Internet, politique et coproduction citoyenne
Introduction
Les partis de la coproduction politique
La CooPol
Les Créateurs de Possibles
Les limites respectives des deux sites
Les systèmes de coproduction existants
Le mouvement Open Source
Wikipedia et l’approche Open Content
La normalisation ouverte : W3C et IETF
Quels enseignements tirer de systèmes de coproduction existants ?
Le rassemblement autour d’un projet commun
La légitimité des responsables
La prise en compte des petites contributions
Le filtrage communautaire
La transparence
la simplicité
Un cadre organisationnel léger
Des outils adaptés
Conclusion : ébauche d’une application concrète au domaine de l’entreprise
Quelles règles de fonctionnement ?
Quels instruments pour la coproduction citoyenne ?
Appel à participation
Introduction
L’idée de gouvernance ouverte est une évolution de la pensée démocratique considérant que le travail du gouvernement et de l’administration doit être aussi transparent que possible et permettre une implication forte des citoyens, au-delà de simples élections. Plus spécifiquement, c’est un mouvement qui cherche à mettre en adéquation les pratiques de gouvernance actuelles avec les possibilités nouvellement offertes par les technologies de l’information et de la communication.
http://data.gov/ et http://data.gov.uk/
L’Open Government Brainstorm est une expérience menée par l’équipe du Président Obama pour tenter de recueillir un certain nombre de questions et de préoccupations émanant de tous les citoyens, et discutées entre eux. Si ses résultats ne font pas l’unanimité, c’est néanmoins une expérience intéressante qui a connu un vif succès.
La gouvernance ouverte1 – l’Open Government – se cherche. Plusieurs chantiers ont déjà été lancés pour en définir les modalités. Les États-Unis et le Royaume-Uni2 ont ainsi entamé l’ouverture via Internet des données publiques (“Open Data”), entraînant derrière eux beaucoup d’autres administrations à divers niveaux de responsabilité. De même, le système des concours d’applications citoyennes, permettant aux structures gouvernantes de bénéficier, à moindre coût, de l’ingéniosité d’une vaste communauté de développeurs, se propage rapidement. Les voies de retour donnant aux citoyens la possibilité de signaler immédiatement et efficacement à leurs communes les problèmes qu’ils rencontrent, connaissent également un engouement grandissant. Le Président Obama, après une campagne ayant utilisé magistralement les technologies du Web, a fait de la gouvernance ouverte une des pierres angulaires de son mandat, ouvrant de multiples projets pour mieux impliquer les citoyens dans le fonctionnement de leur pays, à l’image de l’Open Government Brainstorm.3
Ces développements ne sont pas des phénomènes isolés. Ils montrent que le Web permet aujourd’hui à des groupes indépendants, faiblement structurés et sans tutelle institutionnelle, de prendre en charge des pro- jets de grande envergure sans rencontrer de barrières financières ou territoriales. Il était naturel que cette évolution de la société se retrouve au niveau politique. Nous n’en sommes cependant qu’aux balbutiements de cette transformation et beaucoup reste à faire pour évoluer vers une réelle coproduction citoyenne.
Qu’entendons-nous par “coproduction citoyenne”? Il s’agit d’un service ou d’un contenu utile à la Cité et produit par les citoyens, qu’ils travaillent entre eux ou en lien direct avec une administration. Certaines formes de coproduction citoyenne, notamment associatives, existent depuis longtemps hors du Web et sont bien ancrées dans le tissu social. Mais l’ampleur de l’action, la simplicité de coordination des travaux et la capacité de diffusion qu’autorise Internet, rendent possible des coproductions d’un genre nouveau. Les processus de fabrication de l’information et de la norme politique peuvent aujourd’hui couvrir des usages précédemment hors d’atteinte, parce que limités par la nécessité de présence, la distance, ou le coût de la communication à grande échelle.
Un service comme Nos Députés4 de l’association Regards Citoyens5, qui informe sur le travail des députés français (interventions, commissions, votes et présence), aurait auparavant nécessité un lourd travail manuel, et n’aurait été diffusé qu’à un nombre restreint de personnes. Aujourd’hui, ce service est numérisé et accessible à tous. Ce site étant le fruit du travail d’une petite communauté de citoyens passionnés, il s’agit bien là d’une coproduction citoyenne.
Mais ce type de réalisation n’est qu’un premier pas. Les projets existants en matière politique restent le plus souvent unidirectionnels plutôt que coopératifs : ils rendent simplement accessible une information cachée ou mal diffusée. Dans la mesure où ce travail de diffusion de données nécessite une connaissance relativement avancée des technologies du Web, il reste bien souvent limité.
Loin de la politique, il existe cependant des projets coproductifs fonctionnant sur Internet, qui ont fait leurs preuves. Wikipedia est un exemple parmi d’autres. Ces projets nous donnent des indices sur la manière de libérer les énergies de la coproduction citoyenne. Une telle ambition ne se réalisera qu’à condition d’imaginer de nouveaux moyens, pour permettre à des groupes de citoyens de collaborer entre eux et de devenir de réelles forces de proposition politique, capables de produire des textes complexes et structurés, allant jusqu’à la rédaction de propositions de loi.
Nous nous concentrerons ici sur l’aspect organisationnel de la coopération entre citoyens via Internet et non sur les technologies utilisées pour fournir des services citoyens. Nous traiterons dans un premier temps du fonctionnement et des limites des projets Web de coproduction citoyenne portés par deux partis politiques français, le Parti Socialiste et l’UMP. Nous nous intéresserons ensuite aux moyens de coproduction qui fonctionnent aujourd’hui avec succès, afin d’en tirer quelques enseignements et d’élaborer des propositions.
Les partis de la coproduction politique
Les militants inactifs paient une cotisation sans participer aux actions de terrain.
Il faut toutefois noter, que dans le paysage politique français, un nouveau parti se développe autour d’idées tirées de la gouvernance ouverte et de la coproduction citoyenne : Europe Écologie.
Les partis politiques sont les instances traditionnelles de l’organisation de la vie démocratique. Ils ont notamment pour fonction de coordonner l’action politique sur une zone géographique étendue, en rendant possible la communication entre plusieurs milliers de militants et en s’adressant à plusieurs millions d’électeurs.
Ce rôle est aujourd’hui en train d’évoluer du fait de la généralisation progressive des outils sociaux fonctionnant via Internet, depuis les listes de diffusion électronique, dans les années 1970, jusqu’à Twitter aujourd’hui. Levant nombre d’obstacles à la communication et à la coordination, ils peuvent concurrencer comme servir les mouvements politiques.
S’il n’y a pas lieu de parler de disparition des partis politiques – ne serait-ce que du fait de leurs capacités logistiques de campagne – ces nouvelles pratiques constituent des modalités de proposition et d’action politique inédites et pourraient par là conduire à la réorganisation de la vie démocratique. Il s’agit de distinguer, parmi les changements attendus, ceux qui sont appelés à s’opérer à l’intérieur des partis de ceux qui trouveront plus facilement leur place indépendamment de ceux-ci. Les nouveaux outils participatifs permettent ainsi la création de groupes dont l’intérêt pour la politique est réel mais dont la participation à la vie politique traditionnelle demeure largement latente. Leur développement induit deux effets principaux sur la vie politique.
Si ces outils suppriment le contrôle des partis sur la communication et la coopération politique, entendu au sens général, ils facilitent celles-ci au sein même des structures partisanes existantes. Les partis y trouvent les moyens de mobiliser bien plus efficacement le grand nombre de leurs sympathisants et de leurs militants inactifs.6 A cet égard, Internet a joué un rôle majeur dans la victoire de Barack Obama aux dernières présidentielles américaines. Cet exemple reste toutefois une exception et les outils utilisés par les partis méritent encore d’être perfectionnés.
Le Web a un deuxième effet sur la vie politique : il permet d’attirer un public qui se méfie de l’alignement idéologique, réel ou perçu, qui peut caractériser le militantisme partisan. En effet, la coproduction citoyenne se donne pour seul objectif le rassemblement des individus autour d’un seul et même sujet et non l’adhésion à une vision globale de la société. Le coût de création et de coordination d’un groupe sur le Web est d’ailleurs tellement faible qu’il est possible de mettre sur pied une myriade de structures traitant de sujets extrêmement précis et dont le faisceau de proposition est extrêmement étroit. Cette souplesse permet d’atteindre un plus grand nombre de citoyens, qui peuvent désormais se mobiliser sans se convertir à une doctrine partisane. L’alignement idéologique, qui constitue pour certains une barrière à l’action au sein d’un mouvement, cesse dès lors d’être un problème. S’il peut être tentant de voir dans ces nouvelles tendances un délitement du tissu politique tel que nous l’avons jusqu’à présent connu, on peut considérer qu’il s’agit d’une nouvelle forme d’engagement citoyen, auquel il faut donner des moyens de développer une véritable force de proposition.
Il existe dans le paysage politique français plusieurs sites, principalement créés par les partis politiques, qui s’appliquent à explorer le territoire nouveau du Web et à investir l’espace des pratiques politiques à venir de la “Génération 2.0”.
Ces sites comportent généralement deux dimensions. Ils proposent d’une part un réseau social, constitué autour d’un parti ou d’une famille politique et l’assortissent d’un espace où les «citoyens» peuvent for- muler des propositions ouvertes sur les sujets de leurs choix. Plutôt que de passer en revue l’ensemble de ces plateformes, nous nous limiterons à l’analyse de deux sites représentatifs : La CooPol (ou “Coopérative Politique”) et Les Créateurs de Possibles7, que nous nommerons ci-après “CDP”8. Il est trop tôt pour en analyser le fonctionnement qui s’affine encore, mais il sera utile à qui s’intéresse à ce sujet de se tenir au courant des évolutions de ce projet. Un rapide survol nous permettra d’aborder leur fonctionnement, leurs atouts respectifs, et les points qu’ils doivent améliorer pour développer la coproduction citoyenne.
La CooPol
L’objectif de la CooPol est simple : offrir à “tous ceux qui veulent débattre et agir à gauche” un réseau social, ainsi qu’“une nouvelle génération d’outils d’organisation et de mobilisation politiques pour échanger en ligne et agir sur le terrain.”
Le site compte différents niveaux d’accès à l’information. Si l’inscription est ouverte à tous, militants du Parti Socialiste et simples sympathisants n’ont pas accès au même contenu. Les fonctions disponibles à tous en font un site social classique : amis (ou “coopains”), groupes, fil d’information sur ses amis, messages, blog, évènements. Il est même possible de rejoindre des sections virtuelles du PS. Les militants et sympathisants y trouvent des moyens performants d’auto-organisation, qui rendent plus flexible la logistique de campagne. La Coopol facilite par ailleurs les contributions de militants moins engagés.
Cependant, les fonctions les plus innovantes du site ne sont, pour la plupart, accessibles qu’aux militants. Par exemple, durant les régionales de 2010, le fichier des abstentionnistes a été cartographié pour permettre aux membres du PS de déterminer les zones géographiques où ils devaient déployer leur action et convaincre un maximum d’électeurs de se déplacer. Ce projet et demeuré entre les mains des militants. Ainsi, bien que la page d’accueil mentionne la coproduction, l’outillage afférent proposé n’en est encore qu’à ses débuts et devra évoluer avant de per- mettre une collaboration sur l’élaboration de propositions complexes.
La CooPol, dans son état actuel, est pour le moment peut-être mal nommée. Elle ne constitue pas tant une coopérative politique, au sens d’un organisme coopératif produisant des solutions, qu’un élément de modernisation du Parti Socialiste. La Coopol permet surtout d’aider militants et sympathisants à se coordonner pour rendre la logistique de campagne plus flexible et la doter de meilleurs moyens d’organisation.
Cette évolution des partis n’est pas concurrente à l’idée d’une coproduction citoyenne mais peut au contraire se révéler son complément en période de campagne.
Les Créateurs de Possibles
Les systèmes 3-1-1 sont au départ des numéros de téléphone en Amérique du Nord permettant aux citoyens de signaler des problèmes non-urgents (route endommagée, abribus abimé, etc.), comme le plus célèbre 9-1-1 qui est le numéro des urgences. Open311 est un projet visant à développer cette plateforme pour Inter- net afin de permettre à tout programmeur de créer des applications citoyennes aidant au 3-1-1. Il est soutenu par Vivek Kundra, le Chief Information Officer américain.
Les Créateurs de Possibles est un site édité par l’Union pour un Mouvement Populaire (UMP), qui se présente comme “un réseau citoyen” permettant à chacun de “passer à l’action”, sans que soit requise, en théorie, une quelconque affiliation politique. A l’instar de la Coopol, il propose les fonctions classiques des sites sociaux : amis, messages, ou encore organisation d’évènements.
Une application majeure régit le site : les «initiatives», qui permettent de rédiger une proposition politique. Chacune d’elles se compose d’un titre, d’une photo ou d’une vidéo et d’un texte de 600 caractères maximum. Une fois l’initiative créée, il est possible d’y inviter ses contacts personnels ou d’autres membres des CDP, qui peuvent la rejoindre ou témoigner de son utilité. Une option permet par ailleurs d’« envoyer une lettre à un responsable politique » pour lui expliquer l’importance de la proposition. Divers outils sont enfin disponibles pour organiser la vie de l’initiative en dehors du site : ils permettent notamment de mettre sur pied des des porte-à-porte, des diffusions de tracts, des séries d’appels téléphoniques, ou encore des réunions autour du sujet traité dans la proposition.
Deux aspects du site et de l’application «initiatives» posent cependant problème. La nature du lien avec l’UMP est floue : il est difficile de savoir si les “citoyens en action” qui sont à l’origine des initiatives sont appelés à être proches de l’UMP. Cette confusion tend à limiter à la fois les contributions émanant de participants ne souhaitant pas être affiliés à ce parti, mais également celles des sympathisants de l’UMP, qui ignorent l’orientation qu’ils doivent donner à leurs propositions. D’autre part, les limitations strictes de contenu imposées par le format des initiatives – 600 signes correspondant à un bref paragraphe – empêchent l’élaboration de propositions complexes. Une fois le texte rédigé, il est par ailleurs impossible, même pour son initiateur, de le modifier. Ceci exclut toute possibilité de faire évoluer l’initiative en fonction des réactions d’autres utilisateurs et les dissuadent donc de débattre.
Si le principe des « initiatives » n’est pas nécessairement mauvais, leur forme gagnerait à évoluer. Elles pourraient ainsi se détacher de toute dimension partisane et s’inscrire, par exemple, dans un contexte local ou à l’échelon territorial le plus réduit. Un tel outil permettrait ainsi de faire remonter des doléances municipales, par le biais d’un service de type Open311.9
Les limites respectives des deux sites
Comme l’explique le spécialiste des effets sociaux et économiques de l’Internet Clay Shirky dans Here Comes Everybody, “les outils sociaux ne créent pas l’action collective – ils ne font qu’éliminer les obstacles qui l’empêchent” (“Social tools don’t create collective action – they merely remove the obstacles to it.”). Si aucune des offres existantes n’a libéré la coproduction citoyenne, c’est donc qu’elles n’ont pas su éliminer ces obstacles. En effet, pour qu’un appareil social fonctionne, il faut qu’il fasse ses preuves dans deux domaines :
Le contrat
L’utilisateur opère un arbitrage rationnel, avant de choisir le ou les sites, auxquels il va sacrifier une part de son temps. Il doit donc pouvoir établir clairement ce à quoi le service et lui-même s’engagent mutuellement, et les bénéfices qu’ils tireront respectivement de cette interaction.
La réussite du contrat implique ainsi que l’utilisateur obtienne une gra- tification en échange de son engagement, et qu’il ait la certitude que ses contributions ne seront pas utilisées à des fins qu’il ne cautionne pas. Ce dernier doit enfin avoir la conviction qu’il ne sera pas le seul à participer au projet, ce qui, à ses yeux, priverait le site de toute dimension sociale.
Dans le cas des Créateurs de Possibles, le contrat n’est pas très clair. Un utilisateur désireux d’apporter sa contribution au site, mais ne se reconnaissant pas dans l’UMP, se montrera méfiant, craignant une récupération abusive de ses interventions. Si le contrat proposé par la Coopol est plus lisible, le site affiche ses liens forts avec le Parti Socialiste et peut donc rebuter les citoyens souhaitant se tenir à l’écart du militantisme. Dans les deux cas, l’espace laissé aux contributions originales de citoyens indépendants est trop rare.
L’outillage
Il s’agit de l’ensemble des moyens techniques permettant à la communauté de se coordonner. Un outillage performant est censé offrir une certaine facilité d’utilisation, en comparaison avec les autres outils permettant d’accomplir la même tâche. En d’autres termes, il doit permettre des actions précédemment impossibles ou simplifier des actions possibles.
En matière d’outillage, les projets du PS et de l’UMP ont été essentiellement bâtis sur le modèle des réseaux sociaux, qui apporté la preuve de leur grande capacité mobilisatrice. Mais ces sites ne permettent pas, en leurs états actuels, de faire émerger une véritable coproduction citoyenne, leur outillage étant trop restrictif. Pourtant, les systèmes de coproduction réussis existent. Leur analyse permettra d’y déceler les éléments qui pourraient s’appliquer au domaine politique.
Les systèmes de coproduction existants
Au cours de ces dernières décennies, plusieurs systèmes de coproduction, hors de la sphère politique, se sont développés dans le sillage de la démocratisation progressive d’Internet. Ces systèmes ont en commun leur ouverture, laquelle se retrouve dans leurs noms : “Open Source”, “Open Content”, “Open Standards”. Leur fonctionnement étant propre à chacun d’eux, nous analyserons séparément les trois premiers afin d’essayer d’en extraire les aspects essentiels, tout en laissant délibérément de côté l’“Open Data” et “Open Government”, systèmes plus récents qui émergent progressivement.
Le mouvement Open Source
Le code source est l’ensemble des instructions écrites dans un langage de programmation, compréhensibles par le développeur, et permettant de créer un programme fonctionnant sur un ordinateur.
Le label “Open Source” est attribué aux logiciels dont la licence d’utilisation répond à un nombre de critères bien spécifiques. Parmi ces critères figurent l’accès libre au code source10, la redistribution libre et le droit de modification qui autorise la production de versions dérivées du logiciel. Nous nous intéresserons ici non aux logiciels “Open Source” eux-mêmes mais à leur processus de production.
Même si l’appellation Open Source ne contraint en rien ce processus, qui peut considérablement varier d’un logiciel à l’autre, il est néanmoins possible de décrire succinctement le fonctionnement d’un projet Open Source relativement caractéristique. A l’origine du projet, un programmeur produit une première version d’un logiciel, puis en publie le code source au bénéfice de tous. Si son projet suscite l’intérêt d’autres informaticiens, ils le rejoindront dans le but de faire évoluer ce logiciel. Cette communauté s’organise généralement autour de deux outils principaux : d’une part, une liste de discussion par email permettant au groupe de coordonner ses actions et de résoudre les problèmes rencontrés lors du développement; d’autre part, un serveur sur lequel réside le code source et qui permet à chaque participant de le modifier progressivement et de façon cohérente.
En général, les communautés de programmeurs sont peu hiérarchisées, même lorsqu’elles œuvrent à des projets de grande envergure. Leurs membres travaillent le plus souvent sur un pied d’égalité, une voix prépondérante étant cependant accordée à l’initiateur du projet. On parle dans ce cas de “dictateur bienveillant”.
Le contrat tacite est simple: chacun améliore un produit à l’usage de tous, et la licence garantit que nul ne pourra se l’approprier en privant les autres participants de leurs contributions. En plus de la contrepartie d’obtenir un meilleur programme pour soi comme pour les autres, chaque développeur bénéficie de l’opportunité d’asseoir sa réputation et d’apprendre de nouvelles techniques au travers des échanges qui rythment le projet. Ce contrat et ces avantages sont aujourd’hui si bien ancrés dans la culture informatique que la plupart des programmeurs contribuent aux projets Open Source le plus naturellement du monde.
La transposition des procédés classiques de l’Open Source à la coproduction citoyenne est-elle possible ? Que faut-il en retenir ? Si l’outillage technique est trop spécifique au développement de logiciels pour pou- voir être utilisé tel quel dans un cadre politique, les principes du contrat unissant les contributeurs n’en sont pas moins intéressants. La garantie de propriété collective des contributions individuelles ainsi que la pleine liberté de transformation et de retransmission de l’oeuvre commune sont autant de règles à conserver pour la coproduction citoyenne.
Wikipedia et l’approche Open Content
L’utilisateur novice qui navigue sur Wikipedia pourrait s’imaginer que les articles qu’il consulte constituent la majeure partie du site et qu’en cliquant sur “modifier”, il accède au niveau le plus avancé et le plus pro- fond du système. Ces impressions sont fausses. L’essentiel de la matière de Wikipedia se trouve en réalité dans les pages administratives, qui soutiennent la création de contenu, en particulier dans les pages qui servent aux contributeurs à discuter entre eux des articles.
Comment fonctionne ce système? La rédaction d’articles Wikipedia obéit à une procédure subtile de consensus à plusieurs niveaux. Au niveau le plus simple, après qu’un contributeur a créé son article, d’autres viennent l’enrichir et le corriger progressivement, sans qu’aucune coordination entre les différentes interventions soit nécessaire. Ce cas de figure correspond au consensus implicite : le silence et l’inaction des autres utilisateurs vaut consentement et l’article demeure tel quel.
Lorsque deux rédacteurs, ou davantage, s’opposent concernant le contenu d’un article, il leur appartient de résoudre leur désaccord en utilisant une page de discussion prévue à cet effet. Si la négociation est libre, un ensemble de règles et de recommandations doit les aider à parvenir à un accord. L’ensemble de ces normes, qu’il s’agisse de simple étiquette (ou “Wikiquette”), ou de principes fondamentaux, serait trop long à détailler ici. Comme le contenu du site, elles sont d’ailleurs en constante évolution. Deux valeurs sont néanmoins invoqués plus fréquemment que les autres : l’adoption d’un point de vue neutre, qui implique une rédaction juste, proportionnée et non biaisée, et la vérifiabilité de l’in- formation fournie. Sur cette base, beaucoup de désaccords sont réglés directement par les parties concernées.
Il est important de noter que ces discussions se déroulent et sont archivées publiquement. Tout nouvel arrivant peut ainsi comprendre le processus qui a conduit au consensus autour de chaque article. Le principe de transparence s’applique ainsi tant au produit qu’à la production. Cette traçabilité du résultat permet de remonter le chemin qui a conduit l’article à son état final et de déceler des erreurs factuelles. L’historique des discussions évite par ailleurs leur répétition stérile.
Dans le cas où les éditeurs ne parviennent pas à s’entendre, ils dispo- sent de plusieurs moyens. Dans un premier temps, ils peuvent ouvrir la discussion. Il est ainsi courant, en cas de litige, d’impliquer un tiers ou un comité de tiers communément accepté comme neutre, qui serviront de médiateurs. La discussion peut également s’ouvrir à une plus large participation communautaire, afin de bénéficier d’autres points de vue. En dernier recours, si toutes les tentatives de conciliation ont échoué, il est possible d’avoir recours au Comité d’Arbitrage qui tranchera définitivement. Le comité est composé d’un petit nombre d’utilisateurs reconnus pour leur expérience et leur objectivité. Ce type de recours reste cependant exceptionnel – s’il était fréquent, le système se trouverait en faillite.
Le projet Wikipedia peut donc être perçu comme une vaste administration participative capable par consensus de produire un contenu souvent complexe et de qualité. Il n’est pas étonnant que les communautés s’intéressant à la gouvernance ouverte y fassent régulièrement référence. Il constitue un modèle du genre dont il convient de s’inspirer pour imaginer la coproduction citoyenne.
Avant de transposer Wikipedia à la politique, il convient toutefois de remarquer qu’il permet uniquement la création de contenus encyclopédiques qui, à la différence des discussions citoyennes, demeurent largement descriptifs. On peut légitimement se demander si son fonctionnement s’appliquerait à la création de solutions politiques devant aboutir sur des décisions concrètes et détaillées, ou à la production de normes publiques pouvant aller jusqu’à la proposition de loi.
En effet, il est plus simple de décrire que d’élaborer des solutions concrètes. Les deux valeurs cardinales qui fondent le consensus de Wikipedia, la neutralité du point de vue et la vérifiabilité de l’information, s’appliquent difficilement au domaine politique. Si l’on peut imaginer une coopération politique via Internet sans partis, l’absence de « parti pris » est quant à elle plus difficile à concevoir. La neutralité est difficile à imaginer dès lors qu’il s’agit d’élaborer des solutions et de s’attaquer à des problèmes impliquant des intérêts et des points de vue divergents. Par ailleurs, s’il est nécessaire d’apporter une solution à un problème donné, il est rarement possible de pouvoir vérifier a priori sa validité pratique.
Sans perdre de vue les avantages réels du modèle Wikipedia, nous analyserons donc un troisième système de production coopérative dont le but – bâtir un consensus autour d’une solution nouvelle à un problème collectivement constaté – est plus proche du domaine politique : la normalisation ouverte.
La normalisation ouverte : W3C et IETF
Un protocole est un ensemble de règles qui régissent l’interaction entre plusieurs programmes. Par exemple le protocole HTTP permet à un navigateur de dire à un serveur « Donne-moi tel document » ce à quoi ce dernier pourra répondre « Oui, le voici » ou « Désolé, il n’existe pas ».
Une spécification est un document contenant une description complète, concise, et dénuée d’ambigüité de la norme.
L’objet de la normalisation est de pallier l’absence de convention dans un domaine d’activité humaine, notamment technologique. Cette absence peut en effet créer plus de problèmes qu’il n’y a d’avantages à laisser chacun libre de suivre ses propres conventions. La normalisation, au sein d’un groupe, est donc le processus par lequel chacun de ses membres aligneront leurs pratiques. Si la normalisation ne se limite pas aux TICs, nous traiterons ici d’organismes de normalisation agissant dans les domaines technologiques car ils ont mis en place les procédés qui nous intéressent.
Ces procédés permettent aux acteurs de consolider leurs innovations et d’assurer la stabilité nécessaire à la création d’un écosystème.
La normalisation est un vaste domaine : il existe des normes pour presque tout, utilisées presque partout, et rares sont les sujets ou les activités qui ne soient traités par un organisme de normalisation. S’ils ont en commun de produire des documents souvent complexes, techniques, et précis, les organismes de normalisation se révèlent extrêmement variés dans leurs modes de fonctionnement. On distingue ainsi les organismes publics, nationaux ou issus de traités internationaux, des groupements privés de sociétés ou de personnes; d’aucuns obéissent à des valeurs spécifiques qu’ils entendent mettre en œuvre à travers leur production, d’autres acceptent de révéler tout ce que leurs membres décident de publier; d’aucuns travaillent à la lumière du jour, d’autres dans le plus grand secret ; d’aucuns prennent leurs décisions par voie électorale, d’autres par consensus, d’autres encore ont des niveaux de participation prédéfinis pour diverses classes de membres et réservent à un bureau dirigeant le pouvoir de décision.
Faute d’espace et par souci de clarté, nous ne traiterons pas ici de tous les types d’organismes de normalisation mais uniquement des méthodes déployées dans le cadre de la normalisation “ouverte”. La normalisation est dite ouverte quand elle répond à certains critères de participation libre, accessible à tous, de gratuité et de mise à disposition des normes produites. Elle a pour principal objectif l’intervention d’une vaste communauté de participants, travaillant en public, et résolvant leurs désaccords par voie de consensus. Afin de mettre en lumière les méthodes de fonctionnement de la normalisation ouverte, nous fonderons notre analyse sur l’exemple de deux organismes aux propriétés différentes : l’IETF et le W3C.
IETF (Internet Engineering Task Force)
L’IETF11 travaille sur les différents standards propres au réseau Internet, comme par exemple le protocole TCP/IP12, qui sous-tend les communications du réseau. Cet organisme œuvre également à l’élaboration des normes qui, rassemblées, régissent le fonctionnement de l’email, ou encore le HTTP qui permet la transmission des données sur le Web, et bien d’autres technologies moins connues du grand public.
L’IETF est intégralement composée de volontaires, dont le travail est parfois financé par leurs employeurs. Fondé en 1986 sous l’égide du gouvernement américain, dont il s’est aujourd’hui affranchi, il compte parmi les différentes branches de l’Internet Society, organisation indépendante à but non-lucratif qui cherche à promouvoir le développement de l’Internet sous toutes ses formes et gère l’Internet Governance Forum.
W3C (World Wide Web Consortium)
Le W3C13 travaille quant à lui à définir les normes propres au Web, tel HTML, le langage principal des pages ou encore HTTP, le protocole qui permet aux navigateurs d’obtenir les informations désirées, et bien d’autres technologies (CSS, SVG, PNG, DOM, XML, etc.) utilisées à chaque instant par plusieurs milliards de personnes, le plus souvent à leur insu. Son mode de fonctionnement offre lui aussi un bon exemple de coproduction réussie.
A la différence de l’IETF, le W3C se compose surtout de membres payants, pour la plupart des sociétés privées, qui partagent l’orientation de l’organisme avec son directeur (aujourd’hui Tim Berners-Lee, inventeur du Web). Leurs cotisations servent à financer une équipe de professionnels de la normalisation qui aident les groupes de travail de l’organisme à produire des documents de meilleure qualité, si possible relativement rapidement. A ces membres payants se joignent un grand nombre de volontaires, les principaux groupes actifs de l’organisme étant aujourd’hui ouverts au public.
Ce partenariat entre industriels et communauté de volontaires est rendu possible par le partage d’intérêts bien compris. Les industriels bénéficient de l’expérience partagée d’un grand nombre de participants, qui décèlent et corrigent les imperfections des normes en développement et trouvent des solutions aux problèmes qu’ils rencontrent. La communauté, quant à elle, sait que son travail produira, à terme, des normes adaptées aux valeurs d’ouverture du W3C : accessibilité à tous indépendamment du handicap, gratuité des technologies, fonctionnement dans toutes les langues et pour toutes les cultures, ou encore indépendance vis-à-vis de tout éditeur logiciel particulier ou de toute plateforme spécifique.
Comment la normalisation ouverte fonctionne-t-elle ?
Le processus de création des normes au sein des deux organismes pré- sente un intérêt pour comprendre le fonctionnement de la coproduction assistée par Internet.
Dans les grandes lignes, la procédure de création d’une norme est relativement simple. Le premier jet d’une « spécification »14 est rédigé, puis ses problèmes sont mis en lumière par la communauté, leur résolution menant à la rédaction d’une nouvelle version. Ce processus se répète jusqu’à l’obtention d’une spécification dont les fonctions et la qualité font consensus.
Dans la pratique, comme l’explique clairement le document décrivant l’organisation de la normalisation à l’IETF (The Internet Standards Process)15, ce processus est rendu complexe par :
- la difficulté de création de spécifications de haute qualité technique ;
- la nécessité de prendre en compte les intérêts de toutes les parties concernées ;
- l’importance d’établir un vaste consensus au sein de la communauté ;
- la difficulté à évaluer l’utilité d’une spécification pour la communauté Internet.
Le travail peut s’organiser de différentes manières: soit un groupe de travail spécifique à ce problème est créé, soit un groupe suffisamment proche existe et voit sa portée étendue. Une liste de discussion par email ouverte au public est créée, ainsi qu’un espace de publication, sur lequel le groupe pourra mettre en ligne ses brouillons, sa spécification finale, ainsi que tout autre document qu’il jugera utile de publier.
Comment se distribue le pouvoir en normalisation ouverte ?
Si tous les participants sont égaux, leur travail se structure généralement autour de certaines figures, qui permettent une meilleure organisation du travail :
• Le représentant de l’organisme (Team Contact). Si cette fonction n’est pas attribuée dans tous les organismes de normalisation ouverte, ses contributions sont très appréciées. Il s’agit d’une personne mandatée par l’organisme hôte du groupe. Le Team Contact est chargée de vérifier que le travail se déroule selon les règles de fonctionnement et de fournir un soutien technique et logistique.
• L’éditeur rédige la spécification selon le consensus du groupe. Une fois résolus l’ensemble des points de débat, il construit le document, en se fondant le plus souvent sur les propositions d’un certain nombre de participants, et veille à maintenir son intégrité. Cette fonction se révèle d’une grande utilité : plutôt que de laisser tous les participants modifier directement le document, la présence d’un éditeur permet généralement de garantir une plus grande cohérence dans la rédaction. Cette organisation du travail peut sembler s’opposer à celle qui a cours en “open content”, par exemple dans la fabrication du contenu Wikipedia. Dans la pratique, cette différence est mineure. En effet, si un article Wikipedia peut compter plusieurs centaines de contributeurs, la plupart du temps, la majorité du travail est effectuée par un petit nombre d’intervenants.
• Le médiateur/animateur/directeur du groupe (Chair) anime les débats, coordonne l’agenda, applique les règles de fonctionnement, et s’assure par tous les moyens de l’élaboration d’un consensus au sein du groupe. Il ne dispose d’aucun pouvoir particulier lui permettant de forcer les participants à agir dans une direction donnée et son influence sur les décisions n’est pas plus importante que celle d’un autre participant. Il joue le rôle de l’autorité morale respectée de tous, du primus inter pares, premier parmi ses pairs, qui coordonne l’action collective. Dans un groupe bien rodé, il arrive souvent qu’on ne le différencie des autres membres que lors de ses interventions administratives.
Rien n’empêche les personnes endossant ces différents rôles d’exprimer de fortes opinions sur les sujets traités, mais ils doivent prendre de la hauteur en temps voulu pour faire avancer le consensus.
• Le public peut intervenir à tout moment. Les débats étant ouverts à tous, il est courant que les membres du groupe et ceux du public échangent directement sans que s’opèrent entre eux la moindre distinction. L’éditeur tient à jour en permanence le brouillon de la spécification, et le groupe publie à intervalles réguliers de nouvelles versions de travail. Ces publications permettent au groupe de signaler qu’il a progressé dans sa réflexion, et de solliciter des commentaires spécifiques de la part du public. Il arrive souvent que le groupe demande à d’autres groupes dans d’autres domaines de fournir leurs commentaires et d’assister au développement de certains aspects d’une norme, les compétences des groupes se chevauchant régulièrement.
L’élaboration du consensus en normalisation ouverte
Ce processus itératif aboutit à la création d’un document qui reflète le consensus du groupe et de sa communauté. Pour autant, le travail ne s’arrête pas là : il faut encore s’assurer que la spécification peut effectivement être utilisée et déployée dans la pratique. Une phase de test est alors amorcée. Elle doit apporter la preuve que plusieurs personnes travaillant indépendamment peuvent, sans l’aide du groupe, appliquer la solution de façon cohérente et similaire. Cette dernière étape franchie, un nouveau standard est né.
La norme est le fruit d’un accord autour d’une solution conventionnelle entre des acteurs que parfois tout oppose. Parmi les participants, peuvent ainsi coexister les fournisseurs de solutions pour un même domaine, susceptibles de se livrer à une concurrence acharnée. Certains membres ont au contraire des besoins opposés : les fournisseurs souhaiteront produire à moindre coût, tandis que certains groupes d’utilisateurs attendront de la norme des fonctions spécifiques. A cet égard, l’ouverture de la normalisation joue un rôle conciliateur. En effet, lorsque le processus de création est ouvert, le champ de discussion intègre une plus ample communauté, qui agit naturellement en faveur du consensus. Par ailleurs, des experts indépendants, des utilisateurs éclairés peuvent intervenir et aider à résoudre les oppositions. Ainsi, l’ouverture améliore considérablement les chances de consensus.
Le monde de la normalisation ouverte reste cependant imparfait. Ses modalités évoluent d’ailleurs régulièrement pour en améliorer les processus de création. Par ailleurs, il n’est pas intégralement transposable à la coproduction citoyenne. S’ils permettent d’aboutir à des décisions consensuelles dans un cadre réellement ouvert, les organismes de normalisation se révèlent souvent difficiles d’accès. Leurs processus, qu’ils soient formellement codifiés ou issus de la lente accrétion de codes culturels informels, sont fréquemment perçus comme opaques par les nouveaux arrivants. Cette complexité peut rebuter le novice. En outre, elle peut avoir pour effet de donner un avantage indu aux participants expérimentés, en leur permettant de prendre l’ascendant au moyen d’argumentations plus formelles qu’utiles. Le contrôle de ces interventions inopinées prenant du temps, le travail du groupe s’en trouve ralenti.
Quels enseignements tirer de systèmes de coproduction existants ?
Quels enseignements tirer de systèmes de coproduction existants ?
Les exemples précédents montrent que les systèmes de coproduction ouverte fonctionnent. Qu’il s’agisse de création de logiciels universellement utilisés, de la meilleure source encyclopédique disponible, ou de normes régissant l’infrastructure des technologies de l’Internet, ces procédés ont fait leurs preuves. Ce chapitre vise à dégager les raisons de leur succès et d’en tirer les enseignements utiles à l’élaboration d’un système viable de coproduction citoyenne.
Le rassemblement autour d’un projet commun
Ces systèmes nous apprennent tout d’abord que l’élément fondamental de la coproduction n’est pas le lien affinitaire, mais l’adhésion à un projet. Les réseaux sociaux se construisent sur la base de listes d’“amis”, qu’elles soient réciproques (Facebook) ou unidirectionnelles (Twitter). Si ces derniers peuvent, en fournissant un véhicule à la dissémination d’information et à la communication, favoriser la coordination des actions des partis et de la société civile bien plus efficace qu’auparavant, ils ne semblent pas adaptés à la coproduction : aucun réseau social n’a réalisé de coproduction d’envergure. Il apparaît au contraire que les systèmes de coproduction réussis sont éloignés par leur fonctionnement des réseaux sociaux. Ils se structurent davantage autour de projets (un composant logiciel, un article sur un sujet donné, une norme pour un domaine particulier) auxquels des volontaires vont décider de contribuer. Si, durant l’élaboration d’une proposition, il est fort probable que des liens se tissent entre participants, ceux-ci ne sont en rien nécessaires à son bon fonctionnement. Il n’est d’ailleurs pas rare que des collaborateurs ne se connaissent pas entre eux ou même qu’ils entretiennent de mauvaises relations en dehors du projet, sans pour autant que cela nuise à sa réussite.
La légitimité des responsables
Un deuxième enseignement tient au mode de désignation des responsables. Les quelques membres de la communauté qui se voient confier un pouvoir tirent leur légitimité de leurs contributions. Qu’il s’agisse de modérer une discussion ou de trancher une dispute dont la durée menace l’émergence d’une solution, les personnes investies par le groupe de la responsabilité de sa bonne marche doivent être issues d’une méritocratie de participation reconnue de tous. Si ces responsables se révèlent partiaux ou incompétents, le groupe doit pouvoir les remplacer rapidement.
La prise en compte des petites contributions
La possibilité d’apporter au projet de “petites contributions” est essentielle. Les projets coproductifs fonctionnent souvent grâce au travail d’un nombre restreint de participants très actifs. Néanmoins, un volume important du travail est réalisé par le grand nombre. Les contributions de la majorité des participants, prises individuellement paraissent modestes et isolées (allant jusqu’à la simple correction de quelques fautes d’orthographe). Mais lorsqu’elles sont agrégées, elles représentent une participation majeure au projet. Cette ouverture à la contribution participe de la légitimité de la solution éventuellement adoptée.
Le filtrage communautaire
En cas de nécessité, les communautés de contributeurs sont capables de mettre en place leur propre filtrage. Un projet rendu public attire inévitablement un certain nombre d’intervenants indésirables, qui nuisent volontairement au processus. L’expérience montre que les communautés sont à même lutter contre ses intrusions, soit en raisonnant les fauteurs de trouble, soit en les excluant des outils utilisés.
La transparence
Il est nécessaire que les contenus sont publics, le processus transparent et les discussions archivées. Pris ensemble, ces aspects permettent d’attirer de nouveaux contributeurs, de légitimer le fonctionnement du système, et de retracer l’évolution du consensus, autant d’éléments constitutifs de la confiance qu’ont les participants dans le système de coproduction. Pour reprendre Clay Shirky répondant à Juvénal, ce type d’approche s’attaque à “une des questions les plus fondamentales de la philosophie politique : Qui garde les gardiens eux-mêmes ? La réponse est : tout le monde.”
la simplicité
Tout projet de coproduction doit par ailleurs se fonder sur une éthique claire et cohérente. En Open Source, si chaque projet construit progressivement sa propre culture, il est entendu au départ que la production répondra aux exigences du logiciel libre. Au sein de Wikipedia, toute contribution est estimée à l’aulne de sa neutralité et de sa vérifiabilité. Quant aux groupes du W3C, ils répondent systématiquement aux impératifs d’accessibilité et d’internationalisation. Ces valeurs constituent un socle partagé, grâce auquel la communauté se développe et parvient au consensus. Elles favorisent également la mise en place d’une étiquette guidant les interactions entre des participants qui, souvent, ne se connaissent pas.
Un cadre organisationnel léger
L’organisation de chaque projet doit être légère et fondée sur la confiance. Il est en effet essentiel que le processus soit simple et compréhensible de tous et qu’il structure a minima les discussions et l’élaboration du projet. S’il est trop lourd, il freinera le travail, rebutera les nouveaux participants et donnera trop de poids aux intervenants les plus anciens. À l’inverse, une approche légère lève les barrières à la participation, en particulier pour ceux qui ne souhaitent effectuer qu’une brève contribution, et participe à la transparence du système.
Des outils adaptés
Il est enfin nécessaire que les outils dont disposent les utilisateurs correspondent à la fois au mode de fonctionnement du système et aux spécificités du contenu.
Ainsi, le succès de Wikipedia ne découle pas uniquement du système d’édition collaborative que l’on nomme «wiki», c’est-à-dire de la seule possibilité pour les participants de modifier le contenu du site. D’autres solutions d’édition collaboratives existent ailleurs.
Wikipedia doit sa réussite au processus d’élaboration du consensus qui entoure l’édition d’articles. Mettre en ligne un wiki sans comprendre le fonctionnement du reste du système est une approche vouée à l’échec, de même qu’installer des isoloirs ne produira pas une démocratie, ou que distribuer des voitures n’écrira pas le code de la route. Avant de se précipiter sur une solution logicielle, quels que soient ses succès par ailleurs, il est donc important de réfléchir à la façon dont seront créés les contenus et aux méthodes qui seront employées pour parvenir élaborer le consensus au sein de chaque groupe de travail.
Conclusion : ébauche d’une application concrète au domaine de l’entreprise
Une fois dégagés les principes de réussite de la coproduction, il s’agit d’esquisser les moyens de créer un système les mettant en œuvre concrètement. Nous proposerons ici l’ébauche d’une solution vouée à être affinée en collectivité, qui reprend les principes des trois systèmes décrits plus hauts et tente de les adapter au domaine politique. Notre proposition mêlera plus spécifiquement les modalités d’édition de contenu telle qu’utilisées sur Wikipedia et la structuration légère des groupes de travail pratiquée par les organismes de normalisation ouverte.
Quelles règles de fonctionnement ?
Le contrat de la coproduction citoyenne implique que chacun apporte ses observations et son expertise, de manière régulière ou ponctuelle, dans le but d’élaborer des propositions visant à améliorer la situation de tous. Ce processus de création est fondé sur la création progressive d’un consensus entre des intervenants, se joignant librement à un débat collectif.
Quelles sont les règles de fonctionnement permettant la collaboration participative la plus large et la plus efficace possible ?
- Le contenu doit être produit sous licence ouverte. Créé collectivement, chacun doit pouvoir se l’approprier. La licence utilisée par Wikipedia, de type “Creative Commons”16 par attribution, se prêterait ainsi à la coproduction citoyenne. Elle autorise la réutilisation et la modification du contenu à toutes fins tant que son origine est citée et qu’il est redistribué selon des termes identiques.
- Le travail de production doit s’organiser sous la forme du rassemblement de plusieurs individus en groupes de travail, qui traiteront chacun de sujets clairement délimités. Il est à cette fin utile que la mise en place de ces chantiers soient coordonnés, afin éviter les doublons et les hors-sujet, et de maintenir la cohérence de l’ensemble. Si les initiateurs du projet remplissent cet office au départ, le mécanisme de coordination devra à terme être confié aux plus méritants en devenant communautaire.
- Ces groupes doivent opérer de façon indépendante les uns des autres. Il est notamment important qu’un individu ne s’intéressant qu’à un seul sujet puisse participer à un groupe sans se soucier du travail des autres, sans se sentir engagé dans un projet plus large. Il doit être clair que la participation à un groupe donné n’implique aucunement l’adhésion aux conclusions d’autres groupes.
- Chaque groupe doit compter parmi ses membres un ou plusieurs médiateurs. Ils ont pour fonction de faciliter le déroulement des discussions, de vérifier que les règles sont bien suivies, et de veiller à la courtoisie des échanges en intervenant si nécessaire pour résoudre les discussions les plus vives. A l’image des coordonateurs, les médiateurs doivent à terme émerger de la communauté.
- Des critères de qualité, simples mais systématiques, doivent régler l’élaboration des documents produits. Les propositions se doivent d’être techniques quand c’est nécessaire, chiffrées quand c’est possible et d’intégrer le principe de confrontation au réel.
Quels instruments pour la coproduction citoyenne ?
La licence MIT (Michigan Institute of Technology) est connue pour laisser une grande latitude de réutilisation.
Les outils utilisés dans le cadre de la coproduction citoyenne doivent être adaptés à la tâche à accomplir ainsi qu’au processus dans lequel elle s’inscrit. Plutôt que de tenter de rédiger a priori un cahier des charges complet, nous préférons produire une simple liste des fonctions les plus basiques qui seront requises. Nous procéderons par la suite à un affinage progressif de ces fonctions, qui répondra aux besoins pratiques constatés lors de l’utilisation. Voici donc les moyens dont disposerait le futur système de coproduction citoyenne.
Les listes de discussion par email, disponibles au sein de chaque groupe, sont le principal moyen d’échange entre membres. Chaque contribution est archivée sur le site de l’organisation et mise à disposition du public, ce qui permet à chacun de se référer à l’historique des discussions. Il est possible, pour un groupe, de faire appel à d’autres canaux de discussion, comme le « chat », qui permet la discussion en temps réel. Quand c’est le cas, l’ensemble des échanges qui y sont tenus doit aussi être archivé. Si une réunion en face à face est organisée, des notes doivent être prises sur son contenu et envoyées à la liste de discussion du groupe.
Chaque groupe de travail a la possibilité de publier des documents traitant de son domaine d’intervention. Un outillage est mis à sa dis- position à cet effet, permettant une édition collaborative, structurée, et conservant la trace de toutes les modifications effectuées.
Si une grande partie des caractéristiques des wikis (édition simultanée à plusieurs, facilité de création de nouveaux documents, historique des changements) doit être adoptée, il est possible de les rendre plus conviviaux de sorte à ce que les utilisateurs habitués aux logiciels de traitement de texte traditionnels puissent s’y adapter sans grande difficulté. Un système de commentaires légèrement plus élaboré que celui qu’on trouve sur les blogs sera ajouté à chacun de ces documents afin de permettre à tous les membres d’apposer des annotations sur des parties spécifiques du contenu. Contrairement à Wikipedia, il sera nécessaire de créer un compte sur le site de l’organisation afin d’accéder aux fonctions d’édition et d’annotation. La création d’un tel compte sera bien entendu ouverte à tous, et rendue rapide afin de minimiser l’effort nécessaire à la rédaction d’un simple commentaire.
Afin de donner un cadre au projet, une organisation hôte à but non- lucratif, doit être créée. Elle pourra fonctionner avec un minimum de moyens : il s’agit principalement d’assurer l’hébergement des outils qui permettent le fonctionnement du système. Dans un premier temps, une association loi 1901 dotée de quelques milliers d’euros peut suffire. Des volontaires compétents en technologies Web peuvent s’y adjoindre, afin de mettre en place le minimum d’outillage nécessaire au départ. Le rôle de l’organisation doit se limiter la logistique possible et elle ne pourra en aucun cas intervenir directement dans le travail des groupes.
Dans le but d’assurer une évolution continuelle du projet et une qualité optimale d’infrastructure, l’ensemble des logiciels utilisés par l’organisation doivent être disponibles sous licence libre, probablement de type MIT17, afin d’en encourager une diffusion et une adaptation dénuées de contraintes. Ceci permettra de s’appuyer sur les compétences des spécialistes en technologies Web pour améliorer les outils et par extension le processus de production.
En plus de l’outillage et des règles minimales organisant la vie des groupes de travail, il est important que l’organisation se dote d’une documentation exprimant de façon claire et cohérente les valeurs qui guident son action, et le travail de ses groupes. Le projet doit affirmer son indépendance vis-à-vis des contraintes partisanes, et sa vocation à produire des solutions concrètes, fonctionnelles, efficaces et réalistes.
La participation doit être ouverte à tous, sans discrimination aucune, tout en gardant un moyen de fermer la porte à ceux qui cherchent délibérément à déranger le fonctionnement du projet, ainsi qu’à ceux qui sont porteurs de propos haineux. Le projet doit obéir à la règle du consensus, dont le principe est d’emporter la conviction au travers de discussions raisonnées (contrairement au compromis qui est avant tout un marchandage). Celle-ci doit être énoncée dans les termes les plus simples.
Appel à participation
Une fois ces éléments mis en place et le processus lancé, ces règles, outils, et modalités de fonctionnement pourront évoluer sous la responsabilité de la communauté réunie autour du projet.
Il n’est pas indispensable de démarrer avec un système complètement abouti. Plutôt que de tout créer avant de tester son bon fonctionnement, il est préférable de se confronter à la réalité au plus tôt. À cet effet, une expérimentation à minima utilisant des outils et règles approximatifs sera rapidement lancée. A ce stade, la communauté ne comptera qu’un à trois groupes travaillant sur des sujets pouvant être traités dans un temps relativement court. Ceci permettra de raffiner le processus avant de le généraliser.
Ce texte et les propositions qu’il contient doivent eux-mêmes évoluer. Les lecteurs sont donc invités à contacter l’auteur pour lui faire part de leurs commentaires, de la façon dont ils aimeraient voir un tel projet évoluer, et de leurs propositions de sujets pour les groupes d’essai. Cet appel entendu, nous laisserons le mot de conclusion à Clay Shirky : “La révolution ne se produit pas quand la société adopte de nouvelles technologies – elle se produit quand elle adopte de nouveaux comportements.”
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