Le mutualisme : répondre aux défis assurantiels
Introduction
Le mutualisme, un phénomène ancré dans le paysage français
Les assureurs mutualistes, un acteur majeur de l’économie française
Solidité financière et dynamisme économique
Devant nous, des défis sans précédent pour les assureurs
L’émergence de nouveaux acteurs
La révolution numérique
Le développement de l’économie collaborative
Le modèle mutualiste : une étonnante modernité
Assuré = Assureur, l’équation essentielle
Face à la dictature des marchés et de l’urgence, l’absence d’actionnaires et le temps long sont des atouts exceptionnels
Quel avenir pour le modèle mutualiste ?
Le risque de la démutualisation
Prouver la différence mutualiste
Faire vivre le lien entre les assurés et leurs mutuelles
Faire mieux connaître, faire reconnaître, le modèle mutualiste
Conclusion
Résumé
Le mutualisme est un modèle d’entreprendre original. Pourquoi s’y intéresser ? Parce que dans les quelques secteurs où il est implanté (banque, assurance, agriculture, santé…), il a pris des positions très importantes et aussi parce qu’il semble très en phase avec les attentes de la société, fondé sur le temps long, avec un sociétaire au centre de l’attention de l’entreprise. La présente note se concentre sur le secteur de l’assurance, où les mutuelles détiennent 60% du marché pour l’assurance dommages des particuliers. Comme toutes les entreprises du secteur, les mutuelles font face à des défis considérables : révolution numérique, qui peut à la fois attirer de nouveaux acteurs et modifier les risques, la matière première du métier ; bouleversements réglementaires, tant au niveau français (loi Hamon sur la résiliation à tout moment) qu’européen (directive Solvabilité 2) ; exceptionnelle défiance de nos concitoyens vis-à-vis des institutions, etc.
Les mutuelles sont-elles équipées pour faire face à ces défis ? Beaucoup en doutent, estimant que ce modèle d’entreprise fondé sur les personnes est trop contraignant, trop peu agile, trop national face aux sociétés de capitaux. Les auteurs pensent à l’inverse que le mutualisme est un modèle d’entreprendre totalement moderne. L’ADN des mutuelles, où les sociétaires sont tout à la fois assureurs et assurés, les rend aptes à s’adapter rapidement aux nouvelles attentes.
Le modèle mutualiste a prouvé sa robustesse en traversant les crises. Il pourrait bien se révéler maintenant le plus utile à la cohésion de notre société.
Arnaud Chneiweiss,
Médiateur de l'Assurance
Ancien conseiller pour les affaires européennes de Dominique Strauss-Kahn et de Laurent Fabius au moment du passage à l’euro, il travaille depuis dix-neuf ans dans le secteur de l’assurance. Après avoir été secrétaire général du réassureur Scor, directeur général adjoint de la Matmut, secrétaire général du Groupement des entreprises mutuelles d’assurance (Gema) et délégué général de la Fédération française de l’assurance (FFA), il est actuellement Médiateur de l’Assurance.
Stéphane Tisserand,
Responsable des Affaires publiques du GEMA et des Relations Institutionnelles de la Maif.
Introduction
Voir Yann Algan et Pierre Cahuc, La société de défiance, Cepremap, 2007, puis Yann Algan, Yann Cahuc et André Zylberberg, La Fabrique de la défiance… et comment s’en sortir, albin michel, 2012.
Les assureurs seront-ils demain « les maîtres du monde », pour reprendre une formule de Jacques Attali ? La question du risque et de sa maîtrise sera en tout cas centrale dans nos sociétés développées. Jamais nous n’avons paru aussi équipés pour faire face à notre condition humaine : progrès médicaux, révolution numérique permettant une diffusion sans précédent des connaissances, mondialisation faisant sortir de la pauvreté des centaines de millions d’individus, en Asie notamment… Et dans le même temps, jamais nous n’avons ressenti un tel besoin de nous protéger face aux nouvelles menaces : changements climatiques, tensions géopolitiques aux frontières de l’Europe et menaces terroristes, cyber-risques, e-réputation…
La société française, en particulier, est devenue défiante, frileuse comme jamais, et bien plus que ses voisines européennes1. Le principe de précaution, interprété de façon maximaliste et excessive, l’illustre bien. Il y a la tentation d’imputer systématiquement la responsabilité de son sinistre à un « responsable ». Et dans une société gagnée à la fois par l’individualisme et le repli communautaire, accepter de prendre en charge le risque de l’autre par le biais de la mutualisation semble de moins en moins accepté.
On pourrait espérer que nos jeunes fassent preuve de plus d’idéalisme, mais malheureusement toutes les enquêtes pointent vers un appétit de consommation exacerbé de leur part. La notion même de « solidarité », entre les générations, entre les territoires, entre malades et bien portants, entre ceux qui ont des activités « à risque » et les autres, est remise en cause. Car qu’est-ce qu’une conduite « à risque » ? Est-ce que désormais conduire beaucoup entre dans cette catégorie ? Ou bien habiter en zone inondable ?… Face à ces nouveaux enjeux et multiples fractures, les mutuelles d’assurance, avec leur modèle économique fondé sur le temps long, leur gouvernance atypique (« les assurés sont les assureurs ») et leur volonté de préserver la mutualisation entre leurs sociétaires pourraient se révéler être le modèle assurantiel le plus utile à la cohésion de notre société. Cette idée semblera à certains étonnante. Que n’entend-on pas souvent dire du modèle mutualiste : trop national à l’ère de la finance mondialisée, à la gouvernance désuète puisque refusant d’appliquer certaines recommandations communes dans les sociétés cotées en Bourse, comme celle sur la présence d’administrateurs « indépendants »…
Regardons cependant la réalité : si les mutualistes ont conquis plus de 60% du marché en assurance dommages des particuliers et 55% en assurance complémentaire santé, c’est qu’il doit y avoir quelques raisons profondes à l’attachement des Français à leur égard. Personne ne peut duper durablement des dizaines de millions de nos concitoyens.
Le mutualisme, un phénomène ancré dans le paysage français
Consulter à ce sujet le numéro spécial n°81-82 de la revue risques qui, à l’occasion de ses 20 ans, retrace l’histoire de l’assurance depuis l’antiquité.
Le phénomène mutualiste est aussi ancien que l’organisation des sociétés humaines2. Sous des formes diverses, il a toujours accompagné la notion de solidarité. Pour nous tourner plus précisément vers la France contemporaine, le mutualisme tel que nous le connaissons éclôt au XIXe siècle et prend corps entre les années 1930 et 1960 avec la naissance des principales sociétés d’assurance mutuelle qui structurent le marché aujourd’hui. Citons Groupama, aux racines agricoles, au travers de ses caisses régionales dès la fin du XIXe siècle ; les Mutuelles du Mans (MMA), à la charnière des XIXe et XXe siècles ; la Mutuelle d’assurance des instituteurs de France (Maif) et la Garantie mutuelle des fonctionnaires (GMF), en 1934 ; la Mutuelle d’assurance des artisans de France (Maaf), en 1950 ; la Mutuelle d’assurance des commerçants et industriels de France (Macif), en 1960 ; et la Mutuelle d’assurance des travailleurs mutualistes (Matmut), en 1961.
Originellement structurées autour de la protection d’une corporation (agriculteurs, chauffeurs de taxi, instituteurs, artisans et commerçants, professions du bâtiment, architectes, médecins, fonctionnaires…), les sociétés d’assurance mutuelle (ou mutuelles d’assurance) couvrent d’abord les risques incendie, accidents et risques divers (IARD). Dans les années 1960, le formidable développement de l’automobile aide à leur rapide implantation dans le paysage. Puis, progressivement, elles ont étendu leur activité aux assurances de personnes (accidents corporels, invalidité, décès, assurance vie). Les mutuelles santé, quant à elles, proposent des prestations d’assurance maladie complémentaire. Ces dernières sont régies par le code de la mutualité et sont communément appelées « mutuelles 45 », tandis que les sociétés d’assurance mutuelle sont régies par le code des assurances. Les caractéristiques de gouvernance, d’organisation, de relation avec l’assuré sont proches entre mutuelles d’assurance et mutuelles santé. Néanmoins, la réflexion conduite ici s’attache uniquement aux problématiques relevant des mutuelles d’assurance.
Les assureurs mutualistes, un acteur majeur de l’économie française
Les deux autres organisations professionnelles du secteur sont la Réunion des organismes d’assurance mutuelle (ROAM) et la Fédération française des sociétés d’assurance mutuelle (FFSAM). Certains de leurs membres sont également affiliés au GEMA.
Montant de cotisations 2014 incluant les nouveaux membres du GEMA : Groupama et MACSF.
Notons que la famille mutualiste a l’intention d’unifier sa représentation à l’avenir dans le cadre d’un pôle mutualiste faisant partie d’une fédération unique de l’assurance.
Le poids économique des mutuelles d’assurance en France et dans l’Union européenne met en lumière leur impressionnant développement au cours des cinquante dernières années et leur ancrage profond dans le quotidien des ménages. Le phénomène mutualiste touche tous les Français. En France, le Groupement des entreprises mutuelles d’assurance (GEMA) est aujourd’hui le plus important syndicat professionnel représentant les assureurs mutualistes3. Créé en 1964 autour des cinq principales mutuelles d’assurance de l’époque (GMF, Maaf, Macif, Maif et Matmut), il rassemble aujourd’hui 52 sociétés (plus une en Belgique) employant 58.000 salariés et couvrant 29,2 millions d’assurés en auto, habitation, responsabilité civile générale (dont 3 millions de bénéficiaires d’âge scolaire)…, pour un montant de cotisations de 19,3 milliards d’euros4. Soit près de trois véhicules de particuliers sur cinq, plus d’un deux-roues motorisé sur deux et près d’une habitation sur deux. En assurance vie, les entreprises du GEMA gèrent un encours total de 137,2 milliards d’euros pour 5,3 millions d’assurés. Pour avoir un aperçu complet de la force du phénomène mutualiste, il faut ajouter à ces chiffres quelques grandes entreprises mutualistes qui ne sont pas membres du GEMA telles que AG2R La Mondiale, MMA ou SMABTP5.
Solidité financière et dynamisme économique
Périmètre Gema n’incluant pas les nouveaux membres (Groupama, MACSF).
Association of Mutual Insurers and Insurance Cooperatives in Europe (Amice), United in Diversity. The European Mutual Insurance Manifesto 2014, mai 2014.
Le 16 septembre 2008, AIG, premier assureur mondial, est sauvé par l’État américain au prix d’un prêt de 85 milliards de dollars accordé par la Fed et d’une nationalisation du capital à hauteur de près de 80%.
La loi du 31 juillet 2014 relative à l’économie sociale et solidaire précise en son article 1 : « L’économie sociale et solidaire est un mode d’entreprendre et de développement économique adapté à tous les domaines de l’activité humaine auquel adhèrent des personnes morales de droit privé qui remplissent les conditions cumulatives suivantes : 1° un but poursuivi autre que le seul partage des bénéfices ; 2° une gouvernance démocratique, définie et organisée par les statuts, prévoyant l’information et la participation, dont l’expression n’est pas seulement liée à leur apport en capital ou au montant de leur contribution financière, des associés, des salariés et des parties prenantes aux réalisations de l’entreprise ; 3° une gestion conforme aux principes suivants : a) Les bénéfices sont majoritairement consacrés à l’objectif de maintien ou de développement de l’activité de l’entreprise ; b) Les réserves obligatoires constituées, impartageables, ne peuvent être distribuées… » Le même article précise que l’économie sociale et solidaire est composée « par des personnes morales de droit privé constituées sous la forme de coopératives, de mutuelles ou d’unions relevant du code de la mutualité ou de sociétés d’assurance mutuelles relevant du code des assurances, de fondations ou d’associations régies par la loi du 1er juillet 1901 ».
Les mutuelles d’assurance connaissent globalement une croissance continue, bien que ralentie depuis une quinzaine d’années du fait de la part croissante des bancassureurs, c’est-à-dire des assureurs filiales de groupes bancaires, dont certains sont d’ailleurs des banques coopératives, à l’image de Natixis Assurances, filiale de Banque populaire Caisses d’épargne ou du Crédit mutuel. Les assureurs mutualistes regroupés au sein du GEMA ont réalisé en 2014 un chiffre d’affaires de 13,6 milliards d’euros6 en assurance dommages, soit une progression de 3,2%, alors que le marché est en stagnation. Elles ont dans le même temps gagné 360.000 sociétaires, après en avoir gagné 330.000 en 2013.
Est-ce une exception française ? Non. Dans l’ensemble de l’Union européenne, sur 6.000 sociétés d’assurance, la moitié sont des mutuelles et des coopératives couvrant plus de 200 millions d’assurés et employant près de 350.000 personnes7.
Par ailleurs, les mutuelles d’assurance ont traversé la crise économique et financière de 2008 en faisant preuve d’une résistance remarquable. Nous avons tous en mémoire le sauvetage par l’État américain de l’assureur américain AIG au bord de la faillite du fait d’opérations hasardeuses sur les dérivés de crédit8, la faillite de Lehman Brothers, fleuron de Wall Street, et, en France, l’injection de milliards d’euros dans le capital de la banque Dexia spécialisée dans les prêts aux collectivités locales,… Des centaines de milliards d’euros ou de dollars ont été injectés pour sauver des banques ou limiter les dégâts causés par des acteurs peu soucieux des intérêts de leurs clients et laxistes dans leur gouvernance. Ces interventions de la dernière chance n’ont fait qu’accélérer la crise des dettes publiques, entraînant les politiques de rigueur que nous connaissons actuellement en Europe.
La crise financière de 2008 trouve son origine dans des pratiques dévoyées, la recherche par des acteurs clés du profit maximal dans un temps minimal, l’oubli du sens que doit poursuivre une entreprise (protéger ses assurés dans le cas qui nous intéresse ici), bref le règne du court terme et de l’avidité. Dans ce contexte troublé, les entreprises françaises de l’économie sociale et solidaire – dont font partie les mutuelles d’assurance – sont restées solides. Elles n’ont pas demandé un euro au contribuable pour les aider. Elles ont résisté, ont continué à se développer et, pour nombre d’entre elles, à créer des emplois. Alors que 750.000 emplois industriels ont été détruits en France depuis dix ans, l’économie sociale9 tous secteurs confondus a créé 440.000 emplois et prévoit 600.000 nouveaux recrutements d’ici à 2020. Malgré cette remarquable résistance, le modèle mutualiste est régulièrement critiqué. Il serait obsolète, mal équipé face aux nouveaux défis de la mondialisation et de la révolution numérique, avec une gouvernance trop peu ouverte sur l’extérieur… Nous pensons, au contraire, que c’est un modèle d’une remarquable modernité, ayant dans son ADN les outils nécessaires à son adaptation aux nouvelles attentes des Français.
Devant nous, des défis sans précédent pour les assureurs
Avec le développement du numérique, notre époque vit sa « troisième révolution industrielle ». Ces bouleversements frappent naturellement le monde de l’assurance de plein fouet puisque, par nature, l’assurance est une industrie du traitement de l’information et de la gestion des données, lesquelles sont depuis toujours sa matière première pour appréhender les risques souscrits.
L’émergence de nouveaux acteurs
À noter toutefois que la Banque postale, pour se lancer en assurance dommage, a fait alliance avec un assureur mutualiste, Groupama.
Étude du cabinet Sia Partners, avril 2013.
Fin 2011.
Etude du cabinet Roland Berger, mars 2014.
Dans les années 1960, les mutuelles sans intermédiaires (MSI) – la mutuelle est en contact direct avec les sociétaires – furent des innovatrices. En rupture avec les sociétés d’assurance avec intermédiaires – un agent d’assurances remplit le rôle d’interface avec l’assuré –, elles furent qualifiées de « sauvages » par leurs concurrents, puisqu’elles cassaient les prix tout en apportant une nouvelle forme de relation avec l’assuré. De nouveaux acteurs ont depuis fait leur apparition.
Les bancassureurs, tout d’abord. Quelque 33% du marché (assurance vie et non vie) sont désormais tenus par des acteurs apparus il y a une vingtaine d’années. Les bancassureurs sont moins présents en assurance dommages (moins de 20% de parts de marché) qu’en assurance vie, mais leur progression est régulière. La force de frappe commerciale des bancassureurs est considérable avec un réseau sans équivalent (le réseau d’une banque traditionnelle est dix fois supérieur à celui d’une MSI, qui ne compte en moyenne que 400 à 500 points d’accueil, sans parler de la Banque postale forte de 19.000 points de vente10) et une fréquence de contact avec les clients sans comparaison avec celle d’un assureur traditionnel. Comme on l’a vu, certains de ces bancassureurs, et non des moindres, sont d’essence coopérative et revendiquent une culture d’entreprise très proche de celle des mutuelles d’assurance.
Des comparateurs d’assurance en ligne sont apparus depuis quelques années. Un comparateur, c’est un nouvel intermédiaire, un courtier moderne, qui cherche à s’imposer entre le futur assuré et son assureur, et à capter une part de la valeur de la transaction. Dans l’Hexagone, environ 30% des devis d’assurance sont issus des comparateurs. Selon plusieurs enquêtes, l’assurance est même le premier produit financier à faire l’objet de recherches sur Internet, notamment pour :
- l’assurance automobile (71% des utilisateurs comparent ce produit) ;
- l’assurance complémentaire santé (45%) ;
- les produits d’assurance habitation (36%).
Cependant, si on s’informe beaucoup sur Internet, on concrétise encore peu. Si près de 6 millions d’internautes français11 se renseignent chaque mois sur les offres d’assurance présentes sur le Web, le Comité consultatif du secteur financier (CCSF) estime que les comparateurs d’assurances sont le vecteur « de moins de 10% du nombre de souscriptions des contrats d’assurance de dommages12 ». À l’échelle de l’Union européenne, on dénombre un peu moins de 15% des nouveaux contrats d’assurance véhicule impliquant un comparateur d’assurance (hors Royaume-Uni, où les comparateurs se sont imposés comme un passage obligé)13.
En introduisant en France la résiliation à tout moment des contrats d’assurance automobile et habitation, la très libérale loi Hamon, entrée en vigueur début 2015, pourrait cependant avoir un impact fort sur le turnover des contrats. Enfin, si les comparateurs ne se sont encore guère imposés, l’arrivée d’une marque forte comme Google, dont on murmure régulièrement le lancement sur le marché français, pourrait changer la donne. Est-ce un sujet de préoccupation ? Oui, car les comparateurs mettent trop souvent l’accent sur le prix au détriment d’une information claire et objective sur la qualité et les services inclus dans les contrats. Par ailleurs, la nature de la rémunération des sites et leur structure actionnariale peuvent fausser l’objectivité de la présentation. C’est pourquoi il est nécessaire de veiller à ce que l’activité des comparateurs soit mieux encadrée afin d’offrir au consommateur une information claire, complète et objective. Une directive européenne en cours de négociation sur l’intermédiation pourrait fournir le véhicule législatif permettant cette meilleure supervision14.
Enfin, contrairement à une croyance naïve, la présence accrue des comparateurs d’assurance n’est en rien un gage de prix réduits pour l’assuré, car ces comparateurs doivent financer eux aussi les campagnes de publicité massives qu’ils réalisent pour se faire connaître, ce qui se répercute forcément dans le prix final pour l’assuré. L’exemple du marché anglais le montre bien, où les tarifs de l’assurance automobile sont très nettement supérieurs à ceux pratiqués sur le marché français (plus de 50% d’écart moyen).
La révolution numérique
L’autre grande menace pour les acteurs traditionnels s’appelle Gafa : Google, Apple, Facebook et Amazon15. Avec le développement du marché des objets connectés et un accès quasiment illimité aux données personnelles, ces acteurs s’immiscent dans la chaîne de valeurs de nombre d’industries, dont celle de l’assurance, bien évidemment.
Que fait un assureur ? Il protège, en fonction de ce qu’il connaît des habitudes de vie de l’assuré. Mais personne ne nous connaît mieux aujourd’hui, dans nos comportements, nos habitudes, nos relations, nos envies, nos goûts de lecture, que ces quatre-là. Selon le cabinet Gartner, le nombre d’objets connectés croît à une vitesse folle : 3 milliards d’objets connectés en 2013, 5 milliards en 2015 et… 25 milliards en 2020 ? Les estimations diffèrent d’un consultant à l’autre, certains évoquent un chiffre double, voire triple, mais ce qui importe c’est la croissance fulgurante de ces objets, désormais partout présents dans nos vies. La montée en puissance des objets connectés16 représente un défi majeur pour les assureurs : défi commercial, enjeu éthique, mais aussi remise en cause du modèle classique de la mutualisation et du rapport au risque.
Capteurs sur nos corps, dans nos habitations, dans nos automobiles, dans les lentilles de contact mesurant notre état de santé, dans les montres connectées, les bracelets médicalisés, les thermostats, les caméras, les objets électroménagers…, la liste des objets connectés s’allonge chaque jour et celle des offres de services potentielles donne le vertige : prévention des risques médicaux, assistance aux personnes dépendantes, assistance en cas d’accident, conseils pour l’amélioration de la conduite de son véhicule… En récoltant et en traitant un nombre sans cesse croissant de données individuelles, l’assureur serait en capacité de proposer des contrats adaptés pour chaque individu en fonction de son comportement, de ses antécédents, du contexte dans lequel il évolue. Ainsi certaines offres de « Pay how you drive », de dépistage par objets connectés de l’hypertension artérielle, d’avantages commerciaux en contrepartie de comportements de prévention existent déjà, avec pour objectif d’adapter l’offre d’assurance au risque réel. La possibilité offerte à l’assuré de payer le « juste prix », c’est-à-dire le prix en rapport avec son risque personnel, offre une perspective séduisante tant pour l’assuré que pour l’assureur. Toutefois, cette situation soulève deux questions majeures : celle de l’ultrasegmentation, qui remet en cause le principe fondamental de la mutualisation des risques, et celle, plus éthique, de la nature et de l’usage des données individuelles. Les assureurs mutualistes sont particulièrement concernés par ces remises en cause. La notion de solidarité disparaît si l’on pense pouvoir faire payer à chacun le prix de son propre risque. Où l’on voit que l’opacité a parfois du bon : le « voile d’ignorance » actuel oblige à la solidarité entre générations, entre territoires, entre bien portants et malades, entre bons conducteurs et malchanceux.
Le développement de l’économie collaborative
Jeremy rifkin, The Zero marginal Cost the internet of Things, the Collaborative Commons, and the Eclipse of Capitalism, Palgrave Macmillan, 2014 (paru en français sous le titre La Nouvelle Société du coût marginal zéro. L’internet des objets, l’émergence des communaux collaboratifs et l’éclipse du capitalisme, Les Liens qui libèrent, 2014).
« Quel est le point commun entre l’internet des objets, les énergies renouvelables, les logiciels libres, l’éco- nomie sociale et solidaire, l’intelligence artificielle et les imprimantes 3D ? Pour l’essayiste américain Jeremy Rifkin, tous ces phénomènes convergent pour transformer en profondeur l’économie mondiale telle que nous la connaissons. Ils préfigurent même une société où le capitalisme sera éclipsé par les mouvements collaboratifs et la production à petite échelle » (Benoît Georges, « La révolution collaborative », Les échos, 11 avril 2014).
Antonin Léonard, « L’émergence de la consommation collaborative », décryptage, 18 juillet 2010.
Ibid.
La révolution digitale couplée à un contexte économique et sociologique très marqué (crise économique et financière profonde, crise écologique, société en perte de repères) engendre une remise en cause des modes de production et de consommation. Dans The Zero Marginal Cost Society17, Jeremy Rifkin insiste sur l’émergence d’une économie transformée par l’émergence des mouvements collaboratifs18. Sa prédiction trouve une réponse évidente dans l’explosion de l’économie dite « collaborative » ou « du partage ».
Tout comme les objets connectés, l’économie collaborative touche tous les secteurs : transports, habitation, alimentation, financement de projets… Elle est révélatrice d’un changement radical du rapport à la propriété dans lequel l’usage du bien devient supérieur à la possession. L’autopartage et le covoiturage en sont les plus évidentes illustrations : la voiture devient un instrument destiné à un usage précis et ponctuel et il n’est plus nécessaire d’en posséder une. Ce glissement de la possession à l’usage aura nécessairement des impacts lourds pour l’assurance. La conjonction du développement de flottes de voitures destinées à l’autopartage et l’apparition de la voiture autonome pourrait demain remettre profondément en cause le marché de l’assurance automobile et le lien direct qui unit l’assureur à son assuré.
L’économie collaborative apparaît également comme la traduction d’« une redécouverte et d’un intérêt accru pour les communautés19 ». C’est le paradoxe d’une société toujours plus individualiste dans laquelle les individus cherchent néanmoins à se regrouper par affinités, par tribus.
Cette nouvelle économie ouvre de nouveaux marchés pour les assureurs et les place face à la question de la dimension affinitaire, au développement de l’approche communautaire dans la manière de consommer, de pratiquer ses loisirs, de voyager… Elle les place également face aux nouvelles valeurs d’échange que sont la réputation numérique et la confiance20. Pour les assureurs mutualistes cela tombe bien : c’est sur cette dernière notion que leur développement a toujours été fondé.
Le modèle mutualiste : une étonnante modernité
Face aux mutations à l’œuvre que nous venons de citer, nous sommes hésitants : d’un côté, enthousiasme devant les fabuleuses perspectives qu’offre la révolution numérique en termes de diffusion des connaissances et de simplification de notre vie quotidienne, et, en même temps, inquiétudes à propos de la préservation de la vie privée, de la montée des individualismes, du pouvoir potentiel sans précédent de quelques multinationales…
Les pouvoirs publics auront bien sûr au premier chef un rôle régulateur à exercer – ou non – en fonction de ce qui apparaîtra socialement acceptable. Mais les assureurs également, car ils sont au cœur de ces transformations. Ils peuvent aider à faire pencher la balance du bon côté, celui de la proximité, de la solidarité, de la confiance, du respect de la personne. Les assureurs mutualistes ont une fois de plus un rôle tout particulier à jouer en exprimant leur différence et en prenant des engagements déontologiques.
Assuré = Assureur, l’équation essentielle
Les mutuelles n’ont qu’un public à servir : leurs sociétaires. Ce sont des sociétés de personnes, par opposition aux sociétés de capitaux que sont les sociétés anonymes. Dans ces dernières, il faut satisfaire deux publics : les clients et les actionnaires. Or il peut y avoir conflit d’intérêts entre les attentes de ces deux publics. Dans la forme mutualiste, le sociétaire est à la fois le client et l’actionnaire. Le « dividende » qui doit lui être servi, ce sont des produits de qualité au meilleur prix.
Bien entendu, mais peut-être n’est-il pas inutile de le préciser au regard de certaines idées reçues, les mutuelles agissent comme des acteurs privés en situation de concurrence, en payant normalement impôts et taxes, sans toucher de subventions de la part de l’État. Ce sont des entreprises comme les autres, seul diffère leur modèle d’entreprendre.
Certaines mutuelles ne demandent pas de droit d’entrée. pour celles qui le demandent, le montant moyen est généralement d’une dizaine d’euros.
Une mutuelle est la propriété collective de ses sociétaires
La mutuelle d’assurance appartient à ses sociétaires. Ces derniers s’assemblent pour défendre leurs intérêts au sein d’une même structure sur la base du principe « une personne, une voix ». La Maif, par exemple, qui aujourd’hui rassemble plus de 3 millions de sociétaires, est née, en 1934, de l’initiative de 301 instituteurs qui cherchaient à s’affranchir de sociétés d’assurance « classiques » qui leur coûtaient cher et les protégeaient insuffisamment. Cette entreprise mutuelle n’appartient à personne en particulier mais à un groupement de personnes lequel peut s’élargir indéfiniment.
Tout nouveau client d’une mutuelle devient systématiquement sociétaire de celle-ci. C’est la raison pour laquelle un nouveau sociétaire s’acquitte de son droit d’entrée (sa part de la mutuelle)21 distinctement de sa prime d’assurance. Il devient donc concomitamment assureur et assuré.
Afin de pouvoir s’organiser, la démocratie s’est d’emblée imposée comme le mode de gestion naturel de la mutuelle. Chaque sociétaire dispose d’une voix. Peu importe le nombre de contrats souscrits, un ou dix, il dispose toujours d’une voix.
En France, le taux de participation aux élections européennes de 2014 a été de 42%.
La démocratie mutualiste n’est pas une chimère
Chaque sociétaire participe à la vie démocratique de sa mutuelle en désignant ses représentants à l’assemblée générale. La démocratie mutualiste est vivante avec un taux de participation moyen aux élections variant entre 17 et 29% ces dernières années dans les principales mutuelles. On peut considérer cette mobilisation de sociétaires comme une performance puisque l’on assiste au vote de centaines de milliers d’individus. La comparaison avec le taux de participation aux élections nationales, où les enjeux sont autrement plus importants, n’est pas déplaisante pour les mutualistes22.
L’assemblée générale des mutuelles est souveraine. Bien entendu, le conseil d’administration et les dirigeants opérationnels jouent un rôle majeur dans les choix stratégiques d’une mutuelle. Il n’en demeure pas moins qu’il appartient aux élus des sociétaires d’approuver in fine les comptes, de s’exprimer sur les grands choix stratégiques de l’entreprise (évolution des statuts, diversification des activités, partenariats, etc.), de veiller à la transparence vis-à-vis de la communauté des adhérents et, bien entendu, d’élire le conseil d’administration.
Naturellement, les administrateurs d’une mutuelle en sont tous sociétaires, à commencer par le premier d’entre eux, le président. Chez les mutualistes, le concept d’administrateur indépendant, s’il signifie ne pas être associé de près à la vie de la mutuelle, n’est guère apprécié.
« Les fonctions d’administrateur, de membre de conseil de surveillance et de mandataire mutualiste sont gratuites. Cependant, si les statuts le prévoient, le conseil d’administration ou le conseil de surveillance peut décider d’allouer des indemnités à ses membres, dans les limites fixées par l’assemblée générale, et de rembourser leurs frais de déplacement, de séjour et de garde d’enfants » (art. R.322-55-1 du code des assurances).
Selon le cabinet Spencer Stuart cité par Laurence Boisseau, « Comment sont fixés les jetons de présence des administrateurs », Les échos, 24 décembre 2014.
Modération dans les rémunérations
Les fonctions d’administrateur d’une mutuelle sont exercées gratuitement et donnent simplement lieu au versement d’indemnités et au remboursement des frais23. Nous sommes loin des jetons de présence des administrateurs du CAC 40, dont le montant moyen en 2013 s’élevait à 67.115 euros24. Il en va de même pour la rémunération des dirigeants. Ainsi, en 2014, le total des dix plus importantes rémunérations du groupe Matmut était inférieur à la rémunération globale du seul PDG d’entreprises cotées du secteur de l’assurance.
Claude Bébéar, « Les quatre cavaliers de l’Apocalypse », conférence prononcée au dîner du groupe « Assurance » des anciens de Sciences Po (L’Argus, n°5849, 4 mai 1984).
La défense des intérêts du sociétaire
Par construction, les mutuelles sont à l’écoute des besoins du sociétaire. La capacité à innover s’en trouve facilitée. Dans les premiers temps, la conception des offres, essentiellement centrées sur l’assurance automobile, reposait sur deux principes essentiels : la solidarité, autour de l’axiome « assureur et assuré », et l’égalité, se traduisant par la cotisation unique. Dans les années 1950, sont apparus les premiers contrats « multirisques » du marché reposant sur le principe d’indivisibilité, plus intéressants en termes de couverture et de prix pour le sociétaire. Puis la volonté de concilier l’éthique et l’économie a motivé la construction de nouvelles offres avec un enrichissement des contrats par l’inclusion de garanties et services qui visent à passer d’une logique indemnitaire à une logique prestataire : c’est, par exemple, le développement de l’assurance protection juridique (« le droit au droit »), du constat amiable, de l’assistance dans les contrats auto et habitation, de la réparation en nature, des services à la personne, des contrats dépendance ou encore des garanties de dommages corporels pour la famille. Pour leur développement, les mutuelles ont bénéficié d’un environnement économique exceptionnellement favorable, celui des Trente Glorieuses, avec une explosion du nombre de véhicules et de logements, mais également d’une liberté réglementaire forte que nous ne connaissons plus aujourd’hui. Les mutuelles se sont d’abord développées grâce à des tarifs très concurrentiels ce qui les fit qualifier de « mutuelles sauvages ». En 1984, Claude Bébéar, alors PDG des Mutuelles unies, et du Groupe Drouot, déclarait : « Ce qui fait le succès de sociétés comme la Maaf, comme la Macif, comme la Matmut, c’est d’abord, et fondamentalement, l’attrait du prix. C’est l’appel par le prix. C’est la différence considérable de prix qui existe entre eux et nous25. » Ce que Claude Bébéar n’avait peut-être pas envie de souligner, c’est qu’au-delà de ces prix compétitifs que facilite l’absence d’intermédiaires et d’actionnaires à rémunérer, il y avait aussi l’étendue des garanties, la qualité de service, la proximité avec le sociétaire… La philosophie mutualiste n’a pas changé : le prix, c’est important, bien sûr, mais l’essentiel est d’abord de bien protéger le sociétaire.
Si aujourd’hui les mutuelles ne sont plus les moins chères du marché car la concurrence a réagi, elles ne sont pour autant pas plus chères que les autres acteurs à périmètre équivalent d’offres, de services et de conseil. Leur réponse aux besoins de leurs sociétaires, en tant qu’assureurs, est de leur apporter en toutes circonstances les meilleures garanties possible. C’est le sens de leur combat pour un meilleur encadrement des comparateurs d’assurances en ligne et leur motivation à dénoncer les dangers du low cost. Car si « low cost » signifie « low service », ce n’est pas la philosophie mutualiste.
Fidélité
L’ambition d’une mutuelle doit être de bâtir une relation reposant sur une compréhension et une empathie vis-à-vis des besoins des sociétaires tant dans le conseil en amont (quelle protection, quels contrats, quels services adaptés en fonction des besoins et de leur situation ?) qu’en aval (accompagnement global, efficace et solidaire en cas de survenance de sinistres). À ce titre, elles prennent en compte les cas dans lesquels l’application normale des clauses contractuelles aurait des conséquences humaines dramatiques (précarité sociale, grand handicap…). Des fonds de solidarité existent presque toujours pour aider les sociétaires en situation de grande détresse.
Cette attitude globale porte manifestement ses fruits. Lorsque l’on compare les taux de fidélisation, les sociétaires des mutuelles sont bien plus stables et fidèles que ceux des clients du reste du marché. C’est particulièrement vrai dans les mutuelles « affinitaires », où le regroupement est lié à un métier, à une passion ou à un territoire commun. Cette fidélisation, par ailleurs, permet la réalisation d’une meilleure mutualisation entre les assurés, expression de la solidarité qui est au cœur de cette conception du métier d’assureur. Elle permet également de maîtriser les tarifs en modérant les frais de conquête. Dans une société où le client devient le pivot central vers lequel toute l’entreprise doit converger, où « l’expérience client » devient un point de passage obligé, la place centrale du sociétaire dans la mutuelle en fait donc un atout exceptionnel pour celle-ci.
Face à la dictature des marchés et de l’urgence, l’absence d’actionnaires et le temps long sont des atouts exceptionnels
Dans un document consacré à la « part du marché mutualiste mondial », l’International Cooperative and Mutual Insurance Federation (ICMIF) précise que « depuis le début de la crise financière mondiale, la part du marché des mutuelles et coopératives d’assurance a augmenté de 23,4% en 2007 à 26,7% en 2012, soit une croissance proportionnelle de 13,9% ». Ce secteur « a été la partie de l’industrie mondiale de l’assurance à la croissance la plus rapide depuis 2007, affichant 27,3% de croissance de revenu des primes tandis que le marché total de l’assurance a connu une croissance de 11,8% seulement ».
Ce cadre de solvabilité s’effectue dans les textes européens et français que l’on dénomme sous le vocable de « solvabilité 2 ». Il s’agit de plusieurs directives et règlements européens et de leurs transpositions en droit français.
Le mutualisme est un modèle à but lucratif limité
Une mutuelle d’assurance, comme toute entreprise privée, doit être rentable. D’ailleurs, on ne démontre rien sur la capacité à « entreprendre autrement » si on n’atteint pas l’équilibre économique. La question n’est donc pas de savoir s’il faut dégager des excédents, mais à quoi la mutuelle entend les consacrer : soutenir le développement de l’entreprise et mieux servir le sociétaire à l’avenir. L’absence d’actionnaires à rémunérer crée un confort dans la gestion de l’entreprise, qui peut alors se consacrer au moyen et long terme.
C’est bien cette logique, se caractérisant par une gestion prudente des fonds propres, et ce souci de répondre aux besoins des sociétaires en leur fournissant des contrats visant la meilleure qualité possible au meilleur prix qui ont permis aux assureurs mutualistes d’être moins exposés et de résister aux tempêtes économiques et financières de la crise de 200826.
Être profitable est d’autant plus important pour une mutuelle que c’est la seule manière d’accumuler des fonds propres de manière à répondre aux exigences de solvabilité fixées par les pouvoirs publics27. En cas de pertes financières, une société anonyme peut lever des capitaux en procédant à une augmentation de capital, ce qui peut lui permettre de faire venir de nouveaux actionnaires. Une mutuelle n’a par définition pas cette possibilité, puisqu’il n’existe pas d’actions nouvelles à émettre. Sa « flexibilité financière » est donc plus contrainte qu’une société de capitaux, ce qui l’oblige à être bien gérée sous peine de disparaître.
La Maif s’est installée à Niort au milieu des années 1930, par suite du regroupement d’instituteurs de la région. ensuite, prospérant et offrant un modèle de développement, elle a aidé à se lancer à partir de Niort d’autres mutuelles, notamment la mutuelle d’assurance des artisans de France (Maaf) et la mutuelle d’assurance des commerçants et industriels de France (Macif). Ces mutuelles se sont développées et ont créé à leur tour des filiales, entraînant ainsi l’essor d’un « écosystème mutualiste » dans la région de Niort.
Les mutuelles sont non opéables et non délocalisables
Propriété collective et réserves impartageables font des mutuelles d’assurance des entreprises non opéables. De fait, nul ne peut les racheter puisqu’il n’y a pas d’actions : elles n’appartiennent à personne en particulier. Cette dimension est également un gage de stabilité et de sérénité de l’entreprise.
Par ailleurs, à l’image de l’ensemble des acteurs de l’économie sociale et solidaire, les mutuelles d’assurance sont profondément ancrées sur le territoire français. Elles ont pour la plus grande majorité d’entre elles une histoire régionale forte : ne parle-t-on pas souvent des « mutuelles niortaises28 » ? D’autres n’ont-elles pas pris le nom de la ville dans laquelle elles se sont installées et ont prospéré : Mutuelles du Mans, Mutuelle de Poitiers, Caisse mutuelle de la Marne… ? Provinciales par naissance, la plupart des mutuelles ont maintenu leur siège social en région (la Matmut à Rouen, l’Association générale de protection militaire à Toulon, la Mutuelle des motards à Montpellier, la Mutuelle des professions alimentaires à Saint-Jean-d’Angély…) et certaines sont régionalisées, comme la Macif ou Groupama. Cette proximité avec les réalités régionales se traduit aussi par le maintien naturel des emplois sur le territoire français. Il n’y a pas plus made in France qu’une mutuelle !
Le lien affinitaire
L’approche affinitaire est ancrée naturellement dans l’ADN mutualiste. Le lien par un métier, par une passion, par un ancrage territorial a permis de bâtir des sociétés d’assurance mutuelle fortes : mutuelles des instituteurs, des artisans, des commerçants et industriels, des motards, des taxis, des architectes, des médecins, Mutuelle de Poitiers, etc. Et puisque l’assuré est aussi son assureur, il comprend mieux les problématiques rencontrées par ceux qui, comme lui, veulent assurer de mêmes risques tout en partageant des comportements et des valeurs identiques. Ces mutuelles affinitaires sont caractérisées par une fidélité forte du sociétariat.
Le temps long
Enfin, le temps long dans lequel s’inscrivent les mutuelles est une grande chance. Elles ne dépendent pas des caprices des marchés financiers, n’ont pas à rendre des comptes aux agences de notation et aux analystes financiers (acteurs qui ont révélé les faiblesses de leurs études lors de la crise de 2008), ne surveillent pas le cours de l’action (qui n’existe pas) et ne sont pas obsédées par la publication du résultat trimestriel (ce qui n’a aucun sens dans une industrie de long terme comme l’assurance). Le temps long, c’est la possibilité de travailler dans la sérénité pour construire de meilleures offres pour le sociétaire.
L’absence d’actionnaires à rémunérer permet aussi de se fixer des objectifs de profit raisonnables, mesurés, réalistes. L’objectif n’est pas un taux de rendement du capital de 15% annuel, dont nous savons qu’il n’est pas soutenable dans la durée.
Ces spécificités dans le rapport au profit, aux manières de consommer, en termes de gouvernance, cette dimension souvent affinitaire font donc des mutuelles un modèle en résonance avec les nouveaux défis lancés par le numérique et le développement de l’économie collaborative.
Quel avenir pour le modèle mutualiste ?
On l’a vu, le modèle mutualiste possède de réels atouts pour affronter les défis nouveaux. Cela ne veut pas dire que les mutuelles d’assurance ne vont pas devoir s’interroger fortement pour demeurer pertinentes, comme elles ont déjà eu à le faire régulièrement dans leur histoire.
Le risque de la démutualisation
François Ewald et Patrick Thourot, « Big Data : défis et opportunités pour les assureurs », Banque & Stratégie, n°315, juin 2013, p. 5-8.
La conjonction de l’explosion du nombre d’objets connectés autour de nous, de l’accès à nos données personnelles et de l’introduction par la loi Hamon de la résiliation à tout moment des contrats d’assurance automobile et habitation peut avoir des conséquences redoutables. C’est tout simplement la vision traditionnelle de la solidarité entre les assurés qui peut être remise en cause.
Tout le monde va vouloir se battre pour assurer les meilleurs risques, qu’il sera désormais possible, comme nous l’avons vu, d’identifier de mieux en mieux. Qui sera là pour assurer les mauvais risques29 ? En étant solidaires, les mutualistes risquent-ils d’être pénalisés, de devoir proposer des tarifs en moyenne plus chers et de voir une partie de la clientèle partir, créant dès lors une spirale négative sans fin ? Les pouvoirs publics devront-ils intervenir pour favoriser les acteurs « solidaires », à l’image des contrats « responsables » dans le domaine de la santé ? C’est une perspective probable, afin de poser des « garde-fous éthiques ».
Prouver la différence mutualiste
Voir à ce sujet Arnaud Chneiweiss et Maud Schnunt, « Compliance, une illusion dangereuse », Risques, n°102, juin 2015, p. 82-87.
Il existe des forces poussant à la banalisation des offres d’assurance :
- le marché est mature, saturé (en partie du fait du nombre des assurances obligatoires), les consommateurs de plus en plus avertis. On peut avoir l’idée que toutes les offres se ressemblent, qu’elles sont devenues « standardisées » ;
- le développement de la souscription par Internet peut renforcer ce sentiment qu’un produit d’assurance n’est pas si compliqué à souscrire ;
- enfin, la réglementation devient si lourde dans le secteur de l’assurance30 qu’elle constitue un frein à l’innovation.
Plus que jamais, les mutuelles doivent donc affirmer leurs différences. Et cela reste tout à fait possible. Prenons l’exemple du numérique : les mutuelles pourraient prendre des engagements déontologiques, comme le fait qu’elles ne revendront jamais à des tiers les données collectées sur leurs assurés ou que ces données resteront stockées en France. Les pouvoirs publics pourraient d’ailleurs conforter ces engagements éthiques en favorisant d’une façon ou d’une autre les acteurs adoptant un « comportement numérique responsable », c’est-à-dire favorisant la cohésion de la société.
De plus en plus, les assureurs seront vus comme des apporteurs de solutions, l’assurance étant l’une d’entre elles, dans le cadre d’un bouquet de services. Il faudra être capable d’être un assisteur en même temps qu’un assureur : proposer davantage de services toujours plus adaptés et personnalisés en matière de réparation en nature (envoyer un artisan de qualité réparer le dégât plutôt que de fournir une indemnisation financière), de services à la personne (suite à un accident, proposer une aide pour faire les courses ou accompagner les enfants à l’école), des solutions financières (crédits pour financer des acquisitions)… Et pour être capable d’être cet apporteur de solutions, être un acteur à qui les assurés sont prêts à faire confiance.
Les assureurs ne seront pas menacés s’ils savent demeurer pertinents. La raison d’être ne change pas : il s’agit toujours de savoir répondre aux besoins de protection de nos concitoyens. Mais il faudra savoir s’adapter aux nouvelles attentes de la population, qui vieillit, souhaite davantage de services et de simplicité dans la relation, et, à l’image de la transformation numérique de la société, sera désireuse de toujours plus d’agilité, de flexibilité et de réactivité.
Faire vivre le lien entre les assurés et leurs mutuelles
« Les spécicités du statut mutualiste dans le secteur des assurances », interview de Roger Belot, Revue d’économie financière, n°67, août 2002, p. 193-198.
La démocratie mutualiste n’est pas parfaite. Faute d’opposition interne, les listes électorales sont généralement uniques : ce sont celles présentées par le conseil d’administration. La « campagne » des candidats au poste d’administrateur se limite souvent à une déclaration de quelques minutes devant l’assemblée générale ou à une présentation écrite. Mais la vraie question est de savoir si les sociétaires souhaitent s’impliquer davantage et comment les y conduire ? La réponse dépend de chaque individu et de chaque mutuelle. Dans notre société de plus en plus individualiste, il est difficile de mobiliser les sociétaires, de leur faire comprendre qu’ils appartiennent à un collectif. Or l’attachement des sociétaires à leurs mutuelles est un point essentiel : il faut « faire du sociétaire un acteur conscient de son rôle31 » et trouver les nouvelles voies de leur participation à la gouvernance dans un contexte d’évolution des structures avec le développement des groupes mutualistes ou des filiales de groupes.
Nous savons que cet attachement des sociétaires à leurs mutuelles est un atout formidable. Ce lien est facilité quand la mutuelle a été créée sur une idée affinitaire (même profession, même territoire, même passion…). Mais, quoi qu’il en soit, il est fondamental qu’il soit entretenu. Une mutuelle est une société de personnes, elle ne peut se développer que si ses sociétaires se reconnaissent dans les idées, les valeurs, les pratiques concrètes qu’elle défend.
Faire mieux connaître, faire reconnaître, le modèle mutualiste
Les mutualistes occupent une place éminente dans le secteur de l’assurance, comme dans celui de la banque. Pourtant, on a souvent l’impression d’une grande ignorance quant à leurs spécificités et à leurs règles de fonctionnement, tant à Paris qu’à Bruxelles. Les lois sont écrites avec à l’esprit le modèle des sociétés de capitaux, pas celui des sociétés de personnes. Les mutuelles ne réclament pas un traitement spécifique qui viendrait en contradiction des principes de la concurrence mais simplement une reconnaissance de leurs spécificités dans l’élaboration des réglementations. Le vote de la loi sur l’économie sociale et solidaire a permis une première avancée, mais la culture mutualiste des autorités politiques ou administratives reste encore trop limitée, malgré l’existence, depuis 2012, d’un ministre spécifiquement chargé de l’économie sociale et solidaire.
Tout n’est pas noir bien sûr. Les pouvoirs publics ont su entendre le monde mutualiste pour lui donner les outils juridiques lui permettant de faire des alliances entre mutuelles (avec un outil intégrateur, considéré comme prudentiel, la société de groupe d’assurance mutuelle, et un outil souple, le groupement d’assurance mutuelle) ou ont créé un nouvel instrument financier, le certificat mutualiste, pour donner plus de possibilité aux mutuelles de lever des fonds (dans ce cas, auprès de leurs sociétaires, un peu à l’image des parts sociales dans une banque coopérative).
Mais deux batailles récentes, parmi bien d’autres, montrent que les mutualistes doivent faire preuve d’une vigilance constante, car leurs spécificités sont souvent oubliées dans la rédaction des textes. La première a porté sur la compétence des administrateurs des mutuelles, afin que cette compétence soit appréciée de manière collective par l’autorité de contrôle. Parce qu’issus du corps des élus des sociétaires, les administrateurs des mutuelles semblent parfois suspectés d’incompétence : comment un motard ou un instituteur aurait-il les compétences pour administrer une entreprise d’assurance ? Le débat n’est pas nouveau. Ainsi, dans une conférence prononcée en 1984, Claude Bébéar rappelait que les mutuelles d’assurance avaient été initialement qualifiées de « mutuelles sauvages » et résumait avec humour la vision que les grands acteurs installés avaient de ces nouveaux venus : « Dans les années soixante, les sociétés d’assurances traditionnelles regardent tous ces braves garçons non professionnels : l’un, ancien instituteur ; l’autre, inspecteur des PTT ; l’autre encore, jeune polytechnicien illuminé. Tous ces gens ne sont pas sérieux ! Donc, on attend leur mort avec béatitude32. »
Deux dimensions prévalent pour qualifier la particularité des conseils d’administration des mutuelles : le corps « égalitaire » des administrateurs et leur origine élective :
- égalité : chaque administrateur dispose d’une voix ;
- origine élective : les administrateurs issus des sociétaires peuvent n’avoir que peu d’expérience dans les domaines de l’assurance ou de la finance au moment de leur élection.
Néanmoins, avant d’être élus administrateurs, ils ont pour la plupart eu un parcours de plusieurs années comme mandataire du conseil d’administration. Par ailleurs, les candidats au poste d’administrateur, dans de nombreuses mutuelles, ont été préalablement auditionnés par un comité de sélection, lequel propose au final à l’assemblée générale une liste dont il garantit la diversité (en termes de compétences, de représentativité de l’ensemble des sociétaires, d’origine géographique, etc.).
Pour les mutualistes, le concept d’« administrateur indépendant », tant vanté dans le cadre des rapports sur la bonne gouvernance, n’a guère de sens. Déjà, en 2004, Gérard Andreck, alors directeur général de la Macif, s’interrogeait sur ce que l’on entend par « administrateur indépendant » : « Le besoin d’indépendance ne se pose pas dans les mêmes termes dans une société anonyme et dans une mutuelle. Dans la première, où une même main peut détenir des pourcentages significatifs du capital, il existe effectivement des possibilités de confusion des rôles et des pouvoirs entre les actionnaires de référence, le conseil d’administration et le management. Dans une mutuelle, où prévaut la règle “un homme, une voix”, et où il faut réunir au minimum 500 personnes pour constituer la société, le risque de collusion d’intérêts est infime. Mais surtout, le processus de désignation des administrateurs est générateur de dépendance dans les sociétés anonymes (puisque l’administrateur est dépendant du ou des actionnaires qui l’ont désigné et élu) alors qu’il est générateur d’indépendance dans les mutuelles (puisque l’administrateur est élu par le sociétariat dont il est le porte-parole en quelque sorte)33. » Il est essentiel que les pouvoirs publics, et parmi eux le régulateur, mesurent l’importance du principe électif pour les mutuelles. Le second exemple touche à la désignation des dirigeants « effectifs » de l’entreprise. Dans le cadre de la transposition de la directive Solvabilité 2, l’Autorité de contrôle prudentiel et de résolution (ACPR) estimait initialement que le président d’une mutuelle d’assurance ne pouvait être qualifié de dirigeant effectif. Ici encore, il aura fallu plusieurs mois d’une bataille soutenue et que les mutualistes fassent recours devant les autorités politiques pour obtenir gain de cause et laisser tout simplement les entreprises libres de désigner qui elles souhaitent pour les représenter auprès de l’autorité de contrôle.
Les principaux objectifs de ce statut seraient de supprimer tous les obstacles à la coopération transfrontalière entre les mutualités tout en tenant compte de leurs caractéristiques propres, qui sont profondément ancrées dans leurs ordres juridiques nationaux respectifs, et permettre aux mutualités de fonctionner libre- ment dans le marché unique européen ; permettre la constitution d’une mutualité européenne par la fusion transfrontalière de deux ou plusieurs mutualités existantes, étant donné que la directive sur les fusions transfrontalières ne s’applique pas aux mutualités, etc.
Le front européen
Le modèle mutualiste doit être mieux compris à Paris, mais désormais, et de manière au moins aussi importante, il importe qu’il soit mieux connu à Bruxelles (siège de la Commission), à Strasbourg (siège officiel du Parlement européen) et à Francfort (siège de l’Autorité européenne des assurances et des pensions professionnelles-AEAPP).
Les mesures contenues dans Solvabilité 2 s’appliquent indistinctement aux acteurs capitalistes comme aux mutualistes. Or, comme on l’a vu plus haut, les objectifs de rendement du capital ne sont pas les mêmes chez les mutualistes : ils peuvent regarder plus loin dans le temps et n’ont pas d’objectifs de rendement les plus élevés possibles, car leur but est d’abord de satisfaire le sociétaire dans la durée.
Les mutuelles sont en général absentes des textes européens. Leurs spécificités ne sont pas prises en compte dans l’élaboration des directives ou des règlements. C’est l’une des raisons pour lesquelles les mutualistes se battent depuis de nombreuses années pour obtenir la reconnaissance du statut de mutuelle européenne34 et, au-delà, de la reconnaissance des spécificités mutualistes. Alors que se profile à moyen terme la mise en place d’un marché unique de l’assurance, cette revendication est essentielle.
Conclusion
La révolution numérique façonne un monde radicalement nouveau. Notre rapport au temps, aux biens et aux risques sera différent. L’organisation des entreprises, les liens économiques et sociaux seront profondément renouvelés. Dans cette société nouvelle qui émerge, l’assurance jouera un rôle majeur mais, lui aussi, substantiellement revisité. L’invasion progressive des objets connectés pourrait segmenter à l’extrême la tarification des contrats d’assurance, remettre en cause le principe de mutualisation des risques et menacer de discrimination les personnes les plus vulnérables, fournir aux Gafa un trésor inestimable de données personnelles qui pourraient redessiner le paysage assurantiel.
Mais ces objets connectés permettront aussi aux assureurs de développer la prévention et d’améliorer la prédiction des risques pour chacun et pour la société dans son ensemble. Enfin, la révolution numérique facilite également le développement d’une économie collaborative et du partage qui privilégie l’usage à la possession.
Les mutuelles d’assurance, en tant que sociétés de personnes, sont construites autour des besoins de leurs sociétaires. Ils sont leur raison d’être, de la conception des contrats à la gestion des sinistres.
La gouvernance démocratique, l’absence d’actionnaires à rémunérer, l’absence d’intermédiaires en font des sociétés inscrites dans un temps long, qui recherchent le meilleur service rendu et l’innovation au service des sociétaires. Enfin, leur construction souvent affinitaire les conduit à être en capacité de répondre le plus fidèlement possible aux communautés qu’elles accompagnent. Ces spécificités font des assurances mutuelles des acteurs bien positionnés pour répondre aux enjeux de la confiance avec l’assuré et de la gestion de ses données personnelles, du maintien d’une mutualisation minimum des risques et du lien de solidarité entre les sociétaires.
Le mutualisme est un mouvement, une construction permanente qui doit s’adapter aux nouveaux besoins, nouveaux usages. Son héritage est vaste, sa capacité d’adaptation ces dernières décennies a été forte grâce à des fondements très particuliers. Si les mutuelles restent fidèles à leurs valeurs, à commencer par l’obsession du service au sociétaire, il n’y a aucune raison qu’elles ne parviennent pas à relever les nouveaux défis auxquels elles font face.
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