Les femmes et l'islam : une vision réformiste
Huitième note de notre série « Valeurs d’islam »Le renouveau féminin en question
La vision réformiste : de nouvelles perspectives et une nouvelle approche du message spirituel de l’islam
Nouvelles perspectives
Étude critique du cadre historique de la Révélation coranique
Dépasser le discours conformiste actuel
Une nouvelle approche du message spirituel de l’islam
L’alternative de la lecture réformiste
Conclusion
Introduction
Il est évident aujourd’hui que la thématique des femmes en islam reste tributaire d’une vision binaire très réductrice. Entre la vision islamique traditionaliste, qui refuse toute réforme par peur de perdre des valeurs identitaires idéalisées à outrance, et la vision dite « moderniste », qui inculpe le religieux et particulièrement l’islam de tous les maux, c’est d’abord et avant tout la voix de la grande majorité des femmes musulmanes que l’on marginalise.
La centralité des débats autour de cette thématique et leur « surmédiatisation » rendent l’exercice encore plus ardu et ne permettent pas toujours d’en faire une analyse relativement objective ou du moins dépassionnée. Nul besoin, en effet, de démontrer encore comment la thématique « Femmes et islam » reste le maillon faible de la grille de lecture de l’islam et combien à force d’a priori simplistes on a fini par réduire l’islam – sous toutes ses composantes – à sa relation inégalitaire envers les femmes. Oubliant, au passage, que l’inégalité hommes-femmes est – bien sûr à des degrés variables – une donnée universelle qui transcende toutes les cultures, toutes les religions et toutes les idéologies.
« Les femmes musulmanes sont opprimées par l’islam » est une sentence définitive, largement ancrée au sein de l’imaginaire contemporain non musulman et qui fait désormais le lit d’une islamophobie mondialisée et banalisée. Dans l’autre imaginaire, musulman cette fois, cette question reste aussi l’otage de rhétoriques apologétiques récurrentes où le refus de l’autre, le rejet des valeurs dites universelles – particulièrement la notion d’égalité hommes-femmes – font le lit d’une crise identitaire qui n’en finit plus de secouer le monde musulman.
La question de l’égalité hommes-femmes comme celle de la liberté de religion et de la réforme de la pensée islamique en général, perçues dans la majorité des pays musulmans comme des questions taboues, restent sous la tutelle historico-politique d’un impensé religieux et butent sur des impasses sociopolitiques majeures. En effet, la forte imprégnation du religieux sur un terreau culturel très sensible aux questions identitaires ne favorise pas toujours le débat sur les vraies questions de fond. Sans oublier, par ailleurs, les pressions extérieures, généralement occidentales, qui sont le plus souvent perçues comme des ingérences intolérables et qui rendent suspicieux tout questionnement sur l’émancipation des femmes musulmanes, considérées comme les dernières gardiennes du temple identitaire de l’islam.
Prises en étau entre ces deux visions extrêmes, il n’est pas aisé aujourd’hui, pour beaucoup de femmes musulmanes, de sortir de ces sentiers battus et de s’affranchir de ces grilles de lectures stéréotypées. Des femmes musulmanes qui, dans la majorité des cas, sont déconcertées, voire déchirées, entre leur désir d’émancipation et de liberté, et leur besoin d’attaches identitaires et d’enracinement spirituel.
Cependant, en dépit de toutes ces contraintes, un renouveau féminin en islam est en train de prendre forme. Cette nouvelle dynamique est bien entendu encore minoritaire, mais sa principale innovation réside aujourd’hui dans le fait que les revendications féminines se font en rupture aussi bien avec le discours islamique apologétique et traditionaliste majoritaire qu’avec celui d’un certain discours féministe hégémonique dit « universel » qui impose une seule voie d’émancipation, celle qui, forcément, exclut toute référence au religieux.
Il s’agit donc d’une véritable troisième voie prisée par une certaine dynamique de femmes musulmanes qui est déjà en marche aujourd’hui et qui privilégie, entre autres, des voies d’émancipation à partir d’une relecture féminine, voire féministe, et réformiste du référentiel musulman. Cette troisième voie réformiste est aujourd’hui, au sein des sociétés musulmanes mais aussi des communautés musulmanes en Occident, une des rares voies qui permettent de contribuer significativement à la dynamique de réconciliation entre islam, droits humains et défis d’une modernité mondialisée.
Les traductions des versets du Coran proposés dans cette note sont extraites de l’édition : Le Noble Coran, trad. de Mohammed Chiadmi, Tawhid Éditions, 2006. Cependant l’auteure a modifié certains passages. |
Le conseil scientifique de la série Valeurs d’islam a été assuré par Éric Geoffroy, islamologue à l’Université de Strasbourg. |
Asma Lamrabet,
Médecin, écrivaine et directrice du Centre d’études et de recherches féminines en islam (Cerfi) au sein de l’institution Rabita Mohammadia des Oulémas du Maroc.
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Islam et contrat social
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Éducation et islam
Valeurs d'islam
Le renouveau féminin en question
Voir Zahra Ali (dir.), Féminismes islamiques, La Fabrique, 2012.
Voir tout le travail réalisé, entre autres, par des femmes musulmanes universitaires comme l’Américaine Amina Wadud, la Pakistanaise Asma Barlas, l’Iranienne Ziba Mir-Hosseini, mais aussi les réseaux de femmes comme le Groupe international d’étude et de réflexion sur les femmes en Islam (Gierfi) pour l’espace francophone (www.gierfi.org), Musawah en Malaisie (www.musawah.org) ou encore Karamah aux États-Unis (www.karamah.org).
Il va sans dire que les femmes musulmanes qui portent ce discours rénovateur sont confrontées à de multiples défis, dont l’un des plus importants est d’être sur deux fronts à la fois : un front « externe », où elles luttent contre les stéréotypes médiatiques dévalorisants, et un front « interne », où elles doivent s’atteler à déconstruire le classique discours sur « la femme et l’islam » prôné par l’idéologie islamique traditionaliste et majoritaire. C’est donc sur un double registre, celui des droits humains universels et celui d’un référentiel religieux réapproprié, que le chemin de ce renouveau féminin est en train de se construire et de prendre forme.
Force est de constater, donc, l’existence, au sein du monde musulman, mais aussi dans les communautés musulmanes d’Occident, d’une dynamique féminine qui, loin d’être uniformisée, semble être traversée par des sensibilités diverses et dont chacune, à sa manière, tente de remettre en cause le conformisme sociopolitique traditionnel qui régit le statut des femmes1. La caractéristique essentielle de ce renouveau féminin en islam réside dans la volonté affichée des femmes – théologiennes, universitaires, militantes associatives… – de développer un discours qui leur soit propre. Il faut le dire clairement : les femmes musulmanes en ont assez d’être des « sujets d’étude », d’être des « boucs émissaires », de voir que l’on parle toujours à leur place et qu’on les renvoie toujours à la même symbolique, celles d’éternelles mineures, sujets passifs de leur histoire et otages de discours que les autres font et refont au gré des événements géopolitiques ! Le discours prôné par cette nouvelle génération de femmes musulmanes est un discours qui, paradoxalement à l’idée véhiculée d’un islam générateur de discriminations, est un discours qui souligne la centralité et l’importance de la dynamique libératrice au sein du référentiel islamique.
En effet, ayant eu accès aux sources textuelles, notamment à la dimension éthique du Coran, ces femmes ont compris que ce n’est pas le message spirituel de l’islam qui est en cause dans leur réclusion millénaire, mais bien toutes les interprétations humaines qui se sont accumulées dans la production religieuse – et aussi dans les mentalités – et qui ont été favorisées par des contextes socioculturels et politiques structurellement défavorables à la présence féminine dans l’espace du savoir religieux2.
C’est donc d’une nouvelle approche réformiste du religieux qu’il s’agit, celle qui, à partir d’un raisonnement et d’une réflexion théologique résolument libératrice, est à même de penser et de vivre l’islam dans la modernité, notamment sur cette question des femmes et de leurs droits égalitaires.
La vision réformiste : de nouvelles perspectives et une nouvelle approche du message spirituel de l’islam
Nouvelles perspectives
À titre d’exemple, des oulémas tels que Mohamed Abduh en Égypte et Allal El Fassi au Maroc avaient effectivement proposé, à l’époque, la suppression de la polygamie, ce qui est formellement refusé aujourd’hui dans la majorité des codes de la famille musulmans (à l’exception de la Tunisie). Au Maroc, la polygamie a été permise sous conditions lors de la réforme du code de la famille en 2004.
La thématique des femmes, depuis l’époque de la « Renaissance arabe » ou Nahda (milieu du XIXe siècle), est restée globalement limitée dans le registre d’une vision traditionaliste et conservatrice qui s’est focalisée sur les « droits et devoirs de la femme musulmane », et ce malgré l’approche « progressiste » de certains oulémas réformistes3.
La vision dite réformiste de la Nahda a plus été le produit d’une idéologie de « résistance » vis-à-vis du modèle d’émancipation imposé par le colonisateur qu’une véritable pensée réformiste sur la thématique des femmes au sein des sociétés arabo-musulmanes. Il est important aujourd’hui de déconstruire cette approche traditionaliste, qui est longtemps restée sous l’emprise d’une lecture politisée, doctrinale et coloniale, et ce tout en proposant une nouvelle approche décoloniale et réformiste de la thématique des femmes au sein de l’islam.
Pour cela, il s’agit donc de réétudier le cadre historique de la Révélation et de dépasser les éléments de langage propres au discours islamique conformiste sur les femmes afin de pouvoir, à terme, réinsérer la thématique des femmes au sein de l’éthique globale du message spirituel.
Étude critique du cadre historique de la Révélation coranique
Voir notamment Coran 33 : Pour plus de détails à ce sujet, je me permets de renvoyer à mon ouvrage Le Coran et les femmes. Une lecture de libération, Tawhid, 2008.
C’est l’exemple de Hâjar, la deuxième épouse du prophète Abraham, symbole de l’endurance et du sacrifice, et dont les musulmans commémorent la mémoire chaque année, depuis quinze siècles, dans les rituels du pèlerinage, dont le rituel du say‘î, ou les sept allers et retours entre les monts Safa et Marwa.
Bilquîs est une autre femme, que le Coran décrit comme étant une souveraine intelligente et juste, douée d’une grande habilité politique et à la tête d’un grand empire. D’autres femmes sont citées comme symbole de la résistance à la tyrannie, à l’instar de la mère de Moïse ou de Âsia, épouse du Pharaon, cette dernière étant élevée au rang de la sainteté, tandis que Marie, mère de Jésus, sera érigée en modèle de la perfection spirituelle et de la prophétie.
Coran 60 : 12.
Épouses du Prophète et qui furent surnommées « mères des croyants » par le Coran lui-même.
Une étude récente a répertorié la présence de plus de 8 000 femmes érudites, exégètes, traditionnistes ou muftis qui ont enseigné à de très nombreux savants musulmans, dont les fondateurs des écoles juridiques et ce à partir du VIIe siècle (voir l’étude en cours sur ce sujet réalisée par Mohammad Akram Nadwi à Oxford, une encyclopédie de 50 volumes, dont un ouvrage introductif a paru en 2007 : Al-Muhaddithât : the Women Scholars in Islam, Interface Publications).
Ce cadre est très important à analyser afin de mieux saisir les principes et finalités qui en découlent et pouvoir en faire une lecture contextualisée. Sous l’emprise des contraintes politiques, l’historiographie islamique officielle et classique n’a pas toujours été propice à une véritable relecture critique de cette période. D’autre part, il est fréquent de voir aujourd’hui au sein des débats sur la thématique des femmes une certaine propension à comparer la notion d’égalité telle que formulée dans le droit moderne avec les données de certains versets coraniques « inégalitaires ». Or c’est oublier que le Coran reste, malgré son impact réel encore très prégnant sur le quotidien de millions de personnes, un texte qui a été révélé dans le contexte social particulier de l’Arabie du VIIe siècle. C’est donc à l’aune de ce contexte mais aussi de celui de l’état des lieux du reste de la civilisation humaine durant cette période, qu’il faudra évaluer les principes d’égalité et/ou d’inégalité dont fut porteur le message spirituel de l’islam.
C’est pourquoi il faut toujours savoir garder en tête le contexte de la Révélation dans lequel beaucoup de dispositions coraniques ont été perçues comme totalement novatrices par rapport aux coutumes discriminatoires des peuples arabes de l’époque. En effet, la péninsule Arabique était régie par un ordre clanique où le pouvoir du patriarcat, l’origine ethnique (al-‘asabiyya) et les guerres tribales étaient les seules normes sociales reconnues. L’islam est venu bouleverser cet ordre non pas uniquement sur le plan spirituel et cultuel mais aussi et principalement au niveau de l’exigence de justice et de remise en cause du système tribal despotique et inégalitaire qui régnait à l’époque. La Révélation et le comportement du Prophète de l’islam – très en faveur de la libération des femmes – vont venir bousculer de très nombreuses règles sociales antéislamiques de l’époque, d’ailleurs relativement comparables à d’autres régions du monde où la discrimination des femmes était la règle.
L’une des premières coutumes que la Révélation va tenter de corriger, c’est celle notamment de la notion de « déshonneur », encore de mise dans certaines régions du monde arabe, où le concept d’honneur (sharaf) est hautement symbolique dans les mentalités et se reflète principalement sur le corps des femmes, lieu de l’« honneur » de la famille et de la tribu.
Les femmes étaient aussi, avant l’islam, considérées en général comme des êtres méprisables, sous tutelle juridique depuis leur naissance et jusqu’à leur mort. Elles étaient considérées comme faisant partie des « butins de guerre », n’avaient aucun droit à l’héritage et faisaient plutôt partie des « choses » héritées par les hommes. Le divorce était un droit exclusif des hommes ; la polygamie, considérée comme un droit inconditionnel, était illimitée et sans conditions ; et aucune participation sociale ou politique des femmes n’était tolérée.
La Révélation coranique va ainsi tenter de contrecarrer certaines coutumes, de lutter contre les discriminations les plus flagrantes ou parfois tenter de réduire leurs effets par l’instauration d’une pédagogie de libération progressive durant les vingt-trois années de la Révélation. C’est ainsi que le Coran va par exemple affirmer de façon catégorique l’égalité spirituelle entre femmes et hommes. Ce qui ne va pas empêcher d’ailleurs certaines femmes musulmanes de l’époque, motivées par le souffle libérateur du nouveau message spirituel, de se plaindre directement au Prophète quant au ton un peu trop « masculin » du Coran et de critiquer ouvertement la Révélation. La réponse ne tardera pas à venir, puisque des versets seront révélés dans lesquels le genre féminin sera utilisé en bonne et due forme en guise de réponse à ces revendications féminines et féministes de la première heure4. Revendications féminines qui, faut-il le rappeler, seraient aujourd’hui inimaginables au sein du monde musulman !
La Révélation coranique va aussi donner en exemple des femmes qui ont marqué le cours de l’histoire. C’est ainsi que l’on retrouve des modèles de femmes érigées en symboles de la liberté, de l’autonomie, de la juste gouvernance, des femmes symboles de l’amour, de l’abnégation et de la sainteté5. Cette symbolique féminine comme celle d’autres femmes citées dans le Coran est d’ailleurs rarement mise en évidence dans l’enseignement religieux ou dans le discours islamique contemporain, où la norme est de valoriser uniquement les figures masculines de l’épopée islamique6.
Dans plusieurs versets, le Coran va aussi inciter les femmes à la participation sociale et politique, notamment au cours des cérémonies d’allégeance politique (bay‘a) au cours desquelles des délégations d’hommes et de femmes concluaient un pacte politique avec le Prophète de l’islam qui était le représentant de la communauté musulmane. La bay‘a était comprise à cette époque comme une initiative qui consistait à soutenir la représentation politique du dirigeant. C’est là un acte éminemment politique auquel ont participé les femmes, il y a quinze siècles, au nom de l’islam7.
Donner la parole politique à des femmes dans ce contexte, alors que quelques années auparavant elles n’avaient aucun statut social, qu’elles faisaient partie du « butin de guerre », qu’on les déshéritait parce qu’elles étaient femmes, constituait en lui-même un véritable chamboulement pour les normes sociales de l’époque. L’importance et la valorisation des femmes par le message spirituel de l’islam étaient telles qu’après la mort du Prophète, ce sont les femmes qui seront les gardiennes de la tradition religieuse. En effet, Aïcha sera la première femme mufti de Médine et la principale autorité religieuse de l’époque, et c’est le codex de trois femmes, Aïcha, Hafsa et Umm Salama8, qui a été utilisé au moment de la compilation et de la mise en écrit du premier manuscrit coranique9. Cependant, la tradition musulmane a marginalisé, voire dévalorisé, leurs contributions, et l’enseignement religieux en cours aujourd’hui dans la majorité des universités islamiques ne fait nullement mention de ces femmes, ni de leurs apports à l’histoire de la civilisation de l’Islam.
Le monopole du savoir religieux par les hommes et l’exclusion des femmes au cours de l’histoire va petit à petit marginaliser les acquis et les apports de la Révélation, qui vont être usurpés par la culture patriarcale, laquelle culture contrecarrera finalement cette révolution spirituelle et enterrera le souffle libérateur et égalitaire du message originel de l’islam. Les raisons du détournement de cette révolution spirituelle, de la détérioration du statut des femmes et de leur marginalisation au cours de l’histoire de la civilisation islamique sont trop longues à développer ici, mais on peut les résumer en trois causes essentielles :
- les conflits politiques : l’apparition, après la mort du Prophète, de conflits politiques pour le pouvoir et toutes les luttes fratricides historiques lors des califats successifs vont constituer l’une des principales causes de la marginalisation des Après la révolution sociale des premiers temps de la Révélation, et comme dans toutes les révolutions de l’histoire de l’humanité, les femmes, malgré leur présence effective et leur participation à tous les niveaux dans l’édification de la première cité musulmane, seront les premières victimes de la phase postrévolutionnaire et celles à qui on demandera, pour des raisons éminemment politiques, de disparaître de l’espace public ;
- les conquêtes islamiques : les premiers musulmans en contact avec les empires en déclin de l’époque (Sassanides, Byzantins et Perses) vont, au fur et à mesure, adopter les coutumes patriarcales des autres civilisations. Les femmes musulmanes se voient alors imposer – en plus de leurs propres traditions ancestrales – des coutumes qui n’étaient pas de mise dans la première communauté musulmane. C’est l’exemple de la tradition du harem et de la réclusion des femmes, très présente en Perse, et qui s’impose durant l’empire des Abbassides, comme étant un principe religieux émanant de l’islam ;
- le début de la codification des sciences religieuses, notamment Hadîth (sciences de la tradition du Prophète) et fiqh (jurisprudence islamique), qui, vers les VIIIe-IXe siècles, vont se construire dans un contexte de troubles politiques majeurs et vont être formulés et compilés dans un esprit très éloigné des principes éthiques du Coran. Ces deux disciplines, Hadîth et fiqh, vont constituer l’une des principales sources de discrimination des femmes, et leurs fondateurs – essentiellement des hommes – vont principalement s’inspirer de leurs conditions socioculturelles (‘urf) et de leur contexte fortement politisé afin d’instaurer les premiers recueils orthodoxes. L’essentiel de ces textes sera compilé à une époque où les femmes ont perdu un très grand nombre de leurs prérogatives, et c’est cette interprétation discriminatoire, sexiste et patriarcale qui a été finalement retenue, institutionnalisée et sacralisée, et qui demeure jusqu’à aujourd’hui la principale source de législation du droit de la famille, et ce dans la majorité des pays musulmans.
Dépasser le discours conformiste actuel
Pierre Bourdieu, La Domination masculine, Seuil, 1998, 22, note 11.
Il s’agit en fait de dépasser les redondances du discours conformiste et de l’éternelle problématique de « la femme musulmane » et de sa catégorisation en « droits et devoirs de la femme en islam » ou en « statut de la femme en islam » ou encore de « l’islam qui a honoré et protégé la femme »… Ce sont là autant de slogans récurrents et creux des discours apologétiques islamiques réactionnels et qui sont contredits, d’une part, par les faits et la réalité de la majorité des sociétés musulmanes, et, d’autre part, par les aspirations légitimes des femmes musulmanes d’aujourd’hui qui revendiquent leur droit à la dignité, à l’égalité et à l’autonomie.
En effet, en catégorisant ainsi les femmes dans des « registres » particuliers, à l’instar du « statut de la femme musulmane », on conforte l’idée que les femmes auraient des droits et un statut à la fois particuliers et distincts des droits et du statut des hommes musulmans. Assigner à toutes les femmes musulmanes un statut particulier de « la » femme en islam, est en contradiction avec le discours coranique, qui est un message adressé à l’ensemble de l’humanité et transcende de ce fait toute notion de genre masculin ou féminin, de race, d’origine ethnique ou de classe sociale. Cette catégorisation induit forcément l’idée d’une « norme universelle », représentée par un « idéal masculin » qui représenterait à lui seul la « nature humaine » ou « l’être humain » dans toute sa complétude. C’est un peu ce que disait Pierre Bourdieu quand il affirmait que « la force de l’ordre du masculin se voit au fait qu’il se passe de justification10 ». Et donc, afin de justement réinterpréter aujourd’hui – et à la lumière des profondes métamorphoses sociétales actuelles – ce que dit le Coran quant à cette thématique, il s’agit de replacer cette dernière dans son cadre normal originel qui est celui d’une vision coranique de l’ensemble de l’humanité. Autrement dit, il convient de recentrer la thématique des femmes au sein de cette vision coranique globale des droits et des libertés humaines, conformément à la théologie humaniste du message spirituel symbolisée par le concept d’insân, l’être humain.
Une nouvelle approche du message spirituel de l’islam
L’élan initial et l’esprit du Coran ont été révélateurs d’une émancipation significative des femmes – particulièrement pour l’époque de la Révélation – et d’une volonté certaine de fonder une spiritualité égalitaire entre femmes et hommes. Cependant, cette dernière ne s’est pas reflétée dans l’ensemble de la production interprétative islamique, qui est restée prisonnière des lectures dogmatiques et politisées, institutionnalisées en écoles juridiques qui, avec le temps et la décadence civilisationnelle, ont fini par figer la pensée islamique et par en sacraliser la doctrine. Pour épurer la pensée islamique de toutes ses dérives interprétatives, il faut relire le Coran selon cette impulsion initiale, autrement dit celle d’une dimension éthique, universelle et libératrice. C’est dans ce sens qu’il faut toujours savoir faire une double lecture des sources : celle qui distingue l’« esprit du texte » – valable encore de nos jours quatorze siècles plus tard – et celle de la réponse donnée à l’événement contingent enracinée dans la réalité de l’époque et qui est actuellement complètement dépassée.
À partir de cette double lecture, et pour replacer la thématique des femmes au sein de la vision holistique du message islamique, la nouvelle approche réformiste se propose de mettre en évidence quatre dimensions essentielles au sein du message spirituel : une dimension éthique globale, une dimension humaniste, une dimension conceptuelle et normative égalitaire, et enfin une dimension sociale.
Un hadîth célèbre du Prophète affirme : « La quête de la science est une obligation pour tout musulman et toute musulmane. »
La lecture patriarcale fait l’apologie de certains récits de la tradition musulmane qui affirment la « déficience » des femmes quant à la faculté de raisonnement, récits qui sont en flagrante contradiction avec le Coran.
Coran 16 : 90.
Coran 2 : 256.
Coran 18 : 29.
1. La dimension éthique
C’est celle d’une éthique spirituelle qui incarne l’essentiel du message et qui constitue le « cœur » du texte sacré. Elle se décline en différents principes symbolisés par des concepts comme celui de Tawhîd (« Il n’y a de dieu que Dieu »), ou principe d’unicité du Créateur. Ce principe fondateur de l’islam correspond à la représentation effective de la libération humaine et de son équivalent : l’égalité humaine. Vénérer un Dieu unique, c’est refuser toute idolâtrie (shirk), c’est-à-dire, refuser l’idéalisation de tout autre chose que Dieu et se libérer ainsi de l’emprise de tout pouvoir matériel, politique ou autre. C’est ce rapport transcendant des êtres humains – femmes ou hommes – envers leur Créateur qui fonde leur égalité et leur libération.
Il y a aussi la notion de science (‘ilm), révélée, entre autres, dans un verset inaugural du message à travers une injonction formelle, Iqra’(« Lis »), qui interpelle femmes et hommes11. Cette prise de conscience par la science est, faut-il le rappeler, le préalable à toute prise de conscience sociale et politique. L’éthique spirituelle du message est aussi fondée sur un principe essentiel, socle de la Révélation, représenté par le concept de raison (al-‘aql) de l’être humain – femme ou homme – mis en exergue tout au long du message. De nombreux versets coraniques rappellent à l’être humain sa capacité de discernement (bayân), de réflexion (tafakkur), de perspicacité (tadabbur), d’intelligence (hikma) et de sagesse (ûlî l-albâb)12.
Enfin, on retrouve au sein du Coran une dimension centrale qui n’est autre que celle de l’exigence de justice (al-‘adl) pour tous les êtres humains, au-delà de leurs différences de genre, de race ou de classe. Il est intéressant de rappeler que le Coran impose la justice, mais non la croyance, comme le montre ce verset : « Dieu ordonne la justice et la générosité13 », alors que, s’agissant de la liberté de conviction, elle est en fait une condition et une base incontournable de la foi. Le Coran est très clair à ce sujet, puisque cette exigence fondamentale de la liberté de conviction est réitérée plusieurs fois et dans différents versets, tels que « Nulle contrainte en religion14 » ou encore « Dis : c’est Dieu qui détient la Vérité, que celui qui veut croire croie et que celui qui ne veut pas croire qu’il mécroie !15 ». Malheureusement, des siècles d’instrumentalisation politique du religieux ont marginalisé ces concepts clés, privilégiant ainsi une soumission aveugle (tâ‘a) au gouvernant. Selon la même logique politique patriarcale, on a transposé cette obéissance au sein de la famille, à travers la soumission de la femme à l’époux.
Coran 15 : 29.
2. La dimension humaniste
Il s’agit en fait de revenir à une notion centrale présente dans le texte coranique, à savoir celle d’insân, d’« être humain », et donc à une « théologie de l’être humain », énoncée dans le Coran à travers plusieurs concepts fondamentaux.
C’est cette vision coranique de l’ensemble de l’humanité symbolisée par un concept central dans le texte coranique, à savoir celui de l’être humain ou des descendants d’Adam (Banû Adam), qui englobe hommes et femmes dans leur humanité égalitaire et qui transcende leur genre masculin ou féminin. L’essentiel du message spirituel transcende la notion de femme ou d’homme et interpelle ainsi l’être humain dans sa fragilité et sa vulnérabilité d’être créé d’argile (tîn), mais aussi dans sa force spirituelle et sa complétude d’être créé de souffle divin (nafakhtu fihi min rûhî16). Dans le discours coranique, l’être humain, femme ou homme, est le centre de l’univers et la finalité de la Création.
Cependant, le discours traditionaliste islamique fait généralement l’apologie d’un discours sur l’être humain exclusivement représentatif de l’homme, de sa force, de ses vertus en tant que sexe masculin, et exclut de ce discours les femmes, qui semblent ne pas être concernées et qui, toujours selon cette vision, sont considérées comme des êtres humains d’ordre secondaire. Or, nulle part dans le message spirituel, on ne trouve notion d’un statut secondaire concernant la femme. C’est malheureusement ce genre de discours profondément discriminatoire et humiliant qui alimente la majorité des prêches et des causeries religieuses dans les mosquées ou sur chaînes télévisées, et qui renforce la vision dépréciative des femmes au nom du religieux.
Coran 4 : 1. Il serait utile de signaler qu’à l’opposé du texte coranique, où ces notions sont totalement absentes, la majorité des textes d’exégèse islamique comporte des notions de création inégalitaire, de la création d’Ève à partir de la côte d’Adam, de sa responsabilité dans la chute, etc., qui traduisent l’influence des commentaires bibliques sur les textes d’exégèse médiévale islamique. Voir une analyse détaillée sur ce sujet dans l’ouvrage de Barbara Freyer Stowasser, Women in the Qur’an, Traditions, and Interpretation, Oxford University Press, 1996, p. 30.
Coran 2 : 30 ; 6 : 165 ; 10 : 14.
Coran 49 : 13.
Concept retrouvé plus de vingt fois dans le Coran, dont ce passage dans 4 : 19.
Coran 4 : 21.
Coran 2 : 232-233.
Coran 2 : 237.
Coran 30 : 21.
Coran 7 : 189 et 30 : 21.
Voir ainsi ce que dit l’imam Ghazâlî sur le mariage dans Ihyâ ‘ulûm al-dîn, al-Maktaba al-‘Arabiyya, Beyrouth, II, p. 81, ainsi qu’Ibn al Qayyim al Jawziyya dans I‘lâm al-muwaqi‘în, vol. II, p. 106, 1973.
Abderrahmane Ibn Aoud al-Jaziri, Al-fiqh fi al madhâhib al-arbâa, Beyrouth, 2005, « Kitâb al-nikâh » (livre révisé et corrigé par un collectif d’oulémas d’al-Azhar).
Coran 9 : 71.
3. La dimension conceptuelle et normative égalitaire
C’est une dimension reproduite tout au long du message à travers des concepts clés et des versets à symétrie totalement égalitaire entre femmes et hommes.
Les concepts clés de l’égalité femmes hommes
Ce sont des concepts qui ont été marginalisés par les différentes interprétations patriarcales, ce qui a donné lieu à une compréhension misogyne du texte à mille lieues des finalités et de l’éthique du message spirituel de l’islam. Ces concepts étant nombreux et assez longs à expliciter, nous nous contenterons dans cette note de n’en citer que quelques-uns :
- le concept de nafs wâhida, ou « essence unique », traduit l’origine égalitaire des femmes et des hommes, créés de la même essence (nafs wâhida). Il n’y a pas de notion de création de la femme de la côte de l’homme dans le Coran, ni de création subalterne des femmes, encore moins de faute incriminée à la première femme de l’humanité17 ;
- le concept de istikhlâf, ou la responsabilité égalitaire des hommes et des femmes dans l’édification de la civilisation humaine : c’est le dépôt (amâna) de la Création qui revient aux femmes comme aux hommes, et cette khilâfa est une responsabilité qui incombe à chaque être humain sur terre18 ;
- le concept de taqwâ, ou « intégrité morale », est un critère fondamental dans l’évaluation des êtres humains, qu’ils soient femmes ou hommes. Le Coran dit : « Le plus méritant d’entre vous [homme ou femme] auprès de Dieu est le plus intègre19 » ;
- les concepts liés à l’union conjugale : on retrouve un grand nombre de concepts liés au mariage, dont celui du ma‘rûf20, qui peut être traduit par « bien commun » et qui est considéré comme constitutif de la base éthique de l’union entre une femme et un homme. Le mariage est aussi décrit dans le Coran comme étant un pacte « lourd de sens » (mîthâq ghalîz21), défini par des principes de concertation et d’entente mutuelle (tashâwur wa tarâdî22), de générosité réciproque (fadl23), d’amour et de compassion (mawwada, rahma24), de sérénité (sakîna25).
Autant de concepts clés qui, malheureusement, n’ont pas été repris par le fiqh ou droit musulman, où l’épouse est souvent comparée à une esclave qui doit obéissance absolue au mari et qui, selon cette vision juridique, n’a été créée que pour assouvir les besoins d’un époux détenteur d’une autorité absolue26. C’est ainsi que l’on constate que le mariage, appelé nikâh dans les manuels de droit, est généralement décrit comme étant un « contrat de jouissance » (‘aqd mut‘a), dans lequel c’est exclusivement l’époux qui « jouit » (yatamatta‘) d’une partie ou de tout le corps de son épouse. Certaines écoles juridiques ont même comparé le contrat de mariage à un contrat de propriété (tamlîk), alors que d’autres l’ont même assimilé à un contrat de vente et d’achat27.
Cette interprétation juridique, transmise à des générations successives de savants et de juristes musulmans, a ancré dans les mentalités l’image de l’obligation de la soumission de l’épouse à l’époux comme étant un principe divin immuable et sacré.
Un autre concept clé est celui de wilâya, ou « alliance réciproque », qui affirme l’égalité sociopolitique des femmes et des hommes aussi bien dans l’espace privé que public. Au sein du privé ou de la vie conjugale, il correspond à cette complicité et responsabilité partagée des deux partenaires, alors qu’au sein de l’espace public il s’agit de la coresponsabilité sociopolitique28. Il est à rappeler que c’est d’ailleurs ce concept qui a été retenu lors de la dernière réforme du code de la famille au Maroc en 2004 et qui indique que « la famille est sous la responsabilité des deux époux29 ». Cet article a remplacé l’ancienne règle qui stipulait que l’époux était le chef de la famille, ce qui est encore en vigueur dans la plupart des codes de la famille des pays musulmans.
Coran 2 : 221 ; 3 : 195 ; 4 : 7 ; 4 : 32 ; 4 : 35 ; 4 : 124 ; 4 : 130 ; 7 : 22 ; 9 : 71 ; 16 : 97 ; 24 : 2. ; 24 : 3 ; 24 : 6-9 ; 24 : 30 ; 24 : 31 ; 33 : 35 ; 33 : 36 ; 40 : 40 ; 48 : 5 ; 49 : 13.
Coran 33 : 35.
Coran 2 : Pour plus de détails, voir l’analyse faite dans notre article « Ce que dit le Coran quant au mariage des hommes et des femmes musulmans avec des non-musulmans ».
Coran 4 : 7.
Coran 4 : 32.
Coran 24 : 4-9.
Le grand juriste et philosophe Ibn Rushd (Averroès) affirme que ce verset du li‘ân reflète le témoignage dans le vrai sens du terme, puisqu’il est conditionné par les mêmes critères que le témoignage commun et qu’il est valable pour tous ceux qui peuvent témoigner (Ibn Rushd, Bidâyat al-mujtahid wa nihâyat al-muqtasid, 2, Dar al Jîl, Maktabat al kuliyat al azharya, Le Caire, 2004, p. 199, note 31).
Faut-il rappeler que la lapidation n’existe pas dans le Coran, qu’elle est d’origine hébraïque et remonte à l’époque antéislamique ? La source de ce châtiment corporel est retrouvée dans certains textes de la tradition du Prophète, ou hadîth, non formels et liés au contexte de l’époque.
Coran 3 : 195.
Coran 16 : 97.
Coran 4 : 124.
Les versets égalitaires
Au sein du texte coranique, la formalisation du langage masculin sous- entend l’universalité humaine, le genre masculin étant – comme dans d’autres langues – utilisé comme « genre neutre ». Cependant, le texte inclut aussi une catégorie de versets où l’on retrouve une interpellation simultanée des femmes et des hommes avec une prescription totalement égalitaire pour les deux sexes. Il nous est impossible d’analyser tous les versets qui reflètent cette dimension égalitaire et que l’on peut dénombrer à environ vingt et un versets30. Néanmoins, on citera certains exemples de versets afin d’étayer le propos.
C’est le cas par exemple de ce verset qui explicite de façon très claire l’interpellation égalitaire des femmes et des hommes, avec une insistance très délicate sur leurs qualités humaines respectives : « Les musulmans et les musulmanes, les croyants et les croyantes, les hommes pieux et les femmes pieuses, les hommes sincères et les femmes sincères, les hommes patients et les femmes patientes, ceux et celles qui sont intègres, ceux et celles qui pratiquent la charité […] à tous et toutes Dieu a réservé Son pardon et une magnifique récompense31. » À travers ce verset, le message passe du masculin pluriel habituel, qui englobe femmes et hommes, à l’énumération des qualités humaines au féminin et au masculin, dans une répétition soulignée qui illustre l’intention égalitaire du discours coranique.
Un autre exemple est celui de l’union conjugale entre musulmans et non- musulmans. L’inégalité, en cas de mariage mixte, est la règle dans les interprétations juridiques islamiques, puisque les hommes musulmans ont le droit d’épouser une non-musulmane notamment juive ou chrétienne (appelés « gens du Livre »), alors qu’une musulmane ne peut épouser qu’un musulman.
Or, voici ce que dit le Coran à ce propos : « N’épousez pas les femmes idolâtres tant qu’elles n’ont pas la foi ; une croyante est préférable à une idolâtre libre même si celle-ci vous plaît ; n’épousez pas les hommes idolâtres tant qu’ils n’ont pas la foi, un croyant est préférable à un idolâtre même ci ce dernier vous plaît32. » Le verset en question, qui s’adresse aux hommes et aux femmes musulmanes de façon totalement égalitaire et synchrone, stipule qu’il est permis aux hommes musulmans et aux femmes musulmanes de contracter mariage avec des croyants (mu’minîn) et de s’abstenir d’épouser des polythéistes (muchrikîn). Il est vrai que le verset présente des latitudes importantes quant à l’interprétation des concepts de « croyants » et de « polythéistes », mais quelle que soit cette interprétation, une chose est au moins évidente dans cette prescription coranique, c’est que ce qui vaut pour les hommes musulmans vaut pour les femmes musulmanes. En effet, il ressort de l’analyse minutieuse de ce verset que c’est l’union entre les musulmans, qu’ils soient hommes ou femmes, avec ceux qui étaient, à l’époque, communément appelés « polythéistes » qui est formellement interdite par le Coran.
Le verset concernant le mariage entre musulmans hommes ou femmes et les croyants des autres religions (notamment juifs et chrétiens) implique des règles qui sont identiques et complètement égalitaires sur le plan de leur formulation coranique. Mais, force est de constater qu’il existe une quasi-unanimité dans l’interprétation juridique concernant la permission pour le musulman de se marier avec une non-musulmane et l’interdiction du mariage d’une musulmane avec un non-musulman, alors que nulle part dans le Coran il y a une prescription qui justifie cette discrimination. C’est donc là un autre exemple de verset totalement égalitaire qui n’a pas été reproduit, voire qui a été contredit, par l’interprétation juridique musulmane.
Nous citerons aussi comme autre illustration deux versets égalitaires en rapport avec les règles générales de l’héritage, mais qui ont été malheureusement marginalisés en faveur de versets inégalitaires à portée conjoncturelle, lesquels ont évacué l’esprit égalitaire concernant l’héritage en islam : « Il revient aux héritiers hommes une part [nasîb] dans l’héritage laissé par leurs parents ou leurs proches ; de même qu’il revient aux femmes une part [nasîb] dans l’héritage laissé par leurs parents ou leurs proches ; et ce, quelle que soit l’importance de la succession, cette quantité est une obligation [nasîban mafrudan]33 » et « N’enviez pas les faveurs par lesquelles Dieu a élevé certains d’entre vous au-dessus des autres ; aux hommes reviendra la part [nasîb] qu’ils auront méritée par leurs œuvres et aux femmes reviendra la part [nasîb] qu’elles auront méritée par leurs œuvres34. » Ces deux versets semblent essentiels dans la répartition des biens successoraux et résument à eux deux toute la philosophie du Coran quant à cette question. En effet, on constate à travers ces deux versets que le Coran instaure une règle de base qui est celle de l’égalité dans les parts (nasîb) des hommes et des femmes, dans l’héritage laissé par leurs parents ou proches respectifs et ce, comme le précise le verset, quelle que soit l’importance de cette succession.
Un autre exemple de verset égalitaire important à citer est celui concernant l’égalité du témoignage des femmes et des hommes en cas d’adultère. Il s’agit d’un verset dit du li‘ân, ou « imprécation solennelle mutuelle ». Il y est question de régler le conflit de l’adultère au sein du couple en instaurant l’égalité absolue du témoignage entre les deux époux : « Ceux qui accusent leurs conjoints d’adultère et qui n’ont d’autres témoins [shuhadâ] à produire qu’eux-mêmes, chacun d’eux témoignera en jurant [shahâda] quatre fois devant Dieu qu’il ne dit que la vérité. Et une cinquième fois pour invoquer la malédiction de Dieu sur lui s’il dit des mensonges. Aucune peine ne sera infligée à l’épouse si elle témoigne en jurant [tashhad] quatre fois devant Dieu que son mari a menti et une cinquième fois pour invoquer la colère de Dieu sur elle si c’est son mari qui dit la vérité. Cette prescription témoigne de la bonté et de la miséricorde [rahma] de Dieu pour vous car Dieu, dans Sa sagesse, aime à pardonner35. » Cette confrontation verbale symbolise un échange de témoignages entre les deux parties concernées dans un couple. Il s’agit là d’une confrontation de témoignage complètement égalitaire et qui renvoie chacun, aussi bien le mari que la femme, à sa propre conscience morale36. Nous sommes donc ici devant un des exemples les plus frappants quant à l’égalité dans le témoignage entre un homme et une femme et, qui plus est, qui se veut être un témoignage au cœur de ce qu’un couple a de plus précieux dans sa vie intime, à savoir les liens de fidélité et de confiance réciproque.
Il est intéressant de noter ici le décalage existant entre la posture « avant-gardiste » du Coran et les législations en la matière dans certains pays musulmans qui, depuis la période de colonisation, n’ont guère donné de l’importance à ce concept coranique et ont même, dans certains pays, légiféré en faveur de ce qui est communément connu comme étant des « crimes d’honneur ». En effet, il est assez étonnant – et malheureux – de constater que certains en sont encore à justifier, dans les débats sur l’islam, le témoignage inégalitaire ou, pire, la punition de l’adultère par la lapidation, alors que le Coran impose l’égalité dans le témoignage, ne reconnaît pas la lapidation et instaure des conditions draconiennes qui rendent la confirmation d’un adultère impossible à établir37.
Enfin, d’autres versets égalitaires symbolisent l’égalité spirituelle de façon symétrique et harmonieuse dans l’interpellation des hommes et des femmes, et dans la valorisation de leurs actions dans cette vie. C’est l’exemple des versets suivants :
- « Et Leur Créateur leur répondit : Je ne ferais jamais perdre les bonnes œuvres d’aucun d’entre vous, homme ou femme, vous êtes les uns issus des autres38 » ;
- « Quiconque d’entre vous, homme ou femme, qui accomplit de bonnes œuvres, alors qu’il est croyant, Nous lui assurerons une bonne vie et Nous le récompenserons de la meilleure manière et conformément à leurs bonnes actions dans cette vie39 » ;
- « Quiconque d’entre vous, homme ou femme, accomplit de bonnes œuvres, tout en étant croyant, entrera au Paradis et n’aura jamais à subir la moindre injustice40. »
Idée retrouvée notamment dans la pensée réformiste de l’Égyptien Nasr Abu Zayd.
4. La dimension sociale
Cette dimension, que l’on peut aussi nommer socio-conjoncturelle, peut être considérée sans conteste comme le lieu central de toute la problématique des femmes liée au texte. En effet, et comme l’ont remarqué beaucoup de penseurs contemporains, nous avons au sein du texte coranique lui-même une dualité entre la dimension morale et éthique, qui est universelle, et la dimension sociale où le Coran, lors de la Révélation de l’époque, va essayer de « gérer » les pratiques socioculturelles, telles que le mariage, le divorce, l’héritage, tout en véhiculant dans ses finalités (maqasid) une exigence éthique de justice et d’équité41. D’où l’intérêt de distinguer, au sein de cette dimension sociale, les versets à visée exclusivement conjoncturelle, et qui donc doivent être considérés aujourd’hui comme caduques, et ceux à dimension socioculturelle, dont l’application actuelle doit tenir compte plutôt de l’esprit et de la finalité que de la lettre proprement dite.
Libérer les esclaves, encore appelé dans le Coran tahrîr raqaba, était une mesure expiatoire temporaire, considérée comme un moyen de réparation d’un grand nombre de fautes et de délits, ce qui permettait l’affranchissement des esclaves et l’instauration d’une nouvelle conscience respectueuse de la dignité et de la liberté humaine (voir notamment Coran 2 : 177 ; 4 : 92 ; 5 : 89 ; 58 : 3 ; 90 : 12).
La flagellation – le Coran parle de cent coups de fouet – est venue supplanter celle plus tragique de la lapidation à mort, très courante à l’époque. La nouvelle mesure proposée par la Révélation reste néanmoins extrêmement difficile à appliquer, voire de l’ordre de l’impossible, puisqu’elle est conditionnée de façon drastique par le témoignage de quatre personnes de bonne foi pour une accusation d’adultère (voir Coran 24 : 4).
Les versets conjoncturels
Il s’agit des versets qui parlent, entre autres, de l’esclavage, du butin de guerre, du concubinage, ou de ceux qui ont trait aux châtiments corporels. Pour l’esclavage, l’islam ne l’a certes pas aboli, mais le Coran a insisté sur l’importance de la libération des esclaves comme un acte de piété et d’excellence42.
Pour le butin de guerre et le concubinage, ils entrent dans le même registre que l’esclavage : le Coran en parle en termes de constat, sans prendre parti, tout en instaurant des mesures qui à la longue évacuent ces traditions archaïques sans pour autant ébranler les fondements de la société de l’époque.
Quant aux châtiments corporels, il est important d’élucider une confusion très répandue et qui concerne la lapidation des femmes adultères en islam, sujet qui fait couler beaucoup d’encre et qui pour certains résume l’essentiel de la « barbarie » de l’islam. Disons-le d’emblée et sans détours : il n’y a aucun verset coranique qui parle de lapidation, ni pour les femmes ni pour les hommes d’ailleurs. La sanction coranique prévue par le Coran en cas d’adultère – aussi bien pour les hommes que les femmes – est la « flagellation », qui a été dans les faits une mesure instituée comme peine corporelle dissuasive afin d’abroger la pratique de la lapidation, coutume inhérente à la loi mosaïque des communautés juives vivant en ce temps-là à Médine43.
Les versets socioculturels
Ce sont plus ou moins six versets dont l’interprétation a porté préjudice aux droits des femmes durant toute l’histoire de la civilisation islamique, et ce essentiellement à travers les dispositions juridiques et interprétatives des sciences islamiques. En effet, des versets comme ceux qui parlent de polygamie, d’héritage, de témoignage, des « supposées » répudiation et autorité ou supériorité des hommes (qiwâma), ou du prétendu « voile » islamique ont finalement fait la notoriété de l’islam, d’autant plus qu’ils ont fait l’objet d’une lecture littéraliste et ont été sciemment utilisés pour mieux légitimer « religieusement parlant » la discrimination des femmes.
Il est assez étonnant de voir que sur les 6.233 versets coraniques, et malgré l’importance de la place des femmes au sein de la vision globale coranique et les transformations sociales engendrées par cette vision, la plupart des lectures interprétatives se sont focalisées sur ces six versets qui ont finalement fini par réduire l’ensemble du message à leur compréhension particulière, et surtout à leur interprétation réductrice.
Il reste vrai que ces versets, inégalitaires dans leur formulation et extirpés de leur cadre général et de l’éthique du message coranique, peuvent prêter à confusion et leur interprétation peut demeurer très ambiguë, notamment s’ils sont lus à la lumière de l’environnement socioculturel patriarcal des sociétés sur lesquelles s’est greffé l’islam.
Autre traduction : « Les hommes pourvoient aux besoins des femmes …»
Coran 4 : 34.
Sur ce sujet, voir notre essai de relecture du verset 4 : 34 dans notre article « Une relecture du concept coranique de Qiwâmah, ou autorité de l’époux » et aussi l’Étude sur les stéréotypes de genre répandus au Maroc publiée en mai 2013 par Amnesty International, qui montre comment ce concept de qiwâma symbolise la légitimation du statut supérieur de l’homme dans la société (version française).
Voir supra, le concept de wilâya. À noter qu’il a fallu quatorze siècles pour que l’on s’aperçoive que l’on peut tout à fait retrouver dans le Coran des principes universels comme ceux de l’égale responsabilité conjugale. Dans les autres pays arabo-musulmans (à l’exception de la Tunisie), la notion de l’époux chef de famille est toujours de mise dans les codes du statut familial et elle est bien entendu comprise comme un principe islamique inaliénable !
a) Cas de la supposée autorité ou supériorité des hommes (qiwâma)
Le verset parlant de cette « supposée » autorité est celui très célèbre d’al- qiwâma qui, dans la grande majorité des interprétations classiques, a été compris comme étant « le » verset qui stipule la supériorité absolue des hommes sur toutes les femmes, et qui par conséquent interdit de formuler ou même de penser toute notion d’égalité entre les femmes et les hommes en islam. Le verset affirme ce qui suit : « Les hommes prennent en charge (qawwâmûn) les femmes44 en raison des faveurs que Dieu accorde à ceux-ci sur ceux-là, et aussi à cause des dépenses qu’ils font de leurs biens45. » Selon le contexte du verset, le terme de qawwâmûn veut dire ici plutôt « pourvoir » ou « subvenir », ce qui est conforté par la suite du verset qui parle de « dépenses que les hommes font de leurs biens ».
Le verset parlant d’al-qiwâma, qui est le plus souvent traduit et interprété à tort par « autorité » ou « supériorité », correspond en fait à la responsabilité, voire à l’obligation, de l’époux, au sein du foyer conjugal, de subvenir aux besoins de tous les membres de sa famille, dont l’épouse. Cette notion ne peut être comprise qu’en replaçant le verset dans le contexte de l’époque, où la responsabilité financière du foyer conjugal revenait traditionnellement le plus souvent aux hommes.
Il est important de souligner ici que le concept de qiwâma, en tant que concept forgé de l’autorité et de la supériorité des hommes et tel qu’il a été compris et interprété dans les compilations d’exégèse, ne reflète pas l’idéal éthique du message spirituel concernant l’union conjugale où les valeurs de concertation, de compassion mutuelle, d’équité et de justice y constituent des principes inéluctables. Or cette responsabilité matérielle, désignée par le concept de la qiwâma dans le Coran, a été comprise dans la lecture patriarcale islamique comme étant un privilège, voire une autorité accordée à l’homme qui, dès lors, détient tous les pouvoirs pour diriger son épouse et la maintenir sous son emprise46.
Au Maroc, lors de la réforme du code de la famille en 2004, une relecture de ce verset a permis de déconstruire cette notion abusive d’autorité de l’époux et de la remplacer par la notion de responsabilité partagée, d’autant plus que ce principe de coresponsabilité conjugale (wilâya) se retrouve dans le Coran47.
Voir l’étude faite par Salah Eddine Soltane sur l’héritage de la femme en islam dans Mîrâth al-mar’a wa qadiat al-musâwat, Ennehada (Égypte), 1999.
C’est ce que certains ont formulé comme étant, pour la sœur, un montant net, ajouté à ses biens, alors que pour le frère, il s’agira d’un montant brut, dont il devra déduire toutes les autres dépenses (voir Azizah Yahia al-Hibri, « Droits des femmes musulmanes dans le village mondial : défis et opportunités ».
b) Le problème de l’héritage
Il est toujours utile de rappeler que les femmes musulmanes, avant l’avènement de l’islam, n’avaient aucun droit à l’héritage ; bien au contraire, elles faisaient partie des biens que les hommes s’appropriaient à la mort de leurs proches. Avec la Révélation islamique, les femmes ont eu d’emblée droit à l’héritage, droit, faut-il le rappeler, qu’aucun texte révélé antérieur n’avait évoqué.
Il faut aussi préciser que, dans le Coran, les lois de l’héritage dépendent du degré de parenté des successeurs avec la personne défunte et, surtout, de la responsabilité financière qui incombe à l’héritier vis-à-vis des autres membres de la famille. C’est toujours de la même philosophie dont il s’agit, à savoir celle qui donne la priorité à la préservation des plus démunis et des plus vulnérables dans la structure familiale traditionnelle.
Ceci est important à rappeler au moment où on a l’impression, dès que l’on aborde la question de l’héritage en islam, qu’il n’y a qu’une seule règle de succession, à savoir celle de la femme qui hérite la moitié de l’homme, ce qui donne l’impression que toute la vision coranique se résume à cette approche. Or le droit successoral en islam ne se réduit pas à la seule règle de la demi- part de la fille par rapport à celle du frère lors du décès de l’un des parents. La part de la succession dévolue aux femmes – et aux hommes aussi – varie selon des raisonnements qui n’ont rien à voir avec le sexe de la personne. C’est ainsi que l’on peut répertorier dans le Coran trente cas où les femmes héritent d’une part égale, voire plus, que l’homme48.
Le seul verset qui concerne la demi-part de la fille est celui de la sœur qui hérite de la moitié du montant dont son frère hérite. Cette répartition inégalitaire s’explique, comme il a été dit précédemment, par la responsabilité financière qui incombe aux frères, tandis que les filles, elles, restent libres de disposer de leur argent et de leurs biens comme bon leur semble49. Ce verset « inégalitaire » est en fait « juste » dans ses finalités.
Or, dans le contexte d’aujourd’hui traversé par des profondes métamorphoses sociétales et les nouvelles réalités économiques, les femmes apportent des contributions de même ordre économique que les hommes au sein des familles et de la société en général. Il est donc évident que l’application littérale de ce verset devient alors source d’une réelle injustice.
Il serait donc temps aujourd’hui de revenir aux versets qui définissent les bases de l’égalité générale dans l’héritage, puisque rien n’empêche – et surtout pas d’un point de vue islamique – l’égalité dans le cas de la fratrie. De ce fait, attribuer une part égale aux héritiers, c’est demeurer fidèle au principe de la justice et de l’équité des finalités du verset concerné.
C’est en Afrique noire que la polygamie constitue un phénomène important, avec des proportions de femmes vivant en union polygame variant entre 30 et 55% ; cette polygamie de masse ne doit rien à l’islam, comme l’ont montré de nombreuses études à ce sujet. C’est ainsi que les animistes traditionnels ont un taux de polygamie de l’ordre de 47,5%, qui reste supérieur à celui des musulmans. Dans certaines régions africaines, notamment au Tchad, on retrouve un taux de polygamie chez les catholiques nettement plus élevé que chez les musulmans de la même région. Actuellement, la polygamie dans le monde arabo-musulman reste minoritaire et atteint des taux qui dépassent rarement les 5% (voir l’ouvrage de Youssef Courbage et Emmanuel Todd, Le Rendez-vous des civilisations, Seuil, 2007, p. 60).
Coran 4 : 129.
c) Le cas de la polygamie
Tout d’abord rappelons que l’islam n’a pas inventé la polygamie et qu’elle a été de tout temps pratiquée par toutes les civilisations humaines50.
Concernant les versets qui parlent de polygamie, il faudrait là aussi les relire dans leur contexte, autrement dit celui de l’Arabie préislamique où le nombre d’épouses était illimité et constituait une tradition ancestrale. Il va sans dire que l’instauration de la monogamie comme norme du mariage au sein de la structure polygame traditionnelle de l’époque a nécessité la révélation progressive de plusieurs versets. Dans un premier temps, le Coran instaure une période de transition en limitant les épouses à quatre et, surtout, en subordonnant cette limitation à la stricte égalité entre les épouses afin d’en réduire la possibilité. C’est dans un deuxième temps que le Coran annonce sa nette désapprobation par un verset qui montre explicitement qu’il est impossible d’être juste et équitable dans le cadre d’un mariage polygame : « Mais vous ne parviendrez jamais à être équitable envers vos femmes et ce quel que soit le soin que vous y apportiez51. » Ce dernier verset est à considérer comme une recommandation formelle à la monogamie, puisque c’est elle seule qui peut assurer l’équilibre et la stabilité au sein d’une famille. Contrairement, donc, à bien des idées reçues, notamment dans le monde musulman, la polygamie n’est pas une prescription d’ordre divin puisqu’au sein du mariage la norme du point de vue islamique est bien la monogamie. Malheureusement, de nombreuses interprétations du Coran au cours de l’histoire islamique ont fait que c’est la première « permission » qui a été retenue au détriment du verset qui recommande la monogamie comme norme du mariage. La polygamie est même devenue, par la force des choses, un droit de l’homme qui présuppose sa supériorité et sa domination au sein du patriarcat traditionnel.
Talaq signifie en arabe « rompre un lien », en l’occurrence ici les liens du mariage.
Ibn Rushd (Averroès), à son époque, estimait que le divorce était garanti par le Coran aussi bien pour l’homme que la femme (voir son ouvrage Bidâyat al-mujtahid wa nihâyat al-muqtasid, 2, Dar el Jayl, Beyrouth, 2004, p. 112 ; voir aussi pour plus de détails le chapitre « Les principes du divorce dans le Coran » dans notre livre Femmes et hommes dans le Coran : quelle égalité ?, Albouraq, 2012.
Le nouveau code de la famille au Maroc décrit le divorce comme étant « la rupture du contrat de mariage, exercée aussi bien par l’époux que l’épouse, chacun selon ses conditions et sous l’appréciation d’un juge » (voir supra pour les références au texte du code de la famille au Maroc).
d) Le cas de la supposée « répudiation »
Le divorce, formulé le plus souvent sous forme de « répudiation » dans la majorité des interprétations juridiques islamiques, est considéré comme un droit inaliénable et exclusif des hommes.
La relecture de ce concept au sein des textes scripturaires a mis en évidence tout d’abord le fait que le Coran parle de talaq52, ce qui peut se traduire par « divorce » et non pas par « répudiation », terme que l’on retrouve dans de nombreuses traductions ainsi que dans une certaine compréhension juridique du divorce en islam. À aucun moment dans le Coran on ne retrouve l’équivalent en arabe de répudiation, dans le cas du talaq. Il s’agit donc plutôt de la rupture du contrat de mariage. En effet, selon une nouvelle approche herméneutique, on découvre que le divorce est un droit égalitaire que peut exercer aussi bien la femme que l’homme, et cela selon trois modalités telles que proposées par le Coran : le divorce par consentement mutuel, le divorce sur demande de l’époux et le divorce sollicité par l’épouse53.
Il est à rappeler que seules les législations tunisienne et marocaine comportent des avancées réelles concernant le divorce. Le divorce par consentement mutuel et le divorce judiciaire ont été récemment introduits dans le nouveau code de la famille du Maroc, alors que dans la majorité des autres législations islamiques, le divorce reste un droit exclusif du mari54.
Pour plus de détails concernant cette question, je me permets de renvoyer au chapitre « Les bases de l’éthique corporelle pour les hommes et les femmes » de mon ouvrage Femmes et hommes dans le Coran : quelle égalité ?, op. cit.
La rhétorique sur le voile dit hijâb est apparue sans conteste avec l’émergence de l’idéologie de l’islam politique dans le monde arabe (voir notre article « Voile ou hijab des femmes musulmanes entre l’idéologie coloniale et l’idéologie islamique traditionaliste : une vision décoloniale ».
Coran 24 : 31.
Les passages du Coran dans lesquels on retrouve le terme de hijâb sont : 7 : 46 ; 17 : 45 ; 19 : 17 ; 33 : 53 ; 38 : 32 ; 41 : 5 ; 42 : 51.
Coran 33 : 53.
Coran 7 : 26.
e) La problématique du voile dit « islamique55 »
La question du « voile », ou hijâb, reste l’une des questions les plus controversées aussi bien au sein des sociétés majoritairement musulmanes qu’en Occident, où cette question est à l’origine de débats polémiques récurrents. Cette thématique constitue, sans conteste, le noyau central d’une problématique où s’imbriquent des notions aussi diverses que contradictoires, comme la tradition, la modernité, la liberté, le corps des femmes, les crises identitaires et le défi du vivre ensemble des sociétés contemporaines.
Il reste évident que tous les débats sur ce sujet ont au moins eu le mérite de « dévoiler » deux grandes problématiques contemporaines : la première en Occident, en rapport avec la visibilité de plus en plus importante des musulmans et, de là, de la place de l’islam dans ces sociétés devenues multiculturelles ; la seconde au sein des sociétés musulmanes, où la problématique du « voile » n’a fait que confirmer l’existence d’une profonde et grave crise identitaire, illustrée par l’intensité de la charge passionnelle édifiée autour de ce signe, lequel a fini par symboliser à lui seul l’essentiel de l’identité musulmane. En effet, on retrouve dans le discours islamique actuel une tendance majoritaire qui résume l’ensemble de l’éthique corporelle islamique à une conduite légale, strictement élaborée et essentiellement centrée sur le corps des femmes.
Parler du rapport de l’islam au corps et à son éthique revient aujourd’hui systématiquement à parler du voile dit « islamique » des femmes, devenu, à force de matraquage idéologique, le symbole de l’islam, de son identité, de sa résistance à la dépravation des mœurs supposée être exclusivement inhérente à la culture occidentale. Il est en effet évident de constater comment le discours islamique « moderne » a réduit l’ensemble de l’éthique du Coran concernant le corps à cette thématique dudit voile. À force de focaliser l’ensemble du message sur l’unique comportement vestimentaire de la femme, sur l’obligation qu’aurait la femme de « cacher » et de « voiler » son corps, nous sommes arrivés dans le monde musulman à donner à ce signe spirituel une symbolique d’oppression qu’il est difficile de rectifier.
Le seul verset qui parle de « voile » – le terme utilisé en arabe dans le Coran est khimâr et non pas hijâb – est un verset dont les latitudes interprétatives sont, le moins que l’on puisse dire, très flexibles. En effet, khimâr veut dire « foulard » ou « écharpe », tandis que hijâb désigne en arabe un rideau, une séparation ou une cloison, autrement dit tout ce qui cache et dissimule quelque chose. Par ailleurs, le message spirituel dans son ensemble ne semble pas donner trop d’importance à ce détail que d’autres ont identifié comme étant le marqueur de l’islam par excellence56.
Le verset concerné énonce ce qui suit : « Dis également aux croyantes de ne laisser paraître de leur beauté que ce qui en paraît et de rabattre leurs écharpes [khumûrihinna, pluriel de khimâr] sur leur poitrine [juyûbihinna] et à ne montrer leurs atours qu’à leurs époux, leurs pères, leurs beaux-pères, leurs fils, leurs frères, leurs neveux57. » Cependant, on peut remarquer que le verset qui a été le plus souvent utilisé pour prouver l’« obligation » de voiler les femmes et dans lequel on retrouve le terme de hijâb58 est celui qui affirme : « Ô croyants, n’entrez dans les demeures du Prophète que si vous êtes invités. […] Quand vous demandez quelque chose aux épouses du Prophète, faites-le derrière un voile [hijâb]59. » Or ce verset concerne uniquement les épouses du Prophète, puisqu’il est demandé aux croyants de respecter la vie privée de ce dernier dans son intimité.
Le hijâb n’a donc absolument rien à voir avec une quelconque tenue islamique des femmes, il s’agit plutôt d’un symbole de séparation entre la vie publique et la vie privée du temps du Prophète, et qui a eu pour but la consécration de ses épouses en « mères des croyants ». Force est de constater qu’il y a bien eu là un glissement sémantique entre khimâr et hijâb qui s’est forgé avec l’idéologie de l’islam politique. Et c’est bien ce qui s’est passé avec ce hijâb forcé que l’on a voulu à tout prix imposer aux femmes musulmanes en le transposant volontairement dans le registre de l’éthique corporelle en islam afin de justifier l’enfermement des femmes musulmanes.
On a donc imposé le hijâb aux femmes musulmanes, le voile au sens de « séparation », afin de bien indiquer à ces dernières où était leur place dans la société, autrement dit afin de les cantonner, au nom de l’islam, dans la relégation et dans l’ombre, loin de la sphère sociopolitique. Remplacer khimâr par hijâb, c’est intervertir des champs sémantiques et conceptuels différents, voire opposés, afin de cautionner, au nom de l’islam, l’enfermement des femmes derrière un rideau et de les exclure de l’espace public.
Il reste que pour les femmes musulmanes d’aujourd’hui le véritable défi consiste à retrouver le souffle libérateur du message spirituel de l’islam. Porter le foulard n’est pas une obligation religieuse, c’est un choix spirituel personnel.
Il faudrait aussi tenter de sortir de la vision binaire qui a toujours accompagné cette thématique et cesser d’utiliser ce khimâr ou foulard comme un critère d’évaluation des femmes musulmanes. Selon la vision idéologique à laquelle on adhère, les uns le considèrent comme un critère d’oppression et celle qui ne le porte pas est forcément jugée comme étant émancipée, alors que pour d’autres il est le révélateur du degré de foi, et ne pas le porter est symptomatique d’un manque de conviction ou de la faiblesse de la foi.
Il est donc clair que le but principal du Coran est d’inciter hommes et femmes à se libérer de toutes les aliénations matérialistes et des codes de la séduction, propres à chaque époque et qui ne sont finalement que les projections concrètes des idéologies dominantes récurrentes à travers l’histoire de la civilisation humaine.
L’injonction coranique convie hommes et femmes à s’approprier une culture de la décence et du respect réciproque, et c’est ce qui est reflété dans un autre verset qui à lui seul résume toute l’éthique du Coran par rapport au corps : « Ô enfants d’Adam, Nous vous avons dotés de vêtements [libâs] pour couvrir votre nudité, ainsi que des parures, mais le meilleur vêtement est certes celui de la taqwâ [libâs al-taqwâ], c’est là un des signes de Dieu60. » Et c’est sans aucun doute, ce verset qui résume à lui seul ce que l’on doit retenir aujourd’hui, dans ce grand chaos de la consommation à outrance, du culte de l’apparence et de l’arrogance, comme éthique de l’islam : libâs al-taqwâ, le vêtement de l’intériorité qui inéluctablement se reflète dans l’extériorité des actes et de l’agir de chaque homme et de chaque femme…
L’alternative de la lecture réformiste
http://library.islamweb.net/newlibrary/display_book.php?idfrom=8&idto=19&bk_no=42&ID=5
La perspective de la nouvelle approche du texte nous montre à quel point la thématique des femmes a finalement été réduite aux versets dits socioculturels et comment toute la vision de l’éthique globale du message a été marginalisée en faveur de ces cinq ou six versets. La lecture fragmentée qui a extirpé le sens de ces versets de leur cadre normatif global a enfermé la thématique des femmes dans une interprétation littéraliste et étriquée et a largement participé à entretenir la vision péjorative d’une religion qui opprime les femmes et où la notion d’égalité est quasiment absente.
En effet, la vision traditionaliste a basé toute son exégèse sur ces versets socioculturels, qui sont devenus dès lors le cadre référentiel de la lecture patriarcale et à partir desquels toute la relation femmes-hommes a été interprétée et comprise. C’est dans ce sens que la vision réformiste actuelle propose de changer radicalement de paradigme. Le cadre référentiel de la lecture réformiste doit être l’éthique universelle du message spirituel et les versets dits socio-conjoncturels – réponses à la conjoncture sociohistorique de l’époque – doivent être lus à la lumière de cette éthique globale mais aussi à l’aune des droits humains universels qui ne sont aucunement en contradiction avec les principes éthiques de l’islam.
L’exigence de justice étant l’une des finalités les plus importantes du message spirituel de l’islam, tout verset dont l’application devient injuste doit être réinterprété puisque, selon l’une des règles fondamentales du droit musulman, « la finalité est intemporelle et son application [loi] est temporaire et dépend du contexte » (taghayyur al-ahkâm hasaba al-zamân wa l-makân).
C’est aussi ce qu’ont affirmé la plupart des oulémas, notamment Ibn Qayyim al-Jawziyya (m. 1350), qui résume cette règle dans ce légendaire énoncé : « La principale finalité divine est la justice et l’équité entre les êtres humains, tout ce qui peut assurer la justice et l’équité dans une société est islamique et n’est pas incompatible avec la voie religieuse61 ».
Conclusion
Il est impératif aujourd’hui de revenir à l’esprit du message spirituel de l’islam qui offre toute latitude pour établir l’égalité entre les hommes et les femmes. Pour cela, une nouvelle relecture réformiste des textes ainsi qu’une réforme profonde du droit musulman, principale source de discriminations et d’inégalités envers les femmes, sont à ce stade essentiels et prioritaires afin que l’islam puisse accompagner les défis contemporains et être en phase avec son temps.
La participation des femmes à ce vaste chantier est fondamentale. Les femmes doivent reprendre la parole ; elles commencent à le faire aujourd’hui et, ce faisant, ne font que se réapproprier ce qu’on leur a usurpé durant des siècles, à savoir le droit à questionner le référentiel religieux, à l’interpréter et de là le droit à se libérer et à s’émanciper en son nom. Il s’agit donc d’une véritable réappropriation féminine de l’interprétation des textes sacrés, longtemps sous le monopole des hommes, mais aussi d’un impératif démocratique, puisque l’on peut se poser ici une question cruciale : si la justice et l’équité sont des finalités indiscutables du Coran, comme le démontre l’analyse réformiste des textes sacrés, pourquoi cette justice et égalité ne se reflètent-elles pas dans les lectures, discours et enseignements religieux qui régissent les relations entre hommes et femmes dans la majorité des sociétés musulmanes ?
La question des réformes religieuses, notamment celles concernant la thématique des femmes, reste aussi fortement liée à l’exercice d’un véritable pouvoir démocratique et il serait certes illusoire de prétendre analyser isolément la thématique des femmes sans tenir compte de la globalité des problèmes qui minent profondément les sociétés musulmanes. C’est en travaillant sur ces deux volets – démocratie et réformisme religieux – que les transformations sociales peuvent avoir des chances de véritablement se concrétiser au sein d’une réalité sociale où la religion demeure un référentiel incontournable.
Ce renouveau féminin au sein de l’islam réformiste est en train de se frayer un chemin, une véritable troisième voie où la quête de sens spirituelle est une vraie question d’éthique et où la remise en question de la tradition religieuse patriarcale remet en cause aussi les fondements de l’injustice sociale et politique des sociétés majoritairement musulmanes. Et c’est sûrement là que réside la force symbolique de ce renouveau.
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