Résumé
I.

Une histoire française peu favorable au déploiement d’un mécénat puissant

II.

Le constat récent d’un retard et les efforts pour le rattraper

III.

Les enjeux du déploiement d’une philanthrope puissante

IV.

Une position ambivalente de l’état français

V.

Pour éviteront krach philanthropique

Conclusion

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Résumé

La France a longtemps accusé  un  retard significatif dans le domaine de la philanthropie. Depuis 2003,  les comportements ont commencé  à évoluer en matière d’engagement individuel au service de la société.  Une nouvelle génération de philanthropes s’est développée plus entrepreneuriale, moins complexée, voulant s’engager avec efficacité au service des autres. Comme c’est le cas à l’étranger, où les traditions sont plus anciennes, on constate une forte croissance des fondations et des fonds de dotations venant compléter l’action de l’État. Ces acteurs ont ouvert des voies d’innovation pour répondre aux difficiles questions qui se posent à notre société en mutation rapide. Ainsi chaque année, sont menés des dizaines de milliers de projets qui bénéficient à des centaines de milliers de personnes, à des laboratoires de recherche, à des actions culturelles, par exemple. Cette croissance est due non seulement à la mobilisation d’intervenants engagés, mais aussi à une défiscalisation des dons particulièrement favorable.

Comment poursuivre la croissance  du secteur philanthropique, qui porte en elle l’engagement de personnes généreuses ayant choisi d’investir au service des autres ?

Comment éviter un krach    philanthropique aux    conséquences désastreuses pour les bénéficiaires de l’aide, si l’on persiste à envisager une modification de la fiscalité basée sur la réduction des déductions fiscales sur les dons et l’augmentation de l’imposition des hauts revenus? Comment ouvrir un dialogue sur un partage nouveau entre les actions de la société civile et l’État, afin que l’on arrive à une approche dépassionnée du rôle des philanthropes et la puissance publique ?

Comment s’assurer de la bonne utilisation des fonds ?

La philanthropie est une grande cause qui permet de reconstruire le filet social, d’être au plus près du terrain, de retrouver des valeurs de partage et d’engagement. Elle est indispensable à notre cohésion sociale.

Francis Charhon,

Président du Centre Français des Fonds et Fondations, directeur général de la Fondation de France.

Que ce soit en Asie, en Europe ou en Amérique latine, la philanthropie se développe un peu partout dans le monde en complément de l’action des États. Sous des formes différentes, en fonction des contextes politiques et historiques, particuliers et entreprises s’invitent dans la gestion de l’intérêt général. Ils apportent des réponses à des problèmes peu ou mal traités par la collectivité.

Le terme de philanthropie, s’il est usuel dans les pays anglo-saxons, est réapparu assezrécemment en France, prenant le relais d’un ensemble de mots – engagement, mécénat, générosité – plus couramment utilisés jusqu’alors. Parfois réfuté, notamment pour les entreprises (dans l’esprit français, lucrativité et don paraissent irréconciliables), c’est cependant ce mot que nous retiendrons. Aux États-Unis, le terme désigne toute action privée tournée vers l’autre, qu’elle soit portée par une entreprise ou un particulier. Compris et couramment utilisé au niveau international, ce terme assez ouvert de «philanthropie» est donc, au final, le plus pratique pour notre propos.

Portée par un homme ou une entreprise qui désire améliorer l’environnement dans lequel il vit, la philanthropie peut s’exprimer sous des formes variées. Les philanthropes peuvent mener desactions d’intérêt général en finançant directement des associations, en s’impliquant eux-mêmes bénévolement. Quoique potentiellement significatives, ces actions ne sont pas, pour la partie portée par les particuliers, identifiables statistiquement. Elles échappent de ce fait à l’analyse. Il est donc difficile d’en parler précisément. En revanche, lorsque la philanthropie prend la forme juridique d’une fondation ou d’un fonds, elle devient observable. Nous approcherons donc essentiellement la philanthropie à travers ces formes très abouties.

Cette optique, contrainte par les données disponibles, n’est néanmoins pas dénuée de sens. Une fondation est l’affectation irrévocable d’un patrimoine à une cause d’intérêt général, elle mobilise en général des sommes importantes, elle implique souvent un engagement dans la durée, elle sollicite des réseaux et exige la mise en place d’une gouvernance. Moins solide dans les textes, la structure du fonds de dotation est toutefois aussi potentiellement porteuse de projets stables dédiés au bien commun. Ces deux types d’organisations sont toutes susceptibles d’intervenir à une échelle significative.

Leurs domaines d’intervention, dès lors qu’ils relèvent de l’intérêt général, ne sont pas limités. Fondations et fonds de dotation peuvent couvrir des domaines extrêmement larges, allant de la remise de bourses d’études au plaidoyer politique, en passant par l’aide aux plus démunis, la recherche scientifique et médicale ou le développement durable. Opérateurs de terrain ou financeurs de projets externes, elles sont toutes en mesure de déployer un engagement réfléchi, construit stratégiquement. Elles sont amenées à penser leurs dépenses et leur gestion en fonction d’objectifs d’intérêt général inspirés par leurs fondateurs, validés ou amendés par leurs administrateurs ou leurs experts.

Le développement de la philanthropie constaté aujourd’hui en France n’est pas le fruit du hasard, mais le résultat d’un long travail mené par des acteurs. Ceux-ci sont convaincus que, dans certaines conditions de contrôle et de professionnalisme, le déploiement de l’initiative privée dans la prise en charge de l’intérêt général est gage à la fois d’ouverture, de diversité et de cohésion sociale.

I Partie

Une histoire française peu favorable au déploiement d’un mécénat puissant

Notes

1.

Michel Pomey, Traité des fondations d’utilité publique, Paris, PUF, 1980, 3, p. 31.

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2.

Professeur d’histoire du droit et doyen honoraire de l’université de Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines.

+ -

3.

Nicolas Rolin, chancelier du duc de Bourgogne, fonde les Hospices de Beaune en 1443 ; en 1624, le chancelier Séguier fonde l’hôpital de la Miséricorde destiné à accueillir une centaine d’orphelins. Théophraste Renaudot (1586-1653), le «docteur médecin des pauvres », donne des consultations gratuites et, au XVIIIesiècle, cer- tains corps de métiers incluentdans leurs statuts des dispositions propres à l’« aumône », dite « denier à Dieu ».

+ -

L’histoire de la philanthropie française est très liée à l’histoire de l’Église catholique1.

Sous l’Ancien Régime, la religion catholique, qui imprègne et  structure la société, profère une injonction forte à la « charité ». Comme le rappelle Catherine Lecomte2, « tout homme instruit de la religion ne doute pas que l’aumône est une loi absolue expresse, divine ». C’est donc naturellement au sein de l’Église catholique et par l’intermédiaire de ses membres (religieuses, moines, prêtres…) que d’importantes œuvres philanthropiques se déploient. L’Église se retrouve en charge des nécessiteux et des malades. Les familles  fortunées soutiennent cette mission par des dons parfois considérables,  notamment de biens immobiliers (terrains, bâtiments) et souvent sous forme de legs. Le pouvoir royal est naturellement  réticent  à  l’accumulation d’une telle puissance économique et morale. Cette méfiance s’assortit d’une argumentation économique : les biens cédés à l’Église sont qualifiés de biens de mainmorte, dénoncés comme des manques à gagner pour la vitalité du pays (ils ne circulent plus) et pour les caisses de l’État (perte des droits de mutation).

Sur cette double méfiance se construit dès 1275, sous Philippe III, une tradition française de contrôle a priori des constitutions de biens de mainmorte dédiés à la philanthropie. L’histoire française est ponctuée d’édits et de réformes (1666, 1730…) visant à amoindrir les capacités et la liberté des institutions philanthropiques. Sans empêcher complètement l’émergence d’une philanthropie privée3, cette tradition française, dont nous ressentons encore la marque, l’a cependant fortement jugulée et participe de notre modèle de société.

Limitation au nom d’une idéologie : laïcisation et intérêt général

Parallèlement, un lent mouvement de laïcisation de la charité se met en place. Il démarre dès 1543-1544, avec la création du Bureau des pauvres et la destitution du clergé de son rôle de tutelle administrative sur les œuvres de charité. Ce mouvement s’achève à la Révolution française. Encore mal vues au XVIIIe siècle – elles « accaparent les richesses, encouragent la paresse, ont la prétention à la perpétuité », selon Turgot –, les fondations sont de fait anéanties, entre 1789 et 1793, par une série de mesures inspirées par Mirabeau. La loi Le Chapelier de 1791, notamment, provoque la dissolution de toutes les communautés et congrégations afin, selon les termes de son instigateur, qu’il n’y ait plus alors, face à face, que « l’intérêt particulier et l’intérêt général ».

Il faudra attendre l’Empire pour que le principe des fondations (communautés et biens de mainmorte) soit rétabli, mais seulement sur autorisation du Conseil d’État validant leur but d’intérêt général. C’est ainsi que se créent l’Institut Pasteur (1887) et la Fondation Thiers (1893).

Concurrence du contrat associatif

Au début du XXe siècle, la fondation connaît une concurrence radicale avec le contrat associatif. Contrairement à la fondation, l’association n’a besoin ni de moyens financiers, ni d’autorisation pour voir le jour. Son régime de liberté, son caractère démocratique et populaire lui confèrent un impressionnant succès qui occupe très largement l’espace public. À   la fin du XXe siècle, on dénombre plus d’un million d’associations, alors que les fondations, de leur côté, dépassent tout juste le millier, avec une mauvaise image en raison de leur histoire et de l’origine des fonds.

II Partie

Le constat récent d’un retard et les efforts pour le rattraper

Notes

4.

Michel Pomey, op. cit.

+ -

5.

Rendre plus attractif le droit des fondations, Paris, La Documentation française, 1997.

+ -
Une première ouverture avec la Fondation de France

Il faudra attendre les années 1960 pour que les fondations amorcent un renouveau dans notre pays. Alors encadrées par des statuts types, créées par décret en Conseil d’État, elles doivent systématiquement répondre à un critère de spécialité pour leur champ d’activité.

En 1969, André Malraux mandate le conseiller d’État Michel Pomey pour réfléchir aux dispositifs susceptibles d’aider la France à rattraper  son retard en matière de philanthropie privée. Michel Pomey4 conçoit alors la Fondation de France, expérience d’ouverture dans le contexte de l’époque. Cette fondation de type universel, entièrement privée, inspirée des community foundations américaines et qui rompt avec le principe de spécialité en couvrant tous les domaines de l’intérêt général, peut abriter des fondations en son sein et offre ainsi de nouvelles possibilités aux philanthropes. Elle devient une sorte de laboratoire d’expérimentation pour de nouvelles formes de mécénat (fondations de flux, petites fondations, fondations à la gouvernance allégée…). Très contrôlée, répondant à tous les critères exigés du cadre apposé aux fondations, la Fondation de France assume l’entière responsabilité de ces expériences à l’égard de l’État.

La Fondation de France est chargée de contribuer au déploiement de la générosité en France, et, de concert avec d’autres organisations privées, milite de nombreuses façons afin de favoriser la reconnaissance et l’encouragement de la philanthropie privée. Le champ du mécénat des entreprises est ainsi particulièrement investi à partir des années 1980.  Cet activisme va progressivement porter des fruits. En 1987, le terme de « fondation » est pour la première fois inscrit et protégé dans la loi française. En 1990, le législateur accepte qu’une entreprise appose son nom à celui de sa fondation, premier pas vers l’idée qu’une contrepartie à la générosité puisse être officiellement reconnue. En 1995, le Premier Ministre Édouard Balladur commande au Conseil d’État un rapport visant l’assouplissement du régime desfondations en vue de leur développement. Sans tourner le dos à une tradition française de contrôle apriori, le rapport5 porte en germe un train de réformes qui sera mis en œuvre au début des années 2000.

La période 2003-2012 et la crise de l’État providence

En 2003, avec la loi Aillagon, c’est le gouvernement Raffarin qui portera dans les textes les mesures les plus impactantes pour le développement de la philanthropie. À l’heure où l’État manque sérieusement de ressources financières, la levée de fonds privés pour les missions d’intérêt général fait l’objet d’une attention toute particulière. Parmi ces mesures, la plus importante est celle qui porte sur la fiscalité.

Le don est encouragé à un taux rarement égalé en Europe, aussi bien pour les particuliers que pour les entreprises. La réduction d’impôt concédée aux dons des particuliers s’élève à 66%  du montant  des  dons dans la limite de 20% du revenu imposable du donateur, voire de 75% pour les dons « Coluche » en dessous d’un plafond de 521 euros (pour l’imposition des revenus de 2011 et 2012). Pour les entreprises, la réduction d’impôt s’élève à 60% du montant des dons dans la limite de 0,5 % du revenu imposable.

Ce dispositif a été complété par la loi TEPA du 21 août 2007 permettant de déduire de son ISF 75% de ses dons, et ce à concurrence de 50.000 euros (45.000 euros en cas d’utilisation conjointe de la réduction d’ISF pour investissement dans les PME et de celle pour dons  à des fondations).

Dans le même temps, les statuts types des fondations reconnues d’utilité publique sont assouplis, la présence des représentants de l’État à leur conseil d’administration devient facultative, les dotations peuvent être consommées et de nouveaux modèles sont envisagés. Sont ensuite créées les fondations dédiées à certains domaines de l’intérêt général : les fondations de coopération scientifique, adaptation de la fondation reconnue d’utilité publique destinée aux projets de recherche scientifique organisés en réseau ; les fondations universitaires, abritées par des universités et destinées à en financer les activités ; les fondations partenariales, dérivées des fondations  d’entreprises  mais  réservées à l’enseignement supérieur ; les fondations hospitalières, pour les établissements hospitaliers.

Enfin, en 2008, une véritable révolution est introduite avec le fonds de dotation. Organisation originale, son apparition contourne l’autorisation du Conseil d’État en créant une personnalité juridique ayant, sans en porter le nom, la plupart des capacités d’une fondation. Avec le fonds de dotation, l’État accepte de rompre avec une tradition ancestrale de contrôle a priori des organismes philanthropiques.

L’État déploie également un important dispositif de promotion du mécénat privé et de sa fiscalité, notamment auprès des entreprises. Le ministère de la Culture crée une « mission mécénat ». Cette  mission saisit toutes les occasions de faire parler du mécénat, depuis la signature de conventions nationales avec les prescripteurs des entreprises jusqu’à la désignation de relais locaux d’information sur cette question. Elle recueille des fonds privés sur de nombreux projets et récompense symboliquement ses mécènes par des remises de médailles. En 2012,     le ministère de la Culture crée un fonds de dotation InPACT « pour croiser les compétences du public  et  du  privé  ». Lors  de  sa  création, le ministre indiquait que « dans un climat de difficultés économiques, l’action privée en matière culturelle [semblait] plus que jamais un enjeu de grande importance 6 ».

Le ministère de l’Environnement s’est aussi doté d’une structure

équivalente et, entre 2004 et 2006, le ministère de la Recherche a cofinancé vingt fondations de recherche avec des entreprises.

Résultats par les chiffres

L’ensemble de ces mesures est incontestablement suivi d’effets, comme il est possible de leconstater dans le tableau ci-dessous, en rappelant qu’en 1979 il n’existait que 300 fondations.

Graphique 1 : Évolution du nombre de fonds et fondations en France entre 2001 et 2011 (hors Fondations abritées à l’Institut de France)

III Partie

Les enjeux du déploiement d’une philanthrope puissante

Enjeu national

Il est nécessaire de faire vivre et d’encourager les motivations humanistes des mécènes. L’incitation fiscale a eu, de ce point de vue, un impact important sur le comportement des donateurs, comme le montre la courbe des montants de dons inscrits par les foyers fiscaux dans leurs déclarations de revenus.

Deux dates sont significatives :

  • en 2003, l’encouragement fiscal aux dons a significativement amplifié les montants déclarés l’année suivante ;
  • en 2007, la mesure de déduction qui concerne les dons effectués à partir du 20 juin 2007, applicable aux foyers assujettis à l’ISF, a relancé une générosité en voie de tassement depuis deux ans.

Graphique 2 : Montants inscrits dans les déclarations de revenus

Notes

8.

Virginie Seghers, La Nouvelle Philanthropie, Paris, Autrement, 2009, 92.

+ -

9.

Norine MacDonald et Luc Tayart de Borms (dir.), Philanthropy in A Rich Past, a Promising Future, Londres, Alliance Publishing Trust, 2008, p. 8.

+ -

10.

V. Seghers, op. cit., p. 96.

+ -

11.

Ibid., p. 104.

+ -

12.

O. de Laurens, op. cit.

+ -

13.

Le financement public pour le fonctionnement des établissements sanitaires et médico-sociaux est calculé sur labase du nombre de « journées de personnes accueillies » qu’elles réalisent ; ce mode de calcul est cou- ramment intitulé «prix de journée».

+ -

14.

The Chronicle of Philanthropy, XXIV, n° 6, 9 février 2012.

+ -

15.

Global Philanthropy, Londres, MF Publishing, 2010.

+ -

16.

Voir.

 

+ -

Pour autant, réduire la philanthropie à la recherche d’une économie fiscale reviendrait à passer à côté du véritable enjeu et de la véritable signification de cette action. Les projets philanthropiques d’envergure – dès lors qu’il y a création d’une fondation, par exemple – reposent sur des histoires personnelles fortes, ils mêlent élan du cœur, éducation, valeurs et parcours de vie. Face à un projet de fondation nécessairement durable, ce sont ces déterminants humains qui tiennent et assurent une continuité dans le temps, et non l’argument fiscal. Le témoignage de François Lemarchand illustre cette nature profondément humaine du geste philanthropique. Créateur et président de Nature & Découvertes, il est à l’origine de deux fondations, l’une créée par son entreprise, l’autre personnelle. François Lemarchand explique ainsi que son objectif n’a pas été d’accumuler des richesses, mais d’agir pour les causes qui le motivent, et c’est la raison pour laquelle il a constitué une fondation pour l’environnement avec son épouse et ses enfants: « La fondation est une façon d’enrichir notre relation à la famille, de mieux nous connaître, parfois nous découvrir les uns les autres. C’est un espace commun de liberté, d’initiatives pour construire le monde quenous voulons8. »

Pour les particuliers, les éléments de motivation sont de diverses natures :

  • un pur élan de générosité face à des situations insupportables de pauvreté, d’indigence, de malnutrition… ;
  • un sentiment de redevabilité vis-à-vis de la société après un parcours professionnel particulièrement heureux ou après avoir soi-même bénéficié d’une aide ;
  • une prise de conscience après un drame personnel (la perte d’un proche par la maladie oriente souvent vers le soutien à la recherche médicale…);
  • l’inscription d’un patrimoine artistique, d’une œuvre dans la pérennité, la valorisation de la mémoire d’une personne exceptionnelle (Fondation Giacometti, Fondation Honegger, Fondation Maréchal Leclerc de Hauteclocque…).

Dans tous les cas, le respect de la volonté du donateur est un impératif moral. Ceux qui agissent avec de l’argent privé, pour le compte de donateurs, sont dépositaires d’une part de leur humanité. Lorsque le  don est fait par legs, les bénéficiaires gèrent, au-delà de l’argent, un bien immatériel immense et précieux : celui de la mémoire.

Cette nature fondamentalement sensible de la philanthropie en constitue le moteur principal, elle n’est en rien exclusive d’une démarche professionnelle, fondée sur l’expertise, envisagée de manière stratégique et à très long terme. Pour les entreprises, il s’agit en général de développer un environnement plus favorable, soit dans des zones de proximité de l’entreprise (ses sites de production, sa marque), soit au niveau mondial, afin de répondre à des besoins en relation avecson activité.

Contribuer à améliorer les conditions dans lesquelles peut s’exprimer cette philanthropie est aussi une manière d’en respecter la source. Le climat français, à cet égard, on l’a vu, a longtemps été peu favorable: c’est le fait d’un pouvoir temporel méfiant à l’égard des corps intermédiaires et de l’influence religieuse. Mais, au-delà de cet enjeu politique, sur le plan des mentalités, la représentation d’une charité  condescendante  des très riches mécènes a longtemps constitué en France une image repoussoir, poussant les mécènes actifs – particuliers ou entreprises – à une discrétion presque totale. De ce fait, la philanthropie s’est donc aussi cantonnée à la portion congrue, dessinant un modèle de société français aujourd’hui appelé à bouger.

Le modèle français face aux autres modèles

La recherche sur la philanthropie identifie en Europe quatre grands modèles sociétaux, variant selon le degré de centralisation de l’État9 :

  • dans le modèle anglo-saxon (Royaume-Uni), comparable au modèle américain, la société civile est positionnée comme  un  contre-pouvoir au gouvernement et à l’État. L’environnement fiscal et juridique est favorable aux dons et legs ;
  • dans le modèle rhénan (Belgique,  Allemagne  et  Pays-Bas),  c’est  la notion de partenariat qui prévaut entre une société civile forte  indépendante et structurée, et un État généreux Dons et legs ne sont pas particulièrement encouragés ;
  • dans le modèle scandinave, c’est la notion de complémentarité qui domine, entre une intervention étatique forte et la société civile, qui joue souvent le rôle d’éclaireur sur des besoinssociaux auquel l’État répondra par la suite. Les fondations y ont une relation forte avec le gouvernement et les agences gouvernementales. Le système fiscal n’encourage pas vraiment les dons et legs ;
  • dans le modèle latin/méditerranéen, la société civile a du mal à faire reconnaître sa place et son autonomie aux côtés d’un État très fort. Un effort manifeste est fait pour contrôler politiquement les organisations et associations, au travers notamment de mesures légales. Les dons et legs ne sont pas encouragés par le système fiscal et les fondations peinent à trouver leur place, même en allant là où l’État ne va pas.

La France relève de toute évidence du dernier modèle, dont elle partage toutes les caractéristiques. Elle a cependant déjà évolué via l’encouragement  fiscal  aux  dons  et  legs, réforme  récente  mais  tout   à fait performante. On ne peut prévoir vers quel modèle la France pourrait évoluer en fonction des orientations données par les futurs gouvernements, mais on constate, après un long temps de discrétion, que certaines positions et opinions bougent sensiblement. En effet, l’immense notoriété et la puissance de grands mécènes américains ont vraisemblablement pesé sur les représentations. Le philanthrope peut désormais s’identifier à un Bill Gates efficace, professionnel, disposant  de moyens puissants et agissant de par le monde, porté par un élan de générosité et de devoir envers la société. Ceci a aussi modifié l’intérêt des journalistes français vis-à-vis du sujet « philanthropie ».

L’engagement massif réalisé par des personnes fortunées aux États- Unis ouvre de nouvelles questions et suscite des débats de fond. Sans remettre en cause le bien-fondé de ces démarches, on peut s’interroger sur ce qui se passerait en matière d’influence, d’axes et méthodes d’intervention si une bonne gouvernance n’était pas assurée avec une telle puissance financière. Toutefois, ceci ne risque pas d’arriver en France en raison de l’encadrement juridique des fondations et, surtout, par le fait que leur taille est significativement plus modeste.

Par ailleurs, depuis vingt ans, le rythme de constitution des fortunes s’est accéléré. Des personnes jeunes (40, 50 ans) mais aussi des plus anciens, souvent sensibilisés à la culture anglo-saxonne, se retrouvent au sommet de  leur activité à la tête de patrimoines  importants.  Ces « nouveaux riches » génèrent des mécènes d’un style nouveau : plus prompts à s’engager personnellement, à suivre les projets qu’ils financent et à agir dans une perspective d’efficacité, de résultat et de long terme, ils cherchent volontiers à appliquer les règles de gestion de l’entreprise aux organisations d’intérêt général qu’ils soutiennent. Ils considèrent comme naturelle leur intervention dans les affaires de la cité. On ne sait pas s’ils sont directement inspirés des nouveaux philanthropes américains de la Silicon Valley ou s’ils sont simplement les représentants d’une nouvelle génération qui, se démarquant des pratiques passées, envisagent plus spontanément la philanthropie comme une force au service de la société. Pour François Lemarchand, « les fondations créées par des chefs d’entreprise ou de jeunes capitalistes responsables sont une étape du renouveau du capitalisme à condition qu’elles s’inscrivent dans une cohérence globale et ne soient pas un alibi dont personne n’est dupe. Ceux qui se sont enrichis ou ont hérité prennent conscience de leur responsabilité à l’égard de ceux qui ont été laissés pour compte10». De son côté, Marc Ladreit de Lacharrière explique : « Je suis partisan d’un capitalisme  de  solidarité  à  l’anglo-saxonne.  Je considère que l’on doit rendre à son pays, quand il nous a aidés. […] Pourquoi les dirigeants ne devraient pas consacrer une partie deleurs salaires ou de leurs stock-options au financement du mécénat de leur entreprise ? J’ai la chance de contrôler 70% du capital de Fimalac, c’est donc une joie pour moi de participer aux opérations de mécénat de mon entreprise, et particulièrement à la  Fondation  Culture  et Diversité.  Je crois que la  philanthropie peut contribuer à la  promotion d’une mobilisation éclairée11. »

Le changement des registres affecte également les entreprises. Sous l’impulsion de dirigeants éclairés, de nouveaux modèles s’inventent. C’est le cas de Danone, par exemple, qui, à l’initiative de Franck Riboud, s’est associé à la Grameen Bank fondée par Muhammad Yunus, pour créer la Grameen Danone Foods Limited au Bangladesh. La fabrication de yaourts à coût moins élevé a permis le développement d’emplois à travers la production, et la vente en porte-à-porte, une meilleure nutrition de ceux qui les consomment. Les actionnaires peuvent récupérer leur mise après un certain temps, mais les profits sont réinjectés dans le projet afin d’en assurer le développement, les deux entreprises associées s’étant engagées à ne recevoir aucun dividende.

Certaines banques, pour leur part, apportent aussi leur contribution à la philanthropie (HSBC, BNP Paribas, les Caisses d’épargne…), non seulement par la création de fondations, mais aussi en donnant la capacité à leurs grands comptes de s’engager dans la philanthropie (Fondation de l’Orangerie de BNP Paribas, par exemple). Elles apportent un service d’accompagnement à leurs clients en leur permettant de choisir des projets au travers d’un catalogue d’actions expertisées et suivies, et elles leur assurent des comptes rendus sur l’action menée.

Laisser émerger des initiatives complémentaires de celles de l’État

En  2009,  les fondations privées françaises ont dépensé au total 4,9 milliards  d’euros. Sur cette somme,  4,3 milliards l’ont été par des fondations de type opérateur, c’est-à-dire qui mettent en œuvre directement leur mission sociale à travers des équipes salariées et sur leurs sites. Pour moitié consacrées à la  santé, ces sommes sont pour un tiers destinées à des œuvres sociales déployées en France, un petit  10% allant vers l’enseignement12. Leurs financements proviennent majoritairement de la puissance publique à travers les prix de journées13 et les investissements. Pour autant, les fonds privés dont elles disposent, soit collectés activement, soit provenant de leur  fondateur initial, leur permettent, au-delà du service de base, de déployer des pratiques innovantes et avancées. La Fondation Caisses d’épargne déploie ainsi un ingénieux et simplissime programme de préparation des personnes âgées aux chutes, afin qu’elles ne leur soient pas fatales. Il est facile d’imaginer les répercussions positives en termes d’autonomie, de bien-être  pour les personnes concernées par ce programme, mais on en perçoit aussi rapidement le bénéfice final pour la collectivité.

Les Apprentis d’Auteuil conçoivent un programme d’accompagnement personnalisé pour que des jeunes sans ressources financières ou relationnelles se figurent concrètement ce que peut être la vie active et ce que pourrait y être leur vocation. Gain de temps, prévention, préparation : là aussi, la collectivité en bénéficiera amplement.

Les  fondations de type financeurs ont affecté à leurs  actions 588 millions d’euros. Elles ne sont pas de simples distributeurs de fonds, mais ont des stratégies, identifient les projets portés par des associations, par des personnes physiques, des institutions ou des laboratoires de recherche, les expertisent, les financent et en suivent la réalisation. Là aussi, ces bailleurs privés complètent ce que l’État ne peut faire. Les fondations sont en capacité d’agir sur des maillages beaucoup plus fins que les acteurs publics et sont, à ce titre, des acteurs complémentaires des acteurs publics. La vice-présidente du conseil régional de Rhône-Alpes exprimait en ces termes cette complémentarité, concrètement mise en œuvre en l’occurrence autour d’un appel à projet commun avec une fondation privée : « Le mode du conseil régional est très top-down, et par secteur : lycée, formation, économie… L’approche individuelle, on ne sait pas faire et on n’est pas faits pour ça. »

Par ailleurs, la philanthropie privée est autonome. Elle se distingue de l’action publique par la marge de manœuvre dont elle dispose pour expérimenter, tester, prendre des risques, en somme pour défricher des terrains que l’État ou les collectivités n’ont pas les moyens d’aborder. Lorsqu’une fondation accompagne des initiatives périphériques à l’Éducation nationale pour prévenir le décrochage scolaire,  c’est à la fois l’institution qu’elle soulage dans sa mission et l’institution qu’elle accompagne dans une forme de questionnement et dans sa mutation.

Innovation et expérimentations peuvent faire bouger la conception  de l’intérêt général. Ainsi, un secteur se développe beaucoup: celui de l’économie sociale et solidaire, tourné vers le microcrédit, la création d’emplois pour les chômeurs, l’intervention d’entreprises ou de particuliers sur des entreprises à vocation sociale. Une chaire d’entreprenariat social au sein de l’Essec est née de ce mouvement, qui produit références et réflexions sur les expériences en cours. Comme toute innovation, elle interroge les textes en vigueur. Ici, nous arrivons dans une zone grise, entre activité économique et activité philanthropique, qui questionne la définition de l’intérêt général : les activités lucratives peuvent-elles ou non en faire partie ? Cette question nouvelle est importante, car elle pèse sur le périmètre de la défiscalisation des dons et ne peut être escamotée.

Enjeu international

Les fondations américaines et leur culture ancienne

La philanthropie américaine constitue un modèle pour le développement des fondations françaises, car ce pays a une pratique ancienne, des formes d’organisation très codifiées et élaborées.

On a souvent tendance à comparer les systèmes américain et français, mettant en balance les 300 milliards de dollars de dons aux États-Unis et les 3 milliards d’euros de générosité française. Cette comparaison, faite sans préalable, est une erreur.

On l’a vu précédemment, en France le pouvoir royal a considéré, au moins depuis 1544, que la question de la pauvreté relevait de sa responsabilité ; depuis la Révolution française, les pouvoirs publics ont envisagé l’organisation d’un enseignement public ; et depuis la Seconde Guerre mondiale, action sociale, sécurité sociale, retraites, assurance chômage, etc., sont gérés par l’État et financés par des prélèvements obligatoires.

La tradition philanthropique américaine, elle, remonte aux origines du pays. Elle a d’emblée occupé une place centrale dans la prise en charge de l’intérêt général. Cette société de pionniers éminemment libérale s’est appuyée sur les bienfaiteurs de la collectivité, sans estimer devoir compter sur l’État. Elle a également pris l’habitude de les distinguer. La philanthropie figure dans son patrimoine génétique au point que quiconque se soustrait aux injonctions de philanthropie, alors qu’il a réussi, est regardé d’un mauvais œil. Les carrières politiques, les parcours sociaux prennent cet aspect très au sérieux. En charge de la communauté, sans le soutien de l’État, les philanthropes ont développé des fondations par causes, mais aussi des fondations dites communautaires qui agissent sur un territoire délimité – une ville, un quartier – et, au sein de cet espace, soutiennent écoles, universités, musées, affaires sociales, etc. Valorisée, centrale pour la survie de la communauté, la philanthropie ne fait pas l’objet d’une pudeur excessive. Les philanthropes font connaître publiquement leur engagement. Tous les quinze jours, des listes sont publiées dans le journal qui suit l’action philanthropique (The Chronicle of Philanthropy), indiquant le montant de l’engagement des particuliers ou des fondations sur tel ou tel projet, aux États-Unis et à l’étranger. On y apprend qu’en 2011 les cinquante plus gros philanthropes, dont la liste est fournie, ont versé une somme de 9 milliards de dollars14.

Le cas le plus emblématique du philanthrope individuel ayant un véritable projet est celui du fondateur de Microsoft à travers la donation totale qu’il a faite jusqu’à ce jour de 36 milliards de dollars à sa Fondation Bill & Melinda Gates. L’homme d’affaires Warren Buffett s’est pour sa part engagé à abonder cet important capital d’une donation d’actifs évaluée en 2006 à 31 milliards de dollars. Face à la situation difficile que rencontrent nombre d’Américains, Bill Gates a lancé une campagne vers les plus riches, intitulée The Giving Pledge («Promesse de don»), pour qu’ils donnent la moitié de leur fortune à des causes ou à des fondations. Cet appel a partiellement été suivi. Une initiative identique en France semble impossible à envisager en raison de l’absence deleader et, surtout, d’une pratique culturellement étrangère.

Les fondations américaines: des enjeux mondiaux

À la suite de la chute du mur de Berlin, l’Open Society Institute, créé    par le milliardaire George Soros, a dépensé des centaines de millions de dollars pour favoriser l’émergence d’une sociétécivile et former de futurs cadres. Il en est de même pour la Ford Foundation qui, pour sa part, a engagé 300 millions de dollars pour mettre en place un programme de formation des cadres qui a touché 4 000 personnes. La Fondation Mott s’est largement investie lors de l’irruption du VIH, tandis que la Rockefeller Foundation a mené, avec un consortium de fondations, un large programme de prévention dans l’Afrique subsaharienne.

Pendant la période postcommuniste, les fondations européennes ont été, pour la plupart, absentes des interventions en  Europe de l’Est. Il est frappant que les fondations américaines se soient plus intéressées à l’espace géopolitique européen que les Européens eux-mêmes. La Commission européenne elle-même a été très lente à reconnaître le rôle des fondations et leurcapacité à mener des actions transnationales.

Nos collègues américains ont développé un concept de global philanthropy, sous-entendant que leur expérience et leurs pratiques pourraient s’étendre sur le monde de façon homogène. Face à cela, nombre de fondations européennes ont longtemps considéré l’attitude des fondations américaines comme arrogante et invasive, alors que celles-ci ont du mal à comprendre que l’Europe est constituée de vingt-sept pays ayant chacun leur culture. Certes, les méthodes peuvent se partager, des projets se faire en commun entre fondations, mais chacune d’elle est tributaire de la culture, des lois, des pratiques et des usages de son pays, faisant de la philanthropie une activité très locale15.

Néanmoins, l’ancienneté de la  tradition  philanthropique américaine, sa dynamique, son activisme pour rayonner hors des frontières doivent constituer des aiguillons pour les fondations européennes. Le modèle philanthropique européen, constitué de myriades de fondations nationales, majoritairement ancrées dans leurs territoires et modelées par leurs spécificités territoriales, peut s’inspirer positivement du modèle unifié américain. Il peut, par exemple, les inciter à ouvrir leur objet vers de nouveaux territoires, à s’organiser collectivement pour se doter des moyens significatifs d’intervention afin d’être des partenaires de son niveau.

Dès 1998, une initiative de rapprochement entre l’Europe et les États-Unis a vu le jour, le Transatlantic Donor Dialogue, pour échanger entre donateurs américains et européens. Cette initiative est menée par la Fondation luso-américaine au Portugal et la branche européenne du German Marshall Fund. Ce dialogue est difficile, car les deux espaces culturels sont distants, mais les fondations engagées dans ce processus sont persuadées que les échanges mutuels sont indispensables à l’avenir de la philanthropie. D’autres actions allant dans le même sens sont menées par la Fondation Roi Baudouin en Belgique.

Des initiatives concrètes ont lieu, comme la mise en place par la Fondation de France d’un bureau aux États-Unis (Friends of Fondation de France16), qui met à la disposition des philanthropes américains une organisation qui leur permet de soutenir des projets français, bénéficiant de la déduction fiscale américaine tout en réduisant la complexité administrative. Il en est de même enBelgique où la Fondation Roi Baudouin a ouvert un bureau à New York (King Baudouin Foundation US).

Enjeux européens: les fondations contribuent à la constitution d’une société civileeuropéenne

Si la philanthropie américaine peut à certains égards être source d’inspiration pour faire évoluer la philanthropie dans chacun des grands pays européens, on dénombre également sur le VieuxContinent quelques « champions » de la philanthropie. En Allemagne, les grands acteurs sont Bertelsmann, Bosch, Volkswagen ; au Portugal, Gulbenkian; aux Pays-Bas, Bernard van Leer ; en Angleterre, le Wellcome Trust créé par Henry Wellcome, la plus importante fondation  en  Europe ;  en  France, la Fondation de France, fondée sur le modèle américain ; en Espagne, ONCE ; au Danemark, Realdania. Toutes ces fondations emblématiques sont les moteurs de la philanthropie en Europe. En 1989 17, sept d’entre elles ont créé le Centre européen des fondations (EFC), dont l’objectif est de diffuser en Europe la notion de philanthropie, d’organiser le secteur, de le faire connaître et reconnaître comme un acteur de la société civile au service des citoyens de notre espace commun. Mais voulant aussi rester ouvert sur le monde, l’EFC laisse une place ouverte aux fondations de pays tiers, se dotant ainsi d’une culture véritablement mondiale.

C’est dans ce centre que les premières études comparatives sur les fondations ont été réalisées, permettant de dessiner le paysage de l’époque et de donner des repères pour les pays désireux de développer le modèle fondation. Cela a notamment été utile lors de la préparation de la loi Aillagon.

Enfin, l’EFC a permis de développer  un  réseau de confiance entre les acteurs majeurs impliqués dans ce champ. Ils ont ainsi pu travailler  à structurer les fondations en Europe, à rassembler celles qui veulent faire des projets collectifs transfrontaliers, à poser les bases d’une philanthropie plus internationale.

Notre espace actuel est l’Europe. Pourtant, celle-ci est en panne d’enthousiasme, de projets rassemblant les citoyens par-delà les frontières. Les fondations ont certainement un rôle à jouer. Le Centre européen des fondations a stimulé l’engagement des fondations dans l’Europe, soit directement, soit à travers un réseau  mis  en  place  par des fondations opérationnelles : le Network of European Foundations (NEF), créé pour faire face à la double problématique de l’action européenne et de la réalisation de projets communs lorsque plusieurs fondations souhaitaient travailler sur le même thème.

Les progrès constatés depuis dix ans dans toute l’Europe, dans les pratiques, dans les législations, dans la mobilisation des philanthropes et dans la structuration des fondations sont considérables. Cette dynamique a permis dans une certaine mesure de montrer que les citoyens fortunés ou les entreprises engagées pouvaient contribuer d’une autre façon qu’à travers l’impôt à la résolution de problèmes de société et participer au bien commun, parfois de façon significative.

Après un temps de scepticisme de la Commission européenne dans  les années 1990 sur la capacité des fondations de mener des projets européens celle-ci a fini par accepter de financer des projets touchant    la recherche scientifique, la culture, les droits de l’homme, les enfants, par exemple. La création d’un statut européen des fondations 18 a pour objectif de faire émerger une société civile européenne avec des acteurs nationaux pouvant agir dans les différents pays de l’Union européenne. Ce statut a commencé à être élaboré par des membres représentant des fondations de chaque pays de l’Union il y a déjà douze ans. Depuis quelques années, sur la base du projet élaboré, le statut est en discussion avec la Commission européenne. Sous l’impulsion du commissaire Michel Barnier, le projet de statut européen des fondations vient d’être publié et doit normalement suivre le long chemin de l’approbation par   le Parlement européen, suivie de celle du Conseil de l’Union européenne, à l’unanimité des vingt-sept États membres. Ce statut européen sera optionnel : il ne se substituera pas aux législations locales. Il permettra, en revanche, aux fondations ayant ce statut de travailler librement dans chaque pays de l’Union, sansavoir besoin de créer des structures de droit local, dès lors que la fondation sera reconnue dans le pays d’origine de sa création. Ce projet de statut est assorti de mesures fiscales qui reprennent les décisions de la Cour de justice européenne donnant la possibilité de faire des dons transnationaux et assimilant la fondation européenne aux fondations d’utilité publique de droit local. Il s’agit donc d’un véritable outil au service des philanthropes et de la société civile européenne qui pourrait ainsi se mettre en place.

L’intérêt général n’a pas de frontières

Au-delà de l’enjeu proprement européen, l’univers de travail des fondations n’a, en général, pas vraiment de frontières. Elles s’engagent dans de nombreux pays, sur des sujets aussi universels que la maladie, la pauvreté, l’environnement, l’éducation, le développement de la société civile… En fait, sur tous les objectifs du millénaire. Ceci implique la mise en place de partenariats, non seulement entre Européens, mais aussi avec les Américains ou avec des fondations de pays émergents.

Par ailleurs, la générosité participe au niveau international d’une sorte d’économie relationnelle qu’il faut garder à l’esprit. Prendre en compte la nécessité de donner aux communautés philanthropiques étrangères  -américaines, notamment, fidèles soutiens de la culture française – donne des gages de réciprocité, faisant perdurer des partenariats essentiels. Le château de Versailles, par exemple, reçoit de très importantes contributions américaines sans lesquelles, par manque de financement des travaux, son éclat ne manquerait pas de progressivement se ternir.

IV Partie

Une position ambivalente de l’état français

Un regard limité sur les frontières de la philanthropie

On l’a vu, le nécessaire recours aux ressources privées pour certaines missions d’intérêt général a poussé l’État à concevoir l’un des modèles d’encouragement aux dons les plus performants au monde. Pourtant, presque simultanément, l’État français commence à envisager de réduire le champ d’application de ces mesures. C’est la dimension internationale du don qui est en cours d’étude et risque d’être remise en cause dans un premier temps.

Une instruction fiscale française envisage actuellement de réduire le champ de la réduction fiscale. Ce projet voit le jour dans le cadre de la mise en conformité du régime fiscal français avec l’arrêt Persche, rendu en 2008 par la Cour de justice européenne. Cet arrêt impose une égalité de traitement fiscal pour les dons consentis au profit des organismes d’intérêt général sur l’ensemble du territoire de l’Union européenne. Il est, dans l’esprit, favorable aux  philanthropes ouverts sur l’étranger. Or, concrètement, en dehors des actions destinées à faire rayonner la francophonie et les connaissances scientifiques françaises ou à intervenir de manière opérationnelle en faveurdes populations en détresse, le projet d’instruction français exclut du régime fiscal du mécénat toute forme d’intervention à l’étranger. Il condamne non seulement la coopération avec des projets culturels, environnementaux, relatifs aux droits de l’homme ou sociaux en dehors du territoire français, mais prohibe aussi de manière définitive le soutien financier aux projets de toutes sortes, menés par des organismes d’intérêt général, notamment dans les pays en voie de développement. À l’échelle de la Fondation de France par exemple, il remettrait en cause une bonne partie des interventions en Haïti, les programmes dédiés à la jeunesse du Maghreb ou à l’agriculture vivrière en Afrique de l’Ouest, ainsi que tous les soutiens accordés par des centaines de fondations abritées, créées par des mécènes particuliers ou des entreprises.

Ce parti pris pose un triple problème. Vis-à-vis de nos partenaires européens, il ignore l’esprit même de l’arrêt Persche et s’expose au risque d’être très vite invalidé par un nouvel arrêt de la Cour de justice européenne. Au-delà de l’Union européenne, il entrave l’activité des  ONG et des fondations, outils essentiels du rayonnement de la France dans de nombreuses régions du monde. L’action de la France à travers ses associations et fondations participe de son rayonnement culturel, scientifique, sociétal. Actuellement, l’aide au développement atteint 0,35% du PIB, alors que les objectifs sont à 0,7%. L’État ne peut donc plus assurer son engagement, aussi devrait-il s’appuyer sur la société civile organisée pour amplifier son action. Pourquoi ne pas intégrer les 66% ou 75% de la déduction fiscale dans la part de l’aide publique au développement et s’engager volontairement dans une politique d’ouverture permettant à ceux qui souhaitent faire acte de générosité d’agir où ils le veulent ?

La sécurité de l’utilisation des fonds est une des raisons évoquées pour réduire l’activité internationale. Peut-être serait-il plus positif de garder une législation favorable et de renforcer le contrôle a posteriori des affectations, plutôt que de supprimer les possibilités d’action internationale. Ce n’est pas parce qu’il y a des malades que l’on supprime l’hôpital !

Une incompréhension de la spécificité des encouragements fiscaux au don

Dans le même temps, au moment de la préparation de la loi de finance 2012, des voix parlementaires se sont élevées pour rogner les incitations fiscales aux dons. Si elles n’ont finalement pas été retenues, ces propositions d’amendements révèlent une méconnaissance des décideurs à l’égard des mécanismes de la philanthropie. Assimiler les incitations fiscales aux dons à des niches fiscales revient en effet à penser que tout donateur obtient une contrepartie au don qu’il effectue ou peut récupérer sa « mise » au bout d’un certain temps.

Or, d’une part, le don est irrévocable ; d’autre part, il ne donne éventuellement lieu qu’à des contreparties symboliques, en aucun cas à une contrepartie matérielle de valeur économique comparable. Enfin, les

dispositifs fiscaux en question n’allègent jamais totalement le donateur de la charge de son don : lorsqu’il décide de bénéficier de la réduction fiscale, il en porte toujours la part excédant le taux de réduction (de 25 à 34 %). Adoptée, cette mesure aurait définitivement anéanti la philanthropie.

Cet amendement retiré, il reste toutefois l’idée chez nos parlementaires, de droite comme de gauche, que les dispositions actuelles sont trop favorables, qu’elles avantagent les personnes fortunées et que, par ailleurs, les organisations appelant à la générosité du public peuvent participer à l’effort collectif de réduction des dépenses de l’État.

Quel intérêt pour l’État et, surtout, les parlementaires qui voient directement l’effet bénéfique de la philanthropie au niveau local de s’engager dans cette voie ? Si l’on considère 2 milliards d’euros de dons des particuliers, dont l’État prend en charge 1,3 milliard, une réduction de ce taux de 10 % serait un gain pour le budget de 130 millions d’euros. Le gain dans le budget de  l’État  serait  bien  modeste, alors  que  pour les organisations récipiendaires, l’impact social serait  important  tant  au niveau national qu’au niveau local. Une telle réduction constituerait une double peine pour les associations et fondations, car elle viendrait s’additionner à la diminution progressive des financements publics directs à laquelle on assiste depuis quelques années.

Il y aura aussi un effet sur le soutien de nombreuses missions publiques d’intérêt général : le fonctionnement des fondations hospitalières, d’universités, de partenariat, de coopération scientifique et le soutien de la culture ne sont plus envisagés qu’avec la contribution d’un mécénat privé massif. Il serait utile que l’État sache à combien cette contribution privée se monte avant de prendre des mesures préjudiciables à ces établissements. La réduction des capacités d’intervention de l’État est un constat.

Elle entraîne un recul des subventions dans de nombreux secteurs, alors que les besoins de financement l’amènent à largement faire appel aux philanthropes. C’est à ce moment qu’il est envisagé de réduire la défiscalisation proposée aux donateurs. Ce constat brutal et paradoxal est-il reconnu et assumé comme tel ? N’est-ce pas une position schizophrénique ? Après tant d’années d’évolution positive, doit-on faire marche arrière ?

Il nous paraît nécessaire dans ce moment de grande instabilité et incertitude, de reposer toute la problématique de la philanthropie sur la table et de trouver des voies modernes pour l’avenir, dans une logique gagnante pour tous.

V Partie

Pour éviteront krach philanthropique

Notes

19.

Francis Charhon et Isabelle Combes (dir.), Fondations, fonds de Constitution, gestion évolution, Paris, Juris Éditions 2011.

+ -

La philanthropie française n’a pas la solidité ni l’évidence de la philanthropie américaine. Elle est fragile parce que facultative et non soutenue par des injonctions sociales fortes, et qu’elle n’est pas ancrée comme une tradition. La consolidation de sa légitimité est nécessairement un processus long, incluant les changements de représentations politiques et de méthodes de fonctionnement adaptés aux temps actuels.

Construire l’expertise et la mettre à disposition des philanthropes

Tous les donateurs ou fondateurs ne peuvent agir seuls. L’environnement juridique et fiscal est plus complexe qu’on l’imagine19, aussi est-il important de ne pas faire d’erreurs qui seraient préjudiciables au donateur. S’il ne s’agit pas seulement de remettre un chèque à tel ou tel laboratoire, association, musée, il est préférable d’utiliser les services d’organisations intermédiaires quiapportent des conseils adaptés à la situation de chacun et sur les champs d’intervention afin de valoriser au mieux la générosité de ceux qui s’engagent. Cette activité s’est professionnalisée avec le temps, devant les demandes des fondateurs et la rigueur des contrôles. Il faut disposer des personnes compétentes, des outils, des méthodes qui garantissent la fiabilité des chaînes de décision, des flux financiers, afin de garantir une traçabilité totale des fonds utilisés. Par exemple, la Fondation de France, qui abrite 700 fondations et soutient 8.000 projets par an pour un montant de 125 millions d’euros, apporte le service de ses experts, organise les rencontres entre fondateurs et assure la capitalisation des résultats afin qu’ils soient profitables à la société.

Une transparence nécessaire

L’importance croissante du secteur pose évidemment la question de la fiabilité et la transparence de ces organisations. Tout le monde a gardé en mémoire le scandale de l’ARC  en 1996. Depuis cette époque, les choses ont bien changé. D’abord, le secteur a lui-même réalisé un immense travail d’organisation, conscient que de telles dérives étaient préjudiciables à l’ensemble des organisations. Ce fut la création du comité de la Charte pour la déontologie de la collecte et l’utilisation du don, qui assure un contrôle annuel sur toutes ses associations membres.

IDEAS, structure récente, s’est également créée afin de labéliser de bonnes pratiques. Depuis 2002, le Centre français des fonds et fondations (CFF) forme ses membres au partage de bonnes pratiques sur la présentation des comptes, la gouvernance, le contrôle interne.

Cette structuration du secteur est complétée par des contrôles complémentaires externes : les commissaires aux comptes, la Cour  des comptes, les différents corps d’inspection des ministères. Les organisations peuvent aussi choisir des certificateurs privés comme l’Afnor ou le BVQI. Les dirigeants – président, trésorier, directeur général – sont le plus souvent mandataires sociaux, ce qui engage directement leur responsabilité en cas de problèmes et augmente leur implication dans la bonne marche des organisations.

Nous pouvons dire que non seulement le secteur est mature, mais aussi qu’il est en ordre et largement contrôlé. Toutefois, nous sommes arrivés à un empilement de contrôles qui peut faire craindre une course sans véritable limite. Une discussion avec l’État sur le bon niveau de contrôle, sur son adaptation nécessaire à la taille et à l’objet des organisations (de l’association simple à la fondation RUP) paraîtrait judicieuse aujourd’hui. Elle pourrait, par exemple, donner lieu à la formalisation d’un document référentiel déclaratif indiquant tout ce qui est fait pour assurer la fiabilité de chaque type d’organisation. Ainsi, les différents organes de contrôle citésplus haut pourraient procéder à des évaluations régulières de référentiel et différencier cequ’implique la RUP.

Enfin, le secteur aborde aujourd’hui deux terrains d’amélioration : la gouvernance et l’évaluation de l’action.

La nécessité d’un cadre stable, cohérent pour éviter un krach philanthropique

Le développement de la philanthropie passe d’abord par la garantie d’un cadre référentiel stable. Les mouvements fiscaux ou réglementaires qui pourraient l’affecter nous apparaissent comme des risques majeurs.

Si nous devions assister à un double mouvement de taxation plus importante des personnes fortunées – donc une baisse de leur revenu disponible – et de réduction des avantages fiscaux, la perspective d’un véritable krach philanthropique ne serait pas à exclure. Ce sont en effet principalement les gros dons qui permettent de créer des fondations et aux principales organisations d’engager des programmes massifs, même si l’on sait que les millions de donateurs modestes font des efforts importants par rapport à leurs revenus. Une baisse de la défiscalisation conduirait à une réduction, au minimum homothétique, des dons.

Un autre phénomène serait alors à craindre : soucieux d’observer une baisse de dons sur des domaines qu’il juge prioritaires, l’État pourrait être tenté de jouer sur la fiscalité afin de réorienter la philanthropie vers ceux-ci. Une telle fiscalité différentielle serait une véritable catastrophe technique et morale. Pourquoi encourager certains philanthropes plus que d’autres ? Comment différencier les causes les meilleures, les plus justes ? Par-delà les organisations touchées, ce sont des millions de personnes et des milliers d’organisations bénéficiant de la générosité du public qui en pâtiraient : réduction de projets, réduction de personnel, report des besoins vers l’État ou les collectivités locales… Enfin, comment imaginer de telles évolutions sans une désorientation, voire une démotivation sérieuse des contributeurs privés principaux ?

La stabilité juridique et fiscale est particulièrement importante dans le contexte de la philanthropie, qui met en jeu la transmission de biens entre générations. Les grands donateurs ou les fondateurs qui apportent des sommes importantes sur plusieurs années sont obligés de mettre en place des stratégies d’investissements intégrant un aspect patrimonial. En effet, le droit successoral  français est orienté vers la protection des héritiers : toutes les sommes dédiées aux œuvres philanthropiques peuvent être remises en cause au décès du donateur, au motif qu’elles affectent la réserve héréditaire. Ainsi, s’il importe de savoir à quel cadre juridique et fiscal le donateur est soumis au moment de son don, il est important qu’il puisse avoir confiance dans la stabilité de ce cadre, afin qu’il n’agisse pas tout en craignant que son projet philanthropique soit totalement remis en cause à l’heure de son décès ou, pire, qu’il n’agisse finalement pas par crainte des évolutions à venir. Il est donc important qu’un consensus social s’établisse pour stabiliser les mesures en faveur d’une philanthropie moderne et décomplexée.

Enfin, il faut également construire de la stabilité et de la cohérence dans les concepts deréférence. Un rapprochement ou une adéquation entre les notions d’utilité publique (au sens de l’obtention du statut de RUP) et d’intérêt général (au sens fiscal) constituerait notamment un progrès. Une telle homogénéisation éviterait des situations absurdes telles qu’une fondation peut être reconnue d’utilité publique sans pour autant relever de l’intérêt général (exemple de laFondation PlaNet Finances).

Pour une vision politique favorable

Quelle vision a-t-on de la gestion de l’intérêt général ? Quelle part d’intervention donne-t-on aux citoyens ?  Comment accepte-t-on  de  voir des initiatives nouvelles originales se développer sans passer par l’État ? Au moment où l’État a mis en place nombre de fondations et d’opérations de mécénat culturel ou environnemental, au moment où l’action de proximité est de plus en plus indispensable pour assurer le filet social, n’est-il pas temps d’abandonner les positionnements idéologiques issus de la suspicion de mainmorte ou de l’idée que l’on favorise les personnes fortunées ? Ne peut-on pas inverser le problème ?

L’État peut choisir le mode d’imposition qu’il souhaite en fonction des besoins du pays toutefois une augmentation significative des tranches supérieures donne l’impression d’une stigmatisation d’une partie de la population. L’encouragement fiscal aux dons pourrait-il être considéré, non seulement comme la contribution de l’État à des initiatives généreuses privées, mais comme une incitation, pour le donateur, à participer de manière plus directe et plus libre aux besoins de la société ? Ne pourrait-on travailler à faire partager par toutes les parties prenantes une vision positive qui valorise la philanthropie, afin que chacun ose s’engager et soit fier de ce qu’il donne et soit reconnu pour son geste utile à la société ?

Dans un espace commun, perturbé par la limitation des ressources, chacun, l’État comme le philanthrope, a besoin de l’autre. Pourquoi ne pas aller au bout de ce jeu de complémentarité ? On parle de 3 milliards d’euros de générosité privée. C’est peu comparé aux budgets de la puissance publique, c’est beaucoup si l’on note qu’elle intervient aux marges, sur des actions ciblées et à forte valeur ajoutée. Ainsi, il n’est pas tant question d’investir des domaines dont l’État se désengagerait, mais de soutenir des champs d’innovation favorisant une dynamique sociale forte.

La régulation de la philanthropie n’est pas une question d’ordre technique, mais d’ordre profondément politique. Quelle  vision a-t-on de la gestion de l’intérêt général ? Quelle part d’intervention donne-t-on aux citoyens ? Comment accepte-t-on de voir des initiatives nouvelles originales se développer sans passer par l’État ? Les rôles respectifs peuvent en effet se redéfinir. Les relations entre les acteurs sont parfois empreintes de méfiance ou de jalousie. L’État trouve les organisations privées arrogantes et peu attentives au fait qu’il participe, à travers la défiscalisation, à hauteur de 66 % des sommes perçues. Pour leur part, les organisations trouvent les structures étatiques rigides, peu respectueuses du travail accompli. Aussi de nouvelles relations de partenariat pourraient s’instaurer, au sein d’un contrat plus équilibré. L’État doit-il demeurer le seul gérant légitime du bien commun ? Peut-il envisager se recentrer sur un rôle de contrôle et de garant de l’intérêt général ? Peut-il faire évoluer son regard et se détacher d’une visioncentralisatrice et dominatrice de son rôle ? De leur côté, ceux qui agissent grâce à la défiscalisation peuvent-ils reconnaître pleinement à l’État son rôle de contrôle et de garant ?

Les médias doivent aussi mieux comprendre et protéger ce contrat social, au nom duquel ceux qui payent l’impôt, quel qu’en soit le montant, peuvent en diriger directement une partie vers ceux qui en ont besoin. Gardons le cap d’une générosité partagée, dont tout le monde sera bénéficiaire. Ceux qui ont des revenus importants, actuellement objets de fortes remises en cause, pourraient ainsi être enclins à plus donner, à mieux faire savoir comment ils sont engagés dans de grands  projets philanthropiques et à créer de grandes fondations. Apportons ainsi la touche finale à cette longue évolution de la philanthropie dans notre pays vers un modèle où pourraient peut-être naître quelques Gates français au service des plus en difficulté.

La philanthropie est un bien culturel qui prend du temps à se développer. Dès le plus jeune âge, elle doit être enseignée dans les cursus scolaires et universitaires comme une valeur de partage, au même titre que l’engagement vers des projets humanitaires ou sociaux vers lesquelles les jeunes se dirigent de plus en plus. Notre société est de plus en plus fracturée, la peur de l’autre se développe et l’altérité ne fait plus sens. Reconstruire le filet social, retrouver des valeurs de partage et d’engagement est indispensable si l’on ne veut pas voir la faillite de notre système dans tous les domaines. La philanthropie n’est évidemment pas l’unique solution car l’État doit rester le garant d’un filet social, mais elle est certainement un des moyens de partage et de rencontre entre des mondes les plus divers. Elle permet d’ouvrir des espaces d’espoir, de rencontres, de participation entre citoyens sur des engagements collectifs en France et à l’étranger. Grâce aux évolutions de ces dernières années, beaucoup de projets sont nés, beaucoup d’imagination s’est débridée, ouvrant des voies nouvelles pour traiter des questions difficiles et souvent douloureuses. Croyons en ceux qui veulent s’engager avec les moyens que la vie leur a donnés, croyons qu’il est des voies autres que le « tout État », croyons qu’il n’y aura pas de retour en arrière, qui entraînerait une immense déception pour ceux qui ont cru à ces engagements et certainement des dégâts dont il est difficile de mesurer tout l’impact. Dans un monde qui tourne de plus en plus vite, où les décisions se prennent de façon réactive, il serait nécessaire d’inscrire le projet de la philanthropie dans une perspective à long terme, pour le bien de tous.

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