Résumé

Qu’est-ce que la social-démocratie ?

Quelles valeurs pour une social-démocratie contemporaine ?

Les défis de la social-démocratie

Conclusion

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Résumé

Constitutif des Trente glorieuses, le modèle social-démocrate traverse partout en Europe une crise profonde. Deux variables structurelles en particulier, le vieillissement démographique et la globalisation, ont amené au délitement de l’État providence tel qu’il avait été pensé à l’issue de la Seconde Guerre mondiale. C’est ce délitement qui explique la crise d’identité que connaît depuis plus d’une décennie la social-démocratie européenne, et la succession de revers électoraux qui en ont résulté. Pour sortir de l’ornière dans laquelle elle se trouve, elle doit adapter l’ensemble de son logiciel idéologique à la nouvelle donne qu’engendre la globalisation.

La refondation de la social-démocratie doit inéluctablement passer par une redéfinition du rôle de l’État et de ses prérogatives. Il ne peut plus assurer à lui seul la régulation de l’économie puisque celle-ci s’est déplacée à l’échelon supérieur, c’est-à-dire au niveau mondial. Il doit devenir un «tremplin», qui incite à l’innovation et à l’activité économique, favorisant ainsi l’emploi, tout en garantissant l’égalité des chances pour tous et en protégeant les plus faibles. Parallèlement, une partie de la régulation économique doit être assurée à l’échelle internationale, à travers les institutions existantes, telles que le Fond monétaire international, l’Organisation mondiale du commerce et le G20. L’engagement en faveur de l’Union européenne doit être poursuivi, en faisant de la question sociale la pierre angulaire des futures politiques communes. Enfin pour l’auteur, il apparaît nécessaire de placer la question écologique au cœur du projet social-démocrate.

Stuart Bell,

Député travailliste, membre de la Chambre des communes (Grande-Bretagne), membre du Conseil de surveillance de la Fondation pour l’innovation politique.

La défaite du Parti social-démocrate en Suède lors des élections législatives de septembre 2010, où il obtient son score le plus bas depuis 1914, est symptomatique de la crise que connaît la social-démocratie européenne depuis le début du XXIe siècle. En 2002, treize des quinze États membres de l’Union européenne étaient gouvernés par lagauche alors qu’en 2007, dans une Union élargie à 27 pays, ils n’étaient plus que six. Cette domination de la droite en Europe n’est pas passagère puisqu’en 2009 elle remporte les élections européennes (notamment dans les six plus grands États membres, à savoir la France, l’Allemagne, l’Italie, le Royaume-Uni, la Pologne et l’Espagne), tandis que des partis populistes effectuent une percée aux Pays-Bas, en Suède et en Hongrie.

Ainsi, pour la social-démocratie européenne, la dernière décennie a apporté son lotde défaites et de désillusions. En France le candidat socialiste Lionel Jospin ne parvient pas à franchir le second tour de l’élection présidentielle de 2002. En Italie, le Parti démocrate, qui agrège huit formations politiques de la gauche, perd les élections législatives de 2007 face à la coalition de droite menée par Silvio Berlusconi. L’année suivante, en Autriche, le SPÖ réalise son score le plus bas depuis 1918 aux électionsgénérales de 2008, même s’il conserve une majorité relative. À l’issue des élections législatives allemandes de 2009, le SPD, battu, est obligéde quitter le gouvernement qu’il formait avec la CDU depuis quatre ans. À la fois concurrencé par ses alliés Die Grünen et Die Linke, il rassemble à peine les suffragesd’un électeur sur quatre. De même, l’année 2010 est marquée par les défaites du New Labour au Royaume-Uni et du Parti socialiste (MSzP) en Hongrie.

Qu’est-ce que la social-démocratie ?

Notes

1.

Eduard Bernstein, Socialisme théorique et social-démocratie pratique, Paris, Stock, 1900.

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2.

Roger Liddle, “Building a new European model of capitalism”, Policy Network, October 2010.

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3.

Cette notion est la traduction d’enabling state, qui avait été notamment utilisée par Tony Blair lors d’un discours au congrès du New Labour à Blackpool en 2002.

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4.

Rene Cuperus, Frans Becker, “Bridging and bonding the left”, Policy network, October 2010.

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5.

Monique Canto-Sperber, Les Règles de la liberté, Paris, Plon, 2003 ; Voir également René Passet, Laurent Baumel et Guillaume Duval, « Socialisme et Libéralisme » in Les Notes de la Fondation Jean-Jaurès, Fondation Jean-Jaurès, Paris, 2004.

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6.

René Passet, Laurent Baumel et Guillaume Duval, « Socialisme et Libéralisme » in Les Notes de la Fondation Jean-Jaurès, Fondation Jean-Jaurès, Paris, 2004.

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7.

Miliband, Fabian Lecture, January 2010.

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8.

Rene Cuprus, Frans Becker, “Bridging and bonding the left”, Policy Network, September 2010.

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9.

Roger Liddle, “Building a new European model of capitalism”, Policy Network, October 2010.

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10.

Milton Friedman (1912-2006) et Friedrich von Hayek (1899-1992), tous deux prix Nobel de l’économie, ont été respectivement les chefs de file de l’École de Chicago (monétaristes) et de l’École de Vienne (cognitivistes).

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11.

Stephen Haseler, Henning Meyer, Detlev Albers (ed.), Social Europe: A Continent’s Answer to Market Fundamentalism, London: European Research Forum at London Metropolitan University, 2006.

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12.

Stefan Collingnon, “The Dawn of a New Era: Social Democracy after”, in Social Europe:A Continent’s Answer to Market Fundamentalism, London: European Research Forum at London Metropolitan University, 2006.

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13.

Geoff Norris, “Understanding Labour’s political decay”, Policy Network, November 2010.

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14.

Peter Hain, Ayes to the A Future for Socialism, London: Lawrence & Wishart Ltd, 1995.

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15.

Raffaele Simone, Le Monstre doux, Gallimard, Paris, 2010.

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Entre approche théorique et historique

Pour les sociaux-démocrates, il incombe à l’État de fournir à la liberté individuelle uncadre égalitaire, pour assurer aux citoyens non seulement la capacité de vivre, maissurtout celle de s’accomplir.

Le socialisme du XIXe siècle avait pour ambition majeure l’abolition de l’entreprise privée et de la propriété privée des moyens de production et d’échange pour établir à la place, selon la formule de Jean Jaurès, une « organisation sociale de la production et de l’échange », au sein de laquelle l’État contrôlerait l’économie de marché. La social-démocratie, à travers l’État providence, a opéré une synthèse entre économie admi- nistrée et économie de marché. Comme le soulignait Eduard Bernstein, dans Socialisme théorique et social-démocratie pratique, « au lieu de spéculer sur la ‘grande catastrophe’ » (la crise du capitalisme qui conduit à la Révolution) la social-démocratie se préoccupe « d’organiser politiquement, de préparer la classe ouvrière pour la démocratie, de lutter pour toutes les réformes dans l’État, propres à relever la classe ouvrière et à transformer l’institution de l’État dans un sens démocratique1 ». La social-démocratie se distingue donc du «socialisme scientifique», autrement dit du marxisme, par un pragmatisme qui conduit à la lutte pour l’amélioration de la condition des travailleurs à l’intérieur de la société capitaliste, ce qui revient à l’accepter de fait et donc en quelque sorte à la légitimer. Dans son ouvrage posthume, Le Socialisme (1927), Émile Durkheim insistait déjà sur l’identité profondément réformatrice – et non révolutionnaire – des sociaux-démocrates : ils cherchent avant tout à promouvoir la justice sociale et croient en la perfectibilité de l’ordre social, quitte à se séparer d’une partie de l’idéologie marxiste afin de permettre un progrès immédiat. Il incombe en effet à l’État de garantir un cadre égalitaire à la liberté individuelle, pour permettre aux citoyens non seulement de vivre, mais surtout d’accomplir leur propre quête du bonheur. Cependant, des variables structurelles comme la mondialisation néolibérale et le vieillissement de la population européenne, provoquent un délitement de l’État providence, ce qui conduit à affaiblir la pertinence du modèle social-démocrate tel qu’il avait été établi à l’issue de la Seconde guerre mondiale. Il s’agit donc pour celui-ci de s’adapter aux contraintes nouvelles amenées par le néolibéralisme sans trahir ses valeurs fondatrices, en redéfinissant notamment le rôle de l’État. Plutôt qu’être un «filet protecteur», comme le concevaient les tenants de l’État providence, celui-ci doit se transformer en un « État tremplin » qui n’intervient pas directement – ou peu – dans l’économie mais qui y impulse une direction générale dont la priorité absolue est la croissance, ainsi définie : « provoquer moins d’inégalités, fournir des emplois en plus grand nombre et de meilleure qualité, et plus viables écologiquement avec le souci accru d’améliorer la qualité de vie des citoyens2. » Ce que nous désignons comme l’« État tremplin3» est l’élément moteur decette politique en faveur de la croissance ; il impulse des stratégies écono- miques plutôt que d’assurer la gestion de pans entiers de l’économie d’un pays, sans être pourautant soumis aux marchés financiers ni être réduit à des fonctions régaliennes. En outre,il doit concilier protection des individus les plus défavorisés et aides aux entrepreneurs quiaspirent à une certaine réussite économique4. Par conséquent, les partis sociaux-démocrates doivent élargir leur base électorale, celle-ci devant regrouper les classes «populaires » et « moyennes », du travailleur flexible du secteur tertiaire au professeur d’université en passant par l’ouvrier d’industrie et l’entrepreneur qui innove.

Cela oblige la social-démocratie à renouveler substantiellement son corpus doctrinal, à travers une réactualisation de ses principes fondamentaux ainsi qu’en faisant siennes des valeurs qui ne lui sont pas traditionnellement rattachées. La référence à la lutte des classes, par exemple, est totalement obsolète puisque la « conscience de classe » des ouvriers a pratiquement disparu, une partie de ceux-ci déclarant appartenir à la classe moyenne.

D’autre part, la volonté de réussite économique, autrement dit l’ambition, qui est considérée comme une valeur « de droite », inscrite au cœur de la logique libérale, doit être intégrée au corpus idéologique de la social-démocratie. Celle-ci devrait avant tout voir la mondialisation néo-libérale et ses corollaires sociaux (effacement de la structure de classe, affaiblissement des institutions, fin de l’ « emploi à vie », réduction du montant des retraites) comme un phénomène inéluctable et indépassable dont il faut corriger les effets les plus néfastes sans pour autant essayer de l’enrayer par des incantations « anti-mondialistes » ou « démondialisatrices » qui relèvent de la démagogie.

La solution pourrait résider dans la fusion du socialisme et du libé- ralisme, commele préconise Monique Canto-Sperber5. Elle développe l’idée selon laquelle les socialistes, à partir des années 1930, se sont tournés vers le libéralisme qui, d’unecertaine manière, répond à une aspiration fondamentale et légitime de l’humanité. Face au communisme, force d’attraction puissante en Europe puis dans le monde depuis la « Révolution d’Octobre », ils se sont alliés aux libéraux avec qui ils partageaient un héritage commun, celui de la philosophie des Lumières, et un certain nombre de valeurs, notamment la liberté individuelle et l’égalité sociale réelle. Néanmoins, complexés parle marxisme dominant qui voit dans le libéralisme un alibi philanthropique aux ravages commis par le capitalisme, les socialistes ont eu tendance à occulter cette alliance avec les « bourgeois ». En somme, il est nécessaire que les sociaux-démocrates affirment haut et fort leur attachement à la liberté individuelle et à l’économie de marché. Il n’est pas question pour autant d’intégrer l’ensemble du dogme libéral. Le social-libéralisme n’est pas le libéralisme, il n’est donc pas hostile à une intervention active de l’État en faveur des plus modestes. Mais comme le montre l’accord scellé entre les conservateurs et les libéraux-démocrates au Royaume-Uni, cette différenced’interprétation du rôle de l’État est significative puisqu’elle empêche une unité politiqueentre sociaux-démocrates et libéraux. Ces derniers n’acceptent pas l’idée d’un « État tremplin », préférant la notion d’«État-gendarme», qui signifie que les prérogatives de l’appareil étatique se limitent à ses fonctions régaliennes (police, justice, armée), les autres domaines de la sphère sociale étant régulés par les mécanismes du marché et l’application du Droit.

Autre différence majeure, les sociaux-démocrates ne conçoivent pas la liberté sans l’émancipation économique, considérant donc que le libéralisme est en partie antilibéral. Ce sont en effet ses fondements théoriques qui ont favorisé l’essor du capitalisme, et donc les conditions de vie misérables d’un certain nombre de travailleurs6. Les bouleversements sociaux intervenus en Europe à partir de la Révolution industrielle ont été la conséquence de l’émergence du capitalisme « sauvage » qui a entraîné des désastres humains auxquels la pensée libérale n’a pas su apporter des solutions crédibles, et qui a de ce fait permis d’ouvrir un champ large aux idéologies socialisantes (anarchisme, socialisme, syndicalisme révolutionnaire). En effet, le libéralisme a échoué dans la mesure où il n’a ni su prendre en compte les aspirations de la classe ouvrière naissante ni comprendre l’importance du rôle de l’État. En prenant l’ascendant sur le libéralisme à l’orée du XXe siècle, le socialisme a néanmoins changé, dans le sens où il a progressivement intégré les règles établies par le capitalisme, passant de la volonté de le renverser par la force, autrement dit par la révolution (ou de le« dépasser » pour reprendre l’acception marxiste), à celle de le réformer par les urnes, ce qui revient à accepter et donc à légitimer les principes de la démocratie libérale. Cette transition entre socialisme et social-démocratie s’est notamment traduite par l’abandon de la défense de l’égalitarisme au profit de l’individualisme, marquant le ralliement de la social-démocratie à une idée directrice du libéralisme.

Historiquement, le libéralisme et la social-démocratie ne sont donc pas totalement imperméables, ce qui ne rend pas inenvisageable une alliance gouvernementale à terme entre sociaux-démocrates et libéraux progressistes. C’est notamment la conviction de l’ancien ministre des Affaires étrangères britannique, David Miliband, qui croit leur réconciliation possible à travers une large coalition réunissant acteurs de l’économie et de la société civile7. Le dénominateur commun de cette union « progressiste » serait l’objectif de bâtir une économie sociale de marché régulée par un «État tremplin » non bureaucratique qui exercerait un contrôle strict des marchés financiers8.

Ces dernières années, avec l’avènement du capitalisme néolibéral, la social-démocratie a cédé beaucoup de terrain aux idées libérales.

Préconiser de nouvelles limitations des prérogatives de l’État, avancer que les marchés sont le meilleur moyen de stimuler l’efficacité économique et l’innovation, nier qu’il soit là pour corriger les inégalités qu’ils génèrent – des idées en vogue chez certains sociaux-démocrates – cela revient à adopter les principes du néolibéralisme9. La social-démocratie doit se démarquer du projet libéral et donc s’opposer à ceux qui préconisentde limiter davantage les prérogatives de l’ « État tremplin ».

La social-démocratie et le néolibéralisme

Parallèlement à la mutation du socialisme en social-démocratie, le libéralisme a également connu des changements profonds. Le libéralisme originel, fondé sur l’économie politique classique, soutenait que la situation matérielle des salariés ne pourrait être définitivement améliorée que par une augmentation du capital. Cette condition peut être uniquement atteinte dans le cadre d’une société capitaliste régie par la propriété privée des moyens de production et d’échange, vision s’opposant à celle des socialistes pour qui seule la socialisation des moyens de production et d’échange est capable de garantir à chacun la prospérité.

Né de la crise de l’État providence, le néolibéralisme s’est développé à partir des fondements théoriques du libéralisme économique. Issu des écoles de Chicago et de Vienne, promu par Friedrich Hayek et Milton Friedman10, ses principes ont été notamment appliqués par Margaret Thatcher et Ronald Reagan. Le néolibéralisme s’est appuyé sur une économie mondialisée et sur l’expansion de la circulation des capitaux à l’échelle internationale, conduisant au développement du capitalisme néolibéral. En se rapprochant des thèses issues du paradigme néo-libéral, la social-démocratie, vantant les mérites d’un marché libre et sans entraves et favorisant la mondialisation, a eu tendance à oublier les effets néfastes du « tout marché » et du « laisser-faire », comme l’accroissement des déséquilibres à l’échelle internationale entre pays développés et pays du Sud et, au niveau national, entre «gagnants» et « perdants » de la mondialisation. L’admiration béate de certains sociaux-démocrates à l’égard du néolibéralisme, illustrée par les déclarations de l’ancien président du Conseil italien, Massimo d’Alema – selon lequel le libéralisme a définitivement vaincu le communisme et qu’il revient par conséquent aux sociaux-démocrates de s’allier avec les libéraux et de tenter de réguler le capitalisme à l’échelle mondiale à travers des organismes supra-nationaux (tels que l’OMC ou le G20) – semble totalement contre-productive et contraire aux valeurs profondes de la social-démocratie. Ce d’autant plus que la critique du néolibéralisme devient un thème très porteur parmi le peuple et une partie des élites, et donc électoralement mobilisateur. Comme l’a noté Stephen Haseler, le rejet du projet de Constitution de l’Union européenne en 2005 par les Français puis par les Néerlandais exprimait un ressentiment de leur part à l’égard d’un capitalisme néolibéral qui menace l’État providence ainsi que ses mécanismes de protection sociale et de redistribution des richesses11. De même, la crise financière de 2008 a été vue par beaucoup, non pas comme la crise finale du capitalisme, mais plutôt comme la fin d’un cycle, celui de la « contre-révolution » reagano-thatchérienne12.

La nouvelle donne introduite par l’avènement du capitalisme néolibéral mondialisé a conduit à la promotion, sous l’égide de Bill Clinton, Tony Blair et Gerhard Schröder, d’une alternative au néolibéralisme appelée « Troisième voie ». Ce vocable désigne l’union des principes d’efficacité économique et de justice sociale, récompensant l’esprit d’entreprise et la réussite économique tout en apportant une aide aux plus défavorisés, luttant contre la criminalité et ses causes et soutenant la construction européenne. Mais cette notion de «Troisième voie» a échoué dans la mesure où elle a été assimilée par les peuples européens à un ralliement pur et simple au néolibéralisme. Ceux-ci, déçus par les promesses non tenues des leaders sociaux-démocrates de la fin des années 1990 et du début des années 2000, ont choisi de les renvoyer aussitôt dans les rangs de l’opposition. Le compromis qu’a passé la social-démocratie avec les idées néolibérales a rapidement été perçu comme une compromission dans la mesure où il n’est pas suffisamment parvenu à imposer au niveau des institutions internationales une régulation du système financier et un frein au libre-échange. Cette impuissance à réglementer le capitalisme a été durement sanctionnée par les peuples européens dans les années 2000, qui espéraient une protection accrue des gouvernements face à la mondialisation et à ses effets sur l’emploi et les « acquis sociaux ».

Gordon Brown a concédé que la suppression des barrières douanières a «coûté» aux pays du Nord un million d’emplois dans l’industrie et un demi-million d’emplois dans les services.

La social-démocratie, en décidant d’accepter d’adhérer au capitalisme néolibéral, a cherché à promouvoir à l’intérieur de ce système les principes d’équité et de justice sociale. Au Royaume-Uni, par exemple, le New Labour a tenté de concilier une économie de marché de « concurrence libre et non faussée » avec des subventions publiques importantes dans les domaines de la santé, de l’éducation et des transports ou avec la création d’un salaire minimum national, en défendant une Union européenne plus sociale et en augmentant le nombre et le montant des allocations sociales (par exemple la prime de fioul hivernale). Cette politique modérée et résolument pragmatique a plutôt été un succès, puisque durant cette époque la croissance britannique était plus forte qu’en Europe continentale et les écarts de productivité avec celle-ci et avec les États-Unis s’étaient réduits13. C’est en réalité la crise financière de 2008 qui a brisé cette mécanique bien huilée : dans un contexte de récession économique et d’explosion de la dette publique, les Britanniques se sont de plus en plus indignés que leurs impôts soient transférés en priorité aux bénéficiaires des aides sociales. En réponse à ces critiques, le gouvernement travailliste de Gordon Brown a décidé de diminuer les avantages sociaux, ce qui a provoqué le mécontentement des « classes populaires », et donc de sa base ouvrière traditionnelle, qui s’est en partie rapprochée du British National Party (BNP). Ce parti « anti-immigration »  a pleinement profité de l’affaiblissement de l’État providence et de la hausse du chômage, qui ont fait resurgir au cœur du débat la question des immigrés, accusés d’avoir un accès prioritaire à l’emploi, au logement, à l’éducation, à la santé et aux autres formes d’allocation sociale. La crise économique a considérablement réduit le champ d’action des travaillistes au pouvoir, obligés de réduire substantiellement les dépenses publiques et donc de renoncer à leurs promesses sociales, ce qui a profondément entamé leur crédibilité. La crise des subprimes et ses conséquences, marquant la faillite du néolibéralisme, a donc été le catalyseur du déclin de la social-démocratie, qui s’était très largement imprégnée de la logique néolibérale. Cependant, l’échec du néolibéralisme ne doit pas se traduire par un retour de la social-démocratie aux vieilles lunes de l’étatisme, de l’antilibéralisme, de l’antimondialisation, autrement dit au socialisme old school. Elle doit restaurer, parmi les électeurs, le sentiment qu’elle offre une réelle alternative au modèle néolibéral. Sinon, elle sera concurrencée à la fois par les tenants d’un néo-collectivisme et par la droite populiste, qui connaît un succès croissant depuis quelques années, profitant d’un « malaise » profond de la population européenne, à la fois civilisationnel et économique, qui résulte des craintes que suscitent la mondialisation et le multiculturalisme.

La droite populiste, un miroir renversé

L’homme politique britannique Peter Hain définit ainsi les objectifs de la droite populiste: dérèglementation des marchés du travail, réduction des salaires et remise en cause desdroits sociaux14. Raffaele Simone, dans Le Montre doux15, décrit la droite populiste comme un mouvement politique jeune, audacieux, imaginatif, décomplexé vis-à-vis de la droite institutionnelle et très vindicatif à l’encontre de la social- démocratie à qui elle impute nombre d’échecs. La droite populiste s’est construite sur l’adhésion au libre-échange et à la déréglementation des marchés financiers et du droit du travail. Elle sesitue donc pleinement dans la logique néolibérale, demeurant hostile à touteintervention de l’État dans l’économie. D’après Raffaele Simone, en outre, l’ascension de la droite populiste n’est pas due à une victoire idéologique mais liée à un changement de conjoncture. Elle a élargi son audience en profitant des faiblesses de la social-démocratie tout en adoptant son jargon : ainsi elle défend les valeurs d’équité, de progrèset de justice sociale, bousculant les repères traditionnels du champ politique européen.En se déplaçant sur le terrain de la social-démocratie, la droite populiste invente une nouvelle forme de conservatisme.

Quelles valeurs pour une social-démocratie contemporaine ?

Notes

16.

Milton Friedman et Rose Friedman, Free to chose, New York: Harcout, 1980.

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17.

Ian Duncan Smith, There is such a thing as a society, London: Politico’s Publishing Ltd, 2002.

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18.

Milton Friedman et Rose Friedman, op cit.

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19.

Gordon Brown, Why the right is wrong, London : Fabian Society, 2010.

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20.

Cela explique le slogan « We are the 99% » utilisé par les indignés du mouvement Occupy Wall Street.

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21.

William Hutton, The State We’re in: Why Britain Is in Crisis and How to Overcome It, London : Jonathan Cape, 1995.

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22.

John Rawls, Théorie de la justice. 

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23.

Richard Wilkinson, Kate Pickette, The Spirit Level: Why Greater Equality Makes Societies Stronger, London :Bloomsbury Press, 2009.

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24.

Amartya Sen, L’idée de justice, Flammarion, Paris, 2010.

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25.

Raffaele Simone, op. cit. 

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26.

Ibid.

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27.

William Hutton, The State We’re in: Why Britain Is in Crisis and How to Overcome it, London, Jonathan Cape, 1995.

+ -

28.

Ibid.

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29.

André Gorz, Capitalisme, Socialisme et Écologie, Paris, Galilée, 1991.

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30.

Stuart Bell, An Ever Closer Union – The Forward March, London: Kindle edition, 2007.

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31.

Group of the Progressive Alliance of Socialists and Democrats.

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32.

Will Hutton, Them and Us: Politics, Greed and Inequality – Why We Need a Fair Society, London: Brown Books Group, 2010.

+ -

33.

Tony Blair, A Journey: London, Random House, 2010.

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La social-démocratie et l’État

Le renouveau de la social-démocratie passe par une défense de l’État pour répondre au besoin de protection qu’éprouvent les peuples européens. Le retour de la puissance publique, dénigrée par les néolibéraux, doit devenir une revendication majeure des sociaux-démocrates : à travers la notion d’«État tremplin», ils doivent affirmer que, selon des modalités nouvelles, l’État est l’institution qui est la plus capable de servir l’intérêt général. En effet, diminuer les prérogatives de l’État ne renforce pas forcément les libertés individuelles dans la mesure où le Marché, se substituant au secteur public, est source d’inégalités. Comme l’a montré la crise financière, une société placée « sous latutelle » des marchés financiers, où il n’y a pas de régulation étatique, n’est pas une société plus libre et plus efficace économiquement que dans le cas où l’État administreune partie de l’économie. Réaffirmer la légitimité de l’institution étatique est d’autant plus important aujourd’hui que la crise financière a considérablement affaibli les États. À cause de la récession et pour éviter la faillite des banques, ils ont gravement alourdi leur dette publique. Menacés par ceux qui spéculent sur leur incapacité à rem- bourser leur dette (on pense en premier lieu à la Grèce, mais le Portugal, l’Espagne, l’Italie voire la France sont également menacés), ils se sont lancés dans des programmes draconiens de réduction des déficits qui empêchent le retour à une croissance forte et qui fragilisent les plus défavorisés. Les sociaux-démocrates ont le devoir, en conséquence, de plaider en faveur d’un «État tremplin» capable de s’imposer de nouveau face aux intérêts des marchés, au risque de s’attirer les foudres de ceux s’acharnent à penser que les intérêts de l’État et ceux des individus s’excluent mutuellement. Si l’État n’avait pas sauvé lesystème bancaire, les individus en auraient gravement pâti. Au fond, réduire les prérogatives de l’État, c’est diminuer celles des individus. Il s’agit donc de trouver un équilibre qui permette à l’État de disposer de la capacité d’action maxi- male sansentraver pour autant les libertés individuelles.

La social-démocratie et l’État providence

Les néolibéraux voient l’État comme un ennemi des libertés individuelles et qui, par essence, a des tendances totalitaires. En réponse, les sociaux-démocrates ont accepté de limiter ses champs d’intervention tandis qu’aujourd’hui la droite populiste affirme vouloir les réduire encore davantage.Elle rejette notamment le concept d’aide sociale et considère que le montant des prestations sociales doit être déterminé en fonction de l’état de santé de l’économie ; plus la croissance est faible, plus les aides sociales doivent être réduites16. Plus largement, elle dresse un bilan négatif de l’État providence : il n’aurait ni diminué la pauvreté, ni encouragé l’emploi. Son coût substantiel serait un fardeau pour le bon fonctionnement de l’économie dans la mesure où il limiterait la liberté d’entreprendre et ferait peser aux entreprises des charges supplémentaires trop lourdes. Il constituerait un frein à l’ascenseur social dans le sens où il favoriserait l’assistanat et démotiverait les individus à prendre des initiatives.

Ce n’est pas pour autant que la social-démocratie doit poursuivre le démantèlement de l’État providence entrepris par les politiques néo-libérales depuis les années 1980 ; elle devrait, au contraire, vanter les mérites d’un tel système tout en proposant de l’adapter au XXIe siècle en changeant ses modalités d’action. Dans cette optique, conçu comme un «filet de protection», il doit être transformé en « tremplin », c’est-à- dire qu’il doit s’efforcer d’ « utiliser la prospérité pour investir dans des institutions et des valeurs sociales autocréatrices, pour aider les gens à acquérir le savoir-faire et les réseaux nation aux de l’indépendance17». Une réforme de l’État providence fidèle aux principes de la social-démocratie consisterait à créer, avec l’accord et le soutien des citoyens, un équilibre adéquat entre secteurs public et privé qui, fondamentalement, réponde aux impératifs de réduction de la pauvreté et de redistribution des richesses.

Égalité des chances ou égalité des résultats ?

Le Parti socialiste français, dans les 200 propositions pour l’égalité qu’il a formulées ennovembre 2010, revendiquait l’égalité des revenus. De même, Edward Miliband, lorsqu’il visait la direction du New Labour, a déclaré que la réduction des inégalités de revenus, obtenue grâce à l’augmentation des bas salaires, était un « but explicite ». Comme l’a souligné l’ancien directeur général du FMI, Dominique Strauss-Kahn, il est nécessaire de promouvoir un « nouveau modèle de croissance » qui diminuerait les écarts de revenus, car l’accroissement de ces écarts menace la stabilité économique et sociale. Cette problématique doit être placée aucœur du nouveau projet social-démocrate, mais ne doit pas être confondue avec ladéfense de l’égalitarisme et du nivellement par le bas. Cette revendication n’est d’ailleurs pas forcément propre aux sociaux-démocrates, puisque les libéraux sont favorables au principe de l’égalité des chances, entendu comme la suppression de tout obstacle arbitraire qui entraverait la liberté de chacun d’utiliser ses compétences pour accomplir ses objectifs personnels. Cette conception plus ouverte de l’égalité al’avantage d’annihiler la tension entre égalité et liberté. Elle rend possible, en outre, un accord entre sociaux-démocrates et libéraux progressistes, puisque ces derniers ne voient pas de contradiction entre la défense de l’économie de marché et la poursuite d’objectifs en matière sociale même s’ils considèrent que la charité publique est plus efficace que l’impôt pour combattre la pauvreté. Cependant, ils ont accepté à partir du XXe siècle que l’État prenne en charge l’assistance des plus modestes18. Le principe d’égalité des chances, qui présuppose le caractère injuste de l’inégalité19 est donc un credo fédérateur, qui permet de dépasser les clivages traditionnels. Mais cette question, qui semblait réglée, est redevenue d’actualité avec la crise financière, lorsque l’on a constaté qu’aux États-Unis la part des revenus des individus les mieux rémunérés (soit 1% des salariés) est passée, entre 1976 et 2007, de 8,9% à 23,5%, tandis que le salaire horaire moyen a diminué de plus de 7%20.

En revanche, les néolibéraux ne sont en aucun cas pour l’égalité des revenus. « Sans l’aiguillon de l’inégalité, sous la forme soit d’une récompense, soit d’une punition, l’économie capitaliste perd tout simplement son dynamisme. Le système a besoin de la peur et de l’avidité pour être motivé21». En d’autres termes, un système qui obligerait les individus à avoir le même niveau de vie ou de revenus – « finir la course en même temps et au même endroit » – se heurte au concept de liberté. Dans son ouvrage Theory of Justice, John Rawls avance l’idée selon laquelle « toutes les valeurs sociales, la liberté et les opportunités, le revenu et la richesse, et les fondements du respect de soi, doivent être distribués également – à moins que la distribution égale de l’une ou de l’ensemble de ces valeurs sefasse au détriment de tous22». Il est d’ailleurs important de préciser que la social-démocratie n’a jamais revendiqué la recherche de l’égalité totale, autrement dit des conditions de vie identiques que tous devraient partager. « Le courant dominant de la gauche n’a jamais préconisé l’égalité absolue des résultats. L’égalité des résultats estcontraire à la nature humaine et hostile à la liberté et à l’autonomie personnelles23». Un engagement authentique en faveur de l’égalité des chances vise à l’obtention de l’équité des résultats, dans la mesure où l’inégalité des résultats pour une génération peut entraîner l’inégalité des chances pour la suivante.

Des inégalités fortes au sein d’une société provoquent notamment une hausse de lacriminalité, donc plus de policiers et de prisons et un taux plus élevé de maladiesmentales et de consommation de drogues. Comme l’affirme Neil Kinnock, ancien leader du Parti travailliste, l’objectif passé, présent et futur de la social-démocratie est de garantir la liberté individuelle ; l’égalité et la démocratie sont les deux principaux moyens de la garantir.

L’individualisme

Le socialisme est à l’origine hostile à l’individualisme, lui préférant l’égalitarisme qui serait atteint grâce à la collectivisation des moyens de production et d’échange. Les détracteurs du collectivisme lui reprochent d’empêcher les entrepreneurs de faire bénéficier à l’ensemble de collectivité les richesses qu’ils contribuent à créer, enfermant les individus dans des rôles préétablis par la société, ce qui inhibe leurs talents et leur capacité créatrice. Les sociaux-démocrates ont rapidement renoncé à cette utopie.Comme l’a noté Amartya Sen, « la liberté est un accomplissement intellectuel qui exige de renier le collectivisme et d’épouser l’individualisme avec enthousiasme. C’est enpermettant à l’individu de réussir que l’on découvre l’idée de justice et qu’on sedébarrasse de la dépendance à l’État24». La social-démocratie est donc traversée par une tension entre l’intervention de l’État dans la société et l’aspiration des citoyens à l’autonomie. L’individualisme, renforcé par l’amélioration du niveau de vie et de l’éducation, traduit la fin de la société hétéronome, les citoyens n’entendant plus se faire dicter leur conduite par l’État. Ainsi l’ « État tremplin » doit inciter plutôt qu’obliger et protéger les indi- vidus les plus défavorisés sans entraver lavolonté d’ascension sociale de certains. En outre, l’ « État tremplin » doit garantir l’égalitédes chances afin de permettre à tous la possibilité d’améliorer leurs conditions de vie. Il est donc régi par trois principes majeurs compatibles avec une société individualiste : l’égalité des chances, la justice sociale, et la réussite individuelle.

Le consumérisme

Raffaele Simone observe qu’il existe dans la société une passion pour les distractions et la recherche de la satisfaction rapide des désirs. Ces penchants « naturels » de l’homme sont exploités au maximum par une société de marché fondée sur le consumérisme25, oùla dépense est plus valorisée que l’épargne, où l’on vous incite plus à emprunter qu’à épargner. Face à cette situation, Simone avance que la social-démocratie n’apporte pas de critique pertinente, puisque en défendant les libertés individuelles elle accepte la participation libre à la société de consommation des individus, la liberté d’acheter ce qui leur semble le plus désirable et le plus profitable, ce qui les pousse à vouloir une concurrence libre et non faussée. Ils ont également intérêt à promouvoir l’ouverture des frontières économiques dans la mesure où celle-ci leur permet d’avoir accès à des biens moins chers qui sont produits dans des pays où la main d’œuvre est bon marché et où il n’y pas de système de sécurité sociale. Le consumérisme, qui vise à faire croire aux individus que l’accroissement de la consommation est bénéfique d’un point de vue économique, s’inscrit totalement dans la logique néolibérale, mais ne fait l’objet d’aucune critique de la part de la droite populiste, qui prétend pourtant défendre les valeurs traditionnelles mises à mal par le consumérisme26.

De plus en plus, les individus prennent conscience de l’impact de la société deconsommation sur l’environnement. La protection de l’environnement est devenue l’une des priorités de l’Union européenne, qui s’efforce de sensibiliser les producteurs et les consommateurs aux questions écologiques, tandis qu’une partie de l’économie se convertit dans la fabrication de produits « éco-responsables » et des nouveaux types de consommation se développent parmi les individus. Progressivement, des critères d’ordre éthique sont déterminants dans les choix des consommateurs, et pas seulement la recherche du meilleur rapport qualité / prix. La défense de l’environnement ainsi que lacritique du consumérisme, thèmes rarement mis en avant dans les programmes sociaux-démocrates, doivent constituer la clef de voûte de la social-démocratie du XXIe siècle.

Responsabilisation

Quand en 1996, à Singapour, Tony Blair dévoile sa vision de la « société participative », il emploie le terme de « responsabilisation » pour désigner le principe fondamental qui constituerait le ciment de la « société de participation ». Ainsi, l’ancien Premier ministre entend mettre l’individu au cœur de l’administration et des services publics, et lui laisser une plus grande capacité de décision en lui donnant la possibilité d’y prendre part. Ceci nécessite un approfondissement de la décentralisation afin de rapprocher les citoyens des institutions qui œuvrent en faveur du bien public. La responsabilisation permet de rétablir le lien entre les valeurs d’égalité, de liberté individuelle et de solidarité27. La «société partici- pative » favoriserait l’insertion des exclus qui souhaitent travailler et s’en sortir. Elle assurerait une redistribution juste des richesses, fondée sur l’idée selon laquelle « les riches ne sont pas en mesure de pouvoir générer du profit sans consentir à l’obligation de payer des impôts proportionnellement plus élevés en vue du bien commun28». Cependant ce concept a été beaucoup critiqué par la gauche, pour qui les opportunités de chacun ne peuvent être encouragées que par « l’éducation, l’éducation, l’éducation », pour reprendre la célèbre formule Tony Blair, c’est-à-dire par l’amélioration de la formation professionnelle et par des primes accordées aux salariés. Il est vrai que la notion de responsabilisation n’est pas propre à la social-démocratie, puisque les conservateurs britanniques la promeuvent également. Pour la droite populiste, ce principe signifie avant tout la réduction des dépenses publiques et la mise en place d’un cadre au sein duquel l’individu peut vivre librement, sans contraintes établies par l’État ou par une communauté particulière. Dans ce sens, la responsabilisation est la forme moderne d’un concept victorien : le but est de diminuer le pouvoir de l’État par la privatisation des biens publics. Les conservateurs identifient la responsabilisation à la Big Society, qui consiste à transférer la charge des services publics et de l’action sociale de l’État vers les particuliers. Cette conception de l’idée de responsabilité ne constitue aucunement une nouveauté, elle est dans le droit-fil du conservatisme libéral, même si David Cameron feint d’y voir un progrès et la marque d’une volonté de rupture. En effet, pour ce dernier, c’est « un énorme changement culturel où les gens ne se tournent pas toujours vers les fonctionnaires dans leur vie quotidienne, à leur domicile, dans leur quartier, sur leur lieu de travail ». Mais c’est devenu en réalité un terme creux, vide de sens, avec la réduction drastique des déficits publics, les coupes substantielles des subventions à l’économie sociale, et la difficulté qu’ont les conservateurs à s’accorder sur une définition commune.

L’environnement

André Gorz, dans Capitalisme, Socialisme et Écologie29,  plaide  en faveur d’une reconversion écologique de l’économie, ce qui implique la construction d’une pensée social-écologiste. La social-démocratie ne réussira à se régénérer que si elle prend véritablement en considération la nécessité du changement écologique : il est indispensable qu’elle place la question environnementale au cœur de ses préoccupations, non seulement pour les générations présentes, mais aussi pour les générations futures.L’objectif consiste à protéger l’environnement, améliorer les conditions de vie du plus grand nombre et renforcer la prise de conscience de chacun. Ces enjeux se situent au-delà des questions environnementales stricto sensu ; ils englobent aussi bien l’éducation et la culture que la justice et les droits de l’homme.

La conversion de la social-démocratie aux enjeux écologiques nécessite une révision de fond de son corpus idéologique qui, issu de la pensée des Lumières et de la critique des conséquences sociales de la Révolution industrielle, place au centre l’homme et non son environnement. Les solutions proposées par les sociaux-démocrates dans ce domaine ont toujours été insuffisantes : en tentant de concilier néolibéralisme et intervention de l’État dans l’économie, ils ont surtout défendu l’idée d’im- poser des contraintes supplémentaires aux entreprises qui ont contribué à affaiblir la croissance et augmenter le nombre de chômeurs. S’ils veulent faire en sorte que l’écologie ne soit pas un frein à la croissance économique, et donc contraire aux intérêts des salariés, les sociaux- démocrates doivent lier la question écologique à la justice sociale. Les dégâts environnementaux provoquant des problèmes de santé à ceux qui y sont exposés, la prévention de ces dégâts devient une question de justice sociale, problématique facilement intégrable aux valeurs de la social-démocratie. Il serait illusoire de considérer les partis écologistes comme des adversaires ou des concurrents. Nous devons au contraire nous inspirer de leur vision du monde pour répondre avec acuité aux enjeux du XXIe siècle et construire un programme adapté à nos sociétés postindustrielles. Par conséquent, la social-démocratie devrait élargir sa définition de la justice sociale en y insérant les questions environnementales. Mais elle doit renoncer à toute alliance avec les partis Verts si celle-ci conduit à la remise en cause de ses valeurs fondamentales et à affaiblir la portéedu message qu’elle envoie aux électeurs.

Immigration

Les discours hostiles à l’immigration alimentent le nationalisme et la xénophobie et nient totalement les bénéfices qu’apportent les immigrés dans nos sociétés. Cette question est aujourd’hui un enjeu politique majeur dans toute l’Europe, comme en témoignent les bons résultats des partis populistes anti-immigrés en France, en Autriche, en Finlande et aux Pays-Bas notamment. La popularité des discours de ce type, liée à la crise financière, s’explique par le recours massif à la main d’œuvre immigrée opéré par de nombreux pays européens. Par exemple, en Espagne, 800.000 travailleurs étrangers ont été admis dans le pays en 2006 pour répondre aux besoins d’une économie en pleine essor ; entre 2005 et 2007, la proportion de main-d’œuvre étrangère est passée de 8 à 12%. Au Royaume-Uni, où l’accès au marché du travail a été immédiatement accordé en 2004 aux travailleurs issus des nouveaux États membres de l’Union, non seulement des centaines de milliers de travailleurs d’Europe de l’Est déjà présents ont été régularisés, mais ils ont été aussi rejoints par 447.000 compatriotes, soit une augmentation de 700% entre 2004 et 2008. Si l’on se focalise sur l’immigration extra-européenne, la libre-circulation des travailleurs au sein de l’Union européenne suscite égale- ment des craintes pour l’emploi, le niveau des salaires et la conservation des « acquis sociaux ». Cette peur s’est cristallisée en 2005 en France lors du référendum sur le traité constitutionnel européen autour de la figure du « plombier polonais », qui a expliqué en partie la victoire du « non ». La social-démocratie a trop tendance à éluder la question de l’immigration, quipréoccupe autant les électeurs « de gauche » que « de droite », ce qui lui coûte cherélectoralement. En 2010, le vote en faveur du British National Party a été multiplié par quatre par rapport aux élections générales précédentes, et ce au détriment du NewLabour. La social-démocratie devrait insister sur les avantages qu’apporte l’immigration en matière de compétences et de talents dans les secteurs touchés par la pénurie d’emploi et de rééquilibrage démographique en vue du paiement des retraites. Cette fièvre anti-immigrée, liée avant tout à la crise financière de 2008, est conjoncturelle. La social-démocratie ne peut pas abandonner à la droite populiste la responsabilité de l’immigration, mais elle doit convaincre les électeurs qui lui ont tourné le dos que l’immigration est un phénomène positif. Elle doit appliquer, au sujet de l’immigration, les valeurs d’équité et de justice sociale qu’elle applique aux autres problèmes politiques.

La social-démocratie et l’Union européenne

La social-démocratie doit réaffirmer son attachement à l’Union européenne malgré l’impopularité croissante qu’elle suscite dans l’ensemble des pays membres. Elle constitue un gage de paix, de sécurité et de prospérité économique dans un monde instable et son poids politique garantit une plus forte influence des pays de l’Union sur la scène internationale que s’ils agissaient séparément. L’ambition de la social-démocratie est de réconcilier les citoyens et l’Union européenne en tentant de corriger ses défaillances. Dans le domaine social, là où ses échecs ont été maintes fois montrés du doigt, les sociaux-démocrates ont l’obligation de garantir les droits fondamentaux du travail et de défendre une meilleure protection sociale des salariés. Ils ont également le devoir de mener une politique active contre la pauvreté en défendant le développement du commerce intra-européen et l’interdépendance économique. Le renforcement du marché intérieur de l’Union européenne doit être réalisé en suivant les lignes fixées par l’ « agenda de Lisbonne », qui insiste sur l’amélioration de la compétitivité, l’augmentation des investissements en matière de recherche et de développement, le soutien à l’intégration énergétique, à la lutte contre le changement climatique et au développement des éco-industries. Dans la mesure où les objectifs de l’Union – sécurité énergétique, protection de l’environnement et exécution de l’ « agenda de Lisbonne » -ne peuvent être atteints que par l’approbation des États membres, la social-démocratie doit soutenir ces actions au niveau de chaque État membre. Par exemple, il n’y pas de marché unique de l’énergie ; lemarché reste dans chaque État membre qui apporte une réponse appropriée aux exigences de son marché en fonction des différences structurelles. Et lorsque l’Union adopte des règlementations, c’est à chaque État membre de déterminer par quels moyens les transposer. La social-démocratie peut s’affirmer dans les États membres comme une force pour la progression de l’Union dans l’intérêt des peuples européens.

Sur le plan financier, les sociaux-démocrates devraient prôner la création d’une Agence de la stabilité financière chargée d’organiser une coordination économique plus efficace et d’assurer une meilleure gestion de la crise et qui serait dotée de la capacité d’émettre des euro-obligations afin d’abaisser le coût des emprunts publics et de diminuer la spéculation qui mine l’économie des pays de l’Union européenne. La consolidation de la monnaie unique doit passer par une responsabilité fiscale partagée par tous les membres. En outre, les sociaux-démocrates doivent préconiser l’instauration d’une taxation des transactions financière (ou « taxe Tobin ») qui garantirait à l’avenir que les conséquences des futures récessions mondiales soient assumées non pas par les citoyens mais par les institutions financières30. L’Union européenne est un espace géographique, économique et politique doté d’une souveraineté commune limitée, avec des compétences en matière de politique étrangère qui restent pour la plupart dans le girondes États membres. Cependant, ces derniers doivent activement et sans réserve appuyer la Politique étrangère et de sécurité commune (PESC) dans un esprit de loyautéet de solidarité. Aucun État membre ne devrait agir en contradiction avec les intérêts de l’Union. Pour rendre le monde plus sûr, les sociaux-démocrates doivent privilégier la négociation à la violence31.

Équité et progressisme

De nombreux concepts politiques se réduisent à des termes qui font désormais partie du champ lexical de la politique. Actuellement, les mots «équité» et «progressisme», autant utilisés par la droite que par la gauche, sont les plus fréquemment employés. Cependant, pour la droite populiste, la contradiction sémantique consiste à se décrire comme progressiste et d’en appeler à l’équité, alors qu’elle adhère au néolibéralisme qui ne saurait être équitable en soi – et n’est pas destiné à l’être. C’est en réalité un terme ambivalent etsubjectif. « Quiconque étant atteint d’une maladie chronique estime juste de ne fixer aucune limite aux dépenses des médicaments nécessaires pour soulager son état, puisqu’il ou elle en a un besoin désespéré, quitte à ce qu’il y ait moins d’argent pour des médicaments destinés à d’autres malades. De même, des travailleurs jouant un rôle clé soutiennent que leur mouvement de grève et leur arrêt de travail sont justifiés, malgré les dégâts collatéraux que cela entraîne pour les autres32. » Existe-t-il une forme d’équité sociale, et si oui quelle est-elle ? Est-il socialement équitable que les prestations sociales soient un droit universel et que la charge fiscale se déplace des bas salaires vers les hauts salaires ?

Ce qui est ou paraît équitable pour la droite populiste peut ne pas l’être pour la social-démocratie. Par exemple, est-il équitable d’avoir une politique industrielle qui cible prioritairement les régions les plus pauvres, ou une politique régionale qui traite toutes les régions de façon égale ? La social-démocratie penchera pour la première mesure, la droite populiste pour la seconde. L’équité fait partie des valeurs de la social-démocratie ; si tel est le cas, pourquoi les prestations sociales devraient-elles être universelles, si ce n’est parce qu’elles sont communément acceptées et qu’il persiste une inertie bureaucratique qui les rend moins universelles ?

Il est difficile de mesurer la subjectivité et l’objectivité au regard de l’intérêt général : cela soulève la question du bon et du mauvais usage des mots «équité» et «iniquité». D’un point de vue subjectif, un bonus bancaire est équitable pour le banquier qui le reçoit ; mais d’un point de vue objectif, il est injuste pour le grand public qui pense que la crise financière est la « faute des banques ».

Ce sont là des défis majeurs pour la social-démocratie alors qu’elle est en train de redéfinir ses propres valeurs, les principes qui doivent en résulter et la politique qui doit en découler. L’équilibre et la mesure sont requis. Mais il ne faut pas laisser le mot « équité »en suspens, sans le définir.

Quant au terme « progressisme », il a également besoin d’être défini pour être bien compris. D’après Tony Blair, être progressiste c’est « croire en la justice sociale, ce qui revient à utiliser le pouvoir de la société dans son ensemble pour apporter des opportunités, de la prospérité et de l’espoir à ceux qui n’en ont plus. C’est aussi ne pas se limiter aux frontières nationales mais aller au-delà. C’est juger notre société sur la façon dont elle s’occupe des plus faibles comme les plus forts. C’est défendre en toute occasion le principe selon lequel les êtres humains sont tous égaux, sans distinction de race, de genre, d’orientation sexuelle ou de capacité (handicap) – et toujours lutter pour les laissés-pour-compte, les plus défavorisés, ceux qu’on oublie33».

Les défis de la social-démocratie

Notes

34.

Raffaele Simone, op. cit. 

+ -

35.

Tony Blair, op.cit. 

+ -

36.

Michael Miebach, “The SPD must move from pessimism to progress”, Policy Network, February 2010.

+ -

Le défi de l’identité

La gauche européenne ne se définit pas totalement comme social- démocrate, comme en témoigne le nom de son groupe au Parlement européen, l’Alliance progressiste des socialistes et démocrates. La social- démocratie présente des difficultés à définir sonidentité particulière, ce qui fragilise sa légitimité. Raffaele Simone met en évidence le fait qu’« aucune valeur n’a été inculquée dans l’esprit ou l’imagination des électeurs. L’essence du vote repose sur la tradition, qui se transmet de père en fils, de mère en fille,mais pour combien de temps34 ? » La social-démocratie ne peut pas se fonder sur la fidélité au passé ; elle doit évoluer, progresser, faire preuve de dynamisme et s’adapter à la modernité. Elle ne peut pas s’appuyer sur une seule grande idée. Les idéologies s’effacentet le vote fondé sur la tradition diminue. La société change, la social-démocratie doit évoluer avec elle, non pas en modifiant ses valeurs, mais en redéfinissant sa matrice idéologique et programmatique conformément à ses valeurs. La charte du New Labour dispose que c’est un parti socialiste-démocrate, bien que ses dirigeants actuels affirment que ce modèle est obsolète.

La faiblesse de la social-démocratie, en outre, s’explique notamment par la représentation proportionnelle qui exclut qu’un seul parti puisse obtenir la majorité absolue. En Italie, les idées défendues par les sociaux-démocrates sont diluées par l’obligation de consensus créée par les coalitions qui unissent ailes modérée et radicale de la gauche. Il s’avère donc difficile de bâtirune coalition spécifiquement fondée sur les valeurs et les principes de la social-démocratie. La représentation proportionnelle favorise les petits partis – ceux qui réalisent des scores supérieurs à 5% –, ce qui rend plus difficile d’écrire un récit uniquement fondé sur des valeurs social-démocrates ou de définir une vue d’ensemble des attentes des citoyens et des intérêts de l’État.

Leadership

La social-démocratie ne peut que se reprocher à elle-même son incapacité à changer profondément de projet politique. Si le modèle de la «Troisième voie» a échoué, c’est en partie parce qu’il a été dépassé par le néolibéralisme, mais aussi parce que les formations de gauche n’étaient guère enthousiastes à l’idée de suivre son programme. Dans ses mémoires, Tony Blair établit la liste des nombreux changements à apporter à la sécurité sociale, y compris la réduction de son déficit structurel, mais l’ancien Premier ministre fait observer qu’aucune de ses propositions n’a reçu l’aval du New Labour35. C’est pourquoi il est impératif de faire émerger un leadership incontestable pour donner à la social-démocratie européenne une orientation nouvelle.

Cette orientation nouvelle doit être en phase avec les citoyens, cerner leurs préoccupations et leurs attentes, les intéresser avec des valeurs qui se transforment en principes et en actes politiques. La social-démocratie doit créer une philosophie qui permette à la gauche d’innover et de se rassembler au lieu de laisser son histoire la tirer en arrière. Cette philosophie doit englober l’ensemble de la société, à tous les niveaux, afin que ceux qui sont dans le besoin autant que ceux qui ont l’ambition de réussir soient pris en compte de manière égalitaire. Il faut, de plus, s’interroger sur la définition même des valeurs. Des notions comme « progressisme », « équité », «responsabilisation» et « solidarité », bien qu’elles soient devenues des formules politiques, n’ont pas le même sens pour la social-démocratie et pour la droite populiste. Ce n’est pas parce que cette dernière a adopté certaines d’entre elles qu’elle s’engage à appliquer réellement les principes qu’elles sous-tendent.

Définir l’ « État tremplin »

Comment la social-démocratie définit-elle l’ « État tremplin » dans un contexte de restrictions budgétaires qui se traduit par la réduction des services publics ? La social-démocratie doit-elle accepter cette austérité et promouvoir une politique de croissance qui mettra plus rapidement un terme à l’austérité, menant au remodelage d’un « État tremplin » sur lequel bâtir l’avenir ?

Les nouvelles réglementations financières en matière de régulation des marchés par les États-Unis et l’Union européenne, ainsi que les propositions qui ont été soumises au G20 prendront du temps avant de devenir effectives. Entre-temps, la social-démocratie doit s’adapter pour comprendre l’évolution des marchés et la façon dont les traders imposent leur volonté à des États souverains, les obligeant à adopter des politiques qui ne sont pas dans l’intérêt de leurs populations. Les fonds spéculatifs sont la cause majeure decette situation, alors qu’ils n’ont pratiquement pas été pénalisés par l’effondrement dumarché des prêts hypothécaires. En attendant l’adoption de réglementations au niveau international, la social-démocratie ne peut pas réduire toute seule l’influence des marchés. Elle doit accepter la réduction des déficits comme une nécessité liée à la conjoncture, et tirer les leçons d’une trop grande dépendance à l’emprunt, plutôt qu’à l’impôt, pour maintenir des niveaux de dépense publique élevés. Elle doit plus cibler l’octroi de droits sociaux pour apporter équilibre et mesure à l’ « État tremplin ». Les programmes d’aide sociale ne se limitent pas aux prestations sociales, ils englobent notamment l’éducation, la santé et les services sociaux. Ce ciblage est de la plus grande importance pour aider ceux qui sont dans le besoin et tenter de créer une société relativement homogène et donc stable. Sans un leadership fort, cette entreprise est quasiment impossible ; mais la social-démocratie ne peut pas abandonner le terrain de la finance à la droite populiste. Elle doit accepter le fait que toute économie ait besoin d’équilibre, non pour satisfaire les impératifs des marchés financiers, mais parce que des emprunts excessifs conduisent à la stagnation et au ralentissement de la croissance. Vivre selon ses moyens s’impose dès lors aux individus comme aux États.

Le temps du changement

Lorsqu’elle est dans l’opposition, la social-démocratie ne doit pas se contenter d’espérer gagner l’élection suivante grâce à l’impopularité du gouvernement de droite. Il existe une forme de « conservatisme social- démocrate », qui s’applique notamment au SPD, et qui prétend que la préservation du statu quo et la défense des « acquis de la social-démocratie » sont suffisants pour pouvoir remporter une victoire électorale36. Dans une démocratie, l’électorat tend à changer de gouvernement si celui-ci est devenu impopulaire sans pour autant pleinement adhérer au programme par le principal parti d’opposition. Cependant, si le peuple veut parfois punirson gouvernement sortant, il est primordial qu’il soit favorable aux solutions alternativesportées par l’opposition.

Le modèle de la nouvelle social-démocratie

Si le socialisme des origines a laissé place à un socialisme démocratique, puis à la social-démocratie teintée de libéralisme, certains membres des partis de gauche croient toujours que ce qui n’a pas été achevé dans le passé pourra toujours l’être ultérieurement. Mais cet espoir, quelque peu illusoire, a été trahi par l’adhésion partielle de la social-démocratie au néolibéralisme. Il avait été considéré comme une avancée majeure mais, à cause de la crise financière, ce consensus est aujourd’hui vu comme une erreur d’analyse. Au Royaume-Uni, le New Labour a préconisé un marché flexible et innovant, a réclamé plus d’investissement dans l’éducation, la recherche et les nouvelles technologies et a combattu les parti- sans du protectionnisme en défendant le libre-échange.

Notes

37.

Peter Kellner, The Crisis of Social Democracy, London, Demos, 2010.

+ -

Pour enrayer son déclin, voire éviter sa disparition, la social-démocratie doit se transformer profondément sans renier ses valeurs originelles ni oublier les combats fondateurs. Son programme politique doit proposer une alternative crédible au néolibéralisme et à la droite populiste, qui cherchent à détourner les citoyens de leur soutien traditionnel à l’État providence. Elle doit fixer une ligne claire et cohérente qui reflète les aspirations contemporaines et non celles d’hier. Ses priorités doivent être la croissance durable au profit de l’emploi et de la réduction de la pauvreté ainsi que la promotion d’une société participative et équitable. Ses objectifs doivent être réalisés sous l’impulsion de l’ « État tremplin », qui vise à garantir le maintien d’une cohésion sociale par la réduction des inégalités tout en incitant les individus à travailler, à gagner de l’argent, à réussir économiquement. Mais s’il supprimait toute ambition et tout esprit d’initiative chez lesindividus, cela marquerait son échec37. Sur cette base programmatique, la social-démocratie doit rassembler la gauche et montrer que les principes et les mesures qu’elle prône répondent aux aspirations de son électorat traditionnel et qu’elles s’inscrivent totalement dans la modernité.

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