Résumé

Introduction

I.

Les vagues numériques : Émergence de monopoles et concurrence biaisée

1.

La première vague digitale : GAFA, numérisation des contenus et monopoles

2.

La deuxième vague digitale : Uber, numérisation de l’accès aux services et concurrence des particuliers

3.

La troisième vague digitale : les inconnues de la numérisation des objets

II.

Les marchés numériques : contestation, instabilité et évolution des business models

1.

Pourquoi le moteur de recherche Google évolue dans un univers concurrentiel

2.

La concurrence en ligne crée une nouvelle logique économique

III.

Propositions pour une concurrence numérique

1.

Créer de nouveaux droits sociaux pour les indépendants et légiférer sur leur relation avec les plateformes

2.

Impliquer les plateformes d’économie du partage dans les déclarations de revenus et tester de nouveaux modes de paiement

3.

Veiller au grain des abus de position dominante, clarifier la propriété des données et créer une nouvelle fiscalité numérique

Voir le sommaire complet Replier le sommaire

Résumé

La digitalisation du monde conteste progressivement les représentations économiques traditionnelles pour faire émerger un nouveau modèle de concurrence. Sur chaque marché numérique, un seul acteur  concentre une large majorité d’utilisateurs et instaure ainsi une position dominante. Facebook domine les réseaux sociaux, Google la recherche Internet, BlaBlaCar le covoiturage, Netflix les films ou YouTube les vidéos. Le leader est apparemment soumis à une faible concurrence et conteste ainsi le modèle classique du marché.

Avec l’essor de l’économie du partage et le phénomène d’«ubérisation», particuliers, travailleurs indépendants et entreprises sont mis en concurrence. Les particuliers fournissent des offres de transport, d’hébergement ou de restauration substituables à celles des professionnels.

La concurrence devient biaisée car impôts, normes et charges diffèrent selon le type de producteur. L’émergence d’un modèle concurrentiel adapté au numérique repose conjointement sur le marché et sur les politiques publiques. La vitesse de l’innovation et le libre choix des utilisateurs créent une pression concurrentielle «naturelle» sur les entreprises dominantes. Le recours à des modes de paiement innovants et l’octroi de nouveaux droits pour les indépendants doivent instaurer des règles communes entre acteurs.

Le modèle économique numérique émerge progressivement. Les business models et les valorisations d’entreprises restent cependant fragiles car suspendus aux décisions politiques sur les données, la fiscalité, le travail indépendant ou l’économie du partage.

Charles-Antoine Schwerer,

Économiste chez Asterès.

Le monde se digitalise progressivement. De nouveaux enjeux politiques s’accumulent à chaque vague numérique, allant de la profusion de positions dominantes à la protection des données en passant par la concurrence biaisée, l’évasion fiscale ou encore le téléchargement illégal. Le fonctionnement des marchés et les business models des entreprises mutent sous l’influence de ces évolutions. Un nouveau modèle économique émerge où les pressions concurrentielles, les stratégies de développement et les valorisations d’entreprise reposent sur d’autres fondamentaux. Puisque le monde économique a changé, les politiques publiques doivent désormais aussi se renouveler.

I Partie

Les vagues numériques : Émergence de monopoles et concurrence biaisée

Notes

1.

Acronyme usuel pour Google, Apple, Facebook et Hormis Apple, fondé en 1976, ces géants sont jeunes : Amazon a été créé en 1994, Google en 1998 et Facebook en 2004.

+ -

2.

Le terme «position dominante» est souvent utilisé dans la littérature juridique alors que le terme «monopole» est plutôt utilisé dans l’économie. S’il fallait distinguer les deux concepts, le monopole serait une domination sans concurrence tandis que la position dominante comprendrait des entreprises concurrentes. De facto, dans cette note, les deux termes sont utilisés indifféremment pour une entreprise disposant d’une large majorité de parts de marché.

+ -

La digitalisation du monde se compose de trois vagues économiques. La première, la numérisation des contenus culturels et d’information, a été portée par les GAFA1 puis Twitter, YouTube et Spotify. La deuxième, la numérisation de l’accès aux services, ou «ubérisation», a permis l’essor du travail indépendant et de l’économie du partage. Enfin, la troisième vague, la numérisation des objets eux-mêmes, s’ouvre actuellement et est incarnée par la voiture autonome et les objets connectés.

Lors de chaque vague, les business models changent, la valeur se déplace et certaines politiques publiques sont dépassées. À l’aube de la numérisation des objets, les nouveaux enjeux politiques s’étendent de la protection des données au développement de marchés pirates en passant par la fiscalisation des entreprises. Deux failles apparaissent dans le modèle concurrentiel : les positions dominantes2 se multiplient et la production par des particuliers crée une concurrence biaisée face aux entreprises.

1

La première vague digitale : GAFA, numérisation des contenus et monopoles

Notes

3.

Ministère de la Culture et la Communication, La Presse écrite : Enquête rapide 2014, p.3

+ -

4.

Syndicat national de l’édition phonographique (Snep). L’économie de la production musicale, Édition 2015, p.9

+ -

5.

Robert S. McIntyre, Richard Phillips et Phineas Baxandall, Offshore Shell Games 2015. The Use of Offshore Tax Havens by Fortune 500 Companies, US PIRG-Citizens for Tax Justice, octobre 2015, p. 1 et 12

+ -

À partir des années 2000 s’est ouverte la numérisation la plus simple techniquement : celle des contenus culturels et de l’information. Cette première vague a accouché des GAFA, ces géants du numérique, et d’une série de positions dominantes. Des enjeux de politiques publiques sont apparus : monopoles des plateformes, propriété des données, fiscalisation des entreprises numériques.

Culture et média composent une première vague numérique

La première vague numérique a transformé les mondes des médias et de la culture. Le courriel remplace la lettre, les moteurs de recherche se substituent aux annuaires, les sites d’information et les blogs contestent les journaux et les magazines papiers, les encyclopédies en ligne remplacent le Quid, le téléchargement bouscule les ventes de disques, la radio, le cinéma.

Les médias et les industries culturelles sont les premières « victimes » de cette vague numérique des années 2000. Dans un premier temps, les entreprises numériques ne créent pas les contenus mais les numérisent et s’interposent entre le producteur et le client. En première ligne se trouvent les GAFA : le moteur de recherche de Google, la musique en ligne d’Apple, le réseau social de Facebook et les livres numériques d’Amazon. Les conflits se multiplient entre les producteurs (journaux, musiciens et maisons de disques, écrivains et maisons d’édition) et les géants du Net. Dans un second temps, ces nouveaux acteurs créent aussi leurs propres contenus. Amazon édite des livres, Netflix produit des séries, YouTube publie ses youtubeurs et Wikipédia est bien plus qu’un copié-collé de l’Encyclopædia Universalis. Les terminaux d’accès aux contenus culturels font cohabiter contenus traditionnels numérisés et contenus conçus pour et par le numérique.

Seuls les GAFA ont réussi l’étape de la monétisation

Une fois ces nouveaux accès créés vient la phase de monétisation. Le téléchargement illégal et les politiques de libre accès ont réduit le consentement à payer. Les entreprises traditionnelles se concentrent sur d’autres pans de la chaîne de valeur. Les musiciens et leurs labels ne vendent plus leurs musiques mais leurs concerts ou leur image dans les publicités. Les films ne se vendent plus en DVD mais les producteurs misent sur le cinéma et sur les produits dérivés.

Les versions numériques tâtonnent à la recherche d’un nouveau business model. Dans la presse, les grands quotidiens n’ont pas encore trouvé la formule idoine. Le Monde et Le Figaro font payer certains articles, Les Échos limite la lecture libre (à cinq articles par mois), La Tribune a adopté le tout numérique en freemium (une partie gratuite, l’autre payante). Les revenus (physiques et numériques) de la presse ont baissé de 19% entre 2009 et 20143. Dans le secteur de la musique, l’espoir se concentre sur le streaming (Spotify, Deezer et maintenant Apple). Cependant, l’essor des ventes en ligne est encore loin de combler la baisse des ventes physiques. Entre 2007 et 2014, les ventes globales ont baissé de 36%4.

À ce jour, seuls les GAFA semblent économiquement stables et disposent de business models solides. Google et Facebook monétisent leur activité numérique en incorporant des publicités très ciblées dans les résultats de recherche et

les fils d’actualité. Apple bénéficie sur un autre segment (ventes d’iPhone et d’iPad) de la numérisation des contenus culturels et du développement d’applications. Amazon, pour sa part, s’est largement diversifié par-delà le Kindle et les livres pour devenir l’acteur de référence du e-commerce. Pour les GAFA, la numérisation des contenus a constitué une étape pour créer une base d’utilisateurs, mais ce sont d’autres métiers (régie publicitaire, producteur d’ordinateurs, commerçant en ligne) qui les monétisent.

Les enjeux concurrentiels : positions dominantes, protection des données et fiscalité

Le principal enjeu apparu avec la numérisation des contenus est la profusion de positions dominantes, un débat régulièrement cristallisé par le moteur de recherche Google et sa part de marché mondiale de 90% des requêtes. Les utilisateurs ont intérêt à tous utiliser la même plateforme pour avoir accès à la base la plus large de vidéos, de posts, d’articles, de morceaux. Or les marchés numériques n’ont pas de taille critique (les rendements sont croissants) et le coût marginal est faible : ajouter une nouvelle vidéo ou un nouveau morceau ne coûte presque rien. Résultat, la plateforme la plus compétitive devient à terme dominante, dans une logique de winner takes all.

Les marchés des contenus numériques sont donc monopolistiques, voire oligopolistiques : Facebook pour les réseaux sociaux, Spotify (et Deezer) pour le streaming musical, Apple et l’achat de musique, Netflix et les séries, TripAdvisor dans le conseil touristique, Wikipédia pour l’encyclopédie, YouTube (et Dailymotion) pour les vidéos, etc. La liste est interminable et Google n’est que l’arbre qui cache une forêt de positions dominantes.

Le deuxième enjeu est la protection et la possession des données personnelles. Les services de Facebook et Google sont gratuits pour les utilisateurs car leurs données sont monétisées sous forme de publicités et de services annexes. La «gratuité» est donc relative : accès au service contre données. L’internaute est informé de l’utilisation de ses données mais ne peut la refuser. La possession des données par les entreprises en place crée une barrière à l’entrée et réduit la pression concurrentielle. La propriété de ces données personnelles pose ainsi une question économique centrale et structure les business models du secteur. Le troisième enjeu à apparaître avec la numérisation des contenus est la fiscalisation des activités numériques. Par définition, l’activité en ligne est indépendante d’un territoire. Les offreurs de contenus échappent facilement à la fiscalité nationale car ils peuvent opérer depuis l’étranger. Une concurrence fiscale apparaît, certaines plateformes ne payant que très peu d’impôts. Apple aurait ainsi échappé à 60 milliards de dollars d’impôts en 20145.

2

La deuxième vague digitale : Uber, numérisation de l’accès aux services et concurrence des particuliers

Notes

6.

Autorité de la concurrence, «Décision no 15-D-06 du 21 avril 2015 sur les pratiques mises en œuvre par les sociétés Booking.com B.V., Booking.com France SAS et Booking.com Customer Service France SAS dans le secteur de la réservation hôtelière en ligne»

+ -

7.

Une définition restreinte du concept d’«ubérisation» est la numérisation de l’accès aux services par l’apparition d’une plateforme et de travailleurs indépendants (modèle Uber pour le transport avec chauffeur). Plus largement, le terme peut se définir comme le renversement rapide d’un rapport de marché grâce au numérique, équivalent de la disruption anglo-saxonne.

+ -

8.

La hausse du travail indépendant au niveau global est mesurée : de 9,3% du total de l’emploi en 2000, elle est passée à 10,3% en 2014 (d’après l’Insee), pour rester bien inférieur à 1980 (16,3%). L’évolution globale cache les mutations intersectorielles : le recul de l’indépendance entre 1980 et 2000 était nourri par la baisse du nombre d’agriculteurs (1,6 million de travailleurs en moins) quand la croissance mesurée depuis 2000 est tirée par la hausse du nombre de producteurs de services (400.000 actifs supplémentaires).

+ -

9.

À l’inverse, une définition économique de l’«économie du partage» pourrait s’attacher aux acteurs : le producteur et le consommateur sont tous deux des particuliers, il s’agit ainsi d’une relation en C to C. L’existence de bénéfice ou simplement de mutualisation des coûts ne serait pas le critère déterminant (ce critère est par exemple difficile à évaluer pour une nuit d’hébergement).

+ -

L’« ubérisation » recouvre la deuxième vague, celle de l’accès aux services. Des plateformes apparaissent pour mettre en relation les clients avec des entreprises traditionnelles, avec des travailleurs indépendants ou même avec des particuliers producteurs. La profusion de positions dominantes perçue lors de la première vague se confirme et un nouvel enjeu apparaît : les particuliers et travailleurs indépendants ne subissent pas les mêmes normes et les mêmes charges que les entreprises qu’ils concurrencent.

L’accès aux services constitue la deuxième vague digitale

Après les contenus, la digitalisation progressive de  l’économie  s’étend aux services ou, plus exactement, à l’accès aux services. Des plateformes apparaissent pour mettre en relation offreurs de services et clients. Le premier temps concerne des entreprises traditionnelles : Booking et les hôtels, Opodo et les compagnies aériennes, LaFourchette et les restaurants, Doctolib et les médecins.

Le service rendu ne change pas, seul son accès est modifié. Les plateformes optimisent l’appariement entre offre et demande, la concurrence se renforce, les prix baissent et la demande augmente. La position de force du nouvel intermédiaire implique une baisse des marges en amont. Les hôteliers se plaignent de l’abus de position dominante de Booking, condamné par l’Autorité de la concurrence6. La valeur se déplace au profit de la plateforme digitale mais ne disparaît pas (contrairement au téléchargement illégal)

L’ubérisation accélère la numérisation de l’accès

La digitalisation de l’accès aux services va ensuite modifier les producteurs de services eux-mêmes : le travail indépendant vient concurrencer les acteurs classiques. Le modèle Uber, qui allie plateforme numérique et travail indépendant, symbolise ce phénomène. L’une des nouveautés est la rapidité d’action de cette nouvelle «destruction créatrice» incarnée dans le débat public par la profusion du néologisme «ubérisation7».

La rapidité de cette ubérisation repose sur trois facteurs. Tout d’abord, le travail indépendant : une fois la plateforme déployée ce sont les chauffeurs qui investissent (dans le véhicule et la formation), d’où des capacités élevées d’entrée sur de nouveaux marchés. Ensuite, la conquête d’utilisateurs : dans le monde numérique, le coût du changement est nul et la comparaison des offres aisée. La base d’utilisateurs augmente rapidement lorsqu’une offre est compétitive. Enfin, la tendance des plateformes à se constituer en quasi- monopoles : les producteurs et les consommateurs ont intérêt à se rassembler sur la même application car les rendements sont croissants. Une position de leader devient rapidement une position dominante.

Le modèle Uber, une plateforme pour travailleurs indépendants, se répand progressivement8 : Deliveroo pour les livreurs, Weclaim pour les avocats, Hopwork pour les free lances… Et des projets sont en cours pour les pressings, les pompes funèbres, les architectes, les coiffeurs, les esthéticiennes…

L’économie du partage étend la vague aux particuliers

En sus des plateformes pour les entreprises traditionnelles et de celles pour les indépendants apparaissent les plateformes pour les particuliers. Le producteur de service n’est plus un professionnel mais le premier venu. Selon les cas et les modèles, il peut en tirer un bénéfice ou non. Légalement, le particulier est censé partager les coûts et non tirer un bénéfice de l’activité, ce qui distingue juridiquement l’économie du partage9 de l’économie marchande. Cependant, pour le demandeur de service et pour les offreurs concurrents (entreprises ou indépendants), le bilan financier du particulier producteur ne change rien : il propose un service substituable aux offres traditionnelles.

Les plateformes d’économie entre particuliers s’immiscent dans de nombreux secteurs : BlaBlaCar pour le transport longue distance, Heetch et le transport urbain, Airbnb dans l’hébergement, VizEat et Cookening dans la restauration, TaskRabbit pour une multitude de petits services, PAP dans l’immobilier, Drivy pour la location de véhicules et Zilok pour la location d’objets. Ces plateformes fournissent des offres substituables à celles des professionnels, mais sans subir les normes et les charges qui s’appliquent aux entreprises et aux indépendants.

Les enjeux concurrentiels : normes et charges des producteurs, monopoles des plateformes

Le recours au travail indépendant et  à  l’activité  des  particuliers  crée  des distorsions de concurrence entre les offreurs. Le droit du travail des indépendants et des auto-entrepreneurs est largement plus restreint que celui des salariés, et leurs charges sociales sont souvent inférieures. L’activité des particuliers n’est soumise à aucune norme ni charge : un plombier TaskRabbit n’a pas forcément de diplôme, un conducteur BlaBlaCar n’est pas obligé de faire des pauses, un logement Airbnb n’est pas soumis aux obligations d’équipements pour handicapés, etc. De fait, le numérique crée des marchés où entreprises, indépendants et particuliers offrent leurs services sans respecter les mêmes exigences institutionnelles. La concurrence est biaisée et les droits des travailleurs diffèrent, d’où un enjeu de protection sociale.

Comme pour la numérisation des contenus, les plateformes numériques d’accès aux services constituent une économie de positions dominantes spontanées. Le modèle Uber permet en outre à ces positions de se former rapidement. Une fois la domination établie, les barrières à l’entrée dépendent du coût du changement de plateforme pour le producteur de services. D’une part, Doctolib et MonDocteur font payer un abonnement mensuel aux médecins, et l’utilisation concomitante des deux plateformes a donc un coût élevé. D’autre part, Uber, BlaBlaCar ou Airbnb perçoivent une commission à chaque transaction. Proposer parallèlement ses services chez les concurrents Chauffeur-Privé, Carpooling ou MorningCroissant implique un faible coût. Les méfaits économiques des positions dominantes dépendent des barrières à l’entrée : pour éviter la formation de rentes de monopole et pour stimuler continuellement l’innovation, les leaders doivent se sentir menacés.

3

La troisième vague digitale : les inconnues de la numérisation des objets

Notes

10.

La loi de Moore se perpétue mais commence à ralentir : alors que la puissance des microprocesseurs doublait tous les 2 ans, le rythme aurait décéléré, d’après Intel, à tous les 2,5 ans

+ -

11.

Joseph Schumpeter, Capitalisme, socialisme et démocratie [1942], trad Gaël Fain, Payot, 1951, 40.

+ -

La prochaine vague digitale sera celle des objets : le numérique devient une composante de chaque produit. L’inconnue règne sur les futurs modèles économiques et sur les acteurs de cette nouvelle numérisation. Les enjeux de données, de téléchargement illégal et de domination des plateformes devraient prendre de l’ampleur.

L’intrusion du numérique dans les produits constitue la prochaine vague digitale

Le développement des nanotechnologies et la continuation de la loi de Moore10 ouvrent un champ immense de conquête pour le numérique : le monde des objets. L’accès au numérique se fait actuellement par des terminaux dédiés, l’ordinateur, le smartphone et la tablette. Demain, il y a fort à parier que le numérique composera un grand nombre d’objets et de produits. Des exemples sont déjà là : le textile intelligent lutte contre le froid ou les odeurs, la voiture autonome roule sans intervention humaine ou bien la maison connectée s’ouvre, se ferme, s’allume toute seule.

D’une part, l’intrusion de la technologie dans les produits du quotidien permettra un gain d’efficience dans leur usage et la collecte d’une somme considérable de données, d’où le déjà fameux big data, et, d’autre part, de nouveaux objets et produits vont apparaître. Les lentilles numériques, l’imprimante 3D, les robots humanoïdes, les exosquelettes constituent les prémices de ces nouveaux objets.

La puissance de la croissance économique afférente à cette troisième vague numérique dépendra de l’ampleur des gains d’efficience sur les produits «classiques» et de l’équipement de masse (ou non) en nouveaux produits. Les deux premières vagues numériques n’avaient pas révolutionné les produits mais seulement leur accès. Logiquement, l’impact sur la croissance n’était pas comparable aux révolutions industrielles précédentes. La troisième vague, en revanche, laisse espérer une croissance soutenue, issue des forts gains de productivité combinés à une phase d’équipement des ménages.

Au coeur de cette révolution, vieille entreprise ou jeune start-up?

Première inconnue majeure sur ce monde économique de demain : quelles entreprises en seront les maîtres, les modèles, les symboles ? Les acteurs traditionnels peuvent incorporer la composante numérique dans leurs produits comme les spécialistes du numérique peuvent s’attaquer aux marchés classiques. Dans l’automobile, on constate les deux mouvements : Google et Tesla entrent sur le marché avec leurs modèles sans chauffeur, Mercedes a présenté le sien en janvier 2015, Renault et Toyota annoncent les leurs pour 2020.

Les phases de mutation technologique sont des périodes transsectorielles. Jadis, Peugeot, fabricant de boulons, a conquis le marché de la mobilité avec ses automobiles, surpassant les fiacres. À présent, Google, star de l’algorithme, s’attaque à la santé via le décodage du génome. D’une part, les entreprises traditionnelles ont connaissance du marché mais manquent de maîtrise technologique ; d’autre part, les entreprises de la tech maîtrisent la technologie mais connaissent mal le marché.

Selon Joseph Schumpeter, «le nouveau ne sort pas de l’ancien, mais apparaît à côté de l’ancien, lui fait concurrence jusqu’à le ruiner11». Aux entreprises traditionnelles de faire mentir l’économiste autrichien en incorporant le capital humain nécessaire, en adoptant un esprit disruptif et en modifiant leur organisation. Certaines ont d’ailleurs choisi de s’associer : le laboratoire pharmaceutique AbbVie et l’entreprise tech Calico se sont ainsi lancés ensemble dans un programme de recherche contre le cancer, tandis que Levi’s collabore avec Google pour développer un jean connecté.

Quels business models pour les objets numériques ?

Deuxième inconnue de taille pour ces nouveaux marchés : où sera captée la valeur ? L’intrusion du numérique dans les objets implique l’essor de nouveaux modèles économiques. L’utilisation des données permet de vendre une solution plutôt qu’un bien : on n’achète plus un matelas mais on paie pour «bien dormir». Lorsque les capteurs détectent votre sommeil profond, le service fourni est de qualité et vous payez. Lorsque vous dormez mal, vous ne payez pas et l’entreprise est incitée à vous proposer un autre matelas ou des services complémentaires. Après le glissement de la propriété vers l’usage (avec l’économie du partage), la numérisation des objets devrait évoluer de la consommation vers la solution : on ne paiera pas pour utiliser un bien mais seulement si ce bien répond efficacement à une demande.

Les producteurs d’objets pourraient devenir de simples sous-traitants à faible valeur ajoutée des spécialistes du big data. La plateforme sur laquelle seront développées les meilleures applications pourra facilement monétiser ses objets (comme le succès de l’App Store a favorisé la vente des iPhones avant le développement de Google Play). À ce jour, les business models n’existent pas. On peut simplement supposer que la troisième vague numérique bouleversera considérablement les rapports de marché d’une multitude de secteurs.

Les enjeux concurrentiels : production par les particuliers, plateforme d’objets connectés

La combinaison des objets connectés et de l’imprimante 3D renforce les pressions exercées par les deux premières vagues numériques sur le modèle concurrentiel. Les consommateurs auront intérêt à ce que tous leurs objets connectés puissent communiquer entre eux. La plateforme leader du développement numérique des objets et de leurs applications atteindra rapidement une position dominante. Les données collectées par les objets toucheront potentiellement tous les pans de la vie quotidienne (des horaires de sommeil aux relations sexuelles en passant par la santé ou l’odeur). La propriété, la protection et l’exploitation de ces données se poseront avec une acuité renforcée.

Après la production de services par les particuliers (via l’économie du partage), l’imprimante 3D devrait permettre la production de biens. La question de la concurrence avec les entreprises et les indépendants devrait donc s’élargir à de nouveaux marchés. Parallèlement, les plans numériques des objets pourraient devenir accessibles gratuitement en open source (comme pour les logiciels) ou sur des marchés pirates (comme pour la musique). Le plan d’un objet simple serait ainsi téléchargé gratuitement avant d’être imprimé en 3D par un particulier. La démonétisation de nouveaux segments économiques est à envisager. Si l’open source continue son essor et si les pouvoirs publics ne parviennent pas à faire respecter les droits de propriété sur les marchés pirates, les entreprises auront intérêt à se concentrer sur les produits complexes ou innovants.

II Partie

Les marchés numériques : contestation, instabilité et évolution des business models

Dans le monde numérique, les plateformes sont monopolistiques mais subissent de nouvelles formes de pression concurrentielle. En premier lieu, les marchés restent contestables. En second lieu, la base d’utilisateurs peut fuir aisément et les marchés sont donc instables. Les positions dominantes se forment rapidement mais peuvent s’évanouir tout aussi rapidement.

Puisque les marchés numériques sont monopolistiques, instables et contestables, les business models s’adaptent. Les entreprises cherchent à acquérir une position dominante et monétisent tardivement leur activité. La perspective d’un monopole fait exploser les valorisations. Cependant, nombre de business models sont suspendus aux évolutions réglementaires et restent donc fragiles.

1

Pourquoi le moteur de recherche Google évolue dans un univers concurrentiel

Notes

12.

D’après Statcounter

+ -

13.

D’après Comscore

+ -

14.

D’après Statcounter

+ -

15.

Ces entreprises proposent aussi des espaces publicitaires sur leurs sites et concurrencent les espaces du moteur de recherche Seulement, le choix des bannières et des entreprises est régulièrement confié à… Google AdSense, un autre service de l’entreprise.

+ -

16.

D’après eMarketer

+ -

17.

«Globalement», car sur certains marchés la publicité n’est efficace qu’au moment de la recherche et le moteur Google n’est pas mis en concurrence avec Facebook, Twitter ou autres

+ -

En novembre 2014, le Parlement européen a adopté une résolution (non contraignante) appelant, entre les lignes, à démanteler Google à cause des risques induits par la position dominante de son moteur de recherche. Le cas de ce moteur symbolise bien le renouvellement des pressions concurrentielles : il est largement dominant mais sa domination est contestable, instable, et concerne son utilisation mais pas sa monétisation.

La domination du moteur Google reste contestable

Le moteur de Google concentre 90% des recherches dans le monde (92% en Europe et 94% en France12). Google est donc en position (archi)dominante sur le marché de la recherche numérique. Le succès s’explique par l’efficacité de son algorithme. Les utilisateurs peuvent gratuitement et facilement comparer les offres de recherche et se tournent vers la plus compétitive. Un phénomène de winner takes all ou fly to quality se met en place et Google écrase ses concurrents. Pour éviter des abus de position dominante (notamment en altérant les résultats de recherche), le marché doit rester contestable. Dans le cas des moteurs de recherche, il n’existe aucune barrière de taille à l’entrée. Toute entreprise peut développer un nouvel algorithme et concurrencer Google. Aux États-Unis, Bing (lancé en 2009) concentre dorénavant 21% des parts de marché13. En Chine, Google n’est que le quatrième acteur (2% des requêtes), derrière Baidu (60%), Haosou (10%) et Soguo (5%)14.

Le marché est contestable par deux types d’entreprises.

  • en premier lieu, par des start-up «disruptives» qui inventeraient une nouvelle pratique de recherche à l’aide d’un algorithme révolutionnaire. La principale barrière à l’entrée est dans ce cas l’accès aux données pour développer le nouvel algorithme : les moteurs de recherche déjà en place disposent d’une masse importante d’informations pour peaufiner leur modèle, pas les jeunes entreprises ;
  • en second lieu, les autres géants du numérique pourraient s’intéresser au marché de la recherche. Ces concurrents disposent déjà d’une base d’utilisateurs, d’une image de marque et d’une masse de données. Pour ces concurrents (Facebook, Amazon,  Twitter,  Alibaba,  Apple),  les  barrières à l’entrée du marché de la recherche ne comportent que les coûts de développement du moteur.

Google ne domine qu’une des deux faces du marché de la recherche

Le marché des moteurs de recherche est un marché biface. D’un côté, la face connue du grand public, où un internaute tape sa requête et voit les réponses s’afficher ; de l’autre, la face connue des régies publicitaires, où les entreprises payent pour placer leurs annonces sur la page qui s’affiche. Si Google domine la face grand public, l’entreprise est loin d’être seule sur la publicité ciblée. Ses concurrents se nomment Facebook, Twitter, YouTube, Spotify, Netflix. Toutes les entreprises de la première vague numérique monétisent en partie leur activité par le placement de publicités15.

Aux États-Unis, Facebook devance largement Google sur le marché de la publicité numérique ciblée. En 2014, le réseau social a généré 5,3 milliards de dollars de revenus publicitaires contre 3,1 milliards pour Google. Yahoo arrive en troisième position, avec 1,3 milliard de dollars16. Le cabinet spécialisé eMarketer projette même une domination très nette de Facebook à l’avenir. Les prévisions pour 2017 sont de 10 milliards de dollars de revenus publicitaires annuels pour Facebook contre 4 milliards pour Google. Les chiffres ne sont malheureusement pas disponibles pour le marché européen.

La domination sur la face gratuite de recherche ne signifie pas domination sur la face payante de placement publicitaire. Ainsi, le moteur Google ne peut abuser globalement17 de sa position dominante en exigeant des prix élevés pour le placement de publicité, sinon, les entreprises iront logiquement loger leurs annonces ailleurs.

Les moteurs de recherche constituent un marché instable

Le monde numérique est instable : chaque mutation technologique crée une brèche nouvelle dans la domination d’une entreprise. Le passage de l’ordinateur au mobile et à la tablette a permis l’essor des applications. Si la recherche généraliste reste l’apanage du moteur, la recherche spécialisée passe régulièrement par d’autres canaux, dont les applications. On cherche des informations directement sur Twitter, des livres sur Amazon, un restaurant sur LaFourchette, de la musique sur Deezer et des fournisseurs chinois sur Alibaba. Dominer le segment de la recherche par moteur ne veut pas dire dominer la recherche.

Le développement de la publicité sur mobile accélère la montée en puissance de Facebook face à Google. En 2015 aux États-Unis, Facebook devrait générer près de 5 milliards de dollars de revenus mobiles contre 1,4 milliard pour Google, talonné par Twitter (1,2 milliard)18. Chaque changement de support implique une évolution des pratiques et donc une instabilité sur le marché. La troisième vague digitale, la numérisation des objets, va ainsi créer de multiples occasions de renverser les positions dominantes et modifiant les supports d’accès19.

Aux autorités de juger si ces pressions concurrentielles sont suffisantes

Puisque les marchés numériques sont contestables et instables, la domination n’y est pas éternelle. Le risque d’effondrement ne constitue cependant pas un vaccin contre les abus de position dominante. Les autorités de la concurrence doivent donc étudier empiriquement et localement les deux risques d’abus du moteur de recherche Google.

La formation d’une rente de monopole localisée constitue le premier risque d’abus de position dominante. La vive concurrence avec Facebook ou Twitter pour la monétisation des publicités écarte le risque d’une rente de monopole globale. Cependant, pour les secteurs où la recherche débouche directement sur un acte d’achat20, les entreprises ont exclusivement intérêt à placer leurs annonces sur les moteurs de recherche. La position dominante de Google sur la recherche peut alors, localement, devenir une position dominante sur le placement de publicité et créer une rente de monopole.

La manipulation de l’algorithme de recherche en faveur ou défaveur de certains services (pour mettre en valeur des services Google ou pour inciter des entreprises déclassées à payer plus de publicité) constitue le second risque d’abus de position dominante. Rendre public l’algorithme de recherche équivaudrait à supprimer l’avantage concurrentiel de Google. La solution actuellement retenue par les autorités de la concurrence consiste à accéder aux échanges entre les programmateurs du moteur Google pour estimer s’ils favorisent ou non certains services. Les abus potentiels sont donc détectés en analysant la fabrique de l’algorithme plutôt que l’algorithme lui-même.

2

La concurrence en ligne crée une nouvelle logique économique

Notes

21.

« YouTube est le pirate légal le plus actif dans la musique en ligne », interview vidéo d’Axel Dauchez, PDG de Deezer France, lesechos.fr, 31 janvier 2014

+ -

22.

D’après une enquête de la banque Piper Jaffray, Taking stocks with teens, Spring 2015

+ -

23.

Voir Eugene Klerk, Richard Kersley et Marcelo Preto, Global Equity Research, Crédit suisse, 18 septembre 2015, p. 21

+ -

La multiplication des positions dominantes spontanées et leur caractère contestable créent une nouvelle donne économique. La volonté de conquérir une position dominante et l’instabilité de la base d’utilisateurs retardent la monétisation de business models qui reposent sur les fonds levés et non les revenus générés. Les valorisations explosent malgré la fragilité réglementaire des modèles économiques.

Une économie de monopoles spontanés contestables

Les deux premières vagues de l’économie numérique ont accouché d’une armée de positions dominantes. Le marché s’organise spontanément autour d’un acteur principal car les rendements sont croissants (plus la plateforme est grande, plus elle est efficace) et le coût du changement est nul pour l’utilisateur. Rapidement, le meilleur gagne et domine son marché. Ce fut le cas des pages SkyBlog, du réseau social Myspace, des adresses Lycos et de la messagerie instantanée MSN. Puis SkyBlog a été détrôné par WordPress, Myspace par Facebook, Lycos par Google et MSN par WhatsApp.

Comme évoqué dans le cas Google, les marchés sont contestables par une jeune pousse ou un monopole voisin. WhatsApp, la start-up fondée en 2009, a mis moins de cinq ans à conquérir la messagerie instantanée. L’application concentre aujourd’hui 600 millions d’utilisateurs mensuels. Apple, qui domine l’achat de musique avec iTunes, conteste la position dominante de Spotify et Deezer dans le streaming musical depuis juin 2015. En décembre dernier, son nouveau service Apple Music revendiquait déjà 10 millions d’utilisateurs payants dans le monde soit plus que Deezer (6,3 millions).

La fuite des utilisateurs comme des producteurs : le danger de l’instabilité

Une plateforme qui domine un marché risque en permanence de voir fuir aussi bien ses utilisateurs que ses producteurs (de contenus ou de services). Côté producteurs, la fuite vers un concurrent est possible si le coût d’inscription sur une nouvelle plateforme est réduit. Poster sa photo sur Instagram en plus de Facebook coûte peu. S’inscrire sur Chauffeur-Privé ou Marcel Cab en sus d’Uber nécessite pour les conducteurs un entretien avec l’équipe, mais cela reste abordable. Utiliser Hotel.com en plus de Booking demande en revanche pour l’hôtelier de renseigner en permanence la disponibilité des chambres sur deux plateformes, ce qui peut être dissuasif. La menace d’une inscription parallèle des producteurs chez un concurrent (même très petit) limite la hausse des commissions de la plateforme. Les business models étant facilement répliquables, des commissions trop élevées entraînent rapidement la naissance d’un concurrent et la fuite des producteurs.

Côté utilisateurs, la fuite peut être déclenchée par une mutation des pratiques. Le visionnage des clips sur YouTube concurrence ainsi l’écoute de morceaux en streaming21. Les modes générationnelles inquiètent les géants du numérique. En 2014, les adolescents américains auraient ainsi fui Facebook : alors que 76% l’utilisaient régulièrement à l’automne 2014, ils n’étaient plus que 45% au printemps 201522. Les pratiques sont aussi modifiées par les mutations technologiques : WhatsApp est fille du smartphone et Instagram, de leur qualité photographique. Enfin, des tarifs trop élevés peuvent entraîner la fuite des utilisateurs. La menace existe pour les plateformes qui fixent les prix (et non seulement leur commission), comme iTunes ou Uber. La baisse de 20% des tarifs parisiens d’Uber à l’automne 2015 pourrait découler de cette crainte.

Valorisation et stratégies d’entreprises : un nouveau monde fragile

La constitution récurrente de monopoles contestables structure le fonctionnement de l’économie numérique. La priorité stratégique est de conquérir une position dominante grâce à une large base d’utilisateurs.  La monétisation précoce de l’activité crée un risque de fuite. Amazon ou Uber continuent ainsi d’investir plus qu’ils ne gagnent. Les levées de fonds permettent de conquérir le plus de marchés nationaux possible avant de générer des revenus. Premier arrivé, premier servi : la holding Rocket Internet réplique ainsi les business models de Groupon et de BlaBlaCar dans tous les pays où ces entreprises ne sont pas encore installées.

Une fois la position dominante acquise sur un marché, les entreprises disposent de deux stratégies économiques : en premier lieu, conserver leur indépendance et monétiser plus avant leur activité, avec des commissions, des offres payantes ou du placement de publicité ; en second lieu, se vendre à un géant du numérique qui achète une base d’utilisateurs (pour la monétiser lui-même) et supprime une concurrence. WhatsApp s’est vendu 22 milliards de dollars à Facebook, soit 40 dollars par utilisateur mensuel. Peu de temps auparavant, le concurrent Viber avait été racheté par Rakuten pour 3 dollars par utilisateur. Facebook n’a pas simplement racheté une base d’utilisateurs mais a surtout supprimé une menace : le succès de WhatsApp menaçait l’usage des Inbox (la messagerie de Facebook) et donc des données que l’entreprise pouvait monétiser par la suite.

La disponibilité de capitaux (liés aux faibles taux des banques centrales et à la moindre rentabilité des placements sur les marchés émergents) crée un afflux vers l’économie numérique. L’inflation des valorisations permet de retarder la phase de monétisation et de vivre sur les fonds levés. Le nombre d’entreprises numériques valorisées à plus de 1 milliard de dollars (les «licornes») a explosé : 124 en 2015 (pour 468 milliards de dollars) contre 4 en 2009 (pour 13 milliards de dollars)23. Ces valorisations concernent les entreprises des deux premières vagues numériques, dont les business models reposent notamment sur la propriété des données, le travail indépendant ou l’activité des particuliers. Leur rentabilité future dépend grandement des évolutions réglementaires.

III Partie

Propositions pour une concurrence numérique

Les modèles économiques ont changé, les institutions doivent s’adapter. Les pouvoirs publics doivent rapprocher les droits des indépendants de ceux des salariés et clarifier la relation juridique entre les prestataires de services et les plateformes. La coopération de ces dernières avec l’administration permettrait d’assurer la déclaration par les particuliers des revenus issus de l’économie du partage. Enfin, de nouvelles pistes de fiscalisation, d’ouverture des données et de protection sociale peuvent être dessinées à long terme.

1

Créer de nouveaux droits sociaux pour les indépendants et légiférer sur leur relation avec les plateformes

Notes

24.

D’après le Rapport Thévenoud, 44, Encadré 7 : Le débat sur l’auto-entrepreneur et le «salariat déguisé».

+ -

25.

Voir Denis Pennel, Pour un statut de l’actif. Quel droit du travail dans une société post-salariale ?, Génération libre, septembre 2015

+ -

La production de service sous le statut d’auto-entrepreneur est parfois dénoncée comme une concurrence déloyale. En réalité, tout dépend de la structure d’activité, et le statut d’auto-entrepreneur n’est pas fiscalement rentable lorsque les coûts de production sont élevés. Dans le débat entre taxis et VTC, les plaintes contre le statut sont ainsi infondées car les prélèvements obligatoires représentent 32% du prix d’une course pour un VTC auto- entrepreneur contre 25 à 32% pour un artisan taxi24. Le statut d’auto- entrepreneur est principalement utilisé comme outil pour lancer son activité avant de devenir travailleur indépendant ou de créer son entreprise.

La convergence des droits des indépendants et des salariés constitue un enjeu central de concurrence. Certains spécialistes proposent de créer un «statut de l’actif 25» commun aux salariés et aux indépendants (afin de ne favoriser aucun statut). L’idée est difficilement applicable : quand le salarié se retourne contre son employeur en cas de manquement, l’indépendant, lui, est maître de ses conditions de travail et ne se retournera pas contre lui-même. Ces droits, inapplicables en l’état, doivent donc être monétisés : les cotisations des indépendants seraient supérieures pour compenser l’absence de temps de travail ou de jour de repos et offrir à l’actif des périodes de vacances rémunérées par la caisse des indépendants.

Une inconnue majeure pour les entreprises numériques est le degré de subordination des indépendants à leur plateforme. Selon la dépendance juridique et économique du prestataire, le juge peut requalifier le contrat de service en contrat de travail. En Californie, et dans des conditions très précises, le contrat d’un chauffeur affilié à la plateforme Uber, Barbara Ann Berwick, a ainsi été requalifié. Pour la visibilité des business models et des investisseurs, une loi devrait clarifier a priori les conditions de l’indépendance à l’aune des plateformes numériques.

2

Impliquer les plateformes d’économie du partage dans les déclarations de revenus et tester de nouveaux modes de paiement

Notes

26.

D’après les calculs d’Asterès.

+ -

L’économie du partage repose aujourd’hui sur la notion de partage des coûts. Dans l’esprit, tant que le particulier ne fait pas de profit, il n’y a pas de charges, de normes ni de fiscalité propre. Comme pour le travail indépendant, la concurrence faite aux professionnels et l’absence de protection sociale posent problème. Notons que le rejet du profit et la logique de partage des coûts sont au cœur des associations à but non lucratif et qu’elles sont cependant soumises au paiement de charges sociales et au respect des normes de production.

À court et moyen terme, l’enjeu majeur de l’économie des particuliers est la déclaration des revenus par la coopération fiscale des plateformes. À Paris, Airbnb collecte la taxe de séjour depuis le 1er octobre 2015. Le montant moyen des prélèvements obligatoires payés par l’hôte pour une nuit égalise ainsi le montant payé par les hôtels26. En supposant que les plateformes coopèrent avec l’administration fiscale, les particuliers déclareraient leurs revenus issus de l’économie du partage et se rapprocheraient ainsi des prélèvements obligatoires des entreprises et des indépendants, levant une partie du problème concurrentiel.

À long terme, la croissance continue de l’économie entre particuliers (notamment avec l’imprimante 3D) posera la question de la protection sociale. Pour assurer des droits aux particuliers producteurs, l’économie numérique pourrait avoir recours au modèle du Chèque emploi service universel (Cesu). Le Cesu a été créé pour lutter contre le travail au noir et pour assurer des droits aux travailleurs indépendants dans les services à la personne. Le paiement intègre ainsi directement des charges salariales et patronales et alimente un compte unique de droits.

3

Veiller au grain des abus de position dominante, clarifier la propriété des données et créer une nouvelle fiscalité numérique

Notes

27.

Voir sur ce même sujet Yves Caseau et Serge Soudoplatoff, La blockchain, ou la confiance distribuée, Fondation pour l’innovation politique, juin 2016

+ -

Puisque les positions dominantes du numérique subissent une pression concurrentielle, les abus se matérialisent finement et non simplement par des hausses des prix ou des commissions. La condamnation de Booking par l’Autorité de la concurrence en 2015 reposait ainsi sur des clauses abusives. Booking interdisait aux hôtels de mettre en concurrence les plateformes de réservation (avec des prix ou des disponibilités différenciés) et de ne pas faire apparaître sur Booking une chambre disponible. La lutte contre les abus de positions dominantes ne doit pas reposer sur de simples plafonds de commission ou de prix, mais doit continuer à se fonder sur une analyse au cas par cas par les autorités de la concurrence.

La veille des autorités doit notamment se tourner vers les situations de marchés intégrés. Lors des requêtes, le moteur de recherche Google propose d’autres services de l’entreprise (Google Translate, Google Flights, Google Shopping…). Amazon vend les produits issus de ses centres logistiques et d’autres fournisseurs, comme si Uber proposait à la fois des indépendants (comme aujourd’hui) et sa propre flotte de chauffeurs salariés. Le danger est alors d’utiliser une position dominante dans l’accès (le moteur Google, le site Amazon, l’application Uber) pour favoriser ses propres services. À ce jour, aucun cas n’a été relevé. L’avenir nous dira si les formes renouvelées de pression concurrentielle suffisent pour éviter ces abus. Notons que le poids centralisateur des plateformes pourrait être réduit non par les autorités de la concurrence mais par une innovation informatique : la Blockchain27. La Blockchain crée une traçabilité infalsifiable, indestructible et ouverte des échanges entre utilisateurs 28 et conteste ainsi les tiers de confiance. Les plateformes resteraient des lieux de mise en relation mais ne serviraient plus pour le paiement, l’assurance et la garantie de la transaction.

Pour abaisser les barrières à l’entrée sur certains marchés, une partie des données collectées par les entreprises pourrait être rendue publique. Le développement d’une offre compétitive serait ainsi plus aisé pour un nouvel entrant. Une réflexion doit s’amorcer sur la gestion et la propriété des données, à l’aune de l’explosion des objets connectés. L’impact sur les business models numériques sera central : à ce jour, les 55 milliards de dollars perçus dans le monde par Google et Facebook en 2014 grâce à la publicité ciblée29 dépendent directement de l’exploitation des données égrainées sur leurs plateformes. Il conviendrait de créer un cadre a priori de gestion des données et non de répondre dans l’urgence aux problèmes posés par les plateformes (comme pour Amazon avec la loi sur le prix du livre ou pour Uber avec la loi Thévenoud). Enfin, la fiscalisation des plateformes, enjeu apparu avec la première vague numérique, n’est pas résolue. Faire reposer la fiscalité sur le chiffre d’affaires ou les bénéfices est difficile car ils ne sont pas territorialisés. La fiscalité pourrait ainsi s’asseoir sur l’utilisation des plateformes et non sur leur rentabilité : le nombre de clics, le temps passé ou le volume de données collectées via les internautes installés en France permettrait de calculer une assiette d’imposition. Pour éviter de taxer des projets à but non lucratif, l’assiette liée à la fréquentation devrait probablement être pondérée par un indicateur économique, comme les capitaux levés. La méthode inciterait par ailleurs les entreprises à monétiser plus rapidement leurs business models.

Nos dernières études
Commentaires (0)
Commentaires (0)
Commenter

Aucun commentaire.