La compétence morale du peuple
La démocratie représentative répond à une exigence universelle de dignité.
La dignité humaine est une aspiration fondamentale de chaque individu selon Durkheim
Selon Weber, le principe de dignité humaine est à l’origine de la notion de citoyenneté
Chez Tocqueville, l’avènement de la démocratie correspond à la reconnaissance de l’égale dignité de tous
Comment la démocratie institue le peuple en « souverain éclairé » : le principe du spectateur impartial.
La notion de spectateur impartial permet de donner une définition libérale et positive de la démocratie
La médiation électorale, instrument de sélection des programmes politiques
L’exemple du mineur et du soldat chez Adam Smith, illustration du bon sens de l’opinion publique
Le principe du spectateur impartial se retrouve chez d’autres théoriciens de la démocratie
La théorie du spectateur impartial à l’épreuve des phénomènes contemporains.
Le spectateur impartial comme mètre-étalon
Le cas Polanski
Le procès du sang contaminé
Equité et égalité dans l’opinion française
La règle majoritaire ne constitue pas une menace.
La vie politique est davantage menacée par la tyrannie des minorités que par la tyrannie de la majorité
Les minorités actives prennent une place plus importante dans un régime centralisé où l’exécutif est dominant
Conclusion
Mélonio F. [2010], La Démocratie en Amérique et en France, communication à l’Académie des sciences morales et politiques, 10 mai 2010, diffusée sur le site de Canal-Académie.
Résumé
L’historienne Françoise Mélonio2 a expliqué dans une communication sur La Démocratie en Amérique et en France, donnée à l’Académie des sciences morales et politiques le 10 mai 2010, que l’ambition inscrite dans l’étymologie même du mot démocratie, donner le pouvoir au peuple, avait été traditionnellement perçue en France comme une doctrine voire comme un dogme, plutôt que comme un programme ou un objectif réaliste à prendre au pied de la lettre. Faut-il partager ce scepticisme ? Je tenterai de répondre à cette question en m’appuyant sur quelques idées-forces empruntées aux sciences sociales classiques et modernes, et sur quelques données tirées des enquêtes sociologiques.
Elles suggèrent que l’idée de la souveraineté du peuple doit être prise au sérieux, d’abord parce qu’elle s’enracine dans un principe moral solide, celui de la dignité humaine ; ensuite, parce qu’elle se concrétise dans le pouvoir d’arbitrage décisif que la démocratie représentative confère à l’opinion publique.
En contrepoint, je me demanderai pourquoi le scepticisme sur la démocratie représentative semble plus marqué en France que dans les démocraties voisines, comme en témoigne par exemple le fait que des notions comme celles de démocratie délibérative et plus encore de démocratie participative y sont aujourd’hui plus facilement qu’ailleurs considérées comme identifiant des formes supérieures de démocratie.
Raymond Boudon,
Professeur émérite à l'Université de Paris-Sorbonne.
La démocratie représentative répond à une exigence universelle de dignité.
La dignité humaine est une aspiration fondamentale de chaque individu selon Durkheim
Durkheim E. [1893], De la division du travail social. Paris, PUF, 1967.
Un simple relevé de caractère anthropologique témoigne de l’importance du principe de la dignité humaine : il révèle que l’être humain a eu de tout temps et dans toutes les sociétés le sens de sa dignité et de ses intérêts vitaux et qu’il a toujours eu la capacité d’apprécier dans quelle mesure les institutions en vigueur y répondent. Emile Durkheim l’a dit plus fortement que quiconque à la fin du xixe siècle : « L’individualisme, a-t-il écrit, la libre pensée ne datent ni de nos jours, ni de 1789, ni de la réforme, ni de la scolastique, ni de la chute du polythéisme gréco-latin ou des théocraties orientales. C’est un phénomène qui ne commence nulle part, mais qui se développe, sans s’arrêter, tout le long de l’histoire »3. En d’autres termes, l’être humain a eu depuis les origines et partout le souci de sa dignité et de ses intérêts vitaux; en ce sens, il a toujours été individualiste. En même temps, cet individualisme était appelé à s’approfondir constamment sous l’effet de la libre pensée, à savoir de la capacité de jugement dont dispose l’être humain. Durkheim n’affirme bien entendu nullement que ce souci de dignité et cette capacité de jugement aient pu et puissent s’exprimer aussi aisément à toutes les époques et dans toutes les sociétés. Il affirme seulement qu’ils caractérisent les êtres humains de tous les temps et qu’ils manifestent une tendance à se concrétiser au cours de l’histoire. Mais quel mécanisme préside à cette tendance ?
Selon Weber, le principe de dignité humaine est à l’origine de la notion de citoyenneté
Max Weber, la seconde grande figure fondatrice de la sociologie, a donné la réponse la plus profonde à cette question. Il propose de voir l’histoire des idées morales, sociales, politiques, économiques et juridiques comme ayant été animée de façon latente en Occident par un processus de rationalisation diffuse, à l’instar des idées scientifiques et techniques4. Ce processus se caractérise par le fait que des idées nouvelles ont été plus ou moins régulièrement mises sur le marché et sélectionnées à plus ou moins long terme par l’opinion, dès lors que celle-ci a eu l’impression qu’elles avaient pour effet de mieux respecter la dignité et les intérêts vitaux de chacun. Ce processus a rencontré des circonstances particulièrement favorables dans le monde occidental même s’il s’y est développé, non dans la sérénité, mais dans le bruit et la fureur. Ce processus se manifeste, en Occident par exemple, au premier siècle de notre ère, explique Weber, lorsque l’Epître aux Galates met sur le marché des idées la notion de la vocation de tous à la citoyenneté, à travers l’anecdote5 où Paul réprimande Pierre parce que, ayant vu arriver des Juifs, ce dernier avait cru devoir s’écarter d’un groupe de Gentils avec lesquels il était attablé. Max Weber déclare qu’il faut voir dans ce passage de la prédication de Paul un épisode capital de l’histoire de l’Occident. Il « sonne l’heure de la naissance de la citoyenneté en Occident », affirme-t-il. Rien de moins. L’anecdote est en effet porteuse de l’idée que, quelles que soient leurs différences, tous les hommes doivent pouvoir manifester leur égale dignité en s’asseyant à la même table.
Chez Tocqueville, l’avènement de la démocratie correspond à la reconnaissance de l’égale dignité de tous
Les analyses de Durkheim et de Weber se retrouvent dans des termes différents chez Tocqueville. Il n’hésite pas à imputer la mutation des sociétés aristocratiques en sociétés démocratiques à la Providence, parce qu’il jugeait inéluctable que la dignité humaine finisse par être consentie à tous. C’est sans doute sur la base de cette conviction que le député qu’il fut sous la Monarchie de Juillet défendit en priorité deux dossiers : l’abolition de l’esclavage dans les Antilles françaises et l’introduction du suffrage universel. La notion même de dignité humaine n’est tombée dans le domaine public qu’avec Kant. Aujourd’hui encore, des philosophes pointilleux lui reprochent d’être floue. Elle l’est effectivement. Mais cela traduit le fait que son contenu était voué, pour parler comme Durkheim, à « s’approfondir au cours du temps ». Pour caractériser ces notions floues par essence, mais significatives et déterminantes, les sociologues parlent volontiers de notions programmatiques. En tout cas, la convergence de grands auteurs comme Tocqueville, Durkheim et Weber témoigne du rôle moteur joué dans l’installation des valeurs démocratiques par le sens dont dispose l’être humain de sa dignité et de ses intérêts vitaux et par sa capacité d’évaluer les institutions à cette aune.
Comment la démocratie institue le peuple en « souverain éclairé » : le principe du spectateur impartial.
La notion de spectateur impartial permet de donner une définition libérale et positive de la démocratie
Les contributions de Tocqueville, Durkheim et Weber à la théorie de la démocratie ont approfondi les apports des sciences sociales du temps des Lumières. Celles-ci ont en effet forgé des outils conceptuels essentiels permettant de comprendre que l’idée de donner le pouvoir au peuple, loin d’être utopique, repose sur des fondements solides et par là d’expliquer qu’elle se soit largement imposée. L’idée que la démocratie représentative est le pire des régimes, à l’exception de tous les autres, a en effet fini par être perçue comme si évidente que les régimes despotiques eux-mêmes tentent aujourd’hui de se présenter comme fidèles à ses principes et se croient obligés de procéder à des élections, quitte à en truquer les résultats, ou à installer des parlements, quitte à les priver de tout pouvoir. Pourquoi les penseurs politiques du temps des Lumières et leurs successeurs voient-ils le principe fondamental de la souveraineté du peuple comme applicable en pratique dans un régime de démocratie représentative ? On réduit quelquefois la théorie libérale de la démocratie développée par les penseurs des Lumières et par leurs successeurs à la thèse de Montesquieu selon laquelle la distribution des pouvoirs ou des puissances, comme il disait lui-même, ou la séparation des pouvoirs, comme on a pris l’habitude de dire aujourd’hui, est un bouclier contre le risque de despotisme. Toute fondamentale qu’elle soit, cette thèse définit la démocratie de façon négative. Mais les sciences sociales du temps des Lumières ont également développé une définition positive de la démocratie représentative fondée sur l’idée que le public y dispose d’un pouvoir décisif d’arbitrage. Je pense ici particulièrement à la notion du spectateur impartial d’Adam Smith. Elle est un outil indispensable à l’explication d’innombrables phénomènes politiques et sociaux, comme je tenterai de le montrer par quelques exemples. Par ailleurs, elle me paraît fournir la clé de la solidité de la démocratie représentative. Témoigne de sa force intrinsèque le fait qu’on repère de manière récurrente, dans des déclinaisons et sous des habillages variés, des équivalents de la notion de spectateur impartial : chez Hume, Rousseau ou Kant parmi les classiques, chez John Rawls, Michael Walzer, Jürgen Habermas, Stein Ringen et chez d’autres encore parmi les contemporains. Mais c’est peut-être, à mon sens, chez Adam Smith que sa puissance apparaît le plus nettement et le plus concrètement. On peut développer la notion de spectateur impartial sous la forme d’une théorie simple : le spectateur impartial, c’est le citoyen quelconque dont on peut supposer que, sur telle ou telle question, il échappe à ses passions et à ses intérêts. D’une part, sur bien des sujets émaillant la vie de la cité, le citoyen quelconque est effectivement dans la position du spectateur impartial. D’autre part, bien des sujets n’impliquent pas la maîtrise de connaissances particulières. On peut donc supposer que, si l’on consulte le public sur ces sujets, nombre d’individus tendront à donner une réponse inspirée par le bon sens. S’ajoute l’argument que, dans une démocratie représentative, le représentant est placé sous le regard de l’opinion publique et menacé par la sanction dont elle dispose : l’écarter du pouvoir à la prochaine élection. L’on en conclut que la démocratie représentative est bonne, premièrement parce que les décisions qui y sont prises ont des chances d’être avalisées par le spectateur impartial et deuxièmement parce qu’elle érige chaque citoyen en source du droit. Bonne en raison des effets qu’elle a des chances de produire, elle l’est aussi du point de vue des principes sur lesquels elle repose. Pour parler comme Max Weber, elle est bonne à la fois du point de vue de la rationalité instrumentale et de celui de la rationalité axiologique. Reste à préciser la nature du bon sens qui inspire le spectateur impartial. Sur quelle base juge-t-il une décision ou une institution bonne ou mauvaise dans les cas où par hypothèse il n’est pas animé par ses passions et ses intérêts et où il est suffisamment armé pour se forger une opinion? Réponse : sa conviction s’impose à lui parce qu’elle lui apparaît comme fondée sur un système de raisons convaincantes. En un mot, la notion de spectateur impartial implique que, dans une démocratie représentative, le pouvoir appartient bien au peuple, puisque l’opinion publique y joue sur le moyen et le long terme un rôle crucial dans la sélection des idées, des mesures ou des institutions nouvelles qui lui sont proposées et que sur bien des sujets elle a la capacité de faire preuve de bon sens.
La médiation électorale, instrument de sélection des programmes politiques
Il faut ajouter que le spectateur impartial est bien un spectateur et non un acteur, au sens où ce n’est pas lui qui crée les argumentaires en faveur de telle idée ou de telle décision politique. Mais il peut arbitrer les idées proposées par les acteurs politiques et notamment par les partis politiques. Aujourd’hui, l’institution du parti politique est considérée comme allant de soi. Pour saisir qu’il n’en a pas toujours été ainsi, on peut se reporter à la condamnation prononcée par Rousseau à l’encontre des factions ou à l’étonnement fasciné que Hume éprouve à l’endroit de ce qu’il désigne aussi, de façon négative, comme des factions6 : les factions, dit-il, reposent sur l’intérêt, sur un principe ou sur l’affection. Mais seule la première catégorie lui paraît intelligible. On comprend que les intérêts de la noblesse et du peuple ne soient pas les mêmes. Mais « les factions fondées sur la différence des principes […] ne sont pas de fort ancienne date. C’est peut-être là le phénomène le plus singulier et le plus inexplicable qui se soit jamais présenté aux observateurs du genre humain ». Ce texte révèle que, en dépit de son génie, Hume n’entrevoit en aucune façon la fonction des partis qui s’installe de son temps et qui explique la généralisation du phénomène dans le monde démocratique : élaborer et mettre sur le marché des idées des programmes d’action politique voués à être confrontés dans l’enceinte du Parlement et sous le regard des acteurs de la société civile et du spectateur impartial. Car la fonction du représentant est bien celle-là : offrir ou défendre un programme d’action se présentant comme ayant l’ambition de servir mieux l’intérêt général que celui des partis concurrents. Si cette fonction primordiale de la médiation électorale était mieux comprise, on ne discuterait même pas, comme on le fait encore aujourd’hui en France, de la légitimité du cumul des mandats : le représentant ne peut œuvrer en ayant simultanément en tête l’intérêt de ses administrés et l’intérêt général. Il faut ajouter que les parlementaires puisent eux-mêmes leurs idées dans la société civile : qu’ils élaborent leurs idées en matière juridique par exemple sous le regard des acteurs du monde juridique. L’existence d’un marché des idées actif et concurrentiel est donc une condition majeure de la bonne qualité de la vie démocratique. Pour passer du langage économique au langage politique, les bonnes idées ont davantage de chances de se dégager dès lors que la séparation, non seulement des trois pouvoirs évoqués par Montesquieu, les pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire, mais de tous les pouvoirs est bien réelle : le pouvoir social que Tocqueville évoque à longueur de page dans sa seconde Démocratie en Amérique, le pouvoir bureaucratique dont Max Weber a analysé les rouages, mais aussi les pouvoirs économique, consultatif, intellectuel, médiatique et autres. Dès lors que les détenteurs de ces divers pouvoirs jouissent d’une réelle capacité d’émettre librement leurs propositions et d’être entendus, la voix du spectateur impartial se fait plus forte. Les deux thèmes majeurs de la théorie politique de Montesquieu et d’Adam Smith se confortent donc puissamment l’un l’autre. La voix du spectateur impartial cher à Smith est plus audible dans une démocratie respectueuse de la séparation des pouvoirs chère à Montesquieu. Reste que le grand économiste, sociologue et homme d’Etat autrichien Joseph Schumpeter a opposé une objection sérieuse à la théorie libérale de la démocratie développée par les philosophes des Lumières et par leurs successeurs7. Je l’examinerai dans un instant, mais préfère l’énoncer dès maintenant. Il voyait les sociétés comme devant faire face à des questions de plus en plus complexes et redoutait une incompétence croissante du citoyen dès lors qu’une question s’éloigne davantage de son expérience immédiate. L’objection est certes fondée. Mais, si on devait lui donner plus de portée qu’elle ne mérite, on devrait renoncer à expliquer les innombrables phénomènes de consensus qui se sont développés au cours du temps sur bien des sujets dans les sociétés démocratiques, ainsi que bien des phénomènes tendanciels dont l’histoire des institutions et des comportements en matière morale, politique et sociale nous offre d’innombrables illustrations, dont l’installation du modèle de la démocratie représentative, la substitution de la notion de parti politique à la notion péjorative de faction et bien d’autres.
L’exemple du mineur et du soldat chez Adam Smith, illustration du bon sens de l’opinion publique
Smith A. [1793], An inquiry into the nature and causes of the wealth of nations, 7th ed., Londres, Strahan & Cadell, 1976, Ch 10.
Un exemple tiré d’Adam Smith lui-même a l’avantage d’illustrer de façon parlante l’intérêt de sa théorie du spectateur impartial8. Dans sa Richesse des nations, A. Smith se demande pourquoi on observe de son temps un consensus indéniable sur certains sujets de caractère moral. Pourquoi, pour prendre un exemple très concret, les Anglais de la fin du XVIIIe siècle considèrent-ils comme une évidence que les mineurs doivent être davantage payés que les soldats ? Réponse d’Adam Smith : la plupart des Anglais, n’étant ni mineurs ni soldats, ne sont pas directement concernés par le sujet. Ils sont donc dans la position du spectateur impartial. La question ne suppose pas d’autre part de compétence spéciale. Leur sentiment est donc fondé sur le bon sens, c’est-à-dire sur un système de raisons qui, parce qu’elles sont valides, tendent à être partagées. Ce système de raisons est le suivant : tout salaire est la rémunération d’un service rendu. A service équivalent, les salaires doivent être équivalents. Dans la composition de la valeur d’un service rentrent divers éléments : notamment la durée d’apprentissage qu’il implique et les risques auxquels il expose celui qui le rend. Dans le cas du mineur et du soldat, les durées d’apprentissage sont comparables et, dans les deux cas, l’individu encourt de sérieux risques pour sa vie. Mais, si elles se ressemblent par ces traits, les deux activités en question se distinguent par d’autres. Le soldat garantit l’indépendance nationale, tandis que le mineur exerce une activité de production de biens matériels qu’on peut aussi importer. En outre, la mort du mineur est perçue comme un accident et celle du soldat comme un sacrifice. C’est pourquoi seul le dernier est habilité à recevoir la gloire et les symboles de reconnaissance qui sont dus à celui qui met sa vie en jeu pour le bénéfice de la collectivité. Ne pouvant recevoir les mêmes marques symboliques de reconnaissance et accomplissant un travail aussi pénible, aussi risqué et d’un niveau de qualification comparable, le mineur doit donc recevoir en espèces sonnantes les récompenses qu’il ne peut recevoir en gloire. Cela explique le fort consensus des Anglais de la fin du xviiie siècle sur l’idée que le mineur doit être mieux payé que le soldat. C’est aussi sous l’effet de raisons fortes que l’exécuteur public, explique Adam Smith, doit recevoir un bon salaire : sa qualification est minime et il est – Dieu merci! – fortement sous-employé, mais il exerce « le plus répugnant de tous les métiers ». Incidemment, Adam Smith montre aussi à travers ces exemples qu’il n’y a pas que des opinions subjectives, comme on le croit trop facilement en notre temps pétri de relativisme. Sur certains sujets, une opinion peut être objectivement mieux fondée qu’une autre et pour cette raison avoir davantage de chances de rencontrer le consensus.
Le principe du spectateur impartial se retrouve chez d’autres théoriciens de la démocratie
Rawls J. [1971], A Theory of justice, Cambridge, Harvard University Press. Théorie de la justice, Paris, Seuil, 1987.
Plusieurs auteurs classiques et modernes ont développé de leur côté, je l’ai dit, chacun avec ses mots à lui, des idées analogues à celles d’Adam Smith. Je me bornerai à évoquer sur ce point deux autres grands noms. Celui de Rousseau d’abord. Sa thèse selon laquelle la volonté générale est toujours droite ne dit pas autre chose que la notion du spectateur impartial : elle postule en effet que, sur les sujets qui ne mettent pas en jeu les passions et les intérêts d’un individu, celui-ci a tendance à juger une institution, une mesure ou un état de choses comme bon – ou mauvais – s’il y a des raisons valides d’en juger ainsi. Cela dit, dans la pratique, les passions et les intérêts des uns et des autres interfèrent avec leur bon sens, de sorte que la volonté exprimée par les citoyens en chair et en os, la volonté de tous, peut s’écarter de la volonté générale, deux notions que Rousseau distingue soigneusement. La fiction du voile de l’ignorance développée par l’Américain John Rawls9 , le théoricien de la politique sans doute le plus important de la seconde moitié du XXe siècle, décalque, elle aussi, à peu près littéralement la notion du spectateur impartial. En effet, elle met en scène un citoyen supposé ignorant de ses passions et de ses intérêts à qui il est demandé d’apprécier les institutions de la cité, ce qui permet de juger de leur validité.
La théorie du spectateur impartial à l’épreuve des phénomènes contemporains.
Le spectateur impartial comme mètre-étalon
J’ai développé ce thème in La sociologie comme science, Paris, La Découverte, Collection Repères, 2010
Le modèle du spectateur impartial est-il réaliste ? On peut asseoir la réponse positive à cette question sur une preuve par l’absurde. En effet, s’il devait être tenu pour purement spéculatif, il faudrait en conclure que la démocratie représentative est dépourvue de fondement solide et l’on comprendrait mal sa diffusion et son succès. On devrait en outre renoncer à expliquer les innombrables phénomènes de consensus qui se sont développés au cours du temps sur bien des sujets dans les sociétés démocratiques, ainsi que les phénomènes tendanciels qu’on y observe en matière morale, politique et sociale comme : la multiplication des droits-libertés, les exigences croissantes de notre sensibilité morale, la sécularisation des croyances religieuses, l’installation du culte des droits de l’homme ou la rationalisation de la morale, qui tend à ériger en tabou tout interdit fondé sur la seule tradition10. Je ne peux m’étendre sur ce point ici, mais tous les grands noms de la sociologie, qu’il s’agisse de Tocqueville, de Durkheim ou de Max Weber, ont en commun d’avoir montré que ces phénomènes sont incompréhensibles si l’on fait abstraction du rôle joué par l’acteur politique anonyme qu’est l’opinion publique. Mais des données plus concrètes et proches de nous peuvent être évoquées pour la défense du modèle du spectateur impartial.
Le cas Polanski
France-Inter, 28 novembre 2009.
D’innombrables exemples révèlent en effet que le modèle du spectateur impartial est indispensable pour déchiffrer aussi bien les réactions spontanées du public à des faits divers que ses opinions sur les sujets politiques les plus variés, telles qu’elles s’expriment notamment à travers ses réponses aux enquêtes par sondage. Je me contenterai de trois exemples entre bien d’autres possibles pour illustrer ce point. Le premier a trait aux réactions du public face à un fait divers. Naguère, un cinéaste célèbre a été appréhendé par la police helvétique parce qu’il avait à répondre d’un crime ancien devant la justice américaine. Plusieurs artistes et politiques français protestèrent alors vigoureusement contre cette arrestation, arguant que le crime remontait à plusieurs décennies, qu’on n’arrête pas un artiste de notoriété internationale et que la victime avait retiré sa plainte. Dans un entretien retransmis par une chaine de radio nationale11 suite à la décision des autorités helvétiques de placer le cinéaste en résidence surveillée, le plus médiatique des intellectuels français déclarait que l’arrestation du cinéaste représentait un « scandale moral » (sic). Comme le révèlent les enquêtes, l’opinion a fortement désapprouvé cet argumentaire. Car, par contraste avec les représentants des milieux culturels, le citoyen quelconque se trouvait dans la position du spectateur impartial : il n’était pas personnellement concerné. Or les raisons mises en avant par les partisans du cinéaste lui parurent indéfendables, car il était facile de leur opposer des raisons à l’évidence plus fortes : ce n’est pas parce qu’on est célèbre qu’on n’a pas à répondre d’un crime ; ni la Suisse ni les Etats-Unis ne sont des Etats policiers; la plainte avait certes été retirée par la victime, mais cela n’efface pas un crime ; le crime était ancien : certes, mais c’est le pays où un crime a été commis qui juge des conditions de sa prescription. Je ne m’intéresse évidemment en aucune façon ici à trancher sur le fond entre les deux points de vue auxquels a donné naissance cette affaire compliquée, fertile en rebondissements et non dépourvue de zones d’ombre, mais seulement à souligner le contraste entre le point de vue particulariste des milieux culturels et le point de vue universaliste de l’opinion publique. Cet épisode me paraît non seulement bien illustrer le modèle du spectateur impartial, mais soulever incidemment une délicate question de sociologie comparative : si l’on en croit la presse étrangère, les milieux culturels et politiques n’ont pas du tout réagi de la même façon dans les démocraties voisines. Or la nationalité française du cinéaste ne suffit pas à rendre compte de cette différence. Il faut y voir plutôt, me semble-t-il, l’indice d’un effet indirect de la centralisation française, à savoir qu’elle favorise la formation d’une mince élite politico-médiatico-culturelle, traversée par des phénomènes de connivence, qui ne me semble pas avoir de strict équivalent dans les démocraties voisines. Pourquoi ? Je reviendrai sur cette question dans un instant.
Le procès du sang contaminé
Mon deuxième exemple est plus ancien, mais il fournit une autre illustration parlante du modèle du spectateur impartial. De surcroît, il a l’intérêt de présenter un cas où il est possible de déceler derrière les opinions la présence du spectateur impartial, mais aussi celle, plus discrète, de l’acteur partial. Au début de l’année 1999, s’est déroulé en France un procès très controversé, le procès dit « du sang contaminé », au cours duquel a été examinée la responsabilité pénale de trois ministres socialistes. Ils étaient soupçonnés de ne pas avoir interdit à temps l’utilisation, à des fins de transfusion, de pochettes de sang contaminé. Leur procès s’est déroulé devant la Cour de justice de la République, un tribunal spécial ayant à connaître des délits commis par les gouvernants dans l’exercice de leurs fonctions. Ce tribunal est composé de magistrats professionnels et de parlementaires ; il n’admet pas les parties civiles aux débats. En l’occurrence, les victimes du sang contaminé n’y eurent pas accès. Un sondage conduit à l’époque du procès, avant le prononcé du verdict, révèle que, toutes catégories de sympathies politiques confondues, une majorité significative de répondants déclarèrent ne pas avoir confiance dans le jugement de la Cour de Justice de la République. Probablement parce que le spectateur impartial n’admet pas l’idée que les parties civiles soient absentes ou que des politiques soient qualifiés pour juger des politiques. Il a sans doute eu l’impression que le procès violait, sinon la lettre de la loi, du moins certains des principes fondamentaux du droit, de la justice ou de la morale, puisqu’il soustrayait les gouvernants au droit commun. Pourquoi les politiques devraient-ils être plus facilement exonérés de leurs éventuels manquements aux devoirs de leur charge que les médecins ou les chefs d’entreprise ? Mais les raisons du spectateur impartial se sont trouvées par ailleurs partiellement affectées par les présomptions de l’acteur partial qui habitaient aussi les répondants. En effet, le jugement de défiance à l’égard de la Cour de justice de la République est apparu comme majoritaire dans toutes les catégories de sympathies politiques, mais comme sensiblement moins fréquent chez les sympathisants socialistes, sensiblement plus fréquents chez les sympathisants du Front national et de niveau intermédiaire chez les gaullistes du RPR et les centristes de l’UDF. En raison de considérations partisanes, les sympathisants socialistes tendirent en d’autres termes à être plus indulgents que les électeurs de droite. Symétriquement, la sévérité des sympathisants des partis de droite leur a été dictée pour partie, elle aussi, par des considérations partisanes. On savait en effet, dès l’époque où le sondage a été effectué, que le procureur général avait l’intention de requérir l’acquittement et que les ministres avaient toutes chances d’être traités avec clémence, voire blanchis. Sous l’action d’un effet d’identification partisane, cette issue probable a contribué à rendre les sympathisants socialistes moins sévères à l’égard de la Cour et, symétriquement, les partisans du Front national (FN) plus sévères. On n’a guère confiance en l’objectivité de la Cour, mais on hésite davantage à exprimer ses doutes lorsque les ministres incriminés appartiennent à la sensibilité politique à laquelle on appartient soi-même. Sous l’action d’un effet de même type, mais de signe opposé, les sympathisants du Front national sont apparus comme particulièrement sévères à l’égard de la Cour : elle se préparait à acquitter des ministres appartenant à un parti très éloigné du FN sur l’échiquier politique. Mais l’enseignement le plus important du sondage est que les répondants se sont laissés guider bien davantage par le spectateur impartial que par l’acteur partial qui était aussi en eux, ainsi que le révèle le tableau ci-dessous : sauf chez les sympathisants PS, où une très forte minorité proclame tout de même sa défiance à l’égard de la Cour, chez tous les autres, la défiance apparaît comme très largement majoritaire.
Tableau 1 : La confiance dans la Cour de justice de la République
Source :
Sondage BVA du 18 février 1999
Equité et égalité dans l’opinion française
Forsé M. & Parodi M. [2004], La priorité du juste. Eléments pour une sociologie des choix moraux, Paris, PUF. Forsé M. & Parodi M. [2010], Une théorie empirique de la justice sociale, Paris, Hermann.
Mon troisième exemple, relatif celui-ci aux sentiments collectifs éveillés par les inégalités sociales, illustre bien lui aussi, je crois, l’intérêt du modèle du spectateur impartial. Un poncif favori des commentateurs et des politiques veut que le public français soit dévoré par la passion de l’égalité. Or, lorsqu’on consulte les enquêtes sur ce sujet, on constate que, loin de faire preuve d’un irrépressible égalitarisme, le public français ne confond pas davantage que ses voisins l’égalité et l’équité. Il ne considère au contraire comme inéquitables que certains types bien particuliers d’inégalités. Et il ressort de ces enquêtes que les sentiments de justice ou d’injustice qu’il éprouve face à telle ou telle forme d’inégalités lui sont inspirés par des raisons ayant de bonnes chances d’être avalisées par le spectateur impartial12. Ainsi, le public français ne perçoit pas comme injustes les inégalités qui reflètent des différences de mérite. Les enquêtes ne signalent pas non plus que les gains astronomiques de la diva, du joueur de football ou du rocker ayant accédé à une gloire de niveau planétaire éveillent un sentiment d’injustice dans le public. Leurs gains lui paraissent extravagants plutôt qu’injustes, probablement parce qu’il ne perçoit pas comme injustes les inégalités qui résultent en dernier ressort du libre choix des individus. Le public ne considère pas non plus comme injustes les inégalités correspondant à des mérites incommensurables : on peut comparer celles du soldat et du mineur, moins facilement celles du boutiquier et de l’huissier de justice par exemple. Le public ne considère pas non plus comme injustes les inégalités dont on ne peut déterminer jusqu’à quel point elles sont justifiées. Or la distribution globale des revenus par exemple mêle des inégalités d’origines diverses en des proportions inconnues. C’est pourquoi les inégalités globales sont objet de dénonciations récurrentes plutôt de la part des groupes d’influence intellectuels, médiatiques et politiques que de la part du public, sauf lorsqu’elles sont trop criantes, comme cela semble être le cas aujourd’hui, pour pouvoir être tenues de façon plausible pour justifiées. Le public perçoit en revanche comme injustes toutes les inégalités en lesquelles il voit des privilèges, comme les parachutes dorés octroyés à des responsables qui ont mené leur entreprise au bord du gouffre, les privilèges en matière de retraite de certaines catégories sociales ou les gâteries petites et moins petites que s’accordent certains responsables, sans que la contrepartie du point de vue de l’intérêt général en soit facilement identifiable. Le poncif selon lequel la justice sociale se confondrait dans l’esprit du public avec l’égalitarisme et serait un trait dominant des sociétés modernes et particulièrement de la société française ne correspond donc en aucune façon à la réalité : il s’agit en l’occurrence d’un véritable mythe. Mais d’un mythe qui exerce une influence profonde sur la vie politique française. Un seul exemple pour étayer ce dernier point. Comment expliquer que la France soit la seule démocratie à conserver un impôt qu’un économiste de renom a qualifié d’imbécile, l’impôt sur la fortune ? Comment expliquer qu’un gouvernement ait cru devoir en neutraliser les effets pervers en construisant, comme on dit, une usine à gaz, celle du bouclier fiscal, laquelle devait surtout offrir à l’opposition une objection de favoritisme à l’égard des riches indéfiniment reprise en boucle ? On peut expliquer cette prudence contre-productive des dirigeants politiques français par le fait qu’ils n’ont pas compris et ne paraissent toujours pas avoir compris que le tollé qui avait accompagné la suppression dudit impôt sous un gouvernement précédent ne résultait pas d’un prétendu égalitarisme des Français. Il traduisait bien davantage la réaction de certains groupes d’influence médiatiques, intellectuels et politiques qu’une exigence du spectateur impartial. L’opinion publique aurait en effet sans doute facilement admis qu’il est absurde de conserver un impôt dont la fonction est à l’évidence plus idéologique et symbolique qu’économique. Ce cas a l’intérêt de retrouver une question sociologique essentielle que j’ai déjà soulevée et que je reprendrai dans un instant, celle de savoir pourquoi les milieux politiques français confondent si facilement l’opinion des groupes d’influence avec l’opinion publique et pourquoi ils accordent davantage d’attention aux premiers.
La règle majoritaire ne constitue pas une menace.
R. Inglehart et al., Human Values and Beliefs, Ann Arbor, U. of Michigan Press, 1998.
Auparavant, je reviendrai sur l’objection de Schumpeter selon laquelle la théorie du spectateur impartial produirait une vision trop optimiste de la vie démocratique. Car il existe bien sûr des cas où la volonté générale et la volonté de tous ne coïncident pas : où il est peu vraisemblable en d’autres termes, que l’opinion soit en majorité le fait de spectateurs impartiaux. Je recourrai de nouveau à quelques exemples pour illustrer cet autre point. Mon premier exemple concerne la célèbre loi des trente-cinq heures. Les premiers sondages se sont révélés favorables à la loi parce qu’une majorité de gens y voyait des avantages immédiats. Ils se trouvaient donc dans la position, non du spectateur impartial, mais de l’acteur partial. Ils interprétèrent la loi sur les trente-cinq heures comme leur permettant de travailler moins tout en gagnant autant. La plupart des salariés n’allèrent pas au-delà, car une attitude plus distanciée supposait une compétence qu’ils n’avaient pas. On a ici une parfaite illustration de l’effet Schumpeter. Mais après un temps, les sondages indiquèrent que le public percevait clairement les inconvénients de la loi. Mon second exemple est tiré des réponses recueillies par une grande enquête internationale sur une question de politique économique. Elle montre que, il y a moins d’une vingtaine d’années encore, bien des gens croyaient que l’abaissement de l’âge de la retraite constitue une mesure efficace de lutte contre le chômage. Interrogés sur la question de savoir si « Quand l’emploi est rare, les gens devraient être forcés à prendre leur retraite tôt ? », 50% des Français se déclarèrent à l’époque d’accord13. Leur réponse leur avait été dictée par l’idée que, si l’on exclut certains convives du gâteau de l’emploi, de nouveaux convives peuvent être servis. Ils ne virent pas que la taille dudit gâteau n’est pas fixe et que, en raison de leurs différences de compétence, les individus ne sont pas interchangeables. Leur réponse leur était donc inspirée par des raisons douteuses : une autre illustration de l’effet Schumpeter. Mais la même enquête fit apparaître que la maîtrise de la complexité des mécanismes économiques par le public était très variable selon les pays. 50% des Français et des Allemands se déclarèrent d’accord pour lutter contre le chômage en avançant l’âge de la retraite, contre 16% seulement des Américains et 9% des Suédois. On observa aussi que les mauvaises réponses étaient, dans tous les pays, d’autant moins fréquentes que le niveau d’instruction des répondants était plus élevé. D’où l’on conclut que, même lorsqu’un sujet est complexe, les effets redoutés par Schumpeter devraient tendre à s’atténuer grâce à l’élévation générale du niveau d’instruction, à la pédagogie du débat public, au développement des techniques d’information et de communication, et, last but not least, à une amélioration des enseignements relatifs aux phénomènes économiques et sociaux. Bref, la volonté de tous peut certes s’éloigner de la volonté générale, mais ces divers facteurs tendent sans doute à rendre l’effet Schumpeter moins redoutable aujourd’hui que de son temps.
La vie politique est davantage menacée par la tyrannie des minorités que par la tyrannie de la majorité
Je reviens maintenant à la question sociologique cruciale que soulèvent plusieurs des exemples que j’ai évoqués : pourquoi le monde politique français paraît-il souvent plus attentif aux opinions et aux desiderata des groupes d’influence qu’à l’opinion publique ? Cette observation conduit à réexaminer la célèbre thèse tocquevillienne de la tyrannie de la majorité. Elle est couramment reprise aujourd’hui, en des termes nouveaux. Ainsi, un éditorialiste en vue a proclamé naguère que la démocratie moderne tendait à virer à la doxocratie, voulant dire par là que la vie politique française lui semble désormais corrompue en profondeur par l’influence des sondages. Il faut rappeler par parenthèse à ce propos que les démocraties modernes se sont préoccupées dès les débuts de prendre en compte les états de l’opinion dans les intervalles entre les élections. Ce souci est à l’origine des votes de paille – des straw votes – mis en place au XIXe siècle par les partis politiques américains. Ils ont été relayés au xxe par les sondages, qui ont été implantés en France dès 1938 par Jean Stœtzel, et l’on sait l’importance qu’ils ont prise dans les démocraties contemporaines. Certes, les sondages ont souvent mauvaise presse. Mais celle-ci n’est l’effet ni d’un défaut de validité des sondages ni de l’influence prétendument pernicieuse qu’ils exerceraient sur la vie démocratique. Elle est en réalité le fait des utilisateurs bien davantage que des producteurs de sondages et provient surtout de ce que le niveau de médiatisation des sondages dépend de leurs résultats. D’où l’impression qu’ils recouvrent une tentative de manipulation de l’opinion par le monde politico-médiatique. Ce qui menace les démocraties et la démocratie française plus que d’autres, c’est en fait la tyrannie des minorités plutôt que la tyrannie de la majorité. Pourquoi ? Les sciences sociales me semblent, ici encore, avoir proposé une réponse solide à cette question. Les sociologues ont toujours été attentifs à l’existence des groupes d’influence, mais, loin d’y voir une menace, ils leur ont surtout attribué un rôle positif. Comme on sait, Tocqueville voyait dans les associations un correctif à la menace de tyrannie de la majorité. Elles représentaient pour lui un équivalent dans les sociétés démocratiques des corps intermédiaires des sociétés aristocratiques. Durkheim estimait, lui, que, en raison du caractère contradictoire de leurs intérêts, les groupes d’influence sont condamnés au compromis. Il en tira la conclusion que le monde des groupes d’intérêt méritait d’être représenté en tant que tel et évoqua la création d’organes représentatifs des intérêts corporatistes qui viendraient contrebalancer la représentation parlementaire. Ces idées exercèrent une grande influence en Europe au début du xxe siècle et elles ont leur part de responsabilité dans la création ici ou là d’institutions représentatives du monde des groupes d’intérêt. Le Conseil économique et social français est par exemple une lointaine émanation de cette idée. Plus généralement : on considère à bon droit comme allant de soi que le politique doive tenir compte des intérêts et des idées des groupes d’influence. La théorie politique contemporaine a même adopté à ce propos une catégorie nouvelle : celle de la démocratie délibérative. Mais pas davantage que la démocratie participative, la démocratie délibérative ne saurait à mon sens être sérieusement tenue pour une forme supérieure de démocratie. L’une et l’autre peuvent au mieux prétendre améliorer la démocratie représentative à la marge. Roberto Michels, un élève de Max Weber, a fait faire un grand pas à la théorie de la démocratie lorsqu’il a justement attiré l’attention sur le rôle négatif que les groupes d’influence peuvent jouer dans les démocraties, à côté de leur rôle positif. Il a baptisé loi d’airain de l’oligarchie la tendance des gouvernements des nations démocratiques à suivre l’opinion des groupes d’influence plutôt que l’opinion publique et confirmé l’existence de ce phénomène par un ensemble d’observations empruntées surtout aux scènes allemande et italienne dans les premières décennies du XXe siècle. Mais il n’a pas réussi à expliquer de façon véritablement satisfaisante les raisons d’être de sa loi d’airain de l’oligarchie. C’est à un grand économiste et sociologue américain de notre temps, Mancur Olson, qu’il revenait d’identifier le mécanisme fondamental qui en est responsable. Il a démontré que, lorsqu’un petit groupe organisé cherche à imposer ses intérêts ou ses idées à un grand groupe non organisé, il a de bonnes chances d’y parvenir. En effet, les membres du grand groupe, étant non organisés, ont alors tendance à espérer qu’il se trouvera bien des individus pour organiser la résistance au petit groupe organisé, et à assumer les coûts que cela comporte. Chacun espère, en d’autres termes, pouvoir tirer bénéfice d’une action collective qu’il appelle de ses vœux, mais répugne à en assumer les coûts. Comme chacun tend à se tenir le même raisonnement, il arrivera bien souvent que personne ne vienne finalement s’opposer au petit groupe organisé et que par suite, les intérêts et les idées du grand groupe non organisé qu’est le public ne soient pas défendus. Il en résulte un effet que Olson a plaisamment qualifié d’effet d’exploitation du gros par le petit et qu’on peut dénommer simplement effet Olson, en hommage à la mémoire de son inventeur. La sociologie populaire a en fait repéré depuis longtemps, sinon les rouages, du moins l’existence de ce mécanisme sociologique et créé une notion imagée pour le désigner : celle de la majorité silencieuse. Ce mécanisme explique que bien des gouvernements se montrent sensibles aux exigences des groupes d’influence et imposent dans bien des cas au public des vues que celui-ci ne partage pas. Il explique la loi d’airain de l’oligarchie qui frappe les démocraties, il explique en d’autres termes le pouvoir des lobbies dans la vie démocratique. Sans doute les idées et les intérêts de ces groupes peuvent-ils, selon les cas et les conjonctures, converger avec l’intérêt général. Mais ils peuvent aussi en diverger. Or la loi d’airain de l’oligarchie tend à conférer indistinctement à tous les lobbies un pouvoir toujours disponible.
Les minorités actives prennent une place plus importante dans un régime centralisé où l’exécutif est dominant
Mais ce qu’il importe surtout de relever dès lors que l’on se soucie de comparer la démocratie française à ses voisines, c’est que le mécanisme en question se trouve doté d’un formidable surcroît de puissance dans un pays centralisé, où l’exécutif jouit d’un pouvoir dominant. Car, dans ce type de configuration, la vie politique tend à être surtout ponctuée par un face-à-face entre l’exécutif et les groupes d’influence. L’effet Olson permet ainsi d’expliquer une autre thèse célèbre de Tocqueville, irrécusable celle-là : un pouvoir démocratique concentré est fort en apparence, mais nécessairement faible en réalité. A quoi l’on peut ajouter a contrario qu’un pouvoir concentré ne peut être fort qu’à condition de ne pas être démocratique, comme paraissent l’avoir bien compris, entre autres, les dirigeants de la Chine contemporaine et d’autres régimes autoritaires de notre temps. Les succès de la Chine font qu’en Afrique et peut-être ailleurs demain, s’affirmera l’idée qu’il existe un modèle d’organisation politique alternatif de celui de la démocratie représentative et plus efficace : une raison de plus pour revisiter les mérites de cette dernière. En raison de la concentration du pouvoir politique qui la caractérise et qui résulte de son histoire, la France est donc plus exposée que les démocraties voisines à l’effet Olson. Réciproquement, cet effet est dans une certaine mesure neutralisé lorsque le pouvoir politique est davantage partagé, notamment entre l’exécutif et le législatif. En d’autres termes, la séparation des pouvoirs amplifie le rôle du spectateur impartial et tend ainsi à redonner du pouvoir au peuple. Une fois de plus, Montesquieu et Adam Smith se tendent la main. L’importance prise en France par le mécanisme identifié par Olson explique toutes sortes de faits. Elle explique par exemple le caractère sacro-saint de la notion de dialogue social, l’une de ces notions dont le sociologue observe facilement que sa traduction littérale dans des langues voisines, en anglais ou en allemand par exemple, ne dit à peu près rien à un anglophone ou à un germanophone. Elle explique les insuffisances profondes de certaines politiques publiques françaises, comme les politiques d’éducation. Elles sont dues à ce que ces politiques ont été élaborées depuis de longues décennies à partir de compromis passés entre le pouvoir politique et divers groupes d’influence, des syndicats d’enseignants ou d’étudiants aux experts en sciences de l’éducation. Or ces groupes d’influence comportent une forte proportion d’acteurs partiaux. La même analyse pourrait, je crois, être conduite à propos de bien d’autres aspects de la vie politique française. L’exception française du pouvoir de la rue, une autre expression dont la traduction littérale en anglais ou en allemand est dépourvue de signification pour un anglophone ou un germanophone, s’explique aussi par la raison que la structure du pouvoir politique est davantage dominée par le couple formé par l’exécutif et les divers groupes d’influence chez nous que chez nos voisins. Le mécanisme identifié par Olson rend également compte de données relevant de l’idéologie, comme le fait que le marxisme ait exercé en France une influence plus durable qu’ailleurs, et généralement que de puissants lobbies y soient capables de définir le politiquement correct. Toutes ces données s’expliquent parce que l’influence de groupes d’acteurs partiaux tend à dominer l’influence du spectateur impartial : celle, en d’autres termes, de l’opinion publique. Ainsi, contre l’idée reçue qui tend à imputer le politiquement correct à la tyrannie de la majorité, il résulte en réalité plutôt de la tyrannie des minorités. On le vérifie à ce que, sur bien des sujets, le politiquement correct heurte en réalité l’opinion. Car il est le fait davantage de minorités actives et de groupes d’influence que de l’opinion elle-même.
Conclusion
Il n’y a donc pas lieu de chercher à substituer à la démocratie représentative des formes de démocratie supposées supérieures et de renoncer au principe de la souveraineté du peuple. Ce n’est pas seulement en théorie mais dans la pratique que l’opinion publique joue un rôle fondamental et largement positif dans la vie politique. Toutes les irréversibilités qu’on observe en matière institutionnelle et morale sont une coproduction du politique et du spectateur impartial : du politique et de l’opinion. Mais, s’il n’y a pas lieu de rechercher une forme de démocratie supérieure à la démocratie représentative, on peut chercher à l’améliorer. La médecine la plus efficace contre la tyrannie des groupes d’influence consiste en une application exigeante des principes fondamentaux du libéralisme politique, notamment le principe de la séparation des pouvoirs. C’est en particulier seulement si le citoyen a le sentiment que le Parlement compte réellement que celui-ci peut atténuer l’influence des minorités actives. Une belle étude comparative du politologue anglonorvégien Stein Ringen attribue à la France une note inférieure sur une échelle d’accomplissement de la démocratie à celle des pays de l’Europe du Nord14. Cela est à mettre en relation avec le fait que le Bundestag, les Communes ou le Storting sont l’objet d’un respect réel de la part du citoyen, ce respect étant dû lui-même à un partage équilibré du pouvoir entre le législatif et l’exécutif, bien davantage qu’à l’action de données culturelles. Ce disant, je songe particulièrement au cliché indéfiniment ressassé par les médias selon lequel les différences entre la démocratie française et ses voisines seraient toutes peu ou prou des effets du contraste entre tradition catholique et tradition protestante.
D’autres facteurs peuvent contribuer dans l’avenir à affaiblir l’influence des minorités actives et à atténuer l’effet Olson. Ainsi, grâce à Internet, l’individu qui se sent opprimé par le politiquement correct peut facilement, d’un point de vue technique du moins, mettre en œuvre son droit fondamental d’expression. Ce droit a certes été écorné en France par des dispositions législatives prises sous l’influence des minorités actives. Mais l’expression spontanée sur Internet d’une multitude d’opinions divergentes par rapport au politiquement correct peut constituer une force de résistance démocratique efficace. On peut aussi espérer – mais je ne puis m’étendre ici sur ce sujet complexe – que l’évolution à long terme de la construction européenne rapprochera la communauté européenne du modèle de la démocratie représentative et revigorera ce modèle dans chacun de ses Etats-membres. En tout cas, on n’atténuera le scepticisme latent du public et notamment des jeunes Français sur la politique dont témoignent les enquêtes15 que si l’on retrouve les repères intellectuels que représentent les principes fondamentaux de la théorie libérale de la démocratie, tels qu’ils ont été exprimés par les plus grands, Montesquieu, Adam Smith, Tocqueville et les autres. Malheureusement, une autre exception française, le pouvoir attribué par le monde politique français à la com – une notion elle aussi sans réel équivalent en anglais ou en allemand, sans doute parce que la confusion entre persuader et convaincre ne s’est pas imposée ailleurs aussi facilement qu’en France – jette des doutes sur la considération que le monde politique accorde au spectateur impartial, puisque cette notion – la com – est porteuse d’une représentation aussi méprisante qu’erronée du citoyen, représentation selon laquelle ce dernier serait manipulable à merci.
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