L’eau : du volume à la valeur
Savoir pour prévoir afin de pouvoir : quels sont les dangers qui pèsent sur l’eau en France ?
L’état de la ressource en eau
La question agricole
La fin de « l’eau facile »
La valeur-dialogue
Se rencontrer pour parler d’eau
Quelle place pour les opérateurs ?
Les grands enjeux de la gestion de l’eau
La gouvernance à la française
Quelles pistes d’amélioration pour la gouvernance de l’eau ?
Passer du petit cycle au grand cycle de l’eau : pour une nouvelle gouvernance de résultat
Trouver la bonne échelle
Quel financement ?
La valeur-usage : la préservation de l’aval vers l’amont
La maîtrise des consommations
La lutte contre le gaspillage
Un nouveau paquet « eau-énergie-climat » ?
La valeur-prix : le levier du changement et de la régulation
Redonner du sens au prix de l’eau
Prix unique, prix inique ?
Vers de nouvelles coopérations et relations contractuelles entre les opérateurs et les collectivités
L’économie circulaire : acte II de la mondialisation ?
Qu’est-ce que l’économie circulaire ?
Rien ne se perd
Conclusion : De l’hydrotechnologie à l’hydropolitique
Résumé
La conception que nous avons des enjeux de la gestion de l’eau est aujourd’hui dépassée, et nous prenons conscience de la nécessité de passer d’une perspective en termes de volume à une perspective en termes de valeur. Pour mieux répondre aux difficultés quantitatives et qualitatives qui se posent quant à la ressource en eau, y compris en France, il est indispensable de repenser notre vision de sa gestion en valorisant davantage le dialogue entre les acteurs et la mobilisation du débat politique sur le sujet. Du côté de l’offre, une gestion du « grand cycle de l’eau », actuel angle mort de la gouvernance française, devrait permettre d’intégrer davantage les différents acteurs en simplifiant les structures administratives concernées, et en renforçant les obligations de résultat par le biais de contrats d’objectifs et de gestion. Mais les actions doivent également porter du côté de la demande, en responsabilisant davantage le consommateur et en développant des solutions innovantes et économes pour limiter le gaspillage, réutiliser les eaux usées, ou encore récupérer les eaux de pluie. Grâce à la montée des nouvelles technologies, l’utilisation de systèmes «intelligents» (compteurs permettant de maîtriser sa consommation, smart grids) est désormais à portée de main, et peut être exploitée afin d’améliorer la transparence de la gestion de l’eau.
Cependant, la mise en œuvre d’une transformation de notre vision de l’eau exigera nécessairement de redonner du sens au prix de l’eau, qui doit prendre en compte le caractère mixte, mi-marchand, mi-public, du bien «eau», par exemple en évoluant vers une tarification progressive pour les consommateurs, et une prise en compte de la performance environnementale et sociétale dans la rémunération des opérateurs. Pour ces derniers, la posture du business as usual doit peu à peu évoluer vers une stratégie des trois «R» : réduire la quantité de produits qui arrivent en fin de vie, réutiliser des produits ou certaines de leurs parties qui deviendraient autrement des déchets, recycler les matières premières pour de nouveaux produits. Seule une telle implication de tous les acteurs permettra l’évolution indispensable de l’eau facile à l’eau patrimoine.
Jean-Louis Chaussade,
Directeur général de Suez Environnement.
Lorsque j’ai commencé mon parcours dans les métiers de l’eau chez Degrémont, à la fin des années 1970, les mots d’ordre des opérateurs étaient alors production vers l’aval, montée en puissance des volumes, développement des infrastructures et des réseaux, accessibilité, sécurité des systèmes de distribution… Il fallait équiper le territoire en offrant aux collectivités locales, nos interlocuteurs privilégiés, un service opérationnel clés en main, du captage à l’assainissement en passant par la distribution. La réalisation de ces objectifs a permis d’atteindre un niveau d’équipement et de service sans précédent sur l’ensemble du territoire, et de produire en France une des meilleures eaux potables au monde grâce aux technologies apportées par le privé. Au-delà des foyers français, ce sont nos industries et notre agriculture qui ont bénéficié de ces investissements massifs, supportés sur le long terme par l’État, les collectivités locales et les opérateurs privés. On pourrait croire que le temps est à présent venu de récolter les dividendes des « stations et des tuyaux ». On se tromperait gravement. Car le XXè siècle a aussi été celui de l’« eau facile », avec l’explosion des consommations et donc des prélèvements dans la ressource. Si l’on ajoute à cela le fait que cette consommation s’est concentrée dans l’espace au fur et à mesure de la croissance des villes, rien de surprenant à la situation actuelle : nous avons, en certains endroits, généré des déficits structurels sur la ressource en eau, qu’il faudra bien résoudre. Depuis une dizaine d’années, de nouvelles problématiques et de nouveaux acteurs sont apparus au cœur même de nos métiers. On peut voir dans ce changement deux causes profondes : d’une part, l’émergence de la société mondiale de l’information, où données, analyses et opinions s’échangent plus vite que biens marchandises; d’autre part, la prise de conscience globale des enjeux environnementaux à travers la question clé du changement climatique. Ces évolutions sociétales font peser des exigences nouvelles sur les entreprises privées en termes de responsabilité écologique et sociale. Au-delà des slogans faciles, elles les ont conduites à repenser en profondeur leur fonctionnement et leurs objectifs, leur dialogue avec la société civile, leur communication et, bien sûr, les rapports avec leurs clients, notamment les collectivités locales. Les opérateurs privés doivent aujourd’hui être les acteurs de ce changement d’ère que les responsables politiques et économiques commencent seulement à formaliser ou à modéliser. Il est possible d’en faire le moteur d’un nouveau projet d’entreprise, transversal à tous les étages, pour les grands groupes (technique, commercial, sociétal, financier, institutionnel…). Jamais le contexte politico-culturel n’a été aussi favorable à un changement de paradigme concernant nos modes de consommation. Il appartient au secteur privé d’y répondre sans plus tarder en mobilisant son savoir-faire, ses compétences et une R&D plus volontariste au service d’une conception juste du prix du service et de l’acceptabilité écologique et sociale de l’offre. Loin d’être un avertissement à l’égard de nouveaux dangers, cette note s’adresse à tous ceux que passionnent les enjeux du xxie siècle, à savoir les conditions d’une croissance verte, et qui les savent à notre portée. À rebours des grandes ruptures technologiques et intellectuelles de la Renaissance, nous sommes passés en l’espace de quelques années, aux alentours du tournant de ce siècle, de l’univers infini, où l’homme pouvait se poser « comme maître et possesseur de la nature », au monde complexe d’aujourd’hui, où les ressources vitales dans lesquelles nous pouvons puiser se raréfient. Un monde où les usages de ces ressources doivent être encadrés et strictement mesurés, où l’éthique de la responsabilité et de la sobriété, tant en matière industrielle qu’agricole, est la clé de notre survie. Il peut certes exister une certaine angoisse dans cette prise de conscience et l’on voit bien que cette mutation se construit parfois sur un catastrophisme exagéré – ce que l’on nomme l’« heuristique de la peur », pour reprendre l’expression du philosophe Hans Jonas. Mais nous ne sommes pas forcément obligés de souscrire à la conviction que « le ciel va nous tomber sur la tête ». En réalité, nous n’avons jamais eu en notre possession autant d’outils technologiques, financiers et politiques pour maîtriser notre destin et L’eau : du volume à la valeur nous convaincre de ne pas renoncer à l’idée de progrès au prétexte qu’il serait synonyme de destruction collective. Mais il y a cependant quelques conditions. La première d’entre elles est que chaque acteur assume sa part de changement et de responsabilité. Ce mouvement est déjà engagé dans le domaine de l’eau, le bien le plus précieux de nos sociétés, sans qui aucune vie, aucun développement, aucune harmonie ne peuvent se concevoir sur terre. Cette première étape sur le chemin du nouveau modèle de gestion de l’eau peut se résumer en une formule : « du volume à la valeur », ou comment mieux préserver la ressource par de nouveaux services et usages. Ce passage du quantitatif au qualitatif ne concerne pas seulement nos habitudes de consommation, mais renvoie à un ensemble de pistes de réflexion qui vont du dialogue multi-acteurs à la formulation de nouveaux systèmes économiques vertueux, en passant par des politiques tarifaires innovantes. Aujourd’hui, nous disposons de nombreux leviers opérationnels pour répondre aux attentes de la société et changer les comportements. Car, plus important que tout, les esprits sont prêts.
Savoir pour prévoir afin de pouvoir : quels sont les dangers qui pèsent sur l’eau en France ?
La nécessaire refondation de notre gestion de l’eau doit d’abord s’appuyer sur un état des lieux aussi objectif et complet que possible de la ressource dans notre pays, afin de connaître avec précision les défis que nous devons affronter. Commençons par faire la part des choses entre les craintes, parfois irrationnelles, et la réalité, parfois sous-estimée. Leurs craintes, les Français nous en parlent à travers les enquêtes d’opinion : 73% d’entre eux estiment que, dans cinquante ou quatre-vingts ans, l’eau courante sera devenue un véritable problème. Cette préoccupation figure loin devant les conséquences du changement climatique et de la pollution de l’air. La réalité, c’est un niveau de consommation qui se situe dans la moyenne des consommations mondiales, c’est-à-dire entre 130 et 150 litres d’eau par personne et par jour. Les enjeux auxquels notre pays doit faire face sont de deux ordres : quantitatifs et qualitatifs.
L’état de la ressource en eau
Quantitatifs parce que l’utilisation des ressources disponibles se tend sous la pression d’usages croissants et mal maîtrisés, notamment dans les secteurs agricoles, et qu’il existe des surconsommations bien réelles et connues sur certaines réserves du territoire. Nous sommes certes loin d’une situation de « stress hydrique » qui correspond à la quantité d’eau nécessaire pour satisfaire l’ensemble des besoins domestique, agricole et industriel, et qui a été fixée, par convention, à 1.700 mètres cubes par personne et par an. En France, il tombe chaque année entre 450 et 500 milliards de mètres cubes d’eau sur le territoire, soit une moyenne de 7.000 à 8.000 mètres cubes par habitant et par an. Le stock total de notre pays est estimé à 2.000 milliards de mètres cubes. Cependant cette manne est très mal répartie et surexploitée en certains endroits, si bien qu’une vigilance accrue s’impose dans certaines régions, tels les bassins ArtoisPicardie ou Seine-Normandie (respectivement 800 et 1.000 mètres cubes par habitant et par an contre, par exemple, 6.600 mètres cubes pour le bassin Adour-Garonne). À ces déficits structurels s’ajoutent des sécheresses ponctuelles mais de plus en plus récurrentes. Ainsi, presque tous les étés, des restrictions sont imposées par les préfets pour certains usages domestiques de l’eau (arrosage, remplissage des piscines, lavage des voitures…), mais aussi, et c’est plus grave, pour le secteur agricole, qui s’accommode mal d’une absence de visibilité s’agissant des autorisations de prélèvement. L’eau est donc une ressource globalement largement disponible en France, mais soumise à des pressions sectorielles et géographiques fortes, qui nécessitent une gouvernance adaptée dont les cadres actuels ne sont pas, on le verra plus loin, toujours bien opérationnels. Mais c’est principalement sur l’aspect qualitatif que la France a des progrès à accomplir. L’état de la ressource se dégrade : aujourd’hui, seules 45% de nos eaux de surface sont en bon état écologique (cette proportion tombe à 16% pour les plans d’eau!) et 55% de nos eaux souterraines en bon état chimique. Nous avons jusqu’en 2015 pour améliorer un tiers de ces masses d’eau, ce qui représente, selon la Cour des comptes, 24,7 milliards d’euros d’actions correctives. Qui va payer l’addition? Qui va superviser le sauvetage de nos masses d’eau? Qui va arbitrer les conflits d’usage de plus en plus tendus ? Autrement dit : y a-t-il un pilote dans l’avion ?
La question agricole
Les responsabilités des différents usagers de l’eau dans ce bilan quantitatif et qualitatif sont bien connues, mais il est souvent difficile d’en tirer des conclusions en termes d’actions – sans même parler de sanctions. L’agriculture française représente 49% de la part d’eau consommée qui ne retourne pas à la nature. Quelque 4,8 milliards de mètres cubes sont utilisés tous les ans pour l’irrigation des cultures. En termes de pollution, même si la situation s’est améliorée, la présence de nitrates dans les eaux continentales provient à 66% de l’agriculture, suite à l’épandage de doses massives d’engrais azotés et de lisier (effluents d’élevage). Les progrès à accomplir pour réduire cette pression et changer certaines pratiques sont immenses mais pas hors de portée des bonnes volontés. Un premier pas a été accompli avec la prise de conscience par les professionnels que des comportements plus responsables en matière d’irrigation devaient être recherchés volontairement, faute de quoi ils seront imposés par les autorités publiques. Des solutions technologiques existent, comme par exemple la micro-irrigation avec les dispositifs de goutteà-goutte qui permettent de diviser par trois les prélèvements dans les ressources naturelles. Mais que de chemin encore à parcourir : 1% des surfaces irriguées utilisent cette technique dans le monde ! S’agissant des pollutions d’origine agricole, en grande partie due aux produits phytosanitaires, l’application du principe « pollueur-payeur » s’avère très difficile car les agriculteurs ne peuvent pas à la fois supporter les coûts du prélèvement de la ressource et les coûts environnementaux. Quelles solutions mettre en œuvre permettant à la fois de préserver la compétitivité de notre agriculture et la disponibilité de notre ressource ? Sans rentrer à ce stade dans le détail des préconisations, il faut évoluer vers le principe « qui dépollue est aidé », en aidant financièrement les agriculteurs à ne pas épandre des pesticides ou des nitrates dans les bassins d’alimentation des captages d’eau potable. Une autre idée fait son chemin : l’empreinte hydrologique. Le calcul d’une telle empreinte peut offrir de nombreux avantages : quantifier les problèmes et hiérarchiser les solutions. Sur le même principe que l’empreinte carbone, on pourrait calculer la quantité d’eau virtuelle contenue dans chaque produit industriel ou agricole, et indiquer l’origine de l’eau qui a servi à le produire. Mais, au-delà des vertus informatives de ce procédé, reste le défi très difficile de l’internalisation des coûts environnementaux de l’eau dans le prix des marchandises, qui impliquerait notamment un renchérissement des produits de l’alimentation.
La fin de « l’eau facile »
Ce bref état des lieux révèle deux principaux enseignements. Premièrement, la France, malgré son climat tempéré, n’est pas à l’abri de mauvaises surprises concernant sa ressource en eau. Avec les effets du changement climatique, des problèmes actuellement mineurs ou secondaires vont à terme passer au premier plan. L’émergence d’un climat plus contrasté accentuera les écarts entre périodes sèches et périodes de fortes précipitations. Cela induira des tensions plus fortes sur la ressource en eau en été et des inondations plus fréquentes, sources de pollution. Enfin, la montée prévisible du niveau des mers constituera un danger pour les nappes souterraines, qui risqueront l’intrusion d’eau salée. En conclusion, nos réserves ne sont pas à l’abri de pénuries sévères, si bien qu’un matin nous pourrions nous réveiller la bouche sèche… Il nous faut donc inscrire dès à présent au fronton de nos usines, sur nos robinets, nos chasses d’eau, nos tuyaux mais aussi dans nos consciences : « Attention, eau fragile ! » Deuxièmement, nous devons impérativement changer notre relation de tous les jours, notre familiarité à l’eau en passant de l’« eau facile » à l’« eau patrimoine ». L’eau facile, c’est le chacun pour soi, le « laissez-faire » au nom du mythe de l’abondance. Malgré les craintes sourdes mesurées par les sondages et qui expriment un certain bon sens de la part des citoyens-consommateurs concernant la non-durabilité de leurs comportements, peu de Français sont réellement conscients des menaces qui pèsent sur «leur» eau et des efforts qu’il faudrait entreprendre pour les éloigner. Le fait que les dépenses en eau représentent, en 2008, 0,8% dans le budget des ménages contre 3% pour les communications n’y est sans doute pas étranger. Le chantier qui est devant nous, considérable, consiste donc à créer une « communauté de l’eau », c’est-à-dire des gens capables de partager les informations et les enjeux, de s’approprier les défis en échangeant, par exemple, leurs « histoires d’eau » autour de réalités territoriales vécues (fleuves, canaux, fontaines, aqueducs…). L’objectif ? Que chacun devienne, à son échelle, un usager responsable de l’eau.
La valeur-dialogue
Se rencontrer pour parler d’eau
C’est dans cet esprit que Suez Environnement, avec sa filiale Lyonnaise des eaux, a lancé une plate-forme de débats intitulée « Idées neuves sur l’eau », laquelle a contribué à nourrir la présente note.
La patrimonialisation de l’eau, cela commence par créer du dialogue, de la pédagogie autour d’elle. C’est en parlant d’elle, ensemble, que nous pourrons tordre le coup aux fausses vérités, aux rumeurs diverses et aux contresens tenaces. L’eau est une ressource qui nous concerne tous, et aucun acteur n’a les moyens de relever seul les défis de l’eau du XXIè siècle. La collaboration de tous les grands acteurs de l’eau (consommateurs, État, administrations, élus locaux, industriels, agriculteurs, associations environnementales, opérateurs…), mais aussi celle de personnalités qualifiées extérieures à nos métiers (philosophes, économistes, sociologues, urbanistes…) et des usagers est nécessaire afin de traiter les enjeux d’une gestion responsable et durable de la ressource. Il faut appliquer à l’eau la stratégie du Grenelle de l’environnement pour poser les problèmes d’aujourd’hui dans leur complexité, en vue de cheminer ensemble vers des solutions partagées. Parmi les questions prioritaires à traiter figurent la valeur et le prix de l’eau au XXIè siècle, mais aussi les technologies à développer, les sciences de l’eau, la protection de la ressource, etc.1
Quelle place pour les opérateurs ?
Cette « valeur-dialogue » est essentielle à l’élaboration d’une stratégie globale. De plus en plus, les choix politiques des élus interagissent avec les attentes des différents usagers, qui ont des intérêts parfois contradictoires, et l’état d’une opinion qui, elle-même, se nourrit fréquemment de fausses vérités sur le système de l’eau. Un opérateur privé ne peut plus rester dans une relation bilatérale avec l’autorité délégante sans se préoccuper de l’« homme de la rue », car, à travers le service à la collectivité, c’est au consommateur qu’il doit rendre des comptes. En élargissant autant que possible le cercle des connaisseurs de l’eau, il s’agit de poser les bases d’un véritable échange et d’une progression commune où chaque acteur apprend de l’autre. Les opérateurs privés n’ont pas vocation à se prononcer sur tous les aspects relatifs à la politique de l’eau, dont les choix systémiques fondamentaux appartiennent in fine au politique. En revanche, ils ont pour rôle d’apporter leur compétence et leur expérience du terrain pour passer de la concertation à l’action. Il serait en effet singulier que, contrairement à ce qui se passe dans d’autres activités, l’eau soit le seul secteur où l’on se prive des apports de spécialistes pour réfléchir à ces questions. À cet égard, les opérateurs privés doivent être acteurs de la rénovation de la gouvernance de l’eau. Parmi leurs missions de service public figure la responsabilité d’informer et d’alerter les responsables en toute objectivité, et de proposer des solutions en cohérence avec le principe de précaution qui a désormais valeur constitutionnelle. Ainsi leur rôle est de tirer la sonnette d’alarme face à l’apparition de nouveaux polluants (résidus médicamenteux, nanoparticules…) et d’anticiper dans le même temps des normes européennes et françaises plus rigoureuses, visant notamment à mesurer ces micropolluants et à les traiter. Il leur appartient également de soulever la contradiction entre les signaux-prix en vigueur actuellement et les objectifs de protection de la ressource, en soulignant par exemple que la rémunération des opérateurs ne devrait plus être proportionnelle aux volumes vendus et qu’il faut envisager une tarification progressive pour les particuliers.
Les grands enjeux de la gestion de l’eau
Il existe d’ores et déjà un certain consensus sur les principaux enjeux de la gestion, de la préservation et de la commercialisation de l’eau. Concernant le niveau de connaissance des cycles de l’eau, les acteurs de la gestion de l’eau sont nombreux à regretter l’absence d’information et de débat grand public en France. Alors que d’autres sujets plus médiatiques et peut-être moins «vitaux», tels les OGM, suscitent polémiques, conférences, émissions, confrontations, les principales questions relatives à l’eau, à sa pollution ou encore à son traitement sont largement sous-traitées et donc ignorées. Cela est d’autant plus étonnant que ces sujets représentent, on l’a vu, la première préoccupation environnementale des Français. Ainsi l’eau donne soif de savoir, et cette volonté de connaissance est insatisfaite. Il faut ouvrir l’espace de dialogue et de proposition au plus grand nombre.
La gouvernance à la française
L’analyse prospective conduit nécessairement à s’interroger sur la gouvernance de l’eau à la française. Chacun s’accorde aujourd’hui à juger que notre modèle de gestion intégrée et décentralisée au niveau des bassins versants est intelligent, mais, qu’avec le recul, il s’avère trop complexe et parfois inefficace. Rappelons brièvement que chacun des sept bassins versants rattachés aux grands fleuves français métropolitains (Artois-Picardie, Rhin-Meuse, Seine-Normandie, Loire-Bretagne, Adour Garonne, Rhône-Méditerranée, Corse) est administré par un comité de bassin, véritable parlement de l’eau où se retrouvent tous les acteurs de l’eau : élus des collectivités, usagers de l’eau (agriculteurs, industriels, associations de défense de l’environnement, de pêche, de consommateurs) et représentants de l’État. La loi de 1964 a également créé les Agences de l’eau, véritables bras financiers des comités, en leur confiant la double mission de collecter les redevances sur les usages de l’eau et de financer les projets d’infrastructures. D’autres outils, dont certains sont issus de directives européennes, ont complété au fil des ans cette organisation sans remettre en cause les échelles de gouvernance. Enfin, avec la loi de 2006, a été créé l’Office national de l’eau et des milieux aquatiques (Onema), avec l’ambition de doter l’État d’un organisme technique de référence sur la connaissance et la surveillance de l’état des eaux et sur le fonctionnement écologique des milieux aquatiques. Le souci de définir une gouvernance sur mesure, adaptée aux réalités hydrologiques et non aux cadres administratifs et politiques des structures existantes (commune, département, région), n’a pas permis pour autant d’éviter dans ce domaine la constitution d’un « mille-feuille administratif », dont la présentation globale nécessite, dans le meilleur des cas, un document explicatif de plus de trente pages… Le système semble aussi montrer ses limites dès lors qu’il s’agit de passer des politiques curatives (traitement de l’eau), pour lesquelles il a été calibré, à des initiatives préventives exigées par la directive-cadre concernant les objectifs de restauration des milieux aquatiques. Ainsi, dans son rapport sur « l’eau et son droit » publié en juin 2010, le Conseil d’État pointe du doigt « le grand écart qui subsiste entre le modèle français de gestion intégrée de l’eau par bassin versant et son faible degré d’application dans les principaux aspects de cette gestion ». N’oublions pas que d’ici 2015 la France a l’obligation de se mettre en conformité avec les règles européennes en ce qui concerne la bonne qualité écologique de ses eaux.
Quelles pistes d’amélioration pour la gouvernance de l’eau ?
Les travaux de la Cour des comptes aboutissent également à la conclusion suivante : il ne s’agit plus pour la France de se concentrer sur le petit cycle de l’eau, la production et la distribution d’eau potable et la gestion des stations d’épuration, mais d’appréhender le grand cycle de l’eau, c’est-à-dire les priorités à mettre en œuvre pour restaurer la qualité des masses d’eau en situation critique, protéger les autres, renforcer la biodiversité, consolider les zones humides, diminuer la tension sur les ressources en eau potable. Ces priorités concernent l’ensemble des parties prenantes de l’eau et impliquent que l’on revisite la gouvernance globale de la ressource ainsi que son financement. La gestion du grand cycle de l’eau apparaît ainsi comme l’« angle mort » du système à la française. Cette lacune impacte directement les enjeux de préservation de la ressource et présage mal de notre capacité à gagner la bataille de la qualité des eaux dont nous avons décrit les grands enjeux. À partir de ce constat, les avis convergent pour demander la désignation d’une maîtrise d’ouvrage de l’ensemble du cycle de l’eau. La question se pose également de la création d’une Haute Autorité de l’eau, capable d’exercer une vraie police de l’eau, de contrôler et d’arbitrer les conflits éventuels, notamment sur le prix des contrats et l’évaluation des contrôles. Autre sujet de débat, le prix de l’eau non seulement ne veut plus rien dire mais, plus encore, envoie de mauvais signaux au consommateur. Dans ce domaine, il y a urgence à agir afin de répondre à une attente unanime de sens. Nous devons redéfinir et justifier un « juste prix » en tenant compte des spécificités locales, mais aussi des comportements et des efforts des uns et des autres pour maîtriser et rationaliser sa consommation. Ce point du débat est naturellement essentiel pour les prestataires de service. Il conduira à l’ouverture de nouvelles discussions contractuelles avec les collectivités territoriales. Enfin, de manière récurrente, revient la question de la répartition de la gestion entre organismes publics et privés en ce qui concerne la production d’eau potable et l’assainissement. À l’image des positions officielles du Conseil d’État, on peut demander un « cessez-le-feu » concernant un débat idéologique qui doit arrêter de cliver artificiellement la société. En effet, l’eau a besoin des compétences de tous, et cette question, inutilement idéologique, a tendance à occulter les vrais enjeux concernant la préservation de la ressource et pour lesquels de nouveaux partenariats privé-public seront nécessaires afin d’inventer et de diffuser de nouvelles technologies. Communication vers le grand public, gouvernance publique et institutionnelle, politiques nouvelles de protection de la ressource, modalités de production, de consommation, et donc de commercialisation de l’eau, tels sont les principaux chapitres à écrire pour refonder le système de l’eau en France.
Passer du petit cycle au grand cycle de l’eau : pour une nouvelle gouvernance de résultat
La question de la gouvernance est centrale pour reconquérir la qualité et la disponibilité des milieux aquatiques. Notre manière de gérer l’eau doit passer du petit cycle de l’eau (production de l’eau et assainissement) au grand cycle de l’eau, c’est-à-dire agir sur tous les milieux naturels associés à l’eau. Si cette demande est unanime, les avis divergent concernant la manière de procéder dans les faits et la façon de trouver les financements correspondants. Il convient, là encore, de procéder par étapes, aussi bien dans le raisonnement que dans les préconisations.
Trouver la bonne échelle
Propos recueillis au Forum des idées neuves sur l’eau.
Premier constat : il n’y a pas de solutions universelles, seulement des solutions locales qu’il faut calibrer à la bonne échelle. En d’autres termes, il faut penser local pour agir global. Comme l’affirme Alain Grandjean, économiste, membre de la Fondation Hulot, « l’eau est une collection de problèmes locaux, les solutions globales sont inopérantes, seule la résolution des problèmes au niveau local compte2 ». La bonne échelle de gestion intégrée reste le bassin hydrologique. Il faut cependant la «muscler», dans le domaine spécifique de la protection, par une obligation de résultat qui «contraindrait» toutes les parties à travailler ensemble sur les mêmes objectifs. La fusion des deux cycles pourrait ainsi être expérimentée progressivement, en commençant par exemple par le chantier de la protection des bassins d’alimentation des captages ou encore l’amélioration de l’hydromorphologie des rivières, voire la protection des zones humides et de la biodiversité aquatique. D’un point de vue technique, cette fusion implique un changement des cultures et des pratiques assez considérable. Il faut d’ores et déjà se préparer à cette évolution, qui paraît inévitable, en développant des savoir-faire reconnus sur les zones humides et la reconstruction de la biodiversité. Deuxième constat : le système de gestion est parfois lacunaire, parce qu’il ne désigne pas clairement de maîtres d’ouvrage chargés, au niveau national mais aussi local, de la mise en œuvre de la politique de protection des ressources. Il ne s’agit pas de se lancer tête baissée dans un «big-bang» de l’administration française de l’eau mais, plus rationnellement, de renforcer ou de réorienter certains outils. Cela concerne, par exemple, les Agences de l’eau, qui pourraient fonctionner sur des contrats d’objectifs et de moyens, ou encore l’Onema, dont le rôle et les moyens pourraient être clarifiés.
Quel financement ?
Troisième constat : le consommateur ne pourra payer seul la facture de la protection de la ressource. Aujourd’hui, 80% de l’argent – dont 90% a été collecté auprès des usagers domestiques – retourne au service public d’eau et d’assainissement. Or la nécessaire préservation de la ressource va entraîner d’importants investissements qui ne pourront affaiblir cette part financière consacrée au petit cycle. Il devient dès lors inévitable de sortir du sacro-saint principe « l’eau paie l’eau » – en s’inspirant, du reste, de l’épopée du programme électronucléaire français qui n’a pas été financé, loin s’en faut, par la facture d’électricité. Qu’est-ce que cela veut dire concrètement dans le domaine de l’eau? Que les ressources destinées à financer les actions de protection, voire de reconstruction, des milieux aquatiques ne viendront pas uniquement de la facture d’eau payée par les usagers, mais, d’une manière plus ou moins directe, des impôts du contribuable, par le biais des collectivités, de l’État ou de l’Union européenne. Si cette orientation venait à se confirmer, les exigences d’efficacité seront alors cruciales. C’est pourquoi il faut développer partout où c’est possible une approche concertée entre les différents acteurs de l’eau, en y intégrant bien sûr les entreprises privées du service de l’eau qui peuvent apporter leurs compétences et leurs technologies dans la protection de la ressource et des milieux aquatiques. Quoi qu’il en soit, ce chantier ne pourra être éternellement ajourné, car la perspective de 2015 s’impose à tous et le nerf de cette bataille se trouvera dans notre capacité à repenser l’architecture financière de l’ensemble du système en la rééquilibrant sur ses deux piliers que sont le curatif et le préventif.
La valeur-usage : la préservation de l’aval vers l’amont
Un certain nombre de choix systémiques liés à la gouvernance et aux structures de pilotage incombent au politique. Dans ce domaine, la contribution des acteurs privés doit se limiter à la formulation de propositions s’appuyant sur une expérience et une expertise.
La maîtrise des consommations
Dans l’immédiat, les enjeux de la préservation portent sur le niveau de la ressource, menacé par une surexploitation aussi inutile que destructrice. À l’heure où plusieurs centaines de millions d’habitants de notre planète n’ont pas accès à une eau de qualité acceptable, comment justifier que, chez nous, on arrose les trottoirs et les jardins publics avec de l’eau potable dont la qualité sanitaire est la meilleure du monde? L’eau ne peut être indéfiniment la « bonne à tout faire » de notre quotidien, et le temps est venu de limiter ces excès avant qu’ils ne nous imposent des sacrifices douloureux, comme la restriction des usages ou l’explosion des charges financières. Pour sortir de l’ère de l’« eau facile », de nouvelles technologies voient le jour et permettent de limiter les impacts de nos prélèvements. Elles agissent sur deux leviers : la lutte contre le gaspillage, en aval, et les économies de pompage et de production d’eau potable, en amont. L’enjeu consiste désormais à accroître la productivité de la ressource en multipliant les « vies de l’eau », c’est-à-dire en diversifiant les types d’eau en fonction des usages. La réutilisation des eaux usées (le re-use) et l’emploi des eaux pluviales font ainsi partie des nouveaux modèles que nous expérimentons. Des solutions sont en cours de développement. C’est le cas de l’installation des points de livraison d’eau non traitée pour assurer notamment le nettoyage des voiries et l’arrosage des jardins, ou encore de la récupération des eaux de pluie à grande échelle. Les opérateurs privés fournissent désormais aux constructeurs d’ensembles immobiliers des schémas d’utilisation de l’eau incluant la réutilisation de l’eau de pluie et des eaux grises. À présent, les nouvelles techniques de récupération et de traitement des eaux grises intégrées au bâti de l’eau figurent désormais en bonne place dans le cahier des charges des constructions du futur, en particulier dans les nouveaux écoquartiers nord-européens. La réussite d’autres projets de grande envergure en Europe et dans le monde vient conforter nos efforts de recherche. C’est le cas, en particulier, de notre usine à Milan, la plus importante usine de réutilisation des eaux usées d’Europe, en service depuis 2004. Avec une capacité de plus de 1 million « équivalent habitants » (soit 345000 mètres cubes par jour), cette usine permet de recycler et de réutiliser les eaux usées pour l’agriculture. En 2006, l’eau ainsi traitée a permis d’irriguer plus de 22.000 hectares de cultures, ce qui offre une réponse durable aux périodes de sécheresse récurrentes et, surtout, une alternative aux prélèvements directs d’eau dans un milieu naturel déjà fragilisé. En Californie, l’usine de recyclage d’eau de West Basin est l’une des plus grandes usines de recyclage du monde. C’est la seule installation dans le monde qui produit cinq types d’eau pour différentes réutilisations (services urbains, usages industriels, matière première agricole). On peut imaginer à moyen terme que même l’eau potable sera produite à partir du recyclage des eaux usées. C’est d’ailleurs déjà le cas dans certaines régions du monde soumises à une aridité extrême où les villes sont soucieuses de garantir leur sécurité d’approvisionnement. La maturité de ces process plaide en faveur de leur généralisation, dès lors que les collectivités ont décidé de s’engager de manière exemplaire en faveur du développement durable et de la protection des milieux, suivant en cela une demande citoyenne – et donc électorale – de plus en plus forte. Mais d’autres services, moins coûteux en infrastructures, sont également possibles et visent à limiter le gaspillage dans des proportions surprenantes.
La lutte contre le gaspillage
Un premier chantier est le développement de systèmes «intelligents» de gestion des ressources. L’efficacité dans l’usage des ressources sera en effet un domaine décisif pour l’innovation dans de nombreuses industries, y compris dans le secteur de l’eau. Plusieurs exemples suffisent à s’en convaincre. Le déploiement progressif des systèmes intelligents dans les réseaux pour faire face aux problèmes de stress hydrique en est un. L’usage des technologies de l’information dans ce domaine permet d’obtenir des données fiables pour repérer et réduire les fuites dans les réseaux. Développés dans le cadre des Advanced Metering Infrastructure (AMI – « Infrastructures de mesures avancées »), les « compteurs intelligents » aident à mieux contrôler la demande en eau, mais aussi à mieux connaître et donc maîtriser sa propre consommation. Par ailleurs, le contrôle de la qualité de l’eau en ligne et en temps réel fournit des données complètes pour pouvoir prendre de meilleures décisions sur le traitement de l’eau ou la réutilisation des eaux usées. Sur le modèle des systèmes de distribution de l’électricité, il est important de développer les smart grids de l’eau. Un tel projet est déjà passé en phase de réalisation lorsque, par exemple, différents types d’eau sont réutilisés pour différents types d’usage.
Un nouveau paquet « eau-énergie-climat » ?
Un dernier pilier de ces process innovants a pour objectif de valoriser la vie énergétique de l’eau via la récupération de la chaleur produite par les eaux usées qui circulent dans les réseaux d’assainissement. Avec le souci constant de diversifier nos services à partir de notre métier de base, les opérateurs expérimentent de plus en plus des technologies qui permettent de développer la production d’énergie renouvelable à partir des infrastructures liées à la distribution de l’eau et à l’assainissement. Ainsi, le dispositif « Degrés bleus », installé à Levallois, Bordeaux et Valenciennes, est le premier système de récupération de la chaleur issue des eaux usées. En ayant recours à cette énergie verte, la Ville de Levallois a ainsi diminué de 24% sa consommation d’énergie pour chauffer l’eau des bassins de son centre aquatique, et de 66% les émissions de gaz à effet de serre. L’usine de As-Samra, en Jordanie, offre un autre exemple réussi, avec une station d’épuration autosuffisante en énergie : des turbines hydrauliques installées en amont et en aval, associées à des moteurs à gaz alimentés par le biogaz de digestion, permettent de produire 95% de l’électricité nécessaire au traitement de l’eau.
La valeur-prix : le levier du changement et de la régulation
Malgré tous les progrès technologiques accomplis durant cette décennie, il n’en demeure pas moins que la révolution du développement durable et de la croissance verte doit d’abord se faire au niveau des comportements et des mentalités. Bien sûr, les process suppléeront de plus en plus, et de mieux en mieux, à une nature « fatiguée et usée », lui permettant ainsi de se régénérer, mais il ne faut pas renoncer à agir sur la demande elle-même en redonnant du sens au prix de l’eau en vue de responsabiliser les consommateurs.
Redonner du sens au prix de l’eau
L’eau est un bien de consommation qui a une valeur et un prix. Mais l’eau est également un bien public, indispensable à la vie de chacun, quel que soit le lieu où il vit et les ressources ou moyens financiers dont il dispose. Nous sommes donc en présence d’un bien mixte, mi-marchand mi-public. Ainsi posée, on comprend aisément que la question du prix de l’eau est centrale et cristallise de nombreux débats. Le statu quo n’est pas défendable sur ce sujet, et c’est sur ce thème qu’il faut faire évoluer les consciences et passer un certain nombre de messages aux utilisateurs. La première des priorités en la matière est que la facture fasse mieux apparaître les rouages de la politique de l’eau en France afin que chacun sache qui et pour quoi il paye. Le chantier du prix de l’eau est donc ouvert. Il ne peut être clos sans que les opérateurs revoient, en relation avec leurs partenaires, leurs prestations commerciales et donc contractuelles. Ils doivent proposer aux collectivités et, à travers elles, aux consommateurs d’eau et à l’opinion publique un nouveau projet. Cette évolution se traduira par des signaux-prix très forts et nécessite donc de bien en mesurer les conséquences à la fois économiques, environnementales et politiques. Nous ne nous interdisons rien. Dans l’élaboration de ce nouveau prix de l’eau, a priori aucune piste ne doit être ignorée, à condition d’éviter deux écueils. Le premier serait la mise en place de solutions uniformes partout en France. La situation de la ressource diffère d’un endroit à l’autre, et c’est en partant d’expériences locales que l’on pourra vérifier le bien-fondé de telle ou telle solution. Le second danger serait de favoriser une individualisation à outrance de la gestion de la ressource, au niveau de chaque ménage ou de chaque maison. En effet, il ne faut pas oublier que l’eau est un vecteur de lien social, de partage et de responsabilisation collective. Il existe une « communauté de l’eau », qui doit être respectée.
Prix unique, prix inique ?
Plusieurs hypothèses sont sur la table : mettre en place un prix unique au niveau national pour sortir du maquis territorial et opaque des factures, garantir la gratuité de la ressource à partir de critères sociaux, ou encore adapter la tarification à l’état de la ressource et à la nature des consommations, ce qui reviendrait à mettre en place une tarification progressive. Un prix unique de l’eau aurait une vertu importante : la simplicité pour le consommateur. Il aurait beaucoup de défauts, dont celui de ne pas prendre en compte les réalités locales, de décourager les plus vertueuses des collectivités locales, de faire payer inutilement cher là où la ressource est bonne et abondante, et pas assez, là où elle est rare et difficile à trouver. Le prix unique serait donc un prix inique, et les perdants seraient dans ce cas de figure bien plus nombreux que les gagnants. Il convient également de poser la question de la gratuité de l’eau. Non pas pour apporter une réponse brutale au nom de nos intérêts économiques, mais pour comprendre, par construction, les graves dangers de l’« eau facile ». La gratuité de l’eau, en effet, mène au gaspillage, puis à la pénurie. La tarification progressive est donc préférable afin d’inciter aux économies d’eau avec un double critère de tarif sur la consommation et la disponibilité de la ressource.
Vers de nouvelles coopérations et relations contractuelles entre les opérateurs et les collectivités
Deux conditions doivent présider aux nouvelles relations privé-public. Premièrement, il faut donner suite aux demandes de transparence, revendication majeure des consommateurs. Cette transparence doit concerner aussi bien les contrats de délégation que les budgets des régies municipales. Deuxièmement, la confiance doit se construire sur les preuves du contrôle, demande récurrente des autorités délégantes, partagée par les délégataires. Cela pose toutefois la question des capacités et des moyens de contrôle, que les grandes collectivités peuvent facilement assurer tandis que les communes ou intercommunalités moyennes auront plus de mal à mobiliser. Une proposition est souvent avancée par les spécialistes et les économistes pour trancher cette question centrale : le recours à une autorité indépendante, un super régulateur, comme il en existe dans les domaines des télécommunications (Arcep) ou de l’énergie (CRE), qui jouerait un rôle de tiers dans la relation bilatérale entre opérateurs et collectivités publiques. S’il appartient au législateur, et à lui seul, de se prononcer sur ce sujet, nous ne pouvons qu’appeler de nos vœux un dispositif qui, d’une part, organise et régule la concurrence, et, d’autre part, fasse toute la vérité auprès de l’usager, de la collectivité et du délégant sur le respect des clauses contractuelles. Du point de vue du contenu, les contrats devront dans l’avenir correspondre aux nouvelles politiques tarifaires. La solution la plus vertueuse, d’un point de vue écologique, est de se diriger vers des contrats de performance environnementale et sociétale qui détermineront la rémunération de l’opérateur. Ces nouveaux contrats pourraient aussi prévoir un partage des recettes supplémentaires résultant de ventes supérieures aux attentes, des taux d’intérêt affectés au financement des investissements ou aux sommes accumulées en vue du renouvellement des installations… Sur la forme, ces contrats pourraient être bâtis sur des périodes plus courtes et privilégier la souplesse, la fluidité et l’adaptation pour tenir compte des contrôles. Tous les modèles juridiques sont pertinents : concession et affermage, modèles dominants du système français aujourd’hui, mais aussi régie intéressée, prestations de services dans le cadre de sociétés d’économies mixtes… Tous ces modes contractuels et de construction juridique correspondent chacun à un degré particulier d’engagement de l’opérateur privé, aux investissements qu’il réalise et à la prise de risque qu’il assume. Ils ont tous un point commun : la collectivité est alors seule à décider de la politique de l’eau, de son prix, des priorités, etc. Enfin, pour assurer ces contrôles, les collectivités pourraient créer des instances de partenariat qui regrouperaient des représentants des collectivités et de la société civile ou de l’administration. Ces instances pourraient être associées à un contrat, mais également, si les collectivités le souhaitent, à un ensemble de plusieurs contrats liés par une logique territoriale. Plus largement, il est souhaitable de parachever au niveau national une banque de données des indicateurs permettant d’objectiver et de comparer les performances des services de l’eau et de l’assainissement, afin que chaque collectivité puisse comparer équitablement la qualité et le prix des services de l’eau sur le territoire et en fonction des opérateurs.
L’économie circulaire : acte II de la mondialisation ?
Qu’est-ce que l’économie circulaire ?
Globalement, tout le monde a conscience aujourd’hui que les opérateurs de l’eau ne vendent pas une marchandise ou un bien, mais un service. Ce changement de perspective est beaucoup plus important qu’il y paraît. Il nous permet d’anticiper le monde de demain, d’entrer dans l’acte II de la mondialisation. Une mondialisation écoresponsable, reconnectée aux territoires, favorisant le recyclage plutôt que l’extraction, le service plutôt que la production. En termes de prospective, une réflexion doit être conduite sur les enjeux de l’économie circulaire. Par opposition à l’économie linéaire, qui épuise d’un côté les ressources et accumule de l’autre les déchets, l’économie circulaire vise à la gestion raisonnée des ressources et à la réutilisation maximale des déchets. Cela concerne évidemment le recyclage et la valorisation des déchets, dont nous sommes, avec notre filiale Sita, un des spécialistes et leaders européens, mais aussi l’optimisation des ressources en eau, avec notamment, nous l’avons vu, la réutilisation des eaux usées. Les responsables européens et occidentaux ont pris un retard considérable sur la mise en œuvre des nouveaux concepts et outils de l’écologie industrielle, alors que la Chine, dès 2004, a lancé la directive dite de l’« économie circulaire », dont elle a fait le pilier de la « société harmonieuse » que le pays veut conquérir.
Rien ne se perd
La posture du business as usual doit peu à peu évoluer vers une stratégie des trois R : réduire la quantité de produits qui arrivent en fin de vie ; réutiliser des produits, ou certaines de leurs parties qui deviendraient autrement des déchets ; recycler les matières premières pour de nouveaux produits. Concrètement, les opérateurs sont entrés dans cette nouvelle logique de production, puisque, d’ores et déjà, une grande partie des déchets traités en France sont valorisés comme matières premières secondaires. La fameuse citation « Rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme », attribuée à Lavoisier, est la définition même de nos métiers. L’économie de fonctionnalité est également riche de promesses. Elle consiste à substituer la vente de l’usage d’un bien à la vente du bien lui-même à des fins environnementales. Cela aboutit à des stratégies de dématérialisation du substrat des activités économiques. Cette économie de la sobriété vise à diminuer le volume des déchets lié à la consommation. Il s’agit d’un des axes d’avenir pour les opérateurs en eau qui souhaitent assumer leur responsabilité environnementale. Un effort conséquent en matière de recherche et développement doit lui être consacré. Passer d’une économie linéaire à une économie circulaire, d’un modèle reposant sur la notion de volume d’eau captée et distribuée à un modèle s’appuyant sur une gestion intégrée de la ressource, grâce un savoir-faire technique, de management et de gouvernance, telle est la contribution que doivent apporter les opérateurs du secteur privé pour que la nouvelle étape de la mondialisation qui s’engage soit plus respectueuse des hommes et des territoires.
Conclusion : De l’hydrotechnologie à l’hydropolitique
Ibid.
Contrairement à certains secteurs industriels comme les industries extractives, les professionnels de l’eau ont accompli ces dernières années une mutation radicale et exemplaire en définissant eux-mêmes leurs métiers comme des services environnementaux. Cette spécificité place les opérateurs privés en situation de responsabilité et de citoyenneté. Les deux mots-clés explicités à travers ces pages sont services et valeur. Les opérateurs privés ont toute leur place comme force de proposition dans le grand débat mondial qui doit s’ouvrir sur la gestion des ressources naturelles et aboutir à un code de bonne conduite. Une telle démarche contribuera à lutter contre le changement climatique et permettra de s’y adapter.
Le Forum mondial de l’eau, qui se déroulera à Marseille en 2012 et qui fera de la France la capitale mondiale de l’eau, sera un moment important dans ce cheminement de la réflexion vers l’action. Quoi qu’il en soit, nous ne pourrons rester au milieu du gué. Loïc Fauchon, président du Conseil mondial de l’eau, affirme avec pertinence que la croissance verte s’appuiera sur une « économie bleue », une « hydro-politique qui appelle à une gestion raisonnée et raisonnable de nos ressources en eau3 ». Les opérateurs privés doivent faire leur part du chemin en remettant en question leur stratégie industrielle et leurs modèles économiques. Gageons que les politiques, à tous les niveaux, du local au mondial, se mettront aussi en marche sans s’égarer. Comme le dit Erik Orsenna, la question de l’eau va devenir un marqueur politique à mesure que se rapprocheront les élections. Il est souhaitable qu’à cette occasion les approches réductrices laissent la place aux vraies questions et à la possibilité d’un nouveau modèle.
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