en paroles mais résignée à la « décroissance » en vienne à produire une énergie parfaite et à portée de toutes les bourses, à condition de… ne pas s’en servir.
Novlangue incantatoire et politique de la concurrence dévoyée
John Mathews, « Germany’s Energiewende—What Has Been Learnt So far? », The Globalist, 13 mars 2013.
Les quatre grands n’ont déployé que 7 des 71 GW de capacité renouvelables XX, les particuliers étant responsables pour pas moins de 40%, les paysans 11% et les petites sociétés 14%. Voit Geert De Clercq, « Renewables turn utilities into dinosaurs of the energy world », Reuters, 8 mars 2013
C’est une véritable novlangue qui protège la Feuille de route 2050 d’une analyse trop directe de ses coûts et bénéfices. Il est courant de proclamer que les ENR « deviennent chaque jour plus compétitives » pour dire que ces énergies restent non compétitives mais voient leurs coûts baisser. L’invitation à être « ambitieux » excuse le déploiement à grande échelle de technologies comme l’éolien marin et le solaire décentralisé dont le coût est de deux à dix fois supérieur à celui de l’éolien terrestre qui a atteint la compétitivité. L’appel à la « visibilité pour les investisseurs » justifie la garantie de profits sur vingt ans pour des groupes industriels invités à déployer des technologies que le Gosplan européen a décidé de conduire à la compétitivité « coûte que coûte » sans que la contradiction de cette intention soit vraiment perçue. En Allemagne, l’objectif de compétitivité n’est plus même mentionné car cette garantie prend la forme de rentes solaires pour des couches sociales (agriculteurs et propriétaires de villas) qui ne sont en rien concernées par l’impact systémique de leur production subventionnée. La justification échappe au raisonnement économique pour devenir celle d’une « démocratisation du pouvoir énergétique sans précédent dans le monde industriel30 ». Or cette politique n’a rien de « démocratique », la facture électrique des plus pauvres finançant la rente des mieux lotis en toitures. Elle n’a rien non plus d’industriel : qui imaginerait de remplacer Mercedes, BMW, Audi et Volkswagen par un foisonnement de coopératives municipales et de producteurs-rentiers individuels comme les Allemands se félicitent de le faire pour leurs quatre grands électriciens : RWE, E.On, EnBW et Vattenfall31 ? Au-delà de cet affaissement de l’esprit critique dans la classe politique, la novlangue favorise un effritement redoutable de la pensée économique qui était la grande force de Bruxelles. Le terme « marché » lui-même est, en matière de politique énergétique européenne, en train de perdre le sens exigeant que lui donne la théorie de l’équilibre général pour se réduire à une circulation accélérée d’électrons verts dont le prix ne reflète ni le coût en capital, ni le coût en réseaux et systèmes de backup, ni un prix de marché des émissions de carbone, ni une concurrence entre ENR, ni la concurrence entre ENR et énergies conventionnelles. Le progrès du marché en vient à être mesuré par le niveau d’interconnexion de systèmes nationaux, cela en oubliant que l’acte fondateur de la politique climatique, la directive européenne de 2008 Énergie et Climat, laisse les gouvernements libres de fixer les parts de marché des diverses ENR dans le mix énergétique national dont elles sont appelées à devenir le socle. Un peu comme si le Gosplan soviétique avait ordonné la construction de plateformes de trading pour prouver la conversion au marché d’une économie dont les prix et les principales quantités seraient restés contrôlés par Moscou…
Mariage de l’intermittence et de la complexité : l’ère de la vulnérabilité systémique
Fraunhofer-Institut für Solare Energiesysteme ISE , cité par Sylvestre Huet, Libération, 8 janvier 2013.
AIE, Energy Policy Reviews of IEA Countries: Germany 2013 Review, Paris, 2013.
« On estime que la part des technologies à faible intensité de carbone dans l’approvisionnement énergétique passera d’environ 45% aujourd’hui à quelque 60% en 2020, notamment grâce à la réalisation de l’objectif relatif aux énergies renouvelables, à 75-80% en 2030 et quasiment à 100% en 2050. Ainsi, et nonobstant les préférences des États membres en matière de sources d’approvisionnement énergétique, qui correspondent à leur situation nationale, le système d’approvisionnement électrique de l’UE pourrait devenir plus diversifié et plus sûr », Feuille de route vers une économie compétitive…, op. cit., p. 6.
Les résultats sont-ils plus convaincants pour le second but fondateur, celui de la sécurité des approvisionnements ? Certes, vent et soleil n’ont pas à être importés ; néanmoins turbines et panneaux, eux, doivent l’être, et créent une dépendance à l’égard de matériaux sur lesquels la Chine exerce un quasi-monopole qu’elle sait utiliser comme moyen de pression diplomatique. Elle n’a d’ailleurs pas hésité, en 2012, à suspendre ses exportations de terres rares vers le Japon en appui à ses revendications sur les îles Senkaku/Diaoyu. Les efforts occidentaux pour réduire cette dépendance auront un coût environnemental élevé. La Chine joue de ses ressources pour attirer les « industries vertes » et fournit déjà près de 80% des panneaux installés en Europe. Ignorant Bruxelles, elle s’allie avec l’Allemagne pour que l’action antidumping contre les panneaux vendus en dessous de leur coût de production se résolve par un accord sur les prix ouvrant la voie à une cartellisation partielle du marché. Mais la vulnérabilité la plus profonde tient à la complexité d’un système électrique très intermittent qui devra être à la fois surdimensionné, doté de capacités de stockage massives et appuyé sur un système de backup conventionnel conséquent. Bien des annonces de « parité de coût » des ENR oublient qu’un système très intermittent doit être calibré comme une Ferrari pour assurer les services d’une Clio. Une éolienne, en Europe, produit au niveau du quart ou du tiers de sa puissance installée (comme si elle fonctionnait un quart ou un tiers du temps et à pleine puissance). Pour le solaire, le ratio est en moyenne de 12% seulement. Le « crédit de capacité » (capacité sur laquelle on peut compter au moment des pointes de demande) est de l’ordre de 5% de la puissance installée pour l’éolien allemand et diminue avec la part d’éolien dans le mix. Pour le solaire, le crédit de capacité est nul dans la plupart de l’Europe où la pointe a lieu surtout en début de soirée l’hiver (à la différence de la Californie, où la climatisation crée des pointes aux heures chaudes). L’Allemagne administre la preuve du surinvestissement qu’exigent les énergies dites douces puisqu’elle a déjà installé 62 gigawatts (GW) de puissance éolienne et solaire, alors que, au total, la puissance médiane dont elle a besoin n’est que de 55 GW. Or elle est encore très loin du but : partant d’une analyse détaillée des systèmes solaires de Fribourg-enBrisgau (Bade-Wurtemberg), le Fraunhofer-Institut montre que dans un système national exclusivement intermittent, et malgré une réduction de 25% de la demande par efficacité énergétique, l’Allemagne aurait besoin de 550 GW de puissance installée32 au lieu de 170 GW aujourd’hui et des 130 GW qui suffiraient au terme de ses efforts d’économie. Le « facteur quatre » dont il est question avec ce type de politique est celui du surinvestissement autant que de la décarbonisation. Il faudrait aussi multiplier par trois les capacités d’acheminement face au déluge électrique et aux surtensions des moments de pleine production intermittente d’électrons verts et de rentes pour l’aristocratie de la « démocratie énergétique décentralisée ». À nouveau, le feel good l’emporte, de loin, sur le do good. L’Agence internationale de l’énergie (AIE) met bien en garde contre la dérive des coûts et l’inefficacité de l’investissement mais avec (trop) peu d’insistance – de même pour son invitation à tenir compte des conditions d’ensoleillement dans le déploiement du solaire…33 Dans le même temps, il faut disposer d’un backup conséquent pour les moments où la « Ferrari » intermittente est en panne de soleil et de vent. L’annexe de la Feuille de route 2050 indique rapidement que le backup conventionnel en 2050 devrait être égal à 80% de la capacité du système à forte intermittence qui semble avoir sa préférence. Un effort est en cours pour développer le stockage, mais son coût en 2030 restera exorbitant. Présentée comme une solution miracle, l’interconnexion entre les pays européens a, elle aussi, un coût élevé34. Au mieux, elle ne fait qu’atténuer le besoin de backup : même adossée au projet Desertec d’électricité solaire au Maghreb, l’Europe n’est pas l’empire de Charles Quint sur lequel le soleil ne se couchait jamais. Pour la France ou les Pays-Bas, l’interconnexion implique l’exposition de plein fouet à une production électrique allemande déstabilisante. Décrire un tel système comme « plus divers et donc plus sûr35» témoigne d’un grand optimisme.
De la défense du consommateur à la garantie de rentes aux producteurs
The Energy Puzzle, interview de Jochen Homann, Pictures of the Future Magazine, Siemens, fall 2012.
SETIS Magazine, op.cit. Voir aussi http://www.reuters.com/article/2013/02/20/us-germany-energy-idUS- BRE91J0AV20130220. Le chiffre de 1 000 milliards est contesté par l’ONG Green Budget Germany qui en déduit gains environnementaux, économies de fuel et non-construction de centrales (ignorant la taille du backup et de la surcapacité imposés par l’intermittence.
Invoquée dans chaque document de la Commission, la compétitivité, troisième but de la TEE, n’est pas davantage au rendez-vous des objectifs. Alors que la politique énergétique a été engagée au nom du consommateur et donc de la baisse des prix, c’est une politique en faveur des producteurs ENR qui s’est en réalité mise en place depuis 2008. Défenseur acharnée du marché les jours pairs, la Direction générale de la concurrence (DG COMP) appelle à fixer les prix hors marché les jours impairs. Le lundi, on poursuit les entreprises électriques pour ne pas se conformer à un modèle de concurrence parfaite qui augmenterait le choix et baisserait les prix pour les consommateurs ; le mardi, on oblige ces mêmes entreprises à acheter et à répercuter le coût de toute électricité dont l’achat est imposé36 à travers le système des feed-in tariff (FIT) et l’obligation de consommer tout électron vert. Certes, les régulateurs font de leur mieux pour limiter les effets d’aubaine et stimuler la productivité ; les FIT sont devenus plus sophistiqués, adaptant les contrats aux progrès de chaque type d’énergie. Néanmoins, une fois accordées, les garanties de revenus aux producteurs perdurent deux décennies. Quant aux coûts qu’ajoute la nécessaire reconfiguration des réseaux, le plus haut responsable du réseau électrique allemand invoque l’intérêt des « générations futures » pour les justifier mais la seule chose qu’il peut en dire est qu’ils seront « très élevés37 ». Bien que son coût commence à apparaître, y compris en Allemagne, le système de subventions au cœur de la TEE sera difficile à ramener à la raison. La distribution de rente a pris naissance dans le secteur industriel (stade auquel l’Espagne a eu la sagesse de l’arrêter), puis elle a gagné les PME (installateurs de panneaux solaires…) et les agriculteurs ; elle s’étend déjà à des millions de membres des classes aisées auxquels on garantit le rachat de leur électricité solaire à des tarifs bien supérieurs au marché. Pourtant peu avare de conseils en discipline financière, l’État allemand crée une dette qui grandit déjà de 9 milliards d’euros par année de prix garantis et dépasse les 150 milliards d’euros. Gelant les FIT jusqu’en 2014 puis limitant leur hausse à 2,5%, le ministre de l’Environnement Peter Altmaier a déclaré vouloir éviter que cette dette n’atteigne 1 000 milliards d’euros en 203938.
Du pivot à la feuille de vigne : le marché carbone européen en danger
Guillaume Chevaleyre et Nicolas Berghmans, « Revenu des enchères de la phase 3 de l’EU ETS : une nouvelle ressource publique », CDC Climat Recherche, Point Climat, no 25, janvier 2013.
http://www.euractiv.fr/energie-environnement/energie-2050-le-parlement-europeen-suggere-un-pat- chwork-18465.html.
Christian de Perthuis, « Pourquoi l’Europe a besoin d’une banque centrale du carbone », Revue de l’OFCE/ Débats et politiques, 120, 2011.
« Ministers back price rise for carbon, Germany’s position muddies policy », Financial Times, 7 mai 2013, p. 2.
L’European Union Emission Trading Scheme (EU ETS), ou marché des quotas de CO2, devait être l’outil central pour une transition guidée par le marché. Son fonctionnement initial a été une belle réussite technique mais, dans cette première phase, les politiques ont cru bon d’attirer les industriels en leur rendant le système indolore par la distribution gratuite (et donc rémunératrice) de quotas ensuite facturés aux consommateurs. En contrepartie de leur soutien, les charbonniers allemands ont obtenu que cette attribution gratuite s’étende à toute nouvelle centrale au charbon jusqu’en 2013. Dans la troisième période de l’EU ETS ouverte en 2013, les électriciens doivent acheter l’ensemble de leurs droits à émettre39. Or c’est précisément à ce moment que la volonté politique d’imposer des prix contraignants risque de faire défaut. Une surabondance de quotas due à la crise et au développement des renouvelables s’est traduite par un effondrement des prix jusqu’à un niveau insignifiant (moins de 3 euros la tonne récemment, contre 30 euros à la mise en place du système et une dizaine d’euros pour le marché californien). Le 14 mars 2013, le Parlement européen a refusé une réforme limitée visant notamment à repousser certaines ventes aux enchères de quotas (backloading)40. Une partie de la classe politique, hostile à toute « intervention dans le marché », oublie que l’EU ETS (marché dit de cap-and-trade) repose sur la combinaison d’un acte politique (cap, « fixer une limite ») suivi d’un échange entre acteurs (trade) pour se répartir cette rareté. L’Europe est mal préparée pour de telles décisions qui supposeraient la légitimité d’une sorte de banque centrale du carbone41. Or, pour des raisons compréhensibles – pour preuve les difficultés à s’accorder sur le mandat de la Banque centrale européenne (BCE) dans la zone euro –, une gouvernance européenne de la qualité voulue exigerait un véritable pas politique. La Commission, soutenue par la France, l’Allemagne et le Royaume-Uni, tente de sauver le rôle de l’EU ETS mais la partie risque d’être rude42. Rétrospectivement, la Commission avait raison de proposer, dans les années 1990, une taxe carbone moins sujette à manipulations et compromis. La fiscalité relève du vote à l’unanimité mais bien des pays membres pourraient imiter la Suède et créer une taxe carbone compensée par une baisse des charges sur le travail.
Un marché électrique européen réduit à un rôle d’ajustement résiduel
Keppler, Finon et Geoffron, op. cit., p. 8.
Si l’on résume l’ensemble des distorsions introduites dans le « marché » européen de l’énergie, il apparaît que la politique électrique européenne regroupe un ensemble de « politiques industrielles furtives » qui s’adjoint des mécanismes de marché sans cohérence d’ensemble. La Commission envisage que les subventions aux ENR puissent trouver leur place dans le cadre du marché intérieur qu’appelle la directive de 2009. L’examen auquel nous venons de procéder montre qu’il s’agit d’un vœu pieux, sans réelle consistance : les interventions politiques sont structurantes et des lobbies puissants perpétueront cet état de fait. Les tensions entre Commission et États membres sur la création de « marchés de capacité » prouvent que la boîte de Pandore de la renationalisation des politiques sera difficile à refermer. L’écart croissant entre les buts assignés par l’Europe et les objectifs chiffrés de la transition repose sur trois piliers cohérents au plan politique mais incohérents au plan de la compétitivité et d’une lutte efficace contre le réchauffement :
1. Une mission herculéenne de développement des principales filières industrielles ENR au bénéfice des producteurs européens et chinois :
– rôle reconnu aux gouvernements (dont on disait redouter les « champions nationaux ») d’entraver les flux de technologie au vu de préférences nationales sur le mix énergétique ;
– refus de la concurrence entre ENR pour en soutenir toutes les filières ;
– garantie de prix rémunérateurs sur quinze à vingt ans aux investisseurs sélectionnés pour prendre une partie des parts de marché que chaque gouvernement garantit aux ENR ;
– encouragement sentimental à la production « décentralisée », alors que les économies d’échelle représentent l’une des sources les plus fortes d’efficacité ;
– subventions aux énergies compétitives évincées par les ENR non compétitives mais néanmoins nécessaires en backup (centrales au gaz en Belgique et Espagne, « paiements pour capacités » britanniques…) ;
– liberté laissée aux États de pratiquer un discret dumping en faisant subventionner le coût de la transition énergétique pour le secteur exportateur par les clients captifs (ménages).
2. Création de marchés qui fonctionnent si loin de l’équilibre général que les prix qu’ils produisent sont davantage un bruit qu’un signal :
– un marché spot sur lequel se forment des prix autour du seul objectif d’équilibre instantané du système électrique sans tenir compte ni du coût en capital des énergies appelées, ni des coûts d’interconnexion. Comme le notent Keppler, Finon et Geoffron, « les flux d’échange sur les marchés électriques sont soumis à la tyrannie du court terme, alors qu’il s’agit d’accompagner la transformation de grands systèmes très intensifs en capital 43 » ;
– en conséquence, absence de tout marché donnant les signaux de long terme nécessaires à l’investissement non subventionné pourtant essentiel au moins en backup (plusieurs pays s’efforcent de créer des « marchés de capacité » pour remédier en partie à cette lacune, en opposition à la Commission) ;
– rigidifiant les distorsions ci-dessus, obligation aux gestionnaires de réseau de donner la priorité absolue aux électrons ENR dans le merit order du réseau en raison d’un raisonnement d’optimum local qui ignore les coûts en capital ;
– et, pièce maîtresse initiale du système, le marché des quotas carbone dont le fonctionnement s’inscrit maintenant à côté plutôt qu’en situation de pilotage du système de production électrique subventionnée.
3. Confusion entre marché authentique au sens de l’équilibre général (via la concurrence sur toute la chaîne de valeur) et rencontres chaotiques d’offres obéissant à des régulations nationales différentes :
– interconnexion à marche forcée, des accords sur les protocoles de réseau prenant le pas sur l’analyse économique ;
– mutualisation des coûts de l’Energiewende via l’extension au reste de l’Europe de transmissions atténuant les déséquilibres que seize Länder allemands mal coordonnés entre eux ont créés sans consulter leurs partenaires européens.
Un lock-in politique et 1 000 milliards d’euros de rentes pour éviter un lock-in par le marché
Commission des communautés européenne, Livre vert sur les instruments fondés sur le marché en faveur de l’environnement et des objectifs politiques connexes, COM(2007). À noter que cet excellent document, que la Commission gagnerait à remettre au premier plan, ne contient aucune référence aux FIT, l’instrument de « correction » aujourd’hui le plus répandu.
« L’analyse montre également qu’une option moins ambitieuse pourrait figer les investissements à forte intensité de carbone, entraînant une hausse des prix du carbone par la suite et un coût global considérable- ment plus élevé sur toute la période », Feuille de route vers une économie compétitive…, op. cit, p. 5.
« It is not (always) because a particular technology is efficient that it is adopted, but (sometimes) because it is adopted that it will become efficient (Arthur, 1989)… technologies having small short term advantages may “lock-in” a society into technological choices that may have lesser long-term advantages than technologies that are “locked-out” », Cédric Philibert, IEA, Climate and Energy, mai 2011.
Cet ensemble d’interventions étatiques au cœur de la politique européenne est justifié au nom de la « correction des imperfections du marché44 ». Mais, comme le montre le florilège ci-dessus, la « correction des imperfections » devient si pesante qu’il ne reste plus guère de marché à corriger – en tout cas aucun marché remplissant les conditions de concurrence et de libre fixation des prix. Les Français (qui s’en réjouiront peut-être) diront que « le patient meurt guéri » – ou, selon l’expression anglo-saxonne équivalente, que « ce n’est plus le chien qui remue la queue mais la queue qui remue le chien »… Pour justifier que les corrections aillent bien au-delà de ce que recommande la théorie économique et peu enclins ou mal préparés à réfléchir à ce que serait une planification efficace du secteur de l’énergie, les experts se réfugient derrière la nécessité de prévenir le lock-in45. Par ce terme, ils entendent que le système électrique qui émergerait du marché (même après correction des imperfections et externalités par un marché carbone) empêcherait le développement d’une meilleure alternative. Cette dernière repose sur des technologies ENR que la puissance publique peut rendre compétitives en imposant leur déploiement à l’échelle voulue tout le temps nécessaire à leur perfectionnement le long d’une courbe de savoir (learning curve)46. Ce théorème de l’« intervention étatique salvatrice » n’est compatible avec la doctrine de la concurrence européenne qu’au prix d’un acte de foi. Experts et hommes politiques de 2013 peuvent-ils prévoir quelles seront les technologies optimales dans quatre décennies, durée comparable à celle qui sépara le vol balbutiant des frères Wright du premier vol commercial transatlantique ? Le risque est un lock-in d’« éléphants blancs » industriels qui pèseront sur la compétitivité européenne. L’exemple de la déferlante chinoise dans l’énergie solaire suggère que ces « éléphants blancs » pourraient bien ne pas créer les positions industrielles fortes espérées. En outre, une révolution de vaste ampleur est en cours dans le monde qui contredit le discours européen sur l’épuisement prochain des hydrocarbures et le renchérissement inévitable de l’énergie. Plaçant le reste de la planète durablement dans un système hydrocarboné, elle pourrait appeler une politique climatique reposant sur des technologies différentes de celles que l’Europe a érigées en seule voie de salut. Le développement à grande échelle du gaz non conventionnel, du pétrole léger (tight oil), des hydrates de méthane (capables d’alimenter plusieurs siècles de consommation planétaire) et du charbon (que l’Europe soutient, en principe provisoirement) appellerait un effort massif de capture et de stockage du carbone. Or cette voie qui suscite des émotions négatives dans l’opinion est quasiment délaissée. Sans trancher parmi ces scénarios, la certitude européenne sur le « sens de l’histoire » énergétique revient à prendre un pari de plusieurs milliers de milliards d’euros sur une base bien fragile – et sans impact additionnel significatif sur le climat.
Une seule politique pour deux objectifs
http://ec.europa.eu/clima/policies/package/index_en.htm
Sylvie Kauffmann, « L’air du monde », chronique, Le Monde, 28 mai 2013, p. 22.
Commission européenne, Pour un bon fonctionnement du marché intérieur de l’énergie, COM (2012) 663, p. 6-7, 13-15, 19.
Ibid p.7
Ibid., p. 11 et 13.
La libéralisation de l’énergie en Europe a été d’autant plus facile à pervertir en effort planificateur qu’elle est récente et inachevée. À l’exception du pétrole, l’énergie était l’une des exceptions au « marché commun » de 1968 puis au « marché intérieur » de 1992, les directives de 1997-1998 se bornant à fixer des objectifs non contraignants. Les directives de 2003 puis de 2009 ont rendu obligatoire l’ouverture des marchés nationaux autour de principes similaires à ceux qui régissent le secteur des télécommunications et des transports : fin des monopoles, ouverture aux tiers des infrastructures propriétaires, liberté de fixation des prix et concurrence généralisée. Les régulateurs nationaux ont appris à coopérer dans le Forum de Florence (électricité) et celui de Madrid (gaz naturel), puis dans le cadre de l’European Regulators’ Group for Electricity and Gas (ERGEG) et maintenant dans celui de l’Agency for the Cooperation of Energy Regulators (ACER). Vers le milieu de la décennie passée, tout semblait prêt pour un authentique marché intérieur de l’énergie. Or, pendant qu’elle finalise le « troisième paquet » de directives 2009, l’Europe met en place le cadre découlant de son adhésion à la ConventionCadre des Nations unies sur les changements climatiques (CCNUCC) de 199247 et au Protocole de Kyoto de 1997 entré en vigueur en 2005. Anticipant une ambitieuse action mondiale, l’Europe adopte la directive Énergie-Climat de décembre 200848, directive que la France, pour assurer le « succès » de sa présidence européenne, soutient au prix d’un examen assez sommaire de ses intérêts nationaux. Utiles pour accélérer la mise en place de politiques climatiques, ces objectifs pourtant approximatifs (« trois fois 20 en 2020 ») sont en train de devenir le pivot d’un effort planificateur sans appréciation des bénéfices réels. La toute-puissante Direction générale de la concurrence (DG COMP) prend un risque redoutable pour sa crédibilité à long terme. Cumulant pouvoirs administratifs et judiciaires d’une manière unique dans les structures européennes, elle devrait être d’une fidélité exemplaire à une doctrine de la concurrence puisée aux meilleures sources de la théorie et du droit. Or elle prétend faire respecter d’une main de fer les règles d’un « marché de l’énergie » classique alors que, de l’autre main, elle pousse les gouvernements à imposer aux consommateurs pour des décennies les surcoûts considérables de toute technologie politiquement correcte. Une main lutte contre les positions dominantes, tandis que l’autre laisse se constituer des lobbies industriels dont la survie dépend de prix administrés et de garantir des rentes. La Commission fonctionnant comme une juxtaposition de « silos » administratifs – « la main droite de la Commission ne sait plus ce que fait la main gauche », dit Martin Schulz, président du Parlement européen49 –, elle donne son aval à des documents qui proclament que tant que les ENR ne seront pas compétitives (ce qui peut requérir trois décennies pour certaines), la construction du marché intégré qu’appelle la directive de 2009 doit « aller de pair » avec le soutien à ces énergies non compétitives50. Acceptant une fixation administrative de prix supérieurs à ceux du marché pour les ENR, elle entretient le flou sur le degré réel de concurrence en laissant dire qu’un ensemble de mesures techniques pour favoriser la « flexibilité » des échanges fera que « les producteurs d’énergies renouvelables pourront participer pleinement à un marché réellement concurrentiel51 ». Constatant que la hausse des prix qu’entraîne sa politique ne suscite pas l’enthousiasme des foules, la Commission déplore que « les consommateurs n’ont pas goût à la participation active au marché » et en propose une explication surprenante : « Certains consommateurs […] n’auraient pas les outils ou les compétences (littérisme, accès à l’information en ligne et hors ligne, etc.) nécessaires pour participer activement au nouveau marché qui se développe et profiter de ses avantages. » Une « campagne » (« de rééducation », aurait-on dit dans la Chine de Mao) « les aiderait aussi à comprendre leurs droits et leurs responsabilités52». Le monde du Web est bien plus complexe que le compteur électrique, et pourtant les mêmes consommateurs semblent y participer activement. Afficher un favoritisme explicite pour les producteurs et pour les rentes politiquement correctes tout en blâmant les entreprises pour ne pas se concurrencer davantage risque de discréditer l’un des piliers de la gouvernance européenne. La DG COMP, l’un des rares centres de pouvoir européen discrétionnaire sans véritable contre-pouvoir, justifie cette posture contradictoire au nom d’accords politiques qui ignorent la logique du marché. Elle gagnerait à méditer sur les reproches que le pape François adresse à la Curie romaine lorsqu’il met cette dernière en garde sur la perte de légitimité qu’implique la perte de repères fondamentaux… Concurrence sans concession ou prix administrés, impératif catégorique moral ou politiques industrielles : les juristes de la Commission seraient bien avisés de choisir.
Une posture de négociation kantienne dans un monde qu’inspire Machiavel
Feuille de route vers une économie compétitive…, op. cit., p. 3 et 15
Entretien avec Michael Gerrard, Director, Center on Climate Law, Columbia Law School, New York. Voir aussi Hannah Chang, « International Executive Agreements on Climate Change », Columbia Journal of Environmental Law, 35:2, 2010.
Déclaration introductive de l’ambassadeur des Fidji au nom du Groupe des 77 et de la Chine, New York, 14 mars 2013.
Immanuel Kant, Zum ewigen Frieden. Ein philosophischer Entwurf [Projet de paix perpétuelle. Essai philo- sophique], 1795. Voir aussi Jacques Delors, citant le « message aux Européens » du Congrès de l’Europe à La Haye en 1948 : « Europe’s supreme conquest is called the dignity of man and its true form is freedom. … We want the union of our continent to safeguard our acquired freedoms but also to extend the benefit of the latter to all men » (Collège d’Europe, Bruges, octobre 1989).
CDC Climat Recherche, « Le MDP : ne jetons pas aux oubliettes un outil qui a levé plus de 200 milliards de dollars », Tendances carbone, no 75, décembre 2012.
Émilie Alberola et Boris Solier, « L’inclusion de l’aviation internationale dans le système européen d’échange de quotas de CO2 : un premier pas vers un système mondial ? », CDC Climat, Étude Climat , no 34, août 2012. En juin 2013, les compagnies aériennes membres de l’IATA ont soutenu le principe d’un tel accord, les sociétés d’État indiennes et chinoises s’y opposant néanmoins.
L’audace européenne de 2008 se nourrissait de l’espoir que la Conférence des Parties CCNUCC, qui allait se tenir à Copenhague en 2009, crée une dynamique mondiale d’ambition comparable. Espoir déçu ! En dépit de l’écho considérable que trouvait dans l’opinion la réunion de dizaines de milliers de représentants des sociétés civiles, les négociations – dont l’Europe fut littéralement exclue dans la dernière phase de Copenhague – ont conduit à un silence prudent des États-Unis et à ce que le reste du monde tienne l’Europe comptable des engagements qu’elle avait pris. Les réunions de Cancún en 2010, Durban en 2011 et Doha en 2012 enregistrèrent des avancées timides que les Européens sont les seuls à proclamer décisives. La Commission invoque ainsi un « accord international pour limiter à 2 degrés Celsius le réchauffement climatique53 », mais la déclaration en question, qui ne prévoit aucun mécanisme contraignant, n’engage en rien les États-Unis, aucune des deux procédures de ratification possibles n’ayant été engagée et des projets de loi du Congrès excluant au contraire toute prise en compte de tels « accords54 ». Le texte soumis par le représentant du Groupe des 77 et de la Chine au groupe de travail (Open Working Party) créé après la conférence Rio + 20 de 2012 est très clair : les Objectifs de développement durable (en anglais Sustainable Development Goals, ou SDG’s) à mettre en place ne doivent créer aucune contrainte pour les pays en développement mais sont l’occasion d’exiger le respect d’objectifs de transfert financier par les pays du Nord55. Dans ces négociations climatiques, l’Europe est restée fidèle à ses principes. Il aurait peut-être mieux valu qu’elle restât fidèle au marché et modifiât sa posture de négociation. Ses principes, très respectables, reflètent la pensée de Kant à laquelle Jacques Delors comme les pères fondateurs aimaient se référer. Le projet kantien de 1795, selon lequel des républiques qui se regrouperaient pour proclamer une « paix perpétuelle » seraient rejointes par d’autres attirées par leur exemple56, a trouvé une application magnifique dans la paix que l’Europe a instaurée dans un cercle qui s’élargit à l’ex-Yougoslavie. Malheureusement, ce projet conduit à des résultats opposés en matière climatique. Se comportant « de la manière dont il serait souhaitable que le monde entier se conduise », l’Europe sera tenue responsable pour ce que l’on commence à appeler à l’ONU les « pertes et dommages » créés par une révolution industrielle dont tout le monde profite pourtant. Par le Mécanisme de développement propre (MDP), l’Europe a financé un transfert de 215 milliards d’euros vers les pays du Sud – très largement Chine et Inde – pour les aider dans leur propre transition57. Or, en février 2012, une trentaine de nations, comprenant, entre autres, ÉtatsUnis, Chine, Inde, Russie et Arabie saoudite, se sont réunies à Moscou pour dénoncer la décision européenne d’imposer un achat de quotas carbone pour les vols internationaux passant par l’Europe. Sans hésiter, ils ont dressé une liste de neuf mesures de rétorsion face à une action que l’Europe présentait comme un premier pas vers un accord mondial à l’Organisation de l’aviation civile internationale (OACI)58. L’Europe paye un prix élevé pour une vision généreuse mais rejetée au nom des souverainetés. Puisse le « succès » de la conférence sur le changement climatique (COP) de Paris en 2015 ne pas prendre la forme d’un nouvel acte d’humilité aussi coûteux qu’inutile…
La France au secours de l’Allemagne davantage que de la planète
AIE, Germany 2013 Review, op.cit., p. 49.
Voir par exemple « Les réseaux au cœur du système électrique européen, entretien avec Dominique Maillard, président du directoire de RTE », Politique internationale, no 137, été 2012, p. 347.
Andreas Rudinger, « L’impact de la décision post-Fukushima sur le tournant énergétique allemand », Working Papers, no 05/2012, IDDRI, Paris, 2012.
« Le charbon représente environ un tiers de la production d’électricité de l’Union européenne. Il aide l’Europe à maintenir un large éventail de sources d’énergie ainsi qu’à réduire sa dépendance en importations », Observatoire du marché & Statistiques. Électricité, mars 2013
« A robust German electricity market, fully integrated into the EU internal market for energy, can provide one of the most cost-effective solution to achieve the ambitious transformation set out in the Energiewende », AIE, Germany Review 2013, op. cit., p. 11. On appréciera la maîtrise de la novlangue derrière une telle phrase. L’intégration dont il est question consiste à placer l’Energiewende – développée sans la moindre coordination – au cœur du projet électrique européen. Les performances de coût dont il est question sont autoproclamées. Le texte de l’AIE qui suit (p. 12) recense d’ailleurs de redoutables sources de surcoûts, comme la localisation du photovoltaïque sans égard pour l’intensité de l’ensoleillement et l’existence de réseaux, la concurrence entre Länder pour attirer des énergies qui leur valent des subventions fédérales…
http://www.lemonde.fr/culture/article/2013/04/18/de-l-allemagne-le-grand-malentendu_3162455_3246. html.
AIE, Germany Review 2013, op. cit., p. 12.
La France dispose d’une électricité déjà aussi décarbonée qu’envisage de l’être celle de l’Allemagne en 2050. Or, soucieuse de « réussir » sa présidence de 2008, elle a accepté une politique européenne qui confond « décarboné » et « renouvelable », et s’est imposé des efforts comparables à ceux de l’Allemagne, pays que l’AIE donne en exemple de ceux ayant réduit leurs émissions59 mais toujours parmi les plus pollueurs en termes de GES et d’utilisation du lignite. Imagine-t-on l’Allemagne se mettant au diapason de la politique fiscale et budgétaire grecque ? Le réseau électrique français se prépare pourtant sans état d’âme60 à des transformations coûteuses pour aider l’Allemagne à transporter ses surplus d’électricité éolienne et mutualiser ainsi les coûts d’une politique qu’elle n’a jamais coordonnée avec ses voisins. En mai 2013, la France et l’Allemagne se sont accordées pour prôner une relance de la politique énergétique et climatique européenne. L’ironie est que, au lieu de fermer ses centrales les plus polluantes comme le fait l’Amérique, la verte Allemagne les remplace par 10 GW de centrales au charbon qui émettront plus que l’ensemble du système électrique français et qui « ne pourront être amorties qu’avec un fonctionnement en base et un taux de charge élevé61 ». Il est vrai que, sous l’influence des États membres, la Commission crédite le charbon d’une contribution majeure à la « diversité » et à la « sécurité des approvisionnements62 ». Par les paris risqués qu’elle contient et contrairement à l’espoir – ou l’appel au secours ? – exprimé par les autorités allemandes qu’elle contribue à un marché européen compétitif63, l’Energiewende constitue une bombe à retardement au sein du système électrique européen. Une fois close l’exposition du Louvre sur le romantisme allemand qui a prêté à controverse entre les deux pays64, une France plus consciente de son intérêt pourrait inviter l’Allemagne à choisir entre un report à des jours meilleurs la constitution d’un marché européen pour laisser chaque État trouver l’équilibre qui lui convient entre marché et interventions, et la création d’un authentique marché, en commençant par la refondation d’un EU ETS sous l’égide d’une autorité indépendante. Donner le rôle central initialement prévu à l’EU ETS supposerait le démantèlement rapide des « subventions Maginot » aujourd’hui au cœur de sa politique énergétique européenne. Disparaîtrait de même, comme y invitent diverses personnalités allemandes, la dispense des coûts de la transition pour les entreprises industrielles65, dispense qui accable les ménages et exacerbe la surcompétitivité allemande au sein de la zone euro.
De la « transition à tout prix » à une analyse économique sans tabou
Au total, ce que notre analyse a contesté n’est pas l’opportunité d’une politique énergétique qui prenne le défi climatique à bras-le-corps. Défi bien réel qui commence à exiger de fortes dépenses d’adaptation. Nous nous inquiétons en revanche du sentimentalisme éclairé et de la novlangue qui substitue l’objectif chiffré à la réflexion, le volontarisme bureaucratique au calcul économique et, en fin de compte, l’espoir au fait. La compétitivité ne viendra pas d’une montagne de subventions, que les entreprises chinoises sont d’ailleurs plus agiles à exploiter. La sécurité énergétique en 2030 ne viendra pas de la construction d’un système dans lequel les caprices du vent et du soleil exigent un saut technologique bien plus aléatoire et coûteux que le discours messianique sur l’« intelligence » électrique ne le laisse entendre. La pauvreté énergétique ne reculera pas en imposant le coût d’un tel pari aux particuliers que l’on prétend protéger. Et la lutte contre le réchauffement climatique ne sera pas gagnée en oubliant que « 90% de décarbonisation » électrique européenne ne valent que 0,9% de correction climatique, au mieux. Une certaine modestie s’impose, conduisant à concentrer ses moyens sur les transformations du meilleur rapport coûts/bénéfices plutôt que sur celles à fort coefficient symbolique ou émotionnel.
La France gagnerait à formuler une politique climatique et une politique énergétique distinctes l’une de l’autre et distinctes, en tant que politiques publiques, de la très respectable éthique personnelle (« mon choix de vie sobre »), des solutions locales gratifiantes (« notre mairie à énergie positive ») ou du discours eschatologique (« sauver la planète »). Il y a plus à perdre qu’à gagner à accélérer l’interconnexion de marchés nationaux disparates au nom d’un marché européen inefficace et qui ne mérite pas vraiment le nom de marché au sens de la théorie de l’équilibre général. La priorité devrait être de replacer au centre du dispositif un marché EU ETS soumis à une gouvernance comparable par sa qualité et son pouvoir de gestion discrétionnaire à celle d’une banque centrale. Les États-Unis n’ont pas de vraie politique énergétique et ses cinquante États ont des réglementations électriques très différentes (le réseau du Texas n’est pas même relié au reste du pays…). Pourtant, la renaissance du gaz donne aux États-Unis un surcroît de compétitivité et de sécurité nationale tout en leur permettant de réduire leurs émissions de gaz à effet de serre. La composante climatique de ce triple succès n’est pas garantie, mais elle relativise la démarche qui prétend l’approche européenne « inéluctable ». La compétitivité américaine ne souffre guère d’ailleurs de l’absence d’un marché intérieur de l’électricité : conduite sur des bases analytiques discutables pour des coûts excessifs, l’intégration électrique européenne ne constitue pas la stratégie salvatrice que le discours laisse entendre.
Le réchauffement climatique est un défi majeur, l’électricité un facteur clé de compétitivité. Le calcul économique est la première victime de la collision en cours entre libéralisation du marché, politique industrielle et un idéalisme kantien en porte-à-faux avec son environnement géopolitique. La toute première priorité est de ne plus laisser la novlangue paralyser la pensée. Nous espérons y avoir modestement contribué. L’Europe invoque le péril et l’urgence, mais cela pour légiférer sur un demi-siècle à hauteur de plusieurs milliers de milliards d’euros. Faute de prendre le temps d’une réflexion sans tabou, le risque grandira que la « transition » éloigne des trois buts fondateurs que l’Europe a si justement placés au cœur de ses ambitions : climat, sécurité et compétitivité.
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