Alternative für Deutschland : de la création en 2013, aux élections régionales de Hesse d'octobre 2018
Les élections fédérales du 24 septembre 2017 ont provoqué un véritable séisme politique en Allemagne.Introduction
La montée en puissance de l’AFD
Genèse d’un parti national populiste
Réorganisation et renforcement du parti
Evolution des adhérents et financement du parti
Les facteurs d’établissement de l’AfD : efficacité du travail parlementaire et stratégie démagogique
Les raisons d’un séisme politique
Les mutations du programme de l’AfD
La radicalisation de l’AfD dans une campagne électorale engourdie
L’AFD, troisième force politique du pays : une césure historique
Analyse du résultat et transferts électoraux
Sociographie des électeurs de l’AfD
Les élections en Bavière du 14 octobre 2018
Les résultats globaux
Les transferts électoraux
Recentrage des Verts et implantation de l’AfD
« L’AfD est la punition de Dieu pour la CSU »
Les élections régionales dans la HESSE du 28 octobre 2018
Les résultats globaux
Transferts électoraux
Un vote sanction à l’égard de la Grande Coalition
La fédération AfD de Hesse
Conclusion
Résumé
Les élections fédérales du 24 septembre 2017 ont provoqué un véritable séisme politique en Allemagne : Alternative für Deutschland (AfD, «Alternative pour l’Allemagne »), parti national populiste, est devenue la troisième force politique du pays, avec 12,6% de voix et 94 députés sur les 709 sièges à pourvoir au Bundestag. L’entrée, pour la première fois depuis 1953, de députés d’extrême droite dans la chambre basse, conjuguée aux tensions entre la CDU et la CSU sur la question des réfugiés et à l’effondrement de la social-démocratie, laisse à penser que l’Allemagne s’est «normalisée» vis-à-vis de ses voisins européens.
Au lendemain des élections bavaroises et de Hesse, et à quelques mois des élections européennes, cette étude entend analyser cette montée du national- populisme en Allemagne à travers l’AfD, qui est dorénavant un parti bien établi dans le système politique allemand.
Patrick Moreau,
Docteur en histoire et docteur d’État en sciences politiques (FNSP), chercheur au CNRS au laboratoire Dynamiques Européennes de l’Université de Strasbourg.
Introduction
Depuis les élections, deux membres de l’AfD, l’ancienne présidente Frauke Petry et Mario Mieruch, ont quitté le groupe parlementaire AfD.
Les élections fédérales du 24 septembre 2017 ont provoqué un véritable séisme politique en Allemagne : Alternative für Deutschland (AfD, «Alternative pour l’Allemagne»), parti national populiste, est devenue la troisième force politique du pays, avec 12,6% des voix et 94 députés1 sur les 709 sièges à pourvoir au Bundestag. Fondé au printemps 2013, ce parti a toujours été divisé en interne, entre un courant d’opposition au système et un second, dit plus réaliste, à la recherche de coopérations politiques avec les autres partis. Cela ne l’a en rien empêché de se faire entendre dans une campagne monotone, considérée comme jouée d’avance et sans débat de fond entre les grands partis traditionnels. L’AfD en a profité pour se saisir de thématiques longtemps évitées par ses concurrents, à savoir l’avenir de l’Union européenne, la sécurité, l’immigration et la place de l’islam dans la société allemande, thèmes qui ont eu une grande résonance au sein de l’électorat.
Face à l’AfD, les votes à l’égard des partis populaires CDU (Union chrétienne- démocrate d’Allemagne), CSU (Union chrétienne-sociale en Bavière) et SPD (Parti social-démocrate) ont chuté. Si l’alliance CDU-CSU est arrivée en tête des élections avec 32,9% des suffrages et reste donc, pour la quatrième fois consécutive, le groupe le plus important au Bundestag, la chancelière Angela Merkel est sortie grandement affaiblie du scrutin. Son image de femme de pouvoir dominant le jeu politique allemand et européen, son rôle de garante de la stabilité politique, économique et sociale et son aura d’instance morale acquise lors de l’arrivée des réfugiés en 2015 ont été fortement remis en cause par ce vote.
De son côté, le SPD, emmené par Martin Schulz, ancien président du Parlement européen, a subi une véritable déroute. Avec 20,5% des voix et 148 sièges, soit le résultat le plus faible de la période de l’après-guerre, le parti a continué de s’affaiblir en 2018, en dépit de l’arrivée d’Olaf Scholz à la fonction de vice-chancelier de la Grande Coalition mise en place le 14 mars 2018. Cette coalition, de plus en plus instable à l’automne 2018, voit en face d’elle l’AfD devenir dans les sondages le deuxième parti d’Allemagne (autour de 17%) et devancer de peu un SPD qui n’arrive plus à mobiliser son électorat traditionnel.
L’entrée, pour la première fois depuis 1953, de députés d’extrême droite dans la chambre basse, conjuguée aux tensions entre la CDU et la CSU sur la question des réfugiés et à l’effondrement de la social-démocratie, laisse à penser que l’Allemagne s’est « normalisée » vis-à-vis de ses voisins européens. Au lendemain des élections bavaroises et à quelques mois des élections européennes, cette étude entend analyser cette montée du national-populisme en Allemagne à travers l’AfD, qui est dorénavant un parti bien établi dans le système politique allemand.
La montée en puissance de l’AFD
Genèse d’un parti national populiste
Sur l’histoire de l’Afd, voir notamment Patrick Moreau, L’Autre Allemagne. Le réveil de l’extrême droite, Vendémiaire, 2017, et Oskar Niedermayer, « Eine neue Konkurrentin im Parteiensystem? Die Alternative für Deutschland », in Oskar Niedermayer (dir.), Die Parteien nach der Bundestagswahl 2013, Springer, 2014, p. 175-207.
Sur la chronologie et les détails de l’adoption du plan, lire « Chronologie der Griechenland-Krise », kas.de, s.d.
Par la suite, ce terme Alternativlosikeit sera qualifié par les journalistes et les médias d’«anti-mot» de l’année 2010.
Pour une remarquable analyse des réseaux d’économistes critiques de l’euro, voir Dieter Plehwe et Matthias Schlögl, «Europäische und zivilgesellschaftliche Hintergründe der euro(pa)skeptischen Partei Alternative für Deutschland (AfD)», WZB Discussion Paper, No. SP III 2014-501r, Wissenschaftszentrum Berlin für Sozialforschung, novembre 2014.
Sur les Freie Wähler, lire Lisa Peyer, « Freie Wälher », bpb.de, 5 juin 2017, et aussi Ulrich Eith, «Ideologiefreie Sachpolitik oder populistischer Protest? Freie Wähler auf Landes- und Bundesebene », in Martin Morlok, Thomas Poguntke, et Jens Walther (dir.), Politik an den Parteien vorbei. Freie Wähler und Kommunale Wählergemeinschaften als Alternative, Nomos, 2012, p. 147-156.
À cette époque, le NPD avait franchi la barre représentative des 5% en Saxe en 2004 (9,2%) et 2009 (5,6%), en Mecklembourg-Poméranie en 2006 (7,3%) et 2011 (6%), et l’avait frôlée en Saxe-Anhalt en 2011 et en Thuringe en 2014.
a) Les prémices d’une résistance intellectuelle face à l’ordre établi
La préhistoire de l’AfD remonte au 25 mars 2010. La chancelière Angela Merkel déclarait alors devant le Bundestag que, pour sauver la Grèce du désastre financier, elle ne voyait d’autre possibilité qu’une aide financière massive de l’Union européenne. Cette mesure fut adoptée le soir même à l’occasion du sommet de l’Union européenne et prit la forme du premier plan de sauvetage3. La chancelière justifiait ce choix en évoquant une « absence d’alternative4 », formule qui explique le nom d’Alternative für Deutschland choisi par le nouveau parti.
De très nombreux économistes, de toutes sensibilités politiques, étaient en effet d’avis que la politique d’Angela Merkel et de l’Union européenne n’était nullement sans alternative. Un professeur d’économie de Hambourg, Bernd Lucke, décide alors d’organiser une résistance intellectuelle et, à l’automne 2010, fonde le Plenum der Ökonomen (« Plénum des économistes»). Dans un appel explicitement adressé aux économistes et aux professeurs d’université, il évoque la nécessité de pousser le gouvernement allemand à faire sortir l’Allemagne de la zone euro.
Mais l’adoption du plan de sauvetage puis la mise en place sur le long terme du mécanisme de stabilité européen (MES) amènent Bernd Lucke et ses collègues à penser que l’influence des économistes universitaires est trop faible pour changer les choses. Courant 2012, Lucke initie donc la création d’un mouvement de rassemblement, Bündnis Bürgerwille (BBW, « Alliance de la volonté citoyenne »). Son manifeste de fondation affirme que cette formation n’est pas un parti politique mais un mouvement supra-partisan ayant pour objectif de remettre en cause la politique de sauvetage de l’euro. Il demande la tenue de consultations populaires sur les abandons de souveraineté et les questions monétaires. Cette critique, très argumentée, est appuyée par des analyses émanant d’acteurs économiques de premier plan comme l’Ifo Institut.
Les thèses de Lucke trouvent alors un écho très favorable non seulement dans les associations des classes moyennes ou de PME, surtout conservatrices, mais aussi dans les partis politiques (CDU-CSU et FDP). Dans ce contexte, les futurs fondateurs de l’AfD vont alors disposer d’un vaste réseau de sympathisants et de soutiens qui, en 2013, mettront à leur disposition les ressources financières nécessaires à la fondation d’un parti. l’association politique à la création d’un parti5.
b) De l’association à la création d’un parti
L’étape suivante est, à l’automne 2012, la création de la fondation Wahlalternative 2013 (« Alternative électorale 2013 ») en tant qu’association politique mais ne souhaitant pas participer sous son nom aux élections, et qui se rapproche des Freie Wähler (FW, « Électeurs libres »)6. Le 20 janvier 2013, Bernd Lucke et le publiciste Konrad Adam sont candidats sur laliste des FW aux élections de Basse-Saxe. Avec 1,1% des voix, cette liste enregistre un vrai désastre politique. Lucke en tire aussitôt la conclusion qu’il est nécessaire de créer un véritable parti politique sur la base de son association Wahlalternative 2013.
Le 14 avril 2013, soit cinq mois avant les élections au Bundestag, l’AfD tient son congrès de fondation. Les participants élisent une direction, adoptent des statuts et un programme provisoire. En quelques semaines, le parti dispose d’une implantation dans tous les Länder et peut publier la liste de ses candidats. En un laps de temps très court, il réussit aussi à recueillir toutes les signatures nécessaires à l’obtention de son statut de parti politique reconnu. Ce succès organisationnel est le fruit d’un long travail de préparation, passé inaperçu aux yeux des observateurs politiques.
A priori, l’AfD ne semblait pas pouvoir s’imposer face à la concurrence de nombreuses autres formations d’extrême droite, comme le Nationaldemokratische Partei Deutschlands (NPD, « Parti national-démocrate d’Allemagne »), solidement implanté dans les nouveaux Bundesländer7, ou d’autres micro partis.
L’extrême droite militante allemande (en nombre d’adhérents)
Source :
Bundesamt für Verfassungsschutz, 2016.
Attaquée de toute part par les partis en place, l’AfD bénéficie cependant d’une formidable propagande médiatique, certes négative mais qui lui permet de populariser ses thèmes et d’atteindre de nombreux électeurs. À l’occasion des élections au Bundestag et aux régionales de Hesse le 22 septembre 2013, l’AfD échoue à franchir la barre des 5% (4,7% au Bundestag, 4,1% dans la Hesse), mais, dès mai 2014, elle effectue une percée politique décisive aux élections européennes (2.070.014 suffrages, soit 7,1% des voix et 7 élus). Les trois consultations régionales qui suivent ont lieu dans les nouveaux Bundesländer (9,7% en Saxe, 10,6% en Thuringe et 12,2% dans le Brandebourg) et représentent une nouvelle étape de la consolidation de l’AfD tant sur le plan organisationnel que sur le plan électoral.
Thématiquement, la campagne des élections au Bundestag en 2013 porte essentiellement sur les blocages de la construction européenne, en particulier sur l’euro et le rôle néfaste de la Commission européenne. Les consultations suivantes font néanmoins émerger de nouveaux thèmes porteurs de l’AfD – la politique d’immigration, la protection familiale, les valeurs, l’enseignement et l’énergie –, auxquels s’ajoute, en Saxe, la question de la criminalité en provenance des pays voisins (Pologne et République tchèque).
Dès l’origine, l’AfD s’est vu accusée d’être un parti populiste de droite, tendanciellement extrémiste. Cette thèse fut rejetée par la direction du parti qui argumentait que, dès sa fondation, elle avait pris soin de se distancer de toute tendance radicale. L’argumentaire déroulé par l’AfD et l’iconographie de la campagne anti-immigration montraient cependant que ce parti se rapprochait typologiquement d’autres formations nationales-populistes, tels le Front national français ou le FPÖ autrichien. La dénonciation des « vieux partis » présents au Bundestag, l’appel à sauver les systèmes de protection sociale menacés par l’arrivée des « étrangers », la critique de l’islam, présenté comme une religion politique antithétique des principes constitutionnels démocratiques et la dénonciation d’une immigration incontrôlée renforçaient l’impression d’un glissement vers le national-populisme.
Réorganisation et renforcement du parti
Lire Volker Weiß, « Sind sie das Volk? Pegida – die Patriotischen Europäer gegen die Islamisierung des Abendlandes », bpb, 6 janvier 2015.
Sur Pediga, voir Frank Decker, « Alternative für Deutschland und Pegida: Die Ankunft des neuen Rechtspopulismus in der Bundesrepublik », in Frank Decker, Bernd Henningsen et Kjetil Jakobsen (dir.), Rechtspopulismus und Rechtsextremismus in Europa. Die Herausforderung der Zivilgesellschaft durch alte Ideologien und neue Medien, Nomos, 2015, p. 75-90 ; Armin Pfahl-Traughber, « Pegida als neue Protestbewegung von „rechts“ », in Uwe Backes, Alexander Gallus et Eckhard Jesse, Jahrbuch Extremismus & Demokratie, n° 27, Nomos, 2015, p. 154-171 ; Hajo Funke, Von Wutbürgern und Brandstiftern. AfD – Pegida – Gewaltnetze, Verlag für Berlin-Brandenburg, 2016. En 2016, le déclin de Pediga s’accéléra et ses manifestations ne regroupèrent plus que quelques centaines de personnes.
Bernd Lucke a perdu devant les tribunaux le droit de nommer son parti Alfa, parce qu’une association portait le même nom (lire « Lucke-Partei darf nicht weiter Alfa heißen », 9 octobre 2016, welt.de).
«Sommerpressekonferenz von Bundeskanzlerin Merkel», undesregierung.de, 31 août 2015.
a) Schisme idéologique et guerre des chefs
À la phase des succès électoraux de la période 2014 succède une période de conflits au sein du parti, tant sur la ligne idéologique que sur la question de la direction. Si l’AfD a alors trois présidents égaux en droit, Lucke en constitue la figure médiatique centrale, mais les succès de l’AfD dans les nouveaux Bundesländer amènent les dirigeants des fédérations régionales à contester de plus en plus sa position dominante. Dans l’Est, la rhétorique anti-euro est rapidement dépassée par les questions liées à l’immigration, évolution idéologique incarnée par Frauke Petry. Présidente de la fédération de Saxe, élue comme présidente de l’AfD aux côtés de Lucke et d’Adam, docteur en toxicologie, décorée de l’Ordre du mérite de RFA, entrepreneuse et bête politique, cette femme n’hésite pas à contester publiquement certaines décisions prises par Lucke.
L’apparition et le succès du mouvement anti-islamique Pegida à Dresde, rassemblant des milliers de personnes à l’occasion de manifestations de rues (35.000 le 10 janvier 2015), deviennent le catalyseur du conflit8. Lucke et ses proches tiennent Pegida pour un mouvement xénophobe, largement infiltré par l’extrême droite, en particulier par le NPD, alors que Frauke Petry estime qu’il ne faut pas négliger le potentiel militant de ce mouvement. Selon elle, il est impératif d’élargir la base électorale et militante de l’AfD en absorbant le mouvement Pegida. Sa stratégie est payante pour prendre les rênes du parti : à l’occasion du congrès d’Essen (4 et 5 juillet 2015), Petry et le professeur d’économie Jörg Meuthen sont élus à la présidence, contrairement à Lucke qui n’a plus de majorité derrière lui. Dans cette nouvelle composition, Petry représente l’aile nationale-conservatrice de l’AfD, tandis que Meuthen est le ténor des restes de l’aile nationale-libérale, même si, sur le plan personnel, il est plus proche des nationaux-conservateurs et de leurs critiques de la société allemande.
S’ensuit une vague de démissions au sein de l’AfD, comme en témoignent celles de cinq des sept élus au Parlement européen qui dénoncent le virage à droite de la direction du parti. Au total, 20% des adhérents suivent Lucke et son nouveau parti Allianz für Fortschritt und Aufbruch (Alfa, « Alliance pour le progrès et nouveau départ »)9, qui ne parvint toutefois pas à devenir un concurrent sérieux de l’AfD.
b) Crise des réfugiés : un tournant politique
En septembre 2015, les médias diffusent des images impressionnantes relatives à la solidarité des Allemands envers les réfugiés (« Refugees Welcome »). Le 31 août 2015, la phrase d’Angela Merkel « Wir schaffen das!10» (« Nous y arriverons ! ») devient le symbole d’une société ouverte à la misère du monde. Mais cette même phrase va rapidement aussi devenir une phrase repoussoir. Les agressions de Cologne, dans la nuit de la Saint-Sylvestre à la fin de 2015, puis l’attentat de Berlin le 19 décembre 2016, qui fit 12 morts et 42 blessés, provoquent un débat sur les erreurs des services de sécurité et les incohérences du système juridique allemand. Tous ces événements, conjugués à l’arrivée de quelque 900.000 migrants et réfugiés enregistrés en 2015, engendrent une crise politique, surtout dans les rangs de la CDU-CSU, et offrent à l’AfD la possibilité d’instrumentaliser une inquiétude collective et un sentiment de rejet vis-à-vis de l’islam. L’atout stratégique de ces thématiques est qu’elles permettent d’aller à contre-courant de presque tous les partis représentés au Bundestag.
Le slogan « Madame Merkel doit partir » devient rapidement le leitmotiv de l’AfD. Aux élections de mars 2016, le parti s’impose sur l’ensemble du territoire comme une force politique incontournable. En Saxe-Anhalt, il devient le second parti régional (24,3%), derrière le SPD, il devance la CDU en Mecklenburg-Poméranie et, par sa percée en Bade-Wurtemberg (15,1%), montre qu’il peut aussi s’implanter à l’Ouest. Avec 120 élus aux Landtag fin 2016 sur 1.844 députés, l’AfD est certes rendue impuissante par la politique de refus d’alliance (containment) des partis démocratiques, mais elle est bel et bien présente. Devenue acteur politique de poids, l’AfD voit s’ouvrir plusieurs champs d’action : peser sur le destin de la chancelière Merkel et influencer le futur gouvernement de la RFA au lendemain des élections au Bundestag de l’automne 2017.
Evolution des adhérents et financement du parti
«CDU verliert Tausende Mitglieder – Ansturm auf die AfD », focus.de, 28 décembre 2016.
« Alternative für Deutschland hat mehr als 30.000 Mitglieder », afd.de, 30 mai 2018.
Deutscher Bundestag, «Bekanntmachung von Rechenschaftsberichten politischer Parteien für das Kalenderjahr 2014», p.35-56. «Bekanntmachung von Rechenschaftsberichten politischer Parteien für das Kalenderjahr 2015 », p. 3-32 et «Bekanntmachung von Rechenschaftsberichten politischer Parteien für das Kalenderjahr 2016 », p. 203-226.
Lire « Henkel leiht AfD eine Million Euro », zeit.de, 30 avril 2016. Henkel a depuis rompu avec l’AfD.
L’AfD a connu une expansion très rapide du nombre de ses adhérents, même si le parti reste bien en deçà de ses concurrents. Au moment de sa fondation, le parti rassemblait 10.000 adhérents et plus de 17.000 fin 2013. Fin 2016, l’AfD comptait 26.000 adhérents et, lors d’interviews, mettait fréquemment en avant l’accélération du nombre des adhésions depuis les élections de cette même année11. On estime qu’à la veille de l’élection au Bundestag, l’AfD revendiquait environ 28.000 adhérents et en revendique 30.200 en mai 201812. Le parti dispose également d’une organisation de jeunesse, Junge Alternative (JA, « Jeune Alternative »), qui compte aujourd’hui 1.800 adhérents répartis entre 16 fédérations régionales.
L’un des principaux problèmes de l’AfD sur le plan organisationnel se trouve dans sa difficulté à recruter des femmes. En avril 2016, 85% des adhérents étaient des hommes pour seulement 15% de femmes. L’autre faiblesse est que les adhésions entre 2015 et 2016 ont été le fait d’hommes et de femmes venus de tous les horizons politiques, du néocommunisme à l’extrême droite, partageant rarement les mêmes valeurs dans une pluralité de domaines.
Les rapports financiers de l’AfD ont été publiés pour les années 2013 à 2016. La liste des donateurs est également accessible13. À la suite de ses succès régionaux, le parti a bénéficié du remboursement de ses frais de campagne, ce qui a fortement augmenté les capacités de propagande des fédérations concernées. Au niveau national, l’AfD s’était déjà vu rembourser ses frais pour les élections du Bundestag en 2013 (1,8 million d’euros), mais a aussi trouvé des donateurs ou prêteurs, comme l’armateur hambourgeois Edler (Hamburger Reeders Folkard Edler, avec 1 million d’euros). Il s’agissait de deux prêts à des taux si bas que les juristes les qualifient de « dons cachés ». L’entrepreneur et ancien patron des patrons Heinrich Weiss a joué un rôle important dans la première phase de dons à l’AfD. Il a aujourd’hui pris ses distances vis-à-vis de Frauke Petry et plus généralement de l ́AfD. Hans-Olaf Henkel, ancien président de l’Association de l’industrie allemande et président de 2001 à 2005 de la Communauté Leibnitz, association regroupant de très nombreuses structures de recherche de premier plan, a prêté quant à lui 1 million d’euros au parti14.
Les rapports financiers de l’AfD de 2013 à 2016*
Source :
Liste des rapports annuels du Bundestag15.
En juin 2018, la grande Coalition a fait adopter une nouvelle loi de financement des partis politiques, qui augmente de 25 millions les sommes distribuées, ce dont profitera aussi l’AfD. Voir Gudula Geuther, « Parteien bekommen mehr Geld», deutschlandfunk.de, s.d.
Justus Bender, « Seid umschlungen, Millionen! », faz.net, 1er juillet 2017.
L’élection au Bundestag de 2017 a permis à l’AfD de disposer de ressources financières très importantes. L’essentiel vient des remboursements légaux (1 euro par voix jusqu’à 1 million de voix, 0,83 euro pour les voix au-dessus), soit un volume de 10 millions d’euros environ. S’y ajoutent 15 millions d’euros pour la fraction AfD au Bundestag et les rétributions des élus et de leurs collaborateurs16.
Lors du congrès d’Augsbourg, qui s’est tenu les 30 juin et 1er juillet 2018, l’AfD a choisi de se doter d’une fondation, Desiderius-Erasmus-Verein (DES, « Association Desidarius Erasmus », nom provisoire)17, dirigée par Erika Steinbach, ancienne députée CDU et longtemps présidente la Fédération des expulsés (Bund der Vertriebenen, BdV). Bien que controversé par les «fondamentalistes» du parti, qui y voient un embourgeoisement de l’AfD, ce choix peut faire espérer au parti une manne publique de 70 millions d’euros par an pour mettre en place une éducation populaire inspirée de ses positions politiques.
Les facteurs d’établissement de l’AfD : efficacité du travail parlementaire et stratégie démagogique
Voir «Die Arbeit der AfD in den Landtagen», wzb.de, 14 juin 2017 ; Alexander Hensel, Florian Finkbeiner et al., Die AfD vor der Bundestagswahl 2017. Vom Protest zur parlamentarischen Opposition, Otto Brenner Stiftung, 2017 ; Benno Hafeneger, Hannah Jestädt, Lisa-Marie Klose et Philine Lewek, AfD in Parlamenten. Themen, Strategien, Akteure, Wochenschau Verlag, 2018.
En juillet 2018, l’AfD disposait de 157 députés aux Landtag sur les 1.821 élus dans 14 parlements régionaux.
Les activités parlementaires de ce parti n’ont jusqu’à présent été que très partiellement analysées18. Un premier bilan pour la fraction AfD au Bundestag permet de repérer à la fois les orientations stratégiques et les faiblesses du parlementarisme de l’AfD19. Toujours tous présents au début de la période d’activité parlementaire, les élus de l’AfD sont désormais, comme les autres fractions, souvent absents au Bundestag.
Bilan des activités parlementaires selon les partis de début 2017 à janvier 2018
Source :
Westfalenpost 20.
Voir Jürgen P. Lang, « AfD-Parteitag: Rechtsruck nach links? », br.de, 30 juin 2018.
Le haut niveau de formation des élus AfD dans les Länder et au Bundestag 21 fait qu’ils sont très actifs au sein des commissions parlementaires et ne pratiquent en rien une politique de provocation ou de démesure. En revanche, à l’occasion des grands débats parlementaires publics, l’AfD aime attirer l’attention tant par son langage que ses comportements gestuels. Courant 2018, en dehors de la thématique permanente d’« avocat des petites gens », l’AfD a ébauché des campagnes ciblées (contre l’interdiction du diesel, par exemple) et sociales plus complexes concernant l’avenir des Allemands22. Parmi elles, une critique de l’imposition des retraites et la lutte contre la pauvreté en Allemagne.
Les raisons d’un séisme politique
Les mutations du programme de l’AfD
Programme de référence et programme électoral de 2017.
Le succès électoral de l’AfD résulte en partie de sa faculté à avoir su adapter son programme aux évolutions du mécontentement des électeurs. En Europe, la montée généralisée du populisme a longtemps été attribuée à la peur des citoyens face à la globalisation et à la modernisation des emplois. Or, en observant les priorités de l’AfD, on s’aperçoit que la thématique de la lutte contre la globalisation ne semble plus prioritaire. Il en va de même pour d’autres problématiques comme l’environnement ou la croissance économique, pourtant fortement présentes lors de précédentes campagnes législatives.
La position de l’AfD sur la question de l ́euro et de l’Union européenne a progressivement évolué. Si, durant la crise financière, l’euro était qualifié de destructeur de la démocratie, de l’État de droit, de la division des pouvoirs ou encore de l’économie de marché social, un changement radical est apparu à partir de 2015. Rapidement, les dirigeants de l’AfD, bien que toujours hostiles à l ́euro, ont compris que les candidats appelant à un retrait de l’Allemagne de l’Union européenne se trouvaient fragilisés électoralement. En atteste le sondage réalisé en 2016 par Infratest Dimap : 48% des sondés voyaient un gain dans l’adhésion à l’Union européenne, soit un niveau qui n’avait pas été atteint depuis 1999. Seul 14% de la population y était nettement hostile. Aujourd’hui, l ́AfD évoque une réforme ou une refondation de la Communauté européenne dans le cadre d ́une Europe des Nations.
Le programme de l’AfD de 2016, revu et étendu en 201723 pour les élections, avait pour ambition de couvrir la totalité des champs politique, économique, social et culturel. La lecture de ce texte, au-delà des thématiques traitées, donne une impression de relative solidité analytique. La « patte » des universitaires est reconnaissable et montre que l’AfD n’est politiquement pas un parti « à thème unique » et qu’il offre aux électeurs un cadre d’orientation idéologique clair. En ce sens, l’AfD est certes un parti de protestation, mais aussi « un parti de rupture » et une machine de guerre idéologique construite.
Synthèse du programme de l’AfD de 2016 et 2017
De fait, le programme reste incontestablement dans le cadre de ce que permet la Constitution allemande, à l’exception de deux points : la suppression du droit d’asile et la déchéance de nationalité. La vraie nouveauté est la volonté du parti de distribuer des cadeaux à tous les électeurs. Les familles, les riches et les pauvres, les travailleurs et les retraités se voient offrir, comme l’avait évoqué Helmut Kohl après la réunification, des « paysages prospères ».
La radicalisation de l’AfD dans une campagne électorale engourdie
Von Jörg Rößner, Die ernüchternde Abrechnung der CDU-Agentur mit ihrer Kampagne, Welt.
a) Campagne atone des partis traditionnels dans une Allemagne inquiète
Pour de nombreux observateurs, la campagne pour les élections fédérales allemandes de 2017 a semblé particulièrement ennuyeuse. Alors que la victoire de la CDU ne laissait pas de place au doute, le ton et le contenu trop convenus utilisés par la majorité des candidats ont pu décevoir. Plusieurs éléments peuvent l’expliquer.
Tout d’abord, le scrutin, en partie proportionnel, conduit les partis traditionnels à ne négocier leurs alliances qu’une fois terminées les élections législatives. Néanmoins, si pendant les longs mois qui ont précédé les élections ces partis n’ont pas publiquement annoncé avec qui ils souhaitaient gouverner pour former une majorité, la mise en place d ́une Grande Coalition ne faisait aucun doute. Les candidats des partis démocratiques, surtout SPD et CDU/CSU, évitaient les attaques et les querelles publiques, et les débats provoquaient un certain ennui chez bon nombre d’électeurs24.
Ensuite, l’Allemagne est en 2017 un pays prospère avec un taux de chômage bas. En 2016, l’excédent budgétaire était de 24 milliards d’euros et, en mai dernier, le pays comptait moins de 2,5 millions de chômeurs, une première depuis 1990. Selon l’OCDE, le taux de chômage a ainsi atteint au premier trimestre 2017 le niveau historique de 4% en Allemagne et est tombé à 3,4% en décembre 2017. Avec un taux de croissance de 1,9% en 2016 et un taux d’inflation faible (1,6% en 2017), la RFA est considérée comme un modèle économique en Europe. L’économie étant prospère, cette thématique, pourtant souvent très présente lors des campagnes électorales, ne fut abordée par presque aucun parti.
Enfin, dernière raison de cette campagne atone, les Allemands ont longtemps été peu polarisés politiquement et figurent parmi les Européens les plus optimistes, et la plupart d’entre eux se sont longtemps déclarés être politiquement au centre de l’échiquier politique. Mais, comme nous le verrons plus tard dans cette étude, si les Allemands dans leur majorité trouvent que leur situation personnelle est bonne, ils s’inquiètent de menaces extérieures pouvant remettre en cause leurs acquis (retraites, services publics, hauts salaires, sécurité, etc.).
b) La virulence de l’AfD
Angela Merkel a joui d’une très forte popularité pendant la campagne. Quelques jours avant l’élection, tout semblait joué: 54% des sondés préféraient la chancelière allemande à Martin Schulz (26%), 14% ne voulant ni de l’une ni de l’autre.
Le bilan n’était cependant pas aussi bon que les sondages le suggéraient. La moitié des sondés étaient critiques à l’égard du travail effectué par la Grande Coalition, notamment en raison de la situation économique de certains électeurs. Cette population électorale critique était concentrée avant tout dans les nouveaux Bundesländer, avec les électeurs à bas niveau de formation, les ouvriers, les adhérents de Die Linke et surtout de l’AfD.
La perception de sa propre situation économique (en %, ventilation par parti)
Source :
Infratest Dimap.
L’AfD bénéficiait de 11% des intentions de votes. Le parti était perçu essentiellement comme une formation protestataire utile pour « dénoncer ce qui ne va pas » (immigration dans l’ensemble du pays, inégalités économiques et de développement, surtout dans les nouveaux Bundesländer). Il a donc poursuivi sa stratégie mise en place en 2016, mais l’a radicalisée pendant la campagne de 2017 en focalisant tout son discours sur le thème de l’immigration. Sa redoutable rhétorique consistait à placer tous les thèmes porteurs (besoin de sécurité, combat contre le terrorisme, maintien des acquis sociaux et économiques des décennies précédentes, justice sociale, peur de l’islam et de l’acculturation) sous le chapeau de l’immigration, présentée comme une menace polymorphe et existentielle pour l’Allemagne.
Corrélation entre les thématiques abordées et le succès de l’AfD
L’AfD, par la voix de son président Alexander Gauland, a aussi fait scandale en juin 2018 et parlant du national-socialisme et d’Hitler comme une « crotte d’oiseau dans l’histoire de l’Allemagne », en clair l’équivalent du « point de détail » de Jean-Marie Le Pen (lire « Gauland: Hitler nur „Vogelschiss“ in deutscher Geschichte », faz.net, 2 juin 2018, et Eva Thöne, «Geschichte lässt sich nicht wegwischen», spegel.de, 2 juin 2018,
Par ailleurs, alors que d’autres partis du même type en Europe, le Front national en tête, tentent depuis des années une « dédiabolisation » afin d’augmenter leur nombre d’électeurs, l’AfD, elle, n’a pas hésité à briser le tabou de la repentance allemande pour les crimes du IIIe Reich. Björn Höcke, le leader de l’aile national-völkisch du parti, a par exemple qualifié de « mémorial de la honte » la construction d’un mémorial pour les victimes de la Shoah à Berlin. De son côté, Alexander Gauland a enfoncé le clou en louant les actes de l’armée nazie durant la guerre : « Si les Français ont le droit d’être fiers de leur empereur Napoléon et les Britanniques de Churchill, alors nous avons le droit d’être fiers des performances des soldats allemands durant la Seconde Guerre mondiale25. » Ces provocations ont été voulues pour amener la presse à intensifier sa campagne négative contre l’AfD.
Enfin au niveau de la communication, l’AfD s’est beaucoup appuyée sur les réseaux sociaux, en travaillant avec l’agence américaine Harris Media. Affiches, caricatures et slogans se sont alors multipliés.
Source :
Twitter/AfD.
À ce sujet, voir Martin Eimermacher, Christian Fuchs et Paul Middelhoff, « Ein aktives Netzwerk », Die Zeit, n° 47, 2 septembre 2017 ; Kilian Behrens, Vera Henßler, Ulli Jentsch, Frank Metzger, Eike Sanders et Patrick Schwarz, « Rechte Printmedien und die AfD – Teil 1 », apabiz.de, 28 mai 2018 et « Rechte Printmedien und die AfD – Teil 2 », apabiz.de, 30 mai 2018.
Ce raidissement idéologique n’a pas été sans effet sur l’AfD. Au lendemain des élections législatives, plusieurs personnalités élues ont quitté le parti. Parmi elles, Frauke Petry, coprésidente de la formation, a justifié son choix en expliquant que le parti avait tenu pendant toute la campagne un discours trop radical, seulement d’opposition et synonyme d’incapacité à gouverner. Elle a, entre temps, créé un nouveau parti conservateur, Die Blaue Partei (BP, « Parti Bleu»),dont le modèle politique est incarné par le FPÖ autrichien. À ce jour, le BP n’est pas arrivé à drainer les adhérents et sympathisants de l’AfD (environ 200 à 300 adhérents seulement).
Les relais propageant les thèses de l’AfD ne cessent de croître et elles sont non seulement diffusées largement à travers les réseaux sociaux mais aussi à travers des maisons d’édition, des think tanks et un glacis de publications, de journaux et de sites « amis » allant du conspirationnisme au révisionnisme historique, de l’écologie de droite à l’ésotérisme de droite, du fondamentalisme chrétien au paganisme nordique26.
L’AFD, troisième force politique du pays : une césure historique
Analyse du résultat et transferts électoraux
Voir tableaux des résultats.
L’affaiblissement des partis traditionnels CDU, CSU et SPD lors des élections du 24 septembre 2017 confirme une tendance sur le long terme. La fragmentation du système politique (six partis en 2017) complique la mise en place de majorités stables27.
L’affaiblissement des grands partis CDU-CSU + SPD (1987-2017, en %)
Source :
Bundeswahlleiter.
L’Union (CDU + CSU) a fait son plus mauvais score depuis 1949 (32,9%) et le SPD son plus mauvais score de toute son histoire politique d’après- guerre. Grüne (8,9%) et Die Linke (9,2%) sont restés à peu près stables, les grands vainqueurs de la consultation étant les libéraux du FDP (10,7%) et les nationaux-populistes de l’AfD (12,6%). Ce parti disposait de 94 élus au Bundestag (92 à la mi-octobre).
Les nouveaux visages du Bundestag suite aux élections du 24 septembre 2017 (en %)
Source :
Bundeswahlleiter.
La percée de l’AfD est exceptionnelle dans les nouveaux Bundesländer (30%, soit + 16%), alors qu’à l’Ouest elle atteint 10,7% (+ 6%). La croissance de la participation électorale à l’Est comme à l’Ouest a été un facteur de gain pour ce parti. En effet, la participation électorale était de 71% en 2013 et s’est élevée à 76% pour ces dernières élections. Nombre de ces électeurs qui ont décidé de voter à nouveau ont porté leur choix sur l’AfD.
Les résultats de l’AfD dans les Länder (en %)
Source :
Bundeswahlleiter.
En Saxe, l’AfD est devenu le premier parti régional (27%) devant la CDU (26,9%). Frauke Petry avait alors été élue avec 37,4% des suffrages exprimés, le meilleur score de l’AfD en Allemagne. La percée du parti en Bavière (12,2%) a également entraîné un très fort affaiblissement de la CSU (38,8%, contre 49,3% en 2013, soit une perte de 10,5 points). C’est dans le nord de l’Allemagne et en Rhénanie-Westphalie que des zones de résistance à l’AfD se font sentir.
Résultats des élections fédérales de 2017
Source :
The Economist
Les transferts électoraux montrent combien la CDU-CSU s’est affaiblie au profit de l’ensemble des partis concurrents mais surtout de l’AfD et du FDP. L’AfD gagne des électeurs en provenance de tous les partis, dont presque 1 million de voix venues de la CDU-CSU (25%), mais aussi 400 000 de Die Linke (10%) et 470.000 du SPD (12%). Le principal afflux est celui des abstentionnistes mobiles de 2013 (1,2 million, soit 31%). Le parti profite également de l’affaiblissement des partis « divers » de 2013, par exemple le Parti des pirates ou le NPD. L’objectif d’Alexander Gauland d’attirer les électeurs nationaux-conservateurs déçus par la politique d’Angela Merkel a porté ses fruits.
Transferts électoraux entre partis aux éléctions du Bundestag 2017 (en nombre de voix)
Source :
Infratest Dimap.
Sociographie des électeurs de l’AfD
La sociographie des électeurs AfD lors des élections de septembre 2017 (sans ventilation Est-Ouest) montre que l’AfD est un parti préféré par les hommes (15% sur l’ensemble des électeurs hommes) et que 9% seulement des femmes le choisissent. De plus, plus le niveau de formation est élevé, moins l’AfD trouve d’électeurs.
Le choix partisan par sexe et niveau de formation (en %)
Source :
Infratest Dimap 2017.
Une ventilation plus précise montre que l’AfD obtient 17% chez les personnes n’ayant pas poursuivi leurs études au-delà du secondaire et 7% chez celles ayant été à l’université. La ventilation par tranche d’âge montre que l’AfD obtient ses meilleurs scores chez les 25-59 ans, catégories dans lesquelles elle progresse le plus par rapport à 2013. Les plus jeunes et les plus de 60 ans sont, pour leur part, tendanciellement résistants au choix AfD.
Le choix partisan par tranche d’âge et évolution par rapport à 2013 (en %)
Source :
Infratest Dimap 2017.
Derrière la percée de l’AfD chez les 25-59 ans, on trouve la peur du chômage et d’une dégradation de la situation personnelle. Le choix par catégorie professionnelle confirme la « prolétarisation » de l’AfD, perceptible lors des élections régionales de la période 2016-2017.
Le choix partisan par profession en 2017 et évolution par rapport à 2013 (en %)
Source :
Infratest Dimap 2017.
La Hans Böckler Stiftung a interrogé 4.892 personnes en janvier et février 2017. Voir Richard Hilmer, Bettina Kohlrausch, Rita Müller-Hilmer et Jérémie Gagné, «Einstellung und soziale Lebenslage. Eine Spurensuche nach Gründen für rechtspopulistische Orientierung, auch unter Gewerkschaftsmitgliedern», Working Paper Forschungsförderung, n° 44. août 2017.
Source infratest dimap.
Sur ce sujet, voir notamment Bundesministerium für Wirtschaft und Energie (BMWi), Jahresbericht der Bundesregierung zum Stand der Deutschen Einheit 2016, septembre 2016, et Jahresbericht der Bundesregierung zum Stand der Deutschen Einheit 2017, août 2017; «Die Ost-West-Lücke schließt sich nicht», zeit.de, 5 septembre 2017 ; «Ostdeutschland bleibt strukturschwach», mdr.de, 6 septembre 2017.
Voir Pascal Perrineau, Les Croisés de la société fermée. L’Europe des extrêmes droites, L’Aube, 2001
Plusieurs études convergentes permettent de reconstituer les motivations des électeurs pour le vote AfD. Ce choix est commandé par un fort sentiment de perte de contrôle. Sur le plan personnel, la confiance en l’avenir est de seulement 33% chez les électeurs AfD, contre 54% pour l’ensemble des sondés. Indépendamment de leur niveau de revenus, les électeurs AfD se sentent au plus bas de la société et sont persuadés de connaître une «dégringolade» sociale. Sur le plan politique, les élites partisanes et les institutions sont perçues comme éloignées de la réalité et incapables d’écoute, principalement sur les questions d’immigration.
Les électeurs AfD sont, de loin, les plus insatisfaits du fonctionnement de la démocratie allemande (80%)28. La défiance vis-à-vis des institutions est très forte, tout comme le désir d’imposer la « volonté du peuple » : les référendums sont perçus comme des correcteurs à un niveau exceptionnel, tant dans l’ensemble des sondés (55%) que chez les électeurs AfD (71%). D’où l’existence d’un vaste discours AfD sur la « modernisation de la démocratie », en particulier de la « démocratie directe ».
Les électeurs AfD croient également à la spécificité du peuple allemand (67 %, contre 54% des sondés), sont relativement fiers de leur histoire (59%, contre 43% des sondés) et voient dans la nationalité allemande le critère fort d’appartenance à la société (74%, contre 57% des sondés).
Les peurs liées à l’augmentation de l’immigration, au multiculturalisme, au terrorisme ou encore à la criminalité sont très présentes. Ainsi, au cœur du choix AfD (« Les raisons premières de mon choix AfD »), on trouve trois thèmes prioritaires : combattre le terrorisme (69%), combattre la criminalité (61%) et contrôler l’arrivée des réfugiés (60%). Ce sont les domaines dans lesquelles ce parti est crédité d’une certaine confiance par ses électeurs. Néanmoins, cette offre programmatique ne donne pas à l’AfD une réelle compétence. Les sondés estiment que les partis traditionnels sont les meilleurs garants de la prospérité et de l’avenir. Ils n’ont aucune illusion ni sur l’AfD, ni sur le FDP.
La disparition de la culture de bienvenue en Allemagne n’est pas uniquement présente chez les électeurs AfD. Selon l’analyse de la Hans Böckler Stiftung, 60% des sondés veulent que les migrants «s’orientent vers la culture allemande », 54% veulent limiter l’immigration et 44% ont le sentiment que l’on fait trop pour les migrants.
Les difficultés économiques ne sont pas l’élément central d’explication du choix AfD pour l’ensemble du pays. En effet, en septembre 2017, 74% de la population trouvait que l’économie allait bien ou très bien. Seulement 21% de la population était d’un avis contraire et seulement un quart des électeurs AfD estimaient être dans une situation personnelle mauvaise29. Néanmoins, l’AfD possède ses bastions électoraux pour l’essentiel à l’Est. Les rapports annuels sur la situation économique et sociale dans les nouveaux Bundesländer montrent qu’il existe de très fortes différences Est-Ouest30. En terme d’emplois, le chômage dans les nouveaux Bundesländer s’établit à 7,9%, contre 5,8% à l’Ouest (mars 2017). À l’Est, le choix AfD se concentre dans les zones du secteur manufacturier et dans les cercles électoraux où le revenu familial est en dessous du niveau moyen national.
Le choix AfD est incontestable à l’est du pays (21,9%) avec des pointes locales à plus de 50%, notamment dans les zones du secteur manufacturier et dans les milieux où le revenu familial est inférieur au niveau moyen national. Dans le cercle de Deggendorf, à la frontière tchéco-bavaroise, l’AfD fait 19,2% et dépasse la CSU dans certains bureaux de vote. Mais on constate que ce parti obtient également de très bons scores à l’ouest. À l’ouest et au nord-ouest de l’Allemagne (Ruhr), l’AfD est fortement présente, la ville de Gelsenkirschen donnant par exemple 17% de ses suffrages à l’AfD. En Bade-Wurtemberg, l’AfD obtient 16,4% dans la ville d’Heilbronn.
En conclusion,les électeursAfD sont bien les«croisés d’une société fermée31 ». L’offre faite par l’AfD d’une communauté allemande « hérisson », unie pour résister aux changements politiques et sociaux en cours, n’en reste pas moins attractive pour toute une frange de la population désorientée et choquée par une immigration perçue comme incontrôlée et potentiellement destructrice des acquis sociaux et économiques du passé, de l’identité allemande et de sa « culture dominante ». En 2018, l’AfD a achevé sa mutation de parti national- populiste à fort caractère protestataire (la période 2013-2014) en un parti nationaliste-identitariste doté d’un référentiel idéologique élargi. La fidélisation de l’électorat AfD est en cours en 2018 et permet au parti d’attendre avec confiance les prochaines batailles électorales. Les conflits internes entre l’aile national-völkisch de Björn Höcke et les nationaux-conservateurs d’Alexander Gauland sont aujourd’hui secondaires, Gauland ayant fait le choix d’une orientation historique révisionniste, soutenue par une majorité de membres de l’AfD.
Les élections en Bavière du 14 octobre 2018
Les résultats globaux
Voir Birgit Kruse, « So wird in Bayern gewählt », sueddeutsche.de, 9 octobre 2018.
Les élections régionales bavaroises du 14 octobre 2018, pour lesquelles quelque 9,5 millions d’électeurs étaient appelés aux urnes (dont 599.000 nouveaux électeurs), fournissent les indications les plus récentes sur l’installation de l’AfD dans le paysage politique allemand. Le Landtag compte 180 sièges (91 élus directs et 89 élus sur les listes régionales), auxquels s’ajoutent des mandats de compensation venant du système électoral particulièrement complexe en Bavière (un total de 200)32.
La première information significative est l’augmentation du niveau de participation qui gagne 10 points par rapport aux dernières élections (63,6% en 2013, 73% en 2018). Cette poussée de la participation aux élections bavaroises a notamment profité à l’AfD.
Au niveau des résultats, l’échec de la CSU est la deuxième information capitale de ce scrutin, puisque son score s’établit à 37,4%, soit un recul de 10,3 points par rapport à 2013. Le SPD s’effondre lui aussi, en passant sous la barre des 10% (9,7%), soit un recul de 10,9 points. Les Verts, eux, sont les grands vainqueurs de l’élection, avec 17,5% et une progression de 8,9 points. Ils s’imposent comme le premier parti dans les six plus grandes villes de Bavière. Avec 11,6%, Freie Wähler (FW) fait partie des autres vainqueurs, en progression de 2,6 points. De sensibilité conservatrice, FW rassemble d’anciens électeurs de la CSU. L’AfD, absente lors du scrutin de 2013, obtient un résultat moyen (10,2%), mais son score est clairement l’une des causes de l’affaiblissement de la CSU. Le FDP progresse (5,1%, soit 1,8 point supplémentaire). À gauche, Die Linke, avec 3,2%, n’arrive pas à franchir la barre de représentation des 5%, malgré une légère avancée de 1,1 point par rapport 2013.
Les projections en sièges, en tenant compte de la présence ou non du FDP et des mandats de compensation, ne laissent que deux options de gouvernement : soit une alliance, très improbable, de la CSU et des Verts, qui disposerait d’une large majorité parlementaire ; soit une alliance de la CSU et de FW, qui disposerait alors d’une courte majorité parlementaire. Cette constellation est la plus probable, FW s’étant prononcé en faveur d’une alliance avec la CSU et se trouvant idéologiquement très proche de ce parti.
Droitisation de la Bavière (en %)
Droitisation de la Bavière (en nombre de votes exprimés)
Les transferts électoraux
Comme le montrent les graphiques suivants, les résultats ce scrutin sont la conséquence d’un vaste mouvement de transferts électoraux. La CSU a perdu 180.000 voix au profit des Verts et autant au profit de l’AfD. Élément notable: parmi les électeurs qui ont abandonné le SPD, 100.000 ont rejoint la CSU qui, malgré son revers, a attiré 200.000 électeurs qui n’avaient pas voté pour elle en 2013 soit parce qu’ils n’étaient pas inscrits, soit parce qu’ils s’étaient abstenus. Notons cependant que si le SPD s’affaiblit au profit de tous les partis, ce sont néanmoins les Verts qui bénéficient le plus de son effondrement.
Freie Wähler gagne 170.000 électeurs venus de la CSU, mais il en perd 60 000 au profit de l’AfD. De son côté, l’AfD gagne des voix en provenance de tous les partis, principalement de la CSU, des abstentionnistes intermittents et des divers de 2013. D’un point de vue sociologique, l’AfD se heurte en Bavière aux mêmes limites que dans le reste du pays, à savoir un fort gender gap au profit des hommes et des résultats particulièrement faibles chez les 18-24 ans (voir tableau Sociographie de l’électorat bavarois à l’élection du 14 octobre 2018). En revanche, le parti est particulièrement attractif chez les 35-59 ans et, plus encore, chez les ouvriers.
Transferts électoraux entre partis lors des élections régionales en Bavière (en nombre de voix)
Sociographie de l’électorat bavarois à l’élection du 14 octobre 2018 (en %)
Recentrage des Verts et implantation de l’AfD
Les raisons de l’échec de la CSU sont multiples, mais elles ne sont pas de nature économique. En effet, 89% des électeurs estiment que la situation économique de la Bavière est bonne, soit un niveau exceptionnel. On relève cependant que si les Bavarois se disent fiers de leur Land (69%), ils sont une large majorité (58%) à penser que le gouvernement régional devrait faire plus pour préserver les traditions et le mode vie, tandis que 51% se déclarent inquiets de l’influence croissante de l’islam, cette inquiétude concernant 64% des électeurs de FW et quasiment tous les électeurs de l’AfD (97%).
Les causes de la défaite de la CSU sont avant tout politiques : 50% des personnes interrogées jugent mauvais le bilan du gouvernement Söder, 48% portant au contraire une appréciation positive. La décision d’imposer un crucifix dans les écoles et administration est désapprouvée par la majorité des électeurs interrogés (55%) et approuvée par un tiers seulement (38%). Près des trois quarts des électeurs (70%) estiment que la CSU « s’est trop concentrée sur la question des réfugiés et a négligé les autres thèmes », 55% que le « parti recherche trop le conflit », 47% que la CSU a abandonné ses valeurs chrétiennes. Selon les deux tiers des électeurs interrogés (66%), le principal responsable de cette crise est le ministre Horst Seehofer, contre 24% qui imputent cette responsabilité à Angela Merkel. La chute de Seehofer semble dès lors inéluctable.
La victoire des Verts ouvre l’hypothèse d’une alliance au niveau national avec la CDU, de type CDU-Verts-FDP, avec ou sans la CSU. On peut voir derrière cette victoire des Verts plusieurs dimensions. Il s’agit, certes, de la victoire d’un parti de représentation de l’écologie politique, mais sans oublier que tous les partis présentent aussi à présent un programme écologique. En fait, leur victoire reflète également un changement lent du centre de gravité idéologique. Alors que la précédente direction du parti était souvent perçue comme dogmatique – ce qu’illustrait, par exemple, la proposition d’un jour sans viande pour tous –, les présidents actuels Robert Habeck et Annalena Baerbock sont à la recherche d’un consensus avec la CDU et le FDP, y compris sur le plan de la politique migratoire. En effet, les Verts ont compris qu’une politique d’ouverture sans limite des frontières n’était plus acceptée par une majorité grandissante d’Allemands. On peut parler en 2018 de glissement des Verts vers le centre du système politique, l’aile gauche du parti s’étant affaiblie, sans que les marqueurs programmatiques forts des Verts, à savoir l’engagement écologique, la question climatique et la globalisation, soient par ailleurs remis en cause. Les électeurs ont bien perçu ces changements, que confirment des sondages nationaux d’intentions de vote de plus en plus en plus favorable au Verts.
Bien sûr, l’un des moteurs de la montée en puissance des Verts reste l’intensité de la crise de la social-démocratie, la direction du parti étant incapable de maintenir le lien avec ses électeurs traditionnels. Ces derniers, en mal de représentation, se tournent alors vers les Verts, qui gardent une aura de gauche, ou vers l’AfD, qui progresse fortement dans tous les bastions historiques du SPD, en particulier en Rhénanie-Westphalie.
Le cas de la Bavière illustre partiellement cette thèse. Le choix des Verts est commandé à 73% par « la question de l’environnement et du climat », à 68% « par la protection de la nature », à 60% par la justice sociale, à 58% par le «souci de créer des logements abordables». Les points forts attribués aux Verts sont la protection de la nature (69%), l’environnement et le climat (66%), la politique migratoire (17%), le renforcement de l’espace agraire (16%) et la politique familiale (14%). Cette configuration d’opinions explique la géographie du vote Vert en Bavière en fonction de la taille des communes : dans les communes rurales, il se situe à 14% (+ 7 points par rapport à 2013), à 17 % dans les petites villes (+ 8 points), à 19% dans les villes moyennes (+ 10 points) et à 26% dans les grandes villes (+ 15 points). En 2018, 59% des sondés jugeaient positive l’association possible des Verts au pouvoir (50% en 2013) et 56% affirmaient que les Verts défendaient « des valeurs qui [leur étaient] importantes ».
Par ailleurs, les raisons du choix AfD sont confirmées 33. Ses électeurs veulent un règlement de la question migratoire (78%), la lutte contre la criminalité (75%), la justice sociale (59%) et l’application des lois (58%). En même temps, seule une petite minorité des personnes interrogées attribue à l’AfD la capacité de régler ces problèmes, que ce soit pour la question migratoire (6%), la lutte contre la criminalité (6%) ou l’application des lois (7%).
Motivations des électeurs de l’AfD (en %)
« L’AfD est la punition de Dieu pour la CSU »
Cette formule, que relativisent les 11% de l’AfD, est de Katrin Ebner-Steiner, vice-présidente de la fédération régionale de Bavière de l’AfD. Lors des élections au Bundestag de 2017, elle avait obtenu 17,6% des voix dans la ville de Deggendorf, un bastion CSU, soit le meilleur résultat de l’AfD dans les vieux Bundesländer. Principale animatrice de la campagne AfD en 2018, cette mère de quatre enfants a fait preuve à la fois de talent oratoire et de grandes capacités de communication. Sa tâche était pourtant difficile, la fédération AfD ayant connu depuis 2013 de nombreux conflits de personnes et de nombreuses démissions, mais aussi l’afflux de militants et de cadres venus d’horizons
politique très différents (FDP, Republikaner, Identitaires, CSU, FW…). Alors que l’AfD n’avait pas participé aux élections de 2013, le parti présentait cette fois-ci une liste de 96 candidats, dont 90 directs et 6 dans le district de Basse- Bavière où se situe Deggendorf. Cependant, une des spécificités de la liste AfD était qu’il n’y avait pas de candidat « phare » tête de liste.
Le programme de l’AfD présente des spécificités thématiques34. Si l’on trouve un programme bien construit proposant des réponses à un certain nombre de problèmes comme la politique familiale, le système bancaire, la sécurité, le genre, on ne trouve cependant pas de chapitre spécifique sur l’immigration. Les passages traitant des conséquences de l’immigration et de l’expulsion des criminels étrangers se retrouvent cependant à plusieurs occasions dans le texte. Un chapitre s’intitule « La fin de la domination de l’injustice », qui est une formule de Seehofer de 201635 et renvoie à l’action de l’AfD auprès du Tribunal constitutionnel pour faire condamner la décision de la chancelière Merkel d’ouvrir les frontières en 2015.
La campagne de l’AfD a été hyperbavaroise : « La Bavière est un État libre, la Bavière est notre Heimat et la Bavière est un style de vie » est une phrase qui se trouve dans le préambule du programme. Tous les candidats se sont montrés en costume régional et les les meetings se sont déroulés au son de l’hymne traditionnel bavarois. Le programme AfD annonçait qu’il entendait «protéger l’héritage culturel», les magasins des villages devaient voir leurs impôts réduits, les écoles et jardins d’enfants soutenus dans les communes, les associations traditionnelles bavaroises aidées (les sociétés de tirs, par exemple), ainsi que tout ce qui contribue à la préservation de la vie culturelle et de l’identité bavaroises. Le slogan choc de l’AfD a été : « L’AfD réalise ce que la CSU promet. »
Conformes à la fourchette basse des intentions de vote, néanmoins, les résultats de l’AfD bavarois restent néanmoins inférieurs à ceux obtenus dans ce Land lors des élections générales de 2017 (12,4%). Mais le parti est aujourd’hui une force établie en Bavière et il parvient à entrer au parlement régional, sans cependant parvenir à s’imposer comme un recours politique de la CSU pour la gestion du pouvoir en dépit du nouveau glissement à droite de la scène politique bavaroise.
Les élections régionales dans la HESSE du 28 octobre 2018
Le 28 octobre 2018, quelque 4,38 millions d’électeurs étaient appelés aux urnes dans 55 cercles électoraux, où 23 partis étaient en lice 36 avec 691 candidats. La tête de liste CDU était le ministre président Volker Bouffier, un proche soutien de la chancelière allemande Angela Merkel, tandis que le SPD avait à sa tête Thorsten Schäfer-Gümbel, un candidat plutôt atone. Bündnis 90/Die Grünen comptait sur les très populaires Tarek Al-Wazir et Priska Hinz, et l’AfD avait envoyé un national-conservateur à la bataille en la personne de Rainer Rahn.
Les résultats globaux
La CDU et le SPD sont à nouveau les grands perdants des élections régionales dans la Hesse, quinze jours après celles qui se sont déroulées en Bavière. La CDU obtient 27 % des suffrages (-11,3% par rapport à 2013), et le SPD 19,8% (-10,9%). Les grands vainqueurs sont les Verts avec 19,8% (+8,7%), l ́AfD avec 13,1% (+9%) et, à moindre niveau, le FDP et Die Linke qui remportent respectivement 7,5% (+2,5%) et 6,3% (+1,1%). Si l’on compare avec les dernières élections de 2013, la participation électorale décline (73,2% en 2013 contre 67,3% en 2018) mais cela peut s’expliquer par le fait qu’en 2013 l’élection régionale avait eu lieu le même jour que l’élection au Bundestag, entraînant ainsi une forte mobilisation des électeurs. En revanche, si le rapport de force entre la droite et la gauche n’a guère évolué, la percée des Verts est – comme en Bavière – incontestable. Les transferts électoraux entre 2013 et 2018 en attestent.
Évolution entre 2013 – 2018 du vote pour les partis de droite aux élections régionales de la Hesse (en %)
Source :
Fondation pour l’innovation politique.
Évolution entre 2013 – 2018 du vote pour les partis de droite aux élections régionales de la Hesse (en nombre de votes exprimés)
Source :
Fondation pour l’innovation politique.
Melanie Amann et Florian Gathmann, “CDU : Merkel will nicht mehr für Parteivorsitz kandidieren”, Der Spiegel, 29 octobre 2018.
tat une dernière chance de se transformer. Voir “SPD nach Hessenwahl
Nahles setzt Fristen für Große Koalition”, Der Spiegel, 28 octobre 2018; et Tobias Heimbach et Thorsten Jungholt, “Landtagswahl Hessen : Nahles stellt Bedingungen für Fortbestand der großen Koalition”, Welt.
Coalition gouvernementale allemande qui rassemble: l’Union chrétienne-démocrate d’Allemagne/Union chrétienne-sociale en Bavière ; le Parti libéral-démocrate (FDP) ; et Les Verts.
Pour la chancelière Merkel, cette élection était stratégiquement cruciale. Il était capital que Volker Bouffier, ministre-président sortant et l’un de ses soutiens, soit en position de gouverner à l’avenir, en coalition avec les Verts. En ce sens, Angela Merkel peut espérer, sur le moyen terme, tenir la CDU et rester chancelière. Néanmoins, cette nouvelle confirmation du déclin des partis traditionnels ne peut qu ́aboutir à une multiplication des tensions internes au sein de la Grande Coalition. La chancelière allemande a déclaré le 29 octobre 2018 qu’elle ne se portera pas candidate à la direction du parti à l’occasion du prochain congrès de la CDU à Hambourg, début décembre 2018. Cette annonce semble confirmer la fin annoncée de la période Merkel37.
Au sein du SPD, les voix se multiplient pour que la Grande Coalition prenne fin et pour que le parti social-démocrate entre dans l’opposition en vue de se régénérer politiquement38. Les autres formations voient leurs positions dans le système politique se renforcer. Le FDP peut espérer prochainement devenir un des « faiseurs de roi » dans le cadre d ́une nouvelle coalition Jamaïque39, et Die Linke peut rêver d’une union des gauches rouge et verte. Quant à l ‘AfD, il a réussi son pari d’être présent dans tous les parlements des Länder et peut, avec optimisme, attendre les élections européennes ainsi que les prochaines élections régionales qui se dérouleront dans les nouveaux Bundesländer dans un biotope politique très favorable (Brandebourg et Saxe le 1er septembre 2019 et Thuringe le 27 octobre 2019).
Transferts électoraux
Comme le montrent les graphiques suivants, les résultats de ce scrutin sont la conséquence d’un vaste mouvement de transferts électoraux. Le bilan de la CDU est très négatif avec des transferts de voix en direction de presque tous les autres partis candidats, à l’exception du SPD. Les 61.000 voies perdues au profit de l’abstentionnisme sont un signal fort du désarroi de l’électorat chrétien-démocrate.
Le bilan du SPD est catastrophique et les transferts au profit des abstentionnistes (- 66.000 électeurs), des Grüne (- 104.000 électeurs) et de Die Linke (- 25.000 électeurs) sont des signaux forts de la crise du parti qui contribue au succès de l ́AfD.
Les Grüne bâtissent leur succès sur des transferts massifs en provenance du SPD et de la CDU (99.000 électeurs). Leur succès repose sur la popularité du leader du parti Vert Tarek Al-Wazir mais aussi sur la perception positive du travail de la coalition CDU/Grüne lors de la précédente législature.
Les gains limités de Die Linke sont majoritairement le fait du SPD. L ́importance des pertes au profit de l’AfD (- 15.000 électeurs) laisse penser qu’une frange néo-prolétarienne de l’électorat SPD a rejoint les nationaux-populistes par rejet de l’immigration et de l’Islam. Le FDP profite quant à lui du déclin de la CDU (-35.000 électeurs) et du SPD (- 21.000 électeurs), en écho au mauvais fonctionnement de la Grande Coalition.
Enfin, l’AfD progresse sur des transferts électoraux venus de tous les horizons politiques mais surtout de la CDU (96.000 électeurs). Il faut y voir une dimension « Merkel doit partir » (« Merkel muß weg »), corrélée au rejet de la politique migratoire de la Grande Coalition. Les forts gains (47.000 électeurs) de la catégorie Autres (Andere) montrent que cette formation a fini d’absorber la quasi-totalité de l’électorat des petits partis et mouvements extrémistes de droite ou nationalistes xénophobes.
D’un point de vue sociologique, l’AfD se heurte dans la Hesse à ses limites récurrentes, à savoir un fort gender gap au profit des hommes et des résultats particulièrement faibles chez les plus jeunes. En revanche, le parti est particulièrement attractif chez les ouvriers et les indépendants.
Transferts électoraux entre partis lors des élections régionales dans la Hesse (en nombre de voix)
Sociographie de l’électorat dans la Hesse à l’élection du 28 octobre 2018 (en %)
Source :
Infratest-Dimap, Forschungsgruppen Wahlen
Un vote sanction à l’égard de la Grande Coalition
Ewald Hetrodt, «Das Land ist bloß Fußnote», faz.net, 21 août 2018. Une collection d’affiches de campagne de l’AfD se trouve sur page Facebook du parti.
L ́élection de Hesse est une élection sanction à l’égard du fonctionnement de la Grande Coalition. À la question « l ́élection au Landtag est une bonne occasion de donner une leçon au gouvernement central », 50% des électeurs abondent en ce sens. De fait, tous les indicateurs régionaux sont bons : le travail de la coalition CDU/Grüne est jugé positif par 60% des électeurs (+9 par rapport à 2013) et le ministre-président Volker Bouffier de Hesse est lui aussi jugé positivement par 64% des personnes interrogées. La situation économique est perçue comme bonne (85% alors qu ́en 2009, 63% des sondés la jugeaient mauvaise).
Seule la question de l ́Islam et de son influence croissante préoccupent les électeurs : 45% y voient un problème, dont 97% des électeurs AfD, 60% pour ceux du FDP, 51% pour ceux de la CDU, 40% du SPD et 23%pour les Verts. C’est grâce à son approche de la question migratoire et identitaire que l’AfD se développe et gagne les foules : 62% des électeurs de l’AfD ne cachent pas leur déception vis-à-vis des autres partis et la quasi-totalité (99%) confessent choisir le parti pour que le gouvernement change sa politique migratoire.
Il n’est donc guère étonnant que l’essentiel de la campagne de l’AfD se soit focalisé sur la question migratoire40, comme l’illustrent les affiches que nous reproduisons ci-dessous. Un affichage intense a été mis en place dans les trois dernières semaines avant les élections.
L’essentiel des activités de propagande de l’AfD de Hesse s’est effectué sur Twitter et Facebook (plus de 26.000 abonnés pour la page de la fédération)41. S’y ajoutent de très nombreux sites d’organisations liées au parti42, des élus communaux et des cercles régionaux AfD de Hesse. L’intensité de cette présence sur les réseaux sociaux a permis à l’AfD de compenser son faible nombre d’adhérents et de réduire ses frais de campagne.
La fédération AfD de Hesse
L’histoire de la fédération AfD de Hesse est celle de la mutation d’une formation nationale-libérale en un conglomérat de sensibilités politiques très diverses, allant du fondamentalisme chrétien au national-conservatisme, du libéralisme anti européen au nationalisme-völkisch43. Aujourd’hui, les nationaux- conservateurs, menés par Alexander Gauland, dominent la fédération AfD de Hesse, mais l’aile völkisch est bel et bien présente à la base et dans les cadres régionaux du parti44.
La Hesse est en réalité le lieu de naissance de l’AfD. Le 6 février 2013, une vingtaine de personnes s’étaient retrouvées à Oberursel, sous l’égide du professeur d’économie Bernd Lücke, pour fonder un nouveau parti. La CDU de Hesse, mal à l’aise avec la politique de l’euro d’Angela Merkel, voyait dans la future AfD un moyen de pression sur la chancelière pour une correction de sa politique.
L’ouverture des frontières en 2015 a été décisive en entraînant un transfert massif d’adhérents et de cadres CDU vers l’AfD. Alexander Gauland, ancien responsable de la chancellerie de l’État de Hesse, en est le meilleur exemple, mais ceci vaut pour une majorité d’élus communaux de l’AfD en 2018, qui ont un passé CDU et se définissent comme nationaux-conservateurs. Ceci explique pourquoi l’AfD de Hesse se présente comme le véritable défenseur du conservatisme avec un plaidoyer pour la culture dominante allemande, son soutien aux familles, à la natalité des Allemands, aux classes moyennes et aux entreprises familiales, autant de thèmes jadis traditionnels de la CDU de Hesse mais largement délaissés par la direction actuelle du parti45.
L’intensité de la concurrence entre l’AfD et la CDU en Hesse est spécifique de ce Land. Dans une interview, Gauland évoquait l’ancien ministre-président et très conservateur Alfred Dregger46 en affirmant que ce dernier, s’il vivait encore, voterait AfD en 201847. Le ministre-président Volker Bouffier a répondu en accusant l’AfD de « voler l’héritage » de la CDU – une formule pour le moins curieuse. Néanmoins, il est incontestable que le personnel politique de la CDU de Hesse en poste après Dregger était sur une ligne national-conservatrice. Walter Wallmann, ministre-président de 1987 à 1991 appartenait à la corporation d’étudiants nationalistes Germania Marburg qui, en 2018, a fourni de nombreux cadres et élus de l’appareil AfD de Hesse48. Le ministre- président de Hesse Roland Koch (1999-2010) a été l’un des défenseurs de la « culture dominante » (Leitkultur) et le porte-parole du conservatisme dans la CDU49. L’AfD réclame, de fait, cet héritage et Rainer Rann, tête de liste de l’AfD, affirme que son parti « est la CDU d’il y a vingt ans50 ».
Alors qu’en 2013, l’AfD, ayant échoué à franchir la barre de représentation des 5%, n’était pas représentée au Landtag de Hesse, le parti compte maintenant 19 députés suite aux dernières élections. Contrairement à la liste bavaroise, qui n’avait pas de candidat phare comme tête de liste, la fédération de Hesse a choisi Rainer Rahn, qui a fait des études de droit, est docteur en médecine, habilité en médecine dentaire et jouit d’une bonne réputation scientifique. Président de la fraction AfD de la ville de Francfort, il a fait campagne en 2018 sur les thèmes du rétablissement de l’État de droit et de la lutte contre l’immigration51. Dans le passé, il a appartenu à une association de citoyens opposés à l’extension de l’aéroport de Francfort (Frankfurter Bürgerinitiativen gegen den Flughafenausbau), a été membre du FDP pendant un an avant d’adhérer, au printemps 2013, à l’AfD, qui l’a placé ensuite en quatrième position de sa liste électorale. Ses portraits publiés dans la presse le décrivent comme une personnalité extrêmement intelligente, autoritaire et un juriste de qualité. En dépit de son clair positionnement anti-immigration, il est hostile à l’aile national-völkisch menée par Björn Höcke. Son souci est de rétablir l’image de l’AfD et de rendre compatible ce parti avec la CDU en vue d’une alliance politique.
L’analyse de la liste des candidats AfD est révélatrice de la nature de ce parti en Hesse. Le niveau de revenu des candidats est nettement supérieur à la moyenne (revenu moyen 2017 : 58.152 euros brut). La liste AfD 2018 n’est toutefois pas libre de toute tentation national-völkisch. Alors que les cinq premières places de la liste sont occupées par des candidats modérés52, la cinquième l’est par Andreas Lichert53, un identitaire. Sa nomination avait pour fonction de catalyser l’aile national-völkisch de la fédération de Hesse afin d’éviter une crise sur le modèle bavarois.
Le programme régional de l’AfD, intitulé Hessen. Aber sicher! (« La Hesse. Mais bien sûr ! ») 54 compte 15 chapitres et 89 pages. Le parti se positionne comme une formation « jeune » en lutte avec les « vieux partis » usés. Sa priorité est le « droit et l’ordre », qui inclut la question migratoire. Il s’agit d’un programme très systématique, qui colle au programme national de l’AfD mais propose des solutions régionales spécifiques. Nombre de problèmes sont analysés, comme la sécurité au quotidien, le logement (une question très importante en Hesse), l’aide aux familles, la défense de la langue allemande, la lutte contre l’islamisation, etc. On trouve un chapitre spécifique sur la politique de santé et la médecine rédigé par Rainer Rann. Ce texte est aussi un brûlot contre la thèse du réchauffement climatique et l’abandon du nucléaire, mais qui insiste cependant sur la nécessaire préservation de l’environnement. L’écologie est d’ailleurs décrite comme un élément constitutif de la pensée conservatrice.
Les élections de Bavière et dans la Hesse ont confirmé la crise du système politique et précipitent la fin de l’ère Merkel. Nul ne peut aujourd’hui savoir combien de temps la Grande Coalition va continuer à fonctionner. La perspective d’élections anticipées se précise, avec une AfD solidement établie dans le système politique, un SPD en crise profonde d’identité et en manque de thèmes « de gauche » et une CDU qui paye le prix du choix de la chancelière Merkel d’ouvrir ses frontières en 2015. L’avenir de l’AfD n ́est toutefois pas assuré en raison de l’unidimensionnalité de son ancrage électoral dans le groupe des électeurs hostiles à l’immigration et à l’Islam, mais aussi à cause de ses tensions internes entre nationaux-conservateurs et nationaux-völkisch.
Conclusion
De par son histoire et sa culture identitaire et mémorielle, l’Allemagne a longtemps été perçue comme l’un des derniers bastions à résister au chant des sirènes populistes et au discours des extrêmes. Depuis le traumatisme du IIIe Reich, aucun parti d’extrême droite n’avait franchi les portes de l’assemblée parlementaire de la République fédérale d’Allemagne. Ainsi, dans l’une des démocraties les plus prospères du monde, soutenant l’intégration européenne avec force, l’entrée de 94 députés de l’AfD au Bundestag a représenté un véritable séisme politique.
Plus d’un an après les élections de 2017, les sondages convergent et soulignent l’affaiblissement de la Grande Coalition CDU-CSU-SPD, qui n’a plus de majorité.
Les élections en Bavière du 14 octobre 2018 confirment l’effondrement historique des grands partis allemands. Au contraire, l’AfD est devenu ou est en passe de devenir le deuxième parti du pays, devant le SPD. Les incidents de Chemnitz, en Saxe, qui ont entraîné une critique absurde des « Ossis » (habitants des nouveaux Bundesländer), tous accusés de racisme par la presse allemande, semblent avoir renforcé l’AfD, et les derniers résultats en Bavière confirment cette nouvelle dynamique électorale. Le désordre politique, causé pour l’essentiel par la question migratoire, a permis à l’AfD de s’établir dans le système politique en quelques années et les élections européennes de 2019 pourraient être un grand succès pour cette formation.
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