Commerce illicite de cigarettes
Les cas de Barbès-La Chapelle, Saint-Denis et Aubervilliers-Quatre-CheminsIntroduction
Méthode et calendrier
Un trafic lucratif, peu risqué, mais avec des conséquences sur la qualité de vie dans des quartiers socialement mixtes
Des modalités de trafic variables selon les terrains d’observation
Les répercussions néfastes du trafic sur la qualité de vie des riverains
La vente de cigarettes à la sauvette, un phénomène aux multiples facettes
Une lutte contre la vente illicite éclatée entre plusieurs acteurs publics
Des périmètres de compétences complémentaires
Les modes d’action
Les limites de l’action des pouvoirs publics
Le décalage entre la perception de la population et l’action des pouvoirs publics
Les solutions envisageables
Conclusion
Résumé
Le commerce illicite, en particulier de produits du tabac, a pris une ampleur importante dans certains quartiers de Paris et de sa proche banlieue. Ce phénomène qui constitue un pan important de l’économie souterraine est en voie d’expansion dans les zones urbaines.
La vente illicite de produits du tabac est susceptible de générer une forte diversité de nuisances, que subissent les riverains des quartiers concernés. Cela peut conduire ces derniers à se constituer en collectifs, qui revendiquent un cadre de vie apaisé. L’un des arguments qu’ils avancent consiste en l’équité de traitement devant le service public.
La volatilité des vendeurs à la sauvette – ils détiennent peu de cigarettes sur eux, conservent de faibles montants issus des ventes réalisées, utilisent des planques dans l’environnement urbain, savent exploiter le faible risque judiciaire encouru par le délit qu’ils commettent – rend la lutte contre la vente illicite particulièrement difficile.
La capacité des services publics à enrayer le phénomène est notamment mise à mal par l’éclatement des compétences entre les différents services, douanes et police, au sein des forces de l’ordre comme des services municipaux.
In fine, la lutte contre la vente à la sauvette repose sur la mobilisation de moyens humains conséquents, pour un travail d’éviction au final peu dissuasif à l’égard des vendeurs. Ladite mobilisation n’est effectuée que lorsque d’autres priorités, jugées plus hautes ou mieux traitées par la chaîne pénale, ne prennent pas le pas sur la lutte contre la vente illicite sur la voie publique.
Mathieu Zagrodzki,
Chercheur en science politique et spécialiste des questions de sécurité publique, notamment des relations police-population, de la mesure de la performance des forces de l'ordre et des politiques de sécurité quotidienne.
Romain Maneveau,
Consultant au sein du cabinet Néorizons, spécialisé dans les politiques publiques.
Son expertise est régulièrement sollicitée pour la réalisation d’études dans les champs de la sécurité intérieure, de la prévention, de la politique de la ville et de l’action sociale.
Arthur Persais,
Consultant au sein du cabinet Néorizons.
Les auteurs remercient l’ensemble des personnes et des organisations qui ont pris le temps de les accueillir et de leur transmettre les informations ayant permis la rédaction de ce travail. Cette étude a été réalisée grâce à l’obtention d’un financement auprès de Philip Morris France SAS. La méthodologie et le contenu de ce travail ont été conçus en toute indépendance. Les informations contenues dans le présent rapport n’engagent que leurs auteurs. Un comité de relecture a été constitué, qui n’avait pour objet que de vérifier l’exactitude et la cohérence des informations contenues dans le document. Aucune orientation de quelque nature que ce soit n’a été donnée par le financeur, qui n’est intervenu d’aucune manière dans sa réalisation.
Introduction
A study of the illicit cigarette market in the European Union, Norway and Switzerland. 2016 Results, KPMG Project Sun, 2017
Voir Financement du terrorisme. La contrebande et la contrefaçon de cigarettes, Centre d’analyse du terrorisme, mars 2015
Des policiers chargés de la lutte contre la criminalité organisée nous ont expliqué qu’une bonne partie de l’argent liquide issu du commerce illicite était ensuite écoulée via le système du hawala, qui est un mode traditionnel de paiement et de circulation de l’argent, sans pour autant que l’on sache exactement à quoi servent ces sommes. Près de 1 million d’euros en liquide a récemment été saisi dans un magasin de tissus parisien, qui servait de guichet clandestin pour un hawala.
Le commerce illicite, c’est-à-dire la vente au public de produits en violation de la loi, est devenu un problème majeur de qualité de vie et de physionomie de la voie publique à Paris depuis quelques années. Les marchés illégaux et autres vendeurs à la sauvette ont émergé dans l’espace public dans plusieurs points de la capitale, lui donnant une mauvaise image à l’international. Le plus connu est sans doute celui de Barbès, où sont revendus illégalement des paquets de cigarettes de contrefaçon ou de contrebande, faisant de ce quartier le principal pôle de revente illégale de produits du tabac, activité qui, selon des sources policières, est deux fois plus profitable que le trafic d’héroïne. Selon une étude de KPMG, la France est devenue le plus grand marché d’Europe pour le commerce illicite de cigarettes, causant un manque à gagner évalué à 2 milliards d’euros par an pour l’État français1.
Ces activités constituent une concurrence déloyale pour les acteurs de l’économie formelle, soumis pour leur part à une série d’obligations réglementaires, sociales et fiscales, et un problème pour les riverains et les touristes, qui doivent endurer les nuisances sonores, les difficultés de circulation, les abandons de détritus et, parfois, des menaces ou des agressions.
Le développement de la vente illicite de produits du tabac s’adosse à plusieurs facteurs entremêlés : la mondialisation de notre économie, facilitant les flux de marchandises et de personnes ; l’émergence de crises de plusieurs natures (économique, politique dans les pays du Maghreb, par exemple) ; les évolutions réglementaires sur le prix des produits du tabac (augmentation)…
Le commerce illicite de produits du tabac peut prendre plusieurs formes, toutes n’étant pas explorées dans le cadre de cette étude. Récemment, la vente par Internet s’est fortement développée (darknet, réseaux sociaux…). Par ailleurs, la vente illicite peut se déployer via certains sites commerciaux, « sous le comptoir » (épiceries à plages horaires étendues, cafés, etc.). Enfin, la vente à la sauvette (de vendeur à acheteur, dans la rue) demeure une filière importante. La présente étude portera sur cette seule modalité.
La vente illicite de produits du tabac emprunte aux techniques de trafic de stupéfiants, tout en présentant l’avantage de risques pénaux bien moindres pour le vendeur : le vendeur utilise des planques (poubelles, mobilier urbain, appartements à proximité) pour ne pas avoir à porter de marchandise sur lui en cas d’interpellation, il peut avoir recours à des guetteurs et peut mettre en place un système de collecte des fonds issus de la vente afin de ne pas se retrouver en possession de grosses quantités de numéraire. L’interpénétration des trafics ne se résume pas aux techniques de vente : les zones géographiques touchées par ces phénomènes sont les mêmes. Ainsi, selon les sites étudiés, il est possible d’observer la superposition de vente à la sauvette de produits du tabac, de produits alimentaires, de produits de contrefaçon (maroquinerie, produits de beauté…) ou de petits accessoires électroniques. Cet aspect du commerce illicite sera également évoqué en ce qu’il participe d’un contexte plus général dans lequel s’inscrit le commerce de cigarettes.
Les pouvoirs publics ont pris conscience du problème, les protestations des riverains contre les nuisances liées à ces commerces illicites (vente à la sauvette, mais aussi jeux d’argent illégaux sur la voie publique, notamment dans les zones touristiques) s’étant multipliées ces dernières années. Plusieurs préfets de police en ont fait une priorité d’intervention. Michel Gaudin, préfet de Paris entre 2007 et 2012, a ainsi demandé et obtenu en 2011 la requalification de la vente à la sauvette en délit (et non plus en contravention). Néanmoins, la situation ne s’est pas améliorée et certains résidents du quartier Château-Rouge, à Paris, ont poursuivi la Ville de Paris et la préfecture de police, qui ont été condamnées le 30 mai 2016 par le tribunal administratif à payer des dommages et intérêts aux dits résidents, ce qui constitue une situation sans précédent.
L’étude cherchera à mettre en lumière ce que font les autorités nationales et locales pour résoudre ces problèmes et dégager d’éventuelles pistes d’amélioration en termes de stratégies policières, de cadre légal ou encore d’aménagement urbain. Elle appréciera l’impact qu’ont ces marchés sur la vie des résidents et, à l’inverse, la portée des mobilisations citoyennes ou professionnelles en matière de sensibilisation des acteurs publics.
Le travail porte sur la manière dont la police et les municipalités – et, plus généralement, les pouvoirs publics, dont la justice – s’attaquent aux marchés illicites, et les marges de progression envisageables afin de les faire disparaître de l’espace public et d’en empêcher l’implantation à de nouveaux endroits. Faut-il plus de ressources ? Des innovations législatives ou réglementaires ? De nouvelles stratégies policières ? La régulation est-elle la solution quand les biens vendus ne sont pas illicites, comme cela a été fait pour le Carré des biffins ? L’action judiciaire est-elle suffisante ? Pourquoi les acheteurs ne sont-ils pas dissuadés d’acquérir des produits du tabac de manière illicite ?
Le terrain d’étude et les questionnements soulevés ont ainsi porté sur le « bout de la chaîne » de la vente illicite de produits du tabac. La partie plus en amont, consistant en l’analyse de la structure économique du trafic de produits du tabac, n’a été saisie dans la présente étude que comme élément de contexte, même si certaines informations précises ont pu être collectées. La plupart des acteurs en charge de la régulation des comportements sur voie publique rencontrés n’avaient pas de compétences spécifiques pour aider à comprendre la structure des réseaux de la criminalité organisée et les techniques utilisées pour leur démantèlement. Toutefois, des entretiens avec quelques personnes chargées d’investiguer des réseaux de criminalité organisée et d’immigration illégale ont permis de dégager un certain nombre d’éléments sur l’organisation de ces trafics.
Il a par ailleurs été avancé dans certaines publications que le trafic de produits du tabac, du fait des montants financiers en jeu, pourrait pour partie servir des organisations terroristes, qui recourent à la contrebande et à la contrefaçon de cigarettes pour se financer2. Notre enquête de terrain n’a pas permis de confirmer cette affirmation, certains acteurs policiers nous ayant indiqué ne pas avoir d’éléments allant en ce sens. Toutefois, l’écoulement des sommes engrangées est une autre problématique largement sous-étudiée et insuffisamment traitée par les pouvoirs publics, qui nécessiterait un approfondissement tant les montants de ces avoirs criminels sont importants et susceptibles d’alimenter d’autres activités3. Mais, au-delà des préoccupations liées à l’identité et aux ambitions des organisations qui s’adonnent à ces trafics, il faut noter que la vente illégale par lesdites organisations s’explique par une conjonction de raisons. Tout d’abord, les cigarettes étant très taxées en France, cela facilite l’émergence d’un marché noir. Ensuite, les cigarettes sont faciles à transporter et à écouler. Enfin, les risques judiciaires sont minimes et les investissements nécessaires très faibles, ce qui en fait une activité illicite attractive.
Notre étude s’est également tournée vers les victimes de la vente à la sauvette, à savoir les commerces de proximité et, surtout, les résidents, dont les mobilisations sont parfois fortes et structurées. Elle s’est attachée à en mesurer la nature, l’intensité, les modes d’action, les buts et les résultats obtenus : dans quelle mesure sont-ils en capacité d’influer sur la décision publique en la matière ? Ont-ils mené des actions concrètes contre la vente à la sauvette (plaintes, appels de la police, confrontation verbale avec les revendeurs, actions en justice…) ? Ont-ils sensibilisé l’opinion publique à ce problème ?
Au démarrage de l’étude, les objectifs de travail concernaient d’une part l’examen des causes de l’insuffisance des politiques publiques à lutter efficacement contre la vente à la sauvette ; d’autre part les formes, la portée et les limites des initiatives des riverains dans leur démarche de lutte contre ce phénomène ; et enfin l’initiation d’une réflexion prospective établissant comment l’articulation entre les initiatives des riverains et le déploiement des politiques publiques pourrait avoir un impact positif contre le commerce illicite.
L’hypothèse ici défendue est la suivante : les problèmes multiples causés par la vente illicite de produits du tabac semblent bien connus et les pouvoirs publics affichent volontiers leur bonne prise en compte dans leur fonctionnement courant. Malgré cela, il semble qu’entre l’intention politique et sa déclinaison opérationnelle, les institutions ne se donnent pas toujours les moyens de traiter efficacement le problème. Plusieurs paramètres sont à explorer : premièrement, le « découpage des compétences » entre un nombre significatif d’acteurs légitimes à intervenir ne permet à aucun d’entre eux d’avoir les prérogatives complètes permettant un traitement global d’une situation de vente à la sauvette ; deuxièmement, l’intervention policière de terrain contre le trafic de produits du tabac demande des moyens techniques et humains trop importants par rapport au risque pénal encouru par l’auteur ; troisièmement, pour les effectifs policiers intervenant sur les secteurs étudiés, la vente-sauvette n’est pas haute dans l’échelle de gravité des actes illicites traités et n’est donc à ce titre que peu priorisée.
Méthode et calendrier
Des entretiens avec les acteurs institutionnels
Entretiens réalisés :
– responsable de la Préfecture de police
– commandant de la police des transports de l’agglomération parisienne
– chef de circonscription de la sécurité de proximité (CSP) de Pantin
– directeur de la Prévention et protection de la ville de Paris
– responsable de la Direction de la prévention, de la sécurité et de la protection (DPSP) de la circonscription du XVIIIe arrondissement
– responsable adjoint de la DPSP de la circonscription du XVIIIe arrondissement
– responsable propreté de la ville de Paris, subdivision de Paris
– association Action Barbès
– kiosquier de Barbès
– association Demain La Chapelle
– association La Vie Dejean
– association Saint-Denis & Environnement
– policier résidant à Saint-Denis
– directeur de la prévention, chargée de mission prévention et directeur de la police municipale d’Aubervilliers
– association SOS La Chapelle
– Parquet de Seine-Saint-Denis (93)
– Ville de Paris
– Ville de Saint-Denis : élue en charge de la sécurité et chef de la police municipale
– état-major de la Direction territoriale de la sécurité de proximité (DTSP) de Paris (75)
– état-major de la Direction territoriale de la sécurité de proximité (DTSP) de Seine-St-Denis (93)
– 2e district de la Direction de la sécurité de proximité de l’agglomération parisienne (DSPAP)
– 2e district de la Brigade anti-criminalité (BAC)
– chef de la Circonscription de sécurité de proximité (CSP) du XVIIIe arrondissement
– brigade sauvette du XVIIIe arrondissement
– chef de la CSP d’Aubervilliers
– chef adjoint de la CSP d’Aubervilliers
– chef de la CSP de Saint-Denis
– chef de la voie publique Saint-Denis
– brigade de soutien de quartier (BSQ) de Saint-Denis
– brigade spécialisée de terrain (BST) d’Aubervilliers
– député de Seine-Saint-Denis
– élue et responsable de la police municipale de Saint-Denis
– responsable des douanes
– responsable de la lutte contre le crime organisé DSPAP
– élu du XVIIIe arrondissement
Des observations sur site et des patrouilles
Observations et maraudes réalisées
De la consultation de documents
Le présent rapport prend appui sur un corpus composé de documents remis lors des entretiens réalisés (documents programmatiques, descriptifs de l’organisation des services), de documents officiels (rapports d’activité, rapports parlementaires) et de documents issus de la doctrine académique. Une liste en est dressée en annexe (dans la version numérique de l’étude, consultable sur le site fondapol.org).
Plan du rapport
Le rapport montre que la vente illicite de produits du tabac est un phénomène qui s’établit sur la voie publique en marge d’autres activités commerciales, licites ou illicites. La vente de produits du tabac à la sauvette génère une série de nuisances qui ont pu, dans certains quartiers, fédérer les habitants en collectifs qui revendiquent une jouissance équitable de leur environnement de vie. Le détail de l’analyse des terrains d’enquête montre, en outre, que le phénomène de vente à la sauvette s’étend lorsque les pouvoirs publics n’ont pas la capacité matérielle à le traiter comme priorité d’action. Le traitement de ce phénomène par les pouvoirs publics est d’autant plus difficile qu’il est éclaté entre plusieurs acteurs aux champs de compétence limités. Une action complète et efficace est donc particulièrement difficile à coordonner et à continuer.
Un trafic lucratif, peu risqué, mais avec des conséquences sur la qualité de vie dans des quartiers socialement mixtes
Dans cette première partie, une description des trois terrains d’observation est proposée, pour caractériser les différences existantes en termes de vente illégale et éclairer d’une certaine manière les écarts constatés sur la nature et l’intensité des conséquences du trafic dans chacune des localités. Nous proposerons sur cette base une analyse du système de la vente illégale et de ses effets sur la population.
Des modalités de trafic variables selon les terrains d’observation
Insee, Revenus et pauvreté des ménages en 2014. Fichier localisé social et fiscal.
Démarrée en 2014 par une personne repérée par la police municipale de la ville. À la suite de cette personne, d’autres vendeurs ont développé l’activité.
Il faut noter que le modèle économique du trafic du tabac à chicha est sensiblement différent de celui des paquets de cigarettes, du fait des quantités traitées. Le tabac à chicha, transporté en plus grosses quantités par containers, arrive en règle générale par voie terrestre (frontière suisse).
Si la vente illicite de produits du tabac est organisée selon des logiques que l’on retrouve sur les différents terrains, chaque terrain d’enquête dispose tout de même de spécificités qui doivent être prises en compte pour dessiner une réponse publique adéquate. À Saint-Denis, le trafic de cigarettes reste ainsi marginal, derrière d’autres ventes de rue illicites. Dans le XVIIIe arrondissement de Paris, le phénomène est massif et génère des actions défensives nombreuses de la part des riverains. À Aubervilliers, malgré l’intensité du phénomène, les habitants font assez peu part de leur mécontentement.
a) Des modalités de vente ajustées aux secteurs investis
Le commerce illicite de produits du tabac est organisé sur la base de principes communs à tous les terrains d’étude. Les ventes ont lieu dans des zones où les flux de passants sont importants. Les stations de métro et les gares sont des emplacements privilégiés pour la vente à la sauvette. Il en est de même pour les marchés couverts ou en plein air. À la différence du trafic de stupéfiants, réalisé plus discrètement, le commerce de produits du tabac prend place dans des espaces ouverts où les piétons sont nombreux, avec des techniques de vente qui rendent les vendeurs facilement repérables.
L’environnement social est également une clé d’analyse des terrains de vente. Les trafics se tiennent dans des quartiers où la précarité économique est particulièrement marquée. En 2014, le taux de pauvreté était de 37,5% à Saint-Denis, de 44,3% à Aubervilliers et de 38,7% dans le quartier de la Goutte d’Or, contre 14,7% à l’échelle de la France métropolitaine4. L’attractivité de cette activité lucrative pour des personnes éloignées du marché de l’emploi est ainsi forte.
En outre, les trafics de rue impliquent une occupation du domaine public. Si certains trafics comme la vente d’objets récupérés ou de denrées alimentaires nécessitent un espace plus large que le trafic de produits du tabac, il faut noter que les vendeurs de cigarettes, du fait de leur nombre, occupent également des surfaces importantes générant des attroupements d’hommes pouvant contribuer au sentiment d’insécurité évoqué précédemment. À Barbès, l’exemple de la place Caplat est significatif de cette occupation massive de l’espace public par les vendeurs illicites de produits du tabac. La lutte contre cette occupation du domaine public se traduit par l’installation de kiosques à journaux, de parterres de fleurs ou par l’enlèvement de tout mobilier urbain susceptible d’être utilisé comme siège.
Le commerce illicite de produits du tabac se traduit essentiellement par de la vente à des piétons. Néanmoins, un autre mode de vente a été constaté au niveau du métro Quatre-Chemins, à Aubervilliers, et surtout sur la place du 8-Mai-1945, à Saint-Denis, où un « drive » semble avoir été mis en place. En pratique, les automobilistes se voient proposer des paquets de cigarettes par les vendeurs postés sur les trottoirs. En cas d’accord avec le/les occupant(s) de la voiture, le vendeur se rapproche pour remettre la marchandise et récupère l’argent liquide par la fenêtre du véhicule. Ce mode de vente semble s’inspirer du trafic de stupéfiant déployé dans certaines cités où les automobilistes n’ont pas à descendre de leur véhicule. Il a l’avantage d’être extrêmement bref et contribue un peu plus à la volatilité des acheteurs.
b) Saint-Denis
Pour ce qui concerne le parvis de la gare, la vente illicite de cigarettes demeure relativement marginale, rapportée au commerce de brochettes, qui constitue la principale activité5 de vente à la sauvette – et la plus visible, du fait des caddies employés par les vendeurs pour supporter le foyer de cuisson et le matériel nécessaire à cette petite cuisine de rue. Ces vendeurs de brochettes se concentrent dans la zone du parvis de la gare, dans un effet d’agglomération, où les différents commerces illicites se sont progressivement installés les uns après les autres : maroquinerie, denrées alimentaires, chaussures de sport contrefaites, accessoires électroniques, cartes téléphoniques… Le trafic de paquets de cigarettes est tenu chaque jour par une dizaine de vendeurs.
L’environnement urbain du parvis de la gare RER de Saint-Denis a changé au cours des années 2010, suite à la réalisation d’une étude de sûreté et de sécurité qui a conclu à la nécessité de faciliter l’accès de la zone aux véhicules d’intervention du Service départemental d’incendie et de secours (SDIS). En conséquence, l’aménagement urbain s’est vidé, pour laisser un espace peu équipé. Le parvis est donc désormais traversé par les flux de passants, dont peu restent dans l’espace public.
Place du 8 Mai 1945, en centre-ville, la vente à la sauvette concerne presque exclusivement les cigarettes, avec une douzaine de vendeurs positionnés de part et d’autre de la rue. À noter qu’il existe un autre point de vente à la sauvette à Saint-Denis, à savoir la rue de la République, où ce sont surtout les vêtements, la maroquinerie et les accessoires, cosmétiques et gadgets électroniques qui sont vendus (peu de vendeurs de cigarettes y opèrent). Les étals sont installés sur la rue piétonne. Le centre-ville de Saint-Denis est traditionnellement un lieu très fréquenté : il est la première destination, avant Châtelet-Les Halles, pour les Séquano-Dyonisiens. Ces flux sont soutenus par l’arrivée du tram T8, qui fait transiter 60.000 à 80.000 personnes par jour. Les pas-de-porte des commerces ne sont jamais en situation de vacance, assurant une activité économique dynamique, traditionnellement connue pour ses activités de démarque.
L’activité commerçante intègre des bars à chicha, susceptibles d’utiliser du tabac de contrefaçon6. Des actions conjointes entre la police municipale et la douane sont organisées pour lutter contre ces approvisionnements.
Saint-Denis se caractérise par la solidarité de certains de ses habitants envers les vendeurs à la sauvette. Cette solidarité peut prendre une forme informelle (soutiens aux vendeurs interpellés par les forces de l’ordre lors d’opérations de terrain) ou plus formelle. Un collectif intitulé « Chouettes brochettes » s’est constitué, présent sur les réseaux sociaux et vantant les vertus de la vente de brochettes sur l’espace public par les vendeurs à la sauvette (animation, présence rassurante, alimentation à bas coût…).
Présence des vendeurs à la sauvette dans le secteur Saint-Denis Gare
Présence des vendeurs à la sauvette dans le secteur Saint-Denis Centre-ville
Cité in « Paris : des buralistes protestent contre le marché parallèle », leparisien.fr, 25 janvier 2017 .
Pour une synthèse claire et complète des données disponibles sur la crise migratoire, voir « Les migrations internationales en 2015/2016 : quelles informations utiliser ? », La Cimade, janvier 2017 .
Entretien février 2018.
Hassan, Alice Lefilleul et Fatma Ben Hamad, « La vraie vie des vendeurs de clopes de La Chapelle », streetpress, 3 avril 2018
c) Barbès-La Chapelle
Le quartier Barbès-La Chapelle se situe dans le nord de la capitale, dans le XVIIIe arrondissement, à la frontière avec les IXe, Xe et XIXe arrondissements. Desservi par les lignes 2 et 4 du métro parisien, ce quartier historiquement connu pour sa mixité culturelle et sociale a vu progressivement s’implanter différents types de trafics de rue, parmi lesquels le trafic de cigarettes. Ce secteur serait devenu « le plus grand tabac illégal de France », selon Bernard Gasq, président de la fédération Île-de-France-Oise-Seine-Maritime des buralistes7.
L’approche de ce terrain a permis de formuler plusieurs constats convergents sur l’intensité du phénomène. Historiquement implanté au niveau du métro Barbès-Rochechouart, le trafic s’est intensifié au cours des dernières années et étendu, faisant des abords du métro La Chapelle (quelques centaines de mètres plus à l’est) un autre point de vente. Selon les riverains déjà installés dans les années 2000, le phénomène de vente à la sauvette, qui a toujours existé, s’est amplifié à partir de 2007 avant de connaître un nouveau bond depuis trois ou quatre ans. La multiplication des trafics ne doit pas être déconnectée du phénomène de paupérisation qui s’est d’abord manifesté par une croissance des « marchés de la misère » à la fin des marchés alimentaires classiques, dans ce que l’on peut qualifier d’« économie de subsistance ».
Selon les dires d’acteurs policiers et associatifs rencontrés au cours de l’étude, le bond observé dernièrement serait dans une large mesure dû à l’accentuation de la crise migratoire au milieu des années 2010. Les chiffres de l’Organisation internationale des migrations (OIM) montrent ainsi qu’en 2014 environ 210.000 personnes sont arrivées en Europe via les côtes grecques ou italiennes. En 2015, ce chiffre est passé à un peu plus de 1 million. Les données d’Eurostat sur l’évolution des demandes d’asile en Europe confirment cet état des lieux : 332.000 en 2012, 434.000 en 2013, 627.000 en 2014, 1,3 million en 20158. Un adhérent de l’association Demain La Chapelle témoigne ainsi de cette évolution : « Tout ceci [la qualité de vie dans le quartier] se maintenait jusqu’à l’été 2014. Là, on commence à voir les effets en bas de chez nous de la crise migratoire, il y a la guerre au Soudan. On découvre une première zone devant la Royale et la place de la Chapelle […]. Idem sous le pont de l’Europe, on avait 300 ou 400 personnes qui campaient dans des conditions épouvantables d’hygiène. C’était l’explosion de la crise migratoire. Il y a alors eu une sorte de déstabilisation du quartier, avec une population en errance non gérée par l’État. Elle n’est pas criminelle par nature, mais elle est obligée de survivre, du coup une économie de subsistance s’est mise en place […]. Cette économie de subsistance a vite été complétée par une économie illégale, de la prostitution, de la revente de cigarettes, de tickets de métro […]. Les Marlboro arrivent vers 2015 à La Chapelle, c’était un nouveau marché, surtout avec la pression policière à Barbès9. »
Au-delà du constat de la concomitance entre les deux phénomènes, il est complexe d’établir une corrélation indiscutable entre crise migratoire et montée en puissance de la vente à la sauvette, faute d’une étude empirique menée à l’époque. Il est également difficile de reconstruire, à partir de récits d’observateurs, le mécanisme exact de cette éventuelle corrélation : est-ce que des populations migrantes paupérisées ont été récupérées par des réseaux délinquants pour faire de la vente sur la voie publique ou se sont-elles organisées par elles-mêmes afin de trouver des moyens de subsistance ? Une enquête menée par le site StreetPress10 auprès des vendeurs semble démontrer que c’est plutôt la seconde hypothèse qui serait la bonne, le commerce de cigarettes sur ce site étant le fait de « free-lancers » qui s’alimentent auprès de fournisseurs, sans pour autant faire partie d’un réseau organisé en tant que tel. Nous verrons toutefois un peu plus loin, sur la base d’entretiens policiers, que des réseaux organisés peuvent néanmoins exister.
Il apparaît, comme sur les autres terrains, que le trafic de cigarettes est concomitant à d’autres trafics. Des zones de vente semblent être établies entre les différents types de commerce illicite de rue, laissant supposer une forme de distribution du territoire, avec une occupation de l’espace public très pénalisante pour les passants qui doivent souvent slalomer entre les vendeurs ou marcher sur la chaussée.
À l’occasion d’observations sur le terrain en compagnie des forces de police ou de membres de la Direction de la prévention, de la sécurité et de la protection (DPSP) de la Ville de Paris, il a été constaté que les trafics sont implantés de la façon suivante :
– à Château-Rouge, dans le prolongement du boulevard Barbès, des personnes vendent des denrées alimentaires ;
– sur le marché Lariboisière, des vendeurs d’herbes aromatiques (menthe, ciboulette…) installent des cageots au milieu de l’allée centrale pour y vendre leurs produits ;
– aux abords du marché, sous le métro aérien, au niveau de la sortie 5, rue Guy-Patin, ce sont des produits de beauté (parfums, cosmétiques…), des objets de récupération (petit électroménager, ustensiles de cuisine…) ou encore des vêtements qui sont vendus, principalement les jours de marché. Le même type de biens est vendu au niveau de la rue de Jessaint jusqu’à la rue Pierre-l’Ermite les jours de marché également. Le trafic de cigarettes, quant à lui, est installé :
– sous le métro aérien, à l’angle des boulevards de Magenta et de La Chapelle ;
– le long du boulevard de La Chapelle, à proximité des nos 116 et 124 ;
– entre le boulevard de La Chapelle et la rue de la Charbonnière ;
– à La Chapelle, au niveau de la sortie du métro et sur la place (notamment sur le trottoir où se trouve le kiosque à journaux). Ce nouveau point de vente a vu le jour depuis un peu plus de deux ans, certaines personnes interrogées reliant son apparition à l’arrivée de nouveaux migrants autour de 2014-2015, comme indiqué un peu plus haut.
Présence des vendeurs à la sauvette dans le secteur de La Chapelle
Le trafic de cigarettes dans le quartier Barbès-La Chapelle est également caractérisé par la volatilité des vendeurs à la sauvette. En effet, la police nationale et, plus encore, la DPSP ont fait état à plusieurs reprises du sentiment de tranquillité qui semble habiter les vendeurs de produits du tabac. Ces derniers connaissent les compétences et attributions respectives des différents acteurs de répression du commerce illicite et ne prennent ainsi pas la peine d’arrêter le trafic ou de haranguer les passants quand un agent de la DPSP en uniforme passe à proximité. Le fait que la police nationale dispose de plus de compétences que la DPSP (voir partie II.1.c) ne semble pas avoir beaucoup plus d’impact sur la tenue du trafic. En l’espèce, au passage d’une brigade, les trafiquants cessent temporairement de vendre des paquets de cigarettes. Néanmoins, le trafic reprend immédiatement une fois que la brigade a effectué son passage. Cette sérénité apparente tient principalement au fait que ces vendeurs n’ont que peu de marchandises et d’argent sur eux et, de ce fait, ne craignent pas d’être lourdement sanctionnés en cas d’interpellation (voir partie II). Les paquets de cigarettes sont le plus souvent cachés dans le mobilier urbain ou dans certains halls d’immeuble. Les poubelles situées entre la place Caplat et le croisement du boulevard Barbès servent de planques aux vendeurs à la sauvette. Ces corbeilles faisaient auparavant l’objet d’un ramassage à midi. Toutefois, la pratique des équipes de propreté de la ville de Paris a évolué du fait des pressions que certains vendeurs exerçaient sur les agents.
Les vendeurs de produits du tabac à la sauvette qui couvrent le terrain à un même moment se comptent entre 30 et 50 personnes à Barbès et une trentaine de personnes à La Chapelle. Ces chiffres doivent être appréhendés avec une certaine précaution dans la mesure où ils évoluent en fonction de la période (journée-soirée-nuit, début de semaine-milieu de semaine-week-end). Si le trafic de cigarettes se tient toute la journée de 8 à 22 heures, il est tout de même bien plus marqué en fin de journée (entre 16 et 18 heures) et en fin de semaine. Cette accentuation du trafic en fin de semaine tient au fait que le quartier compte de nombreux bars et établissements de nuit dont certains clients achètent des cigarettes en sortant du métro. D’une façon générale, le quartier est depuis longtemps connu comme le principal point de vente de cigarettes dans Paris, il bénéficie donc à la fois du fait d’être un point de passage très fréquenté, drainant nécessairement une clientèle de passage et d’opportunité, et de cette notoriété, qui amène potentiellement des acheteurs venant à dessein.
Si les cigarettes de contrebande (et de contrefaçon) semblent être les plus nombreuses sur ce secteur, force est de constater que des « cheap white » (cigarettes de marque non enregistrée sur le territoire) ont également été saisies au cours des derniers mois, principalement auprès de vendeurs de la corne de l’Afrique et d’Afghanistan, ces cigarettes provenant de Russie et d’autres pays de l’est de l’Europe.
La persistance de ces trafics et les nuisances qu’ils génèrent ont contribué à faire monter la colère parmi les habitants du quartier, qui ont d’abord cherché à alerter les pouvoirs publics sur une situation en constante dégradation avant de se mobiliser collectivement dans le cadre d’associations de quartier (voir infra pour les modes de mobilisation). Un habitant du quartier de La Chapelle témoigne ainsi : « Quand je suis arrivé en 2002, il y avait peut-être un ou deux vendeurs de cigarettes ou pickpockets, mais ça restait vivable. Ça a débordé et pris d’autres proportions. On a essayé chacun individuellement par des appels aux services d’urgence ou demandes de rendez-vous mais, mi-2015 début 2016, on s’est organisé en association loi 190111. » Un constat partagé par d’autres riverains, comme l’illustre cet autre témoignage : « Contribue également à notre anxiété le trajet toujours aussi pénible et risqué entre le métro et notre immeuble, trajet jalonné de vendeurs de cigarettes (et autres) dont le nombre ne cesse d’augmenter12. »
d) Aubervilliers
La commune d’Aubervilliers, en Seine-Saint-Denis, est limitrophe de Saint-Denis, de La Courneuve, de Pantin et des XVIIIe et XIXe arrondissements de Paris. La commune est principalement desservie par les lignes 7 (stations Quatre-Chemins et Fort-d’Aubervilliers) et 12 (station Front-Populaire) du métro, et par le RER B. Sur le plan démographique, la collectivité a connu d’importantes vagues d’immigration, la mixité culturelle étant encore aujourd’hui une caractéristique importante. À titre d’illustration, en 2008, 40,2% de la population était immigrée13. Sur le plan social, on l’a déjà évoqué plus haut, Aubervilliers est également marquée par une forte précarité économique. Ces premiers éléments témoignent d’un climat économique particulièrement défavorisé dont on sait qu’il facilite l’émergence du commerce illicite et d’une économie de survie.
Comme sur les autres terrains observés, le trafic à Aubervilliers se caractérise par sa diversité. En effet, plusieurs types de trafics cohabitent, semblant se partager l’espace public. À l’image de la situation du quartier Barbès, à Paris, le trafic est pour majeure partie concentré autour des stations de métro Quatre Chemins et Fort-d ’Aubervilliers. Les vendeurs attendent les passants à la sortie du métro pour leur proposer des paquets de cigarettes.
Présence de vendeurs à la sauvette dans le secteur Aubervilliers
L’avenue Jean-Jaurès reliant les stations Quatre-Chemins et Fort-d’Aubervilliers est ensuite partagée entre les vendeurs de stupéfiants, les vendeurs de produits cosmétiques et les vendeurs de textiles. À l’est de la station Quatre-Chemins, en remontant le long du canal de Saint-Denis, la vente illicite de produits du tabac semble moins importante, cette zone étant plus directement concernée par la vente de stupéfiants mais également de brochettes.
Ce terrain illustre à nouveau la forte proximité géographique des trafics entre eux. Comme à Barbès, l’organisation d’un marché alimentaire génère des trafics dans un périmètre très proche, les vendeurs profitant du passage et de l’agitation pour proposer leurs produits.
Aubervilliers se caractérise également par le fait que le trafic de cigarettes au niveau du métro Quatre-Chemins ne concerne pas uniquement des piétons mais également des automobilistes qui viennent dans ce secteur pour effectuer des achats variés (supermarchés, pharmacies…) et qui profitent de l’opportunité pour acheter des cigarettes. Le commerce illicite mais aussi licite génère dans cette zone de nombreux stationnements interdits, entravant parfois la circulation et nécessitant l’intervention des forces de police. Selon ces dernières, le trafic et ses modalités de mise en œuvre ont évolué pour tenir compte des pratiques policières et de la politique pénale du parquet. Il y a trois ou quatre ans, certains trafiquants détenaient trois ou quatre cartouches sur eux. Pour éviter des saisines trop importantes, ces derniers ont opté pour un mode opératoire emprunté au trafic de stupéfiants qui consiste à cacher la marchandise dans le mobilier urbain ou dans des espaces privés auxquels ils accèdent régulièrement. Un autre trafiquant est quant à lui chargé de garder l’argent. Selon les forces de police, une vingtaine de personnes seraient aujourd’hui investies dans le commerce illicite de produits du tabac au niveau de la station Quatre-Chemins sans qu’il soit possible de vérifier ce chiffre, qui doit être pris avec précaution, du fait du fort turnover parmi les vendeurs.
Sans que cela ait un lien apparent avec le trafic illicite de cigarettes, un autre élément vient caractériser le trafic à Aubervilliers : les réparations et trafics sauvages de pièces mécaniques.Cette problématique semble être prégnante à l’échelle de la commune qui, par le biais de sa police municipale, a engagé des opérations d’enlèvement de véhicules en collaboration avec la police nationale et en a fait un volet de sa politique territoriale de sécurité et de prévention de la délinquance.
Les riverains font globalement état des nuisances engendrées par ces trafics, notamment sur les réseaux sociaux, en réponse aux posts que la collectivité peut faire sur sa page officielle Facebook. Le ras-le-bol de certains habitants s’exprime également à l’occasion de réunions de quartiers. Pour autant, ces riverains ne se sont pas mobilisés collectivement pour alerter les responsables publics et la presse sur l’insécurité et sur les problématiques liées aux trafics à l’échelle d’Aubervilliers (voir partie I.2.c).
Les répercussions néfastes du trafic sur la qualité de vie des riverains
La proximité des différents trafics entraîne des nuisances parfois importantes pour les riverains dans des quartiers déjà marqués par d’autres problématiques de délinquance et de criminalité. Si certaines de ces nuisances ou certains de ces désagréments ne peuvent être directement reliés aux divers trafics à l’œuvre sur ces territoires, ils font partie d’un environnement global qui renforce le sentiment d’insécurité dans la population.
a) Le cas de Saint-Denis
Les principales nuisances de la vente à la sauvette telles qu’elles sont mises en avant par les acteurs qui s’y opposent sont les nuisances olfactives (fumée de cuisson des brochettes) et auditives (présence des vendeurs et de leurs clients dans l’espace public). Ces nuisances restent contenues : il n’y a pas de phénomènes de rivalités et de règlements de comptes, ni d’occupation de halls d’immeuble liés à la vente à la sauvette. Un habitant de Saint-Denis a d’ailleurs confirmé ce constat : « Il n’y a pas de problèmes de harcèlement de rue. En fait, les vendeurs de brochettes sont une présence rassurante, ils ne sont pas dans une démarche agressive, ils n’embêtent pas les femmes. C’est très différent de Barbès14. »
La vente de brochettes sur l’espace public est un phénomène traité par la mairie de Saint-Denis : la police municipale est mobilisée pour l’éviction physique des vendeurs et un travail de prévention est engagé pour sensibiliser la population aux problèmes d’hygiène que peuvent soulever les conditions de conservation (pas de réfrigération) ou de stockage.
La mobilisation contrastée des riverains fait la spécificité du contexte de Saint-Denis :
– d’un côté, des opposants aux trafics de rue se sont fédérés en associations (« Saint-Denis & Environnement » ou « Saint-Denis ma ville »). L’association « Saint-Denis & Environnement », plus pérenne, défend la qualité de vie des riverains et l’idée de l’égalité de tous devant la loi. Le collectif se mobilise auprès des pouvoirs publics (l’État et la Ville), notamment dans les réunions publiques de quartiers ;
– de l’autre, une association de défense des vendeurs de brochettes s’est constituée (« Chouettes brochettes »). Cette initiative vise la défense des vendeurs, identifiés comme personnes précaires tenant une activité dont le caractère illégal est minoré, et contribuant à la convivialité de l’espace public. Les modes d’action du collectif s’exercent par des rassemblements de défense des vendeurs ou la tenue d’une page d’information sur un réseau social.
Mais il existe à Saint-Denis un fort décalage entre les attentes de la population telles qu’énoncées ci-dessus et les priorités d’action portées par la police nationale, qui se focalise sur d’autres phénomènes : les vols avec violence, les cambriolages ou le trafic de stupéfiants. Ces phénomènes génèrent en effet un volume suffisamment important d’affaires pour reléguer le trafic de produits du tabac à un phénomène non prioritaire, aussi bien pour le parquet du tribunal de Bobigny que pour la police nationale. Cela se retrouve au niveau partenarial, le trafic de paquets ou cartouches de cigarettes n’apparaissant pas comme un sujet d’échange au sein des instances de travail de la zone de sécurité prioritaire (ZSP), pilotée par le préfet et le procureur de la République.
À Saint-Denis, la vente-sauvette est donc majoritairement traitée par la police municipale, qui a la capacité de saisir la marchandise et de la présenter à l’officier de police judiciaire, qui peut en ordonner la destruction (voir partie II). Cela s’inscrit dans une stratégie de police de proximité, visible sur le terrain (renfort récent des effectifs portés à 56 postes, auxquels s’ajoutent 18 postes supplémentaires prévus). Il faut néanmoins mentionner des interventions fréquentes (environ dix par mois) en partenariat avec la police nationale aux abords de la gare, visant l’interpellation des personnes étrangères en situation irrégulière, ramenées dans les centres de détention.
Des actions conjointes de la police municipale avec les douanes sont également organisées, ciblées sur les bars à chicha qui utilisent du tabac de contrefaçon. En 2017, 15.896 articles de vente à la sauvette ont été saisis à Saint-Denis, dont 3.600 paquets de cigarettes. En 2018, entre janvier et mars, 1.070 paquets ont été saisis (pour 4.375 articles saisis)15. Par ailleurs, la municipalité déploie des actions de prévention à visée informative contre les vendeurs de brochettes (mauvaise hygiène dans l’utilisation de la viande et risques induits pour la santé des consommateurs).
b) Le cas de Barbès-La Chapelle
À Barbès-La Chapelle, les principales nuisances se traduisent par une occupation massive des trottoirs par les vendeurs de cigarettes qui gênent le passage des piétons, souvent contraints de se déporter sur la chaussée. Dans ces mêmes endroits, de nombreux témoignages font état de groupes d’hommes relativement jeunes importunant les femmes passant devant eux. Ces comportements inadaptés suscitent une inquiétude importante chez certaines femmes du quartier, qui avouent adapter leurs habitudes pour ne pas avoir à emprunter ces passages ou, tout du moins, pour les éviter à certaines heures.
Par ailleurs, si le quartier connaît a priori une forte problématique de salubrité publique, celle-ci est largement accentuée par les trafics. Le trafic de produits du tabac ne génère que peu de déchets en comparaison avec les autres trafics, notamment de denrées alimentaires qui engendrent un nombre parfois important d’emballages abandonnés. Un riverain du quartier déclare ainsi, en parlant de l’espace public : « Soit il est occupé, soit il est sale. Sur la sécurité, ça vient plutôt au second plan, sauf pour les jeunes femmes, on a des choses qui reviennent, elles ne se sentent pas à l’aise et sont malmenées verbalement16. » Le trafic de cigarettes aggrave en réalité une dynamique déjà existante d’incivilités et de dégradation de l’espace public. Les habitants se plaignent d’une détérioration globale et progressive de la qualité de vie dans leur quartier, ce qui les a conduits à constituer des associations de riverains pour réclamer un droit à la tranquillité et à la propreté dans leurs quartiers et, plus généralement, dans les quartiers populaires.
Dans le cadre de l’étude, quatre principales associations ont pu être répertoriées : « Action Barbès », « SOS La Chapelle », « La Vie Dejean » et « Demain La Chapelle ».
« Demain La Chapelle » a été créée en avril 2015 en vue d’améliorer le cadre de vie du quartier de La Chapelle (propreté, projets urbains, commerces, sécurité, écoles, politiques de santé, etc.). Face aux répercussions de la crise des migrants sur le quartier puis l’apparition de problèmes de sécurité liés à différents commerces illicites s’y implantant, l’association a depuis beaucoup œuvré pour alerter les pouvoirs publics sur ces difficultés. L’association « SOS La Chapelle » a, quant à elle, été lancée en septembre 2016, autour des questions de sécurité sur la place de La Chapelle et de la rue Max-Dormoy, très fortement dégradée pendant l’année 2016. Les deux associations travaillent de concert pour peser sur les questions de rénovation. En mai 2017, elles ont lancé une pétition pour alerter sur le problème du harcèlement de rue dans le quartier et de confiscation de l’espace public aux personnes vulnérables. Cette pétition a reçu plus de 20.000 signatures en quarante-huit heures, contribuant à la forte médiatisation de la question à l’époque.
L’association « Action Barbès » a vu le jour en 2001 pour faire avancer les travaux au niveau de la station de métro qui prenaient du retard. L’association se veut constructive et entend faire évoluer la situation en participant à des réunions et en émettant des propositions. La pétition n’est pas son mode privilégié d’action, les adhérents préférant envoyer individuellement des courriers types élaborés dans le cadre de l’association. L’association « La Vie Dejean », positionnée géographiquement dans le quartier Château-Rouge, a opté pour un mode d’action encore différent après avoir constaté que les actions de type pétition n’avaient qu’une efficacité limitée. En choisissant d’attaquer en justice la Ville de Paris, l’association a créé un précédent. La préparation du recours devant le tribunal administratif a nécessité de mobiliser des adhérents et des sympathisants pour contribuer à la rédaction des mémoires et pour collecter des preuves ainsi que des témoignages. Comme cela sera évoqué plus bas, ces associations sont impliquées dans le pilotage de la zone de sécurité prioritaire élargie de Barbès-La Chapelle-Gare du Nord, où elles font remonter des informations auprès des forces de l’ordre, qui sont ensuite en mesure d’adapter leurs opérations déjà en place.
c) Le cas d’Aubervilliers
À Aubervilliers, la situation est quelque peu différente par rapport aux autres terrains de l’enquête. Si les nuisances liées aux trafics sont bien réelles et qu’elles incommodent sans aucun doute un certain nombre d’habitants, ces derniers ne se sont pas pour autant constitués en association pour essayer de peser dans le débat public et dans la sphère médiatique dans le but de faire bouger les choses. Un premier élément d’explication tient au fait qu’Aubervilliers est une commune très pauvre et que ses habitants ont d’autres priorités que de fonder un collectif de riverains contre le commerce de rue. De plus, ce fort niveau de précarité est aussi générateur de trafic. Les trafics de denrées alimentaires, d’objets récupérés ou d’aromates constituent des moyens de subsistance pour des populations en grande détresse économique, dont certaines n’ont pas la possibilité de travailler du fait de leur extranéité et de leur situation administrative, et sont susceptibles de trouver une clientèle sur un territoire dégradé d’un point de vue socio-économique.
Les abords du métro Quatre-Chemins sont marqués par une forte présence masculine qui, selon certains témoignages recueillis auprès de riverains, comporte souvent des individus sous l’emprise de l’alcool. Par ailleurs, comme sur les autres terrains, la problématique de salubrité est mise en avant par toutes les personnes entendues. En outre, afin de cacher les stocks de cigarettes, les trafiquants investissent des halls d’immeuble et des locaux à poubelles.
Si les commentaires sur la page Facebook de la commune d’Aubervilliers ne laissent planer aucun doute sur le mécontentement d’une partie de la population vis-à-vis de ces trafics, il est nécessaire de se demander pourquoi la population ne se mobilise pas collectivement pour endiguer ces phénomènes qui causent des troubles évidents à leur qualité de vie. Cette différence par rapport aux habitants de Barbès-La Chapelle peut tenir au fait que les habitants d’Aubervilliers sont nombreux à appartenir aux classes socioprofessionnelles inférieures, que les problématiques qu’ils rencontrent dans l’espace public ne sont pas leur priorité et que leur capacité de mobilisation et de structuration en collectifs d’intérêt n’est pas la même. Les représentants des forces de police intervenant sur la circonscription pointent qu’une bonne partie des résidents de la zone constitue la clientèle de la vente à la sauvette, ce qui les sensibilise à leur cause.
Un autre élément qui pourrait permettre d’expliquer cette faible mobilisation est le turnover important dans la population. Les données de l’Insee en 2014 indiquent que 6,8% des habitants d’Aubervilliers n’habitaient pas dans la commune un an auparavant. Ajouté au fait que le taux de migration résidentielle a été négatif entre 2009 et 2014 (plus d’émigrants que de néo résidents), ce turnover pourrait étayer l’hypothèse que des habitants s’installent à Aubervilliers dans une logique de transition et s’accommodent tant bien que mal des nuisances liées à la vente à la sauvette avant de déménager vers une autre commune. Il faut relier ces constats à l’observation d’un phénomène de gentrification de la petite couronne qui ne touche pas encore autant Aubervilliers que Saint-Denis, par exemple, phénomène qui, en général, génère l’arrivée de familles parisiennes moins tolérantes aux nuisances et plus exigeantes à l’égard de la qualité de vie.
La vente de cigarettes à la sauvette, un phénomène aux multiples facettes
Nacer Lalam, David Weinberger, Aurélie Lermenier et Hélène Martineau, L’Observation du marché illicite du tabac en France, Observatoire français des drogues et des toxicomanies (OFDT), juin 2012 .
Douane française. Les chiffres clés de la lutte contre la contrebande de tabacs et cigarettes, Direction générale des douanes et droits indirects, 2017, p. 4.
Nacer Lalam, David Weinberger, Aurélie Lermenier et Hélène Martineau, op. cit., p. 15.
Une barrette de résine de cannabis vendue 20 euros rapporte entre 10 et 15 euros de bénéfice net. À titre de comparaison, un paquet de cigarettes de contrebande acheté 2 ou 3 euros et revendu 5 euros par un revendeur de rue permet d’obtenir un taux de marge entre 40 et 60% pour un risque judiciaire beaucoup moins important.
Plusieurs affaires de ce type ont été réalisées, notamment dans le XVIIIe arrondissement de Paris, où des membres de compagnies aériennes d’Afrique du Nord ramenaient des cartouches de cigarettes dans des cabas.
Il nous a notamment été expliqué que les vendeurs se regroupaient souvent en fonction de leur ville ou village de provenance.
Le trafic de produits du tabac, même s’il s’inscrit dans une logique de vente organisée, semble tenu sur le terrain par des vendeurs avec des profils distincts de ceux des vendeurs de produits stupéfiants ou d’armes. Les nuisances occasionnées sont diverses et donnent lieu à une rhétorique relative à l’égalité de traitement des habitants des quartiers qui en subissent les effets.
a) Des vendeurs a priori éloignés des trafics d’armes et de stupéfiants
Malgré des procédés de vente et d’organisation de réseaux similaires à ceux du trafic de stupéfiants, il semble que les liens existants entre la vente illégale de produits du tabac et les autres filières de la criminalité organisée (notamment la vente de drogues et d’armes) soient ténus. Les auteurs des trafics ne seraient pas les mêmes, ceux qui choisissent les cigarettes le faisant pour le caractère limité des risques (des peines moindres par rapport à d’autres méfaits). Sans que l’étude de terrain réalisée permette de valider ces constats avec certitude, les interlocuteurs de la police nationale rencontrés les ont largement corroborés.
La vente illicite de produits du tabac est évidemment passible de sanctions. Pour autant, les peines encourues sont bien moins lourdes que celles prévues pour d’autres types de trafics (trafic de stupéfiants, notamment).
Plusieurs faits sont en pratique constitutifs d’une infraction :
– la fabrication, la détention, la vente et le transport illicites de tabac sont passibles de 500 à 2.500 euros d’amende au titre de l’article 1791 ter du code général des impôts. Cette peine peut être alourdie lorsque ces faits sont commis en bande organisée (amende de 50.000 à 250.000 euros) ;
– la contrebande est punie de 3 à 10 ans d’emprisonnement et d’une amende douanière représentant 1 à 5 fois la valeur de la marchandise selon l’article 414 ter du code des douanes ;
– la contrefaçon, qui est un pan du commerce illicite de tabac, est passible de 750.000 euros d’amende et jusqu’à 7 ans de prison selon l’article 716-9 du code de la propriété intellectuelle ;
– la vente de cigarettes sur Internet est également constitutive d’une infraction punie au titre de l’article 1791 ter du code général des impôts, qui prévoit une amende allant de 15 à 570 euros, à laquelle s’ajoute une pénalité allant de 1 à 5 fois le montant des droits et taxes fraudés ;
– la vente à la sauvette est punie de 6 mois d’emprisonnement et de 3.750 euros d’amende selon l’article 446-1 du Code pénal.
À titre de comparaison, « la cession ou l’offre illicites de stupéfiants à une personne en vue de sa consommation personnelle sont punies de cinq ans d’emprisonnement et de 75.000 euros d’amende » selon l’article 222-39 du Code pénal. Ces écarts de peines justifient que certains mineurs connus pour des faits de vol se tournent vers la vente de produits du tabac à l’atteinte de leur majorité, n’étant dorénavant plus jugés devant une juridiction pour mineurs.Sur certains terrains, les forces de police font tout de même état de mineurs qui vendent des cigarettes à la sauvette le matin et se transforment en voleurs à la tire l’après-midi.
Le profil type du vendeur, établi à partir des observations et des échanges lors des entretiens, est un homme jeune (17-30 ans), généralement en provenance d’un pays du Maghreb (avec une hausse de leur représentation à la suite des révolutions arabes des années 2011 et suivantes), d’Afghanistan à La Chapelle ou d’Afrique subsaharienne place du 8-Mai-1945, à Saint-Denis. Selon des sources policières, la plupart sont en situation irrégulière.
Si les vendeurs de cigarettes à la sauvette sont a priori éloignés de la grande délinquance voire de la criminalité organisée, il se pourrait que les filières d’approvisionnement en produits du tabac soient construites en réseaux dans lesquels les vendeurs de rue constituent le dernier maillon d’une chaîne plus longue.Un rapport consacré au marché illicite de produits du tabac en France fait l’hypothèse que, compte tenu des quantités de tabac vendues de façon illicite, les réseaux sont nécessairement structurés, a minima, au niveau du transport et de la logistique17. Un autre rapport établi par la douane française indique qu’en 2016 la majorité de produits du tabac saisi (63,8%) provenait de pays extérieurs à l’Europe18.
Si cette hypothèse d’un trafic géré par des têtes de réseau prévaut pour les produits du tabac de contrebande, il en est de même pour les produits du tabac contrefait qui « est organisé, comme celui des stupéfiants, de façon pyramidale19 » avec des têtes de réseau, des grossistes, des semi-grossistes et des vendeurs à la sauvette.
Ces ressemblances avec d’autres types de trafics, conjuguées à la rentabilité20 de ce trafic que renforce l’augmentation du prix des cigarettes, ouvrent l’hypothèse que les réseaux de criminalité constitués sur le trafic de stupéfiants investissent à l’avenir la vente illégale de tabac. Toutefois, les entretiens effectués avec les services de police en charge de l’investigation des réseaux de criminalité organisée et d’immigration clandestine révèlent une réalité plus contrastée.Certes, des saisies importantes sont effectuées, généralement dans des véhicules de transport de marchandises, et plusieurs semi-grossistes ont été identifiés et interpellés, mais à ce jour une grosse partie de l’approvisionnement se fait par le biais de particuliers ou de personnel navigant commercial21, qui rapportent des cartouches de cigarettes de pays où les produits du tabac sont significativement moins chers et les écoulent auprès des vendeurs de rue, parfois même à Roissy, où ces derniers les attendent dans le hall d’arrivée.
Même s’il semble que la contrefaçon et la contrebande de tabac soient utilisées par des réseaux parfois très structurés, la vente à la sauvette fonctionne de façon protéiforme, avec une étanchéité forte entre les revendeurs, qui fonctionnent par petits groupes, souvent en fonction de leur origine géographique22.
b) Des nuisances diverses subies par les riverains
Nuisance des trafics à l’égard des riverains
Témoignage recueilli par l’association SOS La Chapelle, 7 septembre 2017.
Entretien janvier 2018.
Entretien décembre 2017.
Entretien juin 2018.
François Cornut-Gentille et Rodrigue Kokouendo (dir.), Rapport d’information par le comité d’évaluation et de contrôle des politiques publiques sur l’évaluation de l’action de l’État dans l’exercice de ses missions régaliennes en Seine-Saint-Denis, Assemblée nationale, rapport no 1014, mai 2018, p. 40.
Victimation et sentiment d’insécurité en Île-de-France, t. 2, « Disparités selon les territoires (enquête 2015) », Institut d’aménagement et d’urbanisme d’Île-de-France (IAU ÎdF), mai 2017, p. 19.
Le trafic de produits du tabac trouble directement la qualité de vie des riverains à plusieurs égards. Il entraîne souvent une occupation importante du domaine public qui est susceptible de gêner le passage des piétons. Par ailleurs, l’espace public peut aussi faire l’objet de dégradations. En effet, pour dissimuler leur marchandise, certains trafiquants détériorent le mobilier urbain (poteaux électriques, plots, jardinières…). En plus de ces désagréments, le trafic illicite de produits du tabac génère des détritus et donne un sentiment de délaissement de la zone concernée, moins agréable à fréquenter ou même à traverser.
Au-delà de ces atteintes à la qualité de vie, le trafic de cigarettes peut entraîner d’autres nuisances qui contribuent au sentiment d’insécurité. Les regroupements de bandes d’hommes dans certaines zones favorisent le harcèlement de rue dont les femmes sont plus largement les victimes. Une habitante du quartier La Chapelle témoigne ainsi : « Je n’ose plus inviter ou rentrer chez moi tard de peur de prendre un mauvais coup, voire pire. Je suis une femme de 45 ans et je baisse de nouveau la tête dans le quartier quand je me fais prendre à partie quand je promène mon chien. Je veux partir loin d’ici. Beaucoup ont déjà pu le faire quand ils sont locataires ou que leur situation le permet… tout le monde fuit23. »
Par ailleurs, par son caractère hautement concurrentiel, le trafic de cigarettes peut susciter des rixes entre les vendeurs. Alors que certains habitants peuvent faire part de leur profond mécontentement aux trafiquants, ces derniers peuvent se montrer menaçants à l’égard de riverains désemparés et excédés. Ces mêmes riverains constatent que des trafiquants accèdent à des espaces privés, comme des halls d’immeuble, dans le but de cacher leur marchandise. Plusieurs riverains témoignent : « Une fois j’ai pris un coup de paintball car j’attendais devant un immeuble où ils planquaient leur marchandise24 », « Sur le boulevard Barbès, ce qui exaspère les gens, ce sont les stagnations devant les halls d’immeuble, voire la présence dans ces halls d’immeuble25. » Cette hypothèse est d’ailleurs confirmée par un policier de la DTSP93 : « Ils cachent leurs cigarettes un peu partout, parfois dans les immeubles26. »
Au-delà des nuisances directes causées par le commerce illicite de produits du tabac, d’autres atteintes parfois plus graves sont également constatées dans les quartiers marqués par la présence de trafics divers. La cohabitation d’économies souterraines et de populations désœuvrées souffrant parfois de problématiques d’addiction est un facteur qui renforce un peu plus le sentiment d’insécurité.
c) L’égalité de traitement, une revendication forte des habitants du quartier
La qualité de vie dégradée et, plus encore, la baisse ressentie de la sécurité dans les quartiers où les trafics sont implantés génèrent un mécontentement parmi la population qui se sent abandonnée et négligée par les pouvoirs publics. L’association de riverains « La Vie Dejean » a réussi à prouver devant le tribunal administratif de Paris la rupture du principe d’égalité de traitement des citoyens. En l’espèce, le collectif de riverains a attaqué la Ville de Paris et l’État (préfecture de police) pour leur inaction face à l’insécurité grandissante et à la saleté du quartier.Dans sa décision, le juge administratif a reconnu la responsabilité de ces acteurs publics en indiquant qu’ils avaient commis une faute simple caractérisée par la carence du préfet de police à assurer le maintien de l’ordre public. Cette première décision a été confirmée par un arrêt de la cour administrative d’appel de Paris dans un arrêt du 18 avril 2017. Il convient de préciser que cette décision n’est pas encore définitive, la Ville de Paris ayant saisi le Conseil d’État. Alors que ces premières décisions constituent des précédents certains, leur confirmation par la juridiction administrative suprême pourrait amener de nombreuses autres associations de riverains à travers le pays à attaquer les collectivités territoriales et les pouvoirs publics sur le même fondement.
Ce sentiment d’abandon est très certainement ressenti de la même façon en Seine-Saint-Denis compte tenu du manque de moyens des pouvoirs publics, grevant leur capacité d’action. C’est ce qu’a démontré un rapport d’information sur l’évaluation de l’action de l’État dans l’exercice de ses missions régaliennes en Seine-Saint-Denis. Sur le plan de la sécurité et de la justice, il apparaît que la Seine-Saint-Denis est proportionnellement moins bien dotée que d’autres collectivités du fait d’un sous-financement. En pratique, cela se traduit par un ratio habitants/policiers ou habitants/juges/greffiers inférieur. À Saint-Denis, on compte 1 policier pour 464 habitants alors que le XVIIIe arrondissement de Paris bénéficie de 1 policier pour 315 habitants27. Cette dotation plus faible en moyens peut contribuer à faire monter le sentiment d’insécurité dans la population. Dans une enquête réalisée par l’Institut d’aménagement et d’urbanisme d’Île-de-France (IAU ÎdF), il apparaît que les Séquano-Dyonisiens sont 61,7% à éprouver un sentiment d’insécurité, contre 55,3% à l’échelle de la région Île-de-France28. Le manque de moyens implique nécessairement pour la police comme pour le parquet de prioriser leur action, au détriment, nous le verrons, de la lutte contre le commerce illicite de produits du tabac.
Une lutte contre la vente illicite éclatée entre plusieurs acteurs publics
L’étude de l’action des pouvoirs publics nécessite tout d’abord d’en faire un tour d’horizon et de décrire leurs périmètres respectifs de compétences avant d’en expliquer les modes d’action. Ces derniers sont confrontés à un certain nombre de limites, qui peuvent être d’ordre matériel, organisationnel ou légal, ce qui conduit à une certaine incompréhension, voire un discrédit, de la part des riverains. Ces constats permettront d’explorer quelques pistes d’amélioration.
Des périmètres de compétences complémentaires
Voir « La Direction de la sécurité de proximité de l’agglomération parisienne », prefecturedepolice.interieur. gouv.fr, 3 mars 2015 .
Une circonscription est le territoire d’action d’un commissariat. Elle se compose généralement d’un arrondissement à Paris, d’une ou plusieurs communes en banlieue parisienne.
Elles se sont notamment vu confier des compétences de primo-répondants en cas de tuerie de masse dans le schéma national d’intervention des forces de sécurité d’avril 2016.
La préfecture de police de Paris a compétence sur la capitale et les trois départements de la petite couronne (Hauts-de-Seine, Seine-Saint-Denis et Val-de-Marne).
Chiffres au 31 décembre 2016 (source : « Police municipale : effectifs par communes »).
Les ASVP sont des agents municipaux aux compétences limitées, notamment à la verbalisation des infractions aux règles de stationnement ou de propreté.
Contrat parisien de prévention et de sécurité 2015-2020, p. 137-140 .
La loi du 12 messidor an VIII a confié les pouvoirs de police municipale au préfet de police. Voir article L2512-13 du code général des collectivités territoriales .
Mairie de Paris, « La direction de la prévention, de la sécurité et de la protection – DPSP », septembre 2016, p. 4.
« La douane française en bref », douane.gouv.fr, s.d., p. 12 .
Code des douanes, art. 414 .
Avant de présenter les stratégies mises en œuvre pour endiguer le commerce illicite de produits du tabac, il est essentiel de présenter les différents acteurs publics impliqués, leur pouvoir et leur organisation. La police nationale, les autorités municipales, la Direction de la prévention, de la sécurité et de la protection (DPSP) à Paris et les douanes seront évoquées ici.
a) La police nationale
La police nationale est bien entendu l’acteur central sur les trois sites concernés car, en tant que principale garante de la sécurité quotidienne, elle possède des pouvoirs juridiques et des effectifs importants. Ses effectifs sont placés sous l’autorité de la préfecture de police et, plus spécifiquement pour ce qui concerne la vente à la sauvette de produits du tabac, de la Direction de la sécurité de proximité de l’agglomération parisienne (DSPAP), qui chapeaute tous les commissariats de Paris et de la petite couronne (Hauts-de-Seine, Seine-Saint-Denis, Val-de-Marne), et qui est subdivisée en directions territoriales (DTSP, une par département). La DSPAP compte quelque 21.000 fonctionnaires, dont 17.000 policiers29.
Les pouvoirs de la police nationale concernant la vente à la sauvette portent à la fois sur les individus concernés et sur la marchandise. Tout d’abord, ses fonctionnaires peuvent constater le délit de vente à la sauvette et en interpeller le ou les auteurs, passibles de six mois d’emprisonnement et de 3.750 euros d’amende selon les termes de l’article 446-1 du Code pénal, qui définit l’infraction comme « le fait, sans autorisation ou déclaration régulière, d’offrir, de mettre en vente ou d’exposer en vue de la vente des biens ou d’exercer toute autre profession dans les lieux publics en violation des dispositions réglementaires sur la police de ces lieux ». Ensuite, les fonctionnaires de police peuvent saisir la marchandise vendue de façon illicite en vue de sa destruction. Il est également important de préciser comment sont organisés les effectifs de la police nationale. La DSPAP, comme l’indique son nom, s’occupe de la sécurité quotidienne dans les 83 circonscriptions qui la composent30, c’est à dire des patrouilles sur la voie publique et de l’investigation des affaires de petite et moyenne délinquance à l’échelle locale, les affaires les plus sérieuses et/ ou relevant de la criminalité organisée étant principalement de la compétence de la Direction régionale de la police judiciaire (DRPJ). Au sein de chaque commissariat, les effectifs sont ainsi répartis entre deux grands services : le service de voie publique et le service d’investigation (le Service d’accueil et d’investigation de proximité, SAIP). Les effectifs de voie publique sont euxmêmes subdivisés en plusieurs types de brigades (dont les appellations peuvent parfois varier) : le Service général (ou Police-Secours), dont les membres agissent en tenue et ont pour fonction principale de gérer les appels au 17 ; les brigades anti-criminalité (BAC), dont les membres fonctionnent en civil et sont avant tout positionnés sur la recherche du flagrant délit et les interventions les plus sensibles31 ; les brigades spécialisées de terrain (BST) et les brigades de soutien de quartier (BSQ), dont les membres se déplacent aussi bien en voiture qu’à pied et travaillent en tenue (même s’ils peuvent se mettre en civil pour des opérations ponctuelles) dans une optique de présence visible et d’occupation du terrain dans les zones considérées comme problématiques. Enfin, le XVIIIe arrondissement de Paris a été doté d’une brigade sauvette, exclusivement dédiée à la répression de ce phénomène, qui opère en civil et à pied.
On peut ajouter à cela la mise en place, depuis 2012, de 80 zones de sécurité prioritaires (ZSP) sur le territoire national, dont 13 sont du ressort de la préfecture de police32, dont le but est de promouvoir une collaboration accrue entre les différents services de l’État (forces de sécurité, justice, douanes, services de renseignement, parquet…) et d’allouer des moyens supplémentaires dans des espaces caractérisés par d’importants problèmes de délinquance, de violences urbaines et de tensions entre la police et la population. Les trois sites étudiés font partie du dispositif.
b) Les polices municipales et les municipalités
Un second acteur se situe à l’échelon municipal. Les communes de Saint-Denis et d’Aubervilliers sont chacune dotée d’une police municipale de respectivement 48 et 24 agents33, auxquels il convient d’ajouter aussi respectivement 14 et 8 agents de surveillance de la voie publique (ASVP)34. Les compétences des polices municipales, définies par l’article L.511-1 du code de la sécurité intérieure, comprennent :
– des missions de police administrative : exécution des tâches relevant de la compétence du maire en matière de prévention, de surveillance, de tranquillité, de sécurité, de salubrité publique ; exécution des arrêtés de police du maire ; participation au fonctionnement des centres de supervision urbaine destinés à recueillir les images de vidéoprotection ;
– des missions de police judiciaire en tant qu’agents de police judiciaire adjoints : constater par procès-verbaux les contraventions aux arrêtés municipaux, un certain nombre de contraventions aux dispositions du code de la route, la contravention à différentes dispositions du code de la construction et de l’habitation, du code de l’environnement ou du code rural ; relever l’identité des contrevenants ; conduire le contrevenant en cas de flagrance à un officier de police judiciaire ; rédiger un rapport en cas de crime ou de délit.
Elles ne peuvent en aucun cas effectuer des actes d’enquête, constater des contraventions relatives à l’intégrité physique des personnes, effectuer des contrôles d’identité ou exercer des missions de maintien de l’ordre. Dans le cas d’une vente à la sauvette, désormais qualifiée de délit et non plus de contravention depuis la loi du 14 mars 2011 d’orientation et de programmation pour la performance de la sécurité intérieure, les policiers municipaux peuvent uniquement procéder à une interpellation en cas de flagrance et remettre immédiatement la personne mise en cause à la police nationale en vertu des articles 73 et 803 du code de procédure pénale, en y ajoutant un compte rendu d’infraction. Si la vente illicite se fait par le biais d’un étal non autorisé, les policiers municipaux peuvent sanctionner le contrevenant sur la base de la réglementation municipale sur l’occupation du domaine public ou la police des marchés. En cas de vente de produits illicites, ils doivent les conserver et les remettre à l’officier de police judiciaire.
Par ailleurs, les maires pilotent la politique locale de prévention de la délinquance, à l’aide notamment d’un Conseil local de sécurité et de prévention de la délinquance (CLSPD). Cette instance, qui associe différents acteurs locaux (municipalité, bailleurs, transports) et étatiques (police et/ou gendarmerie, préfet, parquet), met en œuvre la stratégie territoriale de sécurité et de prévention de délinquance (STSPD), qui est un plan partenarial décliné en fiches-actions destiné à traiter de façon coordonnée les problématiques de sécurité et de tranquillité publiques. Si l’on prend le cas de Paris, la lutte contre la vente à la sauvette et les activités commerciales illicites sur la voie publique (les jeux d’argent notamment) fait partie des axes de travail retenus à l’échelle de la ville35, et plus spécifiquement dans le XVIIIe arrondissement, où une zone de sécurité prioritaire a été mise en place en partie pour lutter contre ces problèmes de physionomie de la voie publique36.
En outre, comme on le verra plus loin, les municipalités contribuent à la lutte contre la vente à la sauvette par le biais de leurs services propreté, qui traitent ses effets secondaires, et de la politique de voirie et d’urbanisme, l’aménagement des lieux pouvant être un outil de lutte contre la vente non autorisée sur la voie publique.
c) La Direction de la prévention, de la sécurité et de la protection (DPSP)
Enjeu majeur pour l’État en matière de sécurité, la capitale est dotée depuis l’époque napoléonienne d’un statut spécifique qui limite les pouvoirs de police municipale du maire37. S’il ne peut y avoir de police municipale à Paris, la ville est néanmoins dotée d’une direction de la prévention, de la sécurité et de la protection (DPSP), qui compte 1.900 fonctionnaires38, dont environ la moitié est constituée d’inspecteurs de sécurité de la Ville de Paris (ISVP).
Ces derniers sont répartis sur 10 circonscriptions géographiques, auxquelles vient s’ajouter la Brigade d’intervention de Paris qui agit sur tout le territoire parisien sur des plages horaires peu couvertes par les circonscriptions ou sur des opérations d’envergure pouvant dépasser le territoire d’une seule circonscription. Les fonctions des ISVP s’articulent autour de deux axes principaux : la sécurisation des sites de la ville et la lutte contre les incivilités.
Cette seconde activité s’est développée ces dernières années, au point d’être présentée comme l’une des priorités du mandat d’Anne Hidalgo. Suite aux lois des 29 décembre 1986, 18 mars 2003 et 5 mars 2007, le maire de Paris a récupéré quelques compétences en matière de police qui permettent à ses agents de verbaliser un certain nombre d’infractions et de relever l’identité de leurs auteurs. Ainsi, des faits comme la divagation d’animaux, le non-respect de la réglementation relative aux étalages et terrasses ou à la police des marchés, les épanchements d’urine, les abandons de détritus sur la voie publique, la violation des règles de collecte des ordures ménagères, ou encore les destructions, dégradations et détériorations légères de biens appartenant à la commune peuvent être constatés par les ISVP.
Ces droits se sont ajoutés aux pouvoirs dont ils bénéficiaient déjà depuis leur création en 1980, en tant que gardes particuliers agréés et assermentés pouvant constater par PV toute infraction portant atteinte aux propriétés dont ils ont la garde (par exemple, les violations de la réglementation des parcs et jardins ou l’introduction d’alcool dans un jardin public). Dans le cas de ventes à la sauvette, ils ne peuvent la verbaliser directement mais utiliser d’autres outils juridiques : violation des règles relatives aux marchés et foires s’il s’agit d’un étal en marge d’un marché licite, jets de mégots ou de crachats éventuellement commis par les vendeurs, dépôt illicite en cas d’étal sur la voie publique. La saisie n’est possible que s’il s’agit de marchandise abandonnée par le contrevenant.
d) Les services de la douane
La douane compte 18.000 agents39. Ils exercent des missions de protection et de lutte contre la fraude (lutte contre les trafics, surveillance de la circulation de produits stratégiques, radioactifs ou culturels, transferts illicites de capitaux). Ils ont également une mission d’ordre fiscal, à savoir la perception d’accises sur les tabacs, les alcools et les produits pétroliers, de la TVA sur les produits importés des pays tiers à l’Union européenne et des droits de douane à importation dans l’Union européenne. Pour toutes ces raisons, ils ont un rôle dans la lutte contre le commerce illicite, notamment quand cela concerne des produits réglementés et/ou importés depuis l’étranger.
La contrebande ou l’importation sans déclaration de marchandises dites « fortement taxées » sont passibles d’un « emprisonnement de trois ans, de la confiscation de l’objet de la fraude, de la confiscation des moyens de transport, de la confiscation des objets servant à masquer la fraude, de la confiscation des biens et avoirs qui sont le produit direct ou indirect de l’infraction et d’une amende comprise entre une et deux fois la valeur de l’objet de fraude40 ». Les services de la douane sont à même de demander la production d’un justificatif attestant de la régularité de la situation de la marchandise (par exemple, du fait qu’elle ait été introduite de façon régulière sur le territoire) et de ce fait constater les contrefaçons ou les importations en contrebande. Il existe une différence notoire entre les services douane et les forces de sécurité mentionnées plus haut, car ils ont en effet la possibilité de transiger avec les auteurs d’infractions douanières, au titre de l’article 350 du code des douanes. Cela signifie concrètement que quand une personne est contrôlée par les services de douane et se trouve en infraction, ceux-ci peuvent se mettre d’accord avec l’individu sur le montant de l’amende à payer, ce qui a pour effet de régler le contentieux et d’éviter la voie judiciaire dans les cas de faible gravité (ce procédé est notamment utilisé pour les voyageurs en infraction, mais peut tout à fait s’appliquer à un vendeur à la sauvette).
Les modes d’action
Il s’agit d’un problème récurrent depuis de nombreuses années : l’un des auteurs de ces lignes a pu le constater lors de la période 2006-2009, au cours de laquelle il a effectué une étude de terrain dans le XVIIIe arrondissement de Paris dans le cadre de sa thèse de doctorat, puis en 2012 lors d’une étude sur les ISVP.
Entretien mai 2018.
Entretien avril 2018.
Voir « Lancement de la police de sécurité du quotidien », interieur.gouv.fr, 8 février 2018 .
Entretien mai 2018 .
C’est ce qui est ressorti des entretiens menés au sein de la préfecture de police, mais aussi des observations menées sur le terrain, au cours desquelles nous avons pu assister à plusieurs contrôles et interpellations.
Cette activité est confiée à la direction de la préfecture de police chargée de la sécurité de proximité, et non à la direction de la police judiciaire.
Les gadgets touristiques, la maroquinerie, les fruits et légumes, ainsi que les téléphones mobiles de contrefaçon ont également été mentionnés par le service concerné quand nous l’avons rencontré.
Après avoir exposé les compétences des différents acteurs, il convient de mettre en perspective les modes d’action déployés par ces derniers, pris isolément ou en groupe, étant entendu que la police nationale occupe ici une place centrale. La présence visible sur la voie publique, le PV simplifié, les opérations conjointes, l’approche par l’immigration clandestine et le travail sur l’environnement physique seront analysés ici.
a) La présence visible sur la voie publique
La clé de voûte de la stratégie policière est la présence visible sur le terrain, son « occupation », pour reprendre un vocabulaire utilisé par les forces de l’ordre. Le principe est le suivant : la reconquête du terrain par les forces de l’ordre a pour effet de faire partir les vendeurs à la sauvette ou de prévenir leur implantation, car exercer une activité illicite sous les yeux des forces de l’ordre accroît le risque judiciaire pour le vendeur. Cela permet donc de maintenir un espace public sous contrôle : si les trafics ne disparaissent pas mécaniquement, ils sont contenus, dans une optique de préservation relative de ce que les policiers appellent la « physionomie de la voie publique ». En outre, cette présence visible a une vocation de réassurance du public : pour les riverains, « voir du bleu », c’est savoir que la puissance publique est présente pour prévenir les infractions et autres incivilités, assurer la tranquillité des lieux, et ainsi rendre possible la jouissance par tous de l’espace public. Il s’agit donc d’une stratégie qui se base exclusivement sur les unités de voie publique, plus particulièrement celles en tenue, y compris de renforts venus de l’extérieur comme les compagnies de CRS parfois affectées aux zones de sécurité prioritaires.
Cette stratégie est principalement appliquée à Paris au problème dit de « sauvette de masse », à savoir l’occupation généralisée de l’espace public dans certains quartiers comme la porte Montmartre, Château-Rouge41 ou encore la porte de Montreuil par des étals sauvages de denrées alimentaires ou d’objets de récupération, souvent en marge de marchés ou de commerces légaux (voir partie I.2.), générant ainsi des externalités très pénalisantes pour les riverains (impossibilité de circuler sur les trottoirs, bruit, salissures).
Cette situation a été jugée suffisamment préoccupante pour que, en 2016, le préfet de police lance un plan pour y remédier. L’un de responsables de ce plan en explique ainsi les modalités, qui s’appuient avant tout sur une occupation permanente de l’espace : « La stratégie opérationnelle repose sur l’idée d’un quadrillage préventif, on découpe le bassin en sous-secteurs, où on met petites équipes légères […]. Ils sont en pédestre, on s’implante avant que le phénomène ne s’intensifie, on tient le zonage. On a des policiers en patrouille dynamique. À certains endroits, le territoire est trop vaste, donc on a fait appel à la garde républicaine, ils sont très mobiles et les cavaliers, c’est impressionnant. Il y a un dernier élément : la vidéo, nos stations directrices sont associées, nos opérateurs alertent les équipes au sol quand elles repèrent quelque chose42. » Cette stratégie, qui s’applique à la sauvette la plus visible, à savoir celle qui repose sur l’étalage de marchandises sur le trottoir (par opposition à la vente de cigarettes, où les revendeurs gardent le produit dans leurs mains ou dans leurs poches), semble porter ses fruits selon les dires de ce même responsable de la DSPAP (il avance notamment le chiffre de 100.000 évictions sur l’année 2017), puisque le phénomène a été largement atténué, voire éradiqué porte Montmartre, même si des reports géographiques peuvent se produire (comme entre la porte de Montreuil et la porte de Vincennes).
Cette approche nécessite par définition des effectifs importants. Si l’une des manières de subvenir à ce besoin d’agents de voie publique est d’associer d’autres acteurs que la police nationale (cf. infra), cette manière de faire a néanmoins obtenu des renforts supplémentaires à Paris avec l’extension de la zone de sécurité prioritaire en janvier 2018 : jusqu’ici localisée dans le secteur Barbès-Goutte-d ’Or-Château-Rouge, elle a été étendue à La Chapelle et Lariboisière-Gare du Nord, avec notamment un quadrillage renforcé de la BST. Un responsable parisien de la DSPAP explique : « Avec la ZSP 10/18, on a été remis à niveau par rapport aux effectifs, on a quatre carrés avec un équipage permanent dans chacun d’entre eux. […] On a eu des renforts d’effectifs en fin d’année 2017, j’ai insisté pour renforcer le XVIIIe43 ».
En outre, il faut ajouter que le quartier de La Chapelle fera partie des trente premiers « quartiers de reconquête républicaine » annoncés le 8 février 2018 dans le cadre du lancement de la police de sécurité du quotidien et bénéficiera de ce fait de renforts supplémentaires à compter de janvier 201944. Néanmoins, comme on le verra plus loin, ce renforcement de la stratégie d’occupation de l’espace public par la préfecture de police concerne avant tout le XVIIIe arrondissement de la capitale, les deux autres sites étudiés dans le présent rapport ne bénéficiant pas des mêmes apports en effectifs.
b) Le procès-verbal simplifié
Si la présence dissuasive est un pilier des stratégies policières de lutte contre la vente à la sauvette, elle s’accompagne d’un outil juridique utilisé dans la quasi-totalité des cas observés d’intervention à l’encontre de vendeurs : le PV simplifié (ou procédure simplifiée). Ledit outil est fourni aux policiers par le parquet territorialement compétent. Plutôt que de devoir ramener la personne au poste de police et la présenter devant un officier de police judiciaire, qui lui-même aura à aviser le parquet, les policiers disposent de formulaires préremplis qu’ils doivent compléter avec l’identité de l’auteur, les produits vendus et le lieu de commission de l’infraction. Ces PV font office de rappel à la loi automatique et donnent par ailleurs une base juridique pour procéder à la saisie des marchandises vendues illicitement. Bien entendu, la possibilité d’interpeller les auteurs et de les placer éventuellement en garde à vue existe toujours juridiquement, mais elle est désormais réservée, selon les dires des acteurs policiers et judiciaires rencontrés, aux individus récidivistes. Le but est de mettre en place une procédure allégée pour un contentieux à la fois massif et peu grave comparé à d’autres types d’infractions (voir partie II.2.e) afin d’éviter d’engorger les services judiciaires et les parquets. L’autre intérêt est de donner une réponse immédiate à l’infraction, tout en y mettant fin via la confiscation de la marchandise. Selon l’un des responsables de la DSPAP rencontrés, 13.000 PV de ce type sont délivrés chaque année dans le XVIIIe arrondissement, avec une très probable augmentation en 2018 suite à la création fin 2017 de la brigade spécifiquement dédiée à la lutte contre la vente à la sauvette, qui en fait un usage soutenu si l’on se base sur les observations menées au cours des sorties sur le terrain effectuées en sa compagnie au printemps 2018.
c) Les opérations conjointes
Une autre manière de procéder est d’associer différents acteurs (locaux et/ ou nationaux) autour d’opérations ponctuelles ou récurrentes contre la vente à la sauvette. Ces opérations ont un double avantage. Tout d’abord, elles permettent de déployer des effectifs plus importants que si un seul acteur intervenait, ce qui peut être utile dans le cas de zones de commerce illicite étendues ou particulièrement denses. Ensuite, elles conduisent à bénéficier d’un éventail plus large de compétences juridiques ou opérationnelles, et de ce fait à attaquer le problème sous différents angles. Les entretiens menés avec les responsables de la police ou les responsables municipaux montrent que ces opérations conjointes sont plus efficaces autour des marchés, lorsque la vente à la sauvette vient se greffer à des activités de vente licite dans l’espace public, comme à Aubervilliers ou à la porte Montmartre, où le phénomène des biffins ou des vendeurs de denrées alimentaires venant s’agglomérer les jours de marché a largement été jugulé. En l’espèce, il s’agit d’opérations réunissant la police nationale, la police municipale (ou les ISVP, dans le cas de Paris) et les services de propreté. Ainsi, ces opérations ont la triple fonction d’assurer une présence visible de forces de sécurité, de sanctionner les vendeurs et de nettoyer les lieux (les services urbains de propreté installent généralement une benne qui permet de détruire la marchandise et tous les détritus abandonnés). La stratégie parisienne d’occupation de l’espace décrite plus haut s’appuie d’ailleurs grandement sur des synergies avec la DPSP, qui vont au-delà de simples opérations ponctuelles, en se déployant systématiquement autour des marchés attirant de la sauvette de masse. Le responsable du plan de lutte contre les ventes à la sauvette cité plus haut a développé cet aspect : « Il y a un effort partagé : la police porte énormément de travail et les forces mobiles sont engagées sur le terrorisme et les mouvements sociaux, on ne peut plus compter sur les CRS. On doit donc se débrouiller avec les forces territoriales, c’est pour ça qu’il y a un partenariat avec la DPSP, j’ai lancé une synergie opérationnelle. On a bénéficié de la volonté de la maire de lutter contre les incivilités, la mairie nous fournit aussi des bennes dédiées pour détruire la marchandise. On a aussi des partenariats avec les polices municipales des communes limitrophes, Saint-Ouen, Montreuil, Saint-Mandé […]. On mobilise toutes les ressources sur le bassin45. »
Ces opérations conjointes peuvent également prendre la forme d’actions communes entre la police nationale et les services de la douane, cette fois-ci plus spécifiquement à l’encontre des vendeurs de cigarettes. Si ces opérations sont épisodiques dans les deux communes de Seine-Saint-Denis étudiées, elles sont effectuées une à quatre fois par mois dans le XVIIIe arrondissement (la fréquence avancée a varié selon les interlocuteurs interrogés). Au-delà de la présence plus massive d’effectifs, l’avantage réside ici dans le pouvoir des douaniers de saisir les espèces détenues par les vendeurs sur la base de la transaction douanière et de frapper ainsi ces derniers au portefeuille. Enfin, même s’il ne s’agit pas d’une opération conjointe en tant que telle, on mentionnera ici l’implication de la population dans le cas du XVIIIe arrondissement, dans la mesure où cela est toujours du ressort de la politique partenariale. Les onze principales associations de riverains agissant sur le territoire la ZSP 10/18 ont été intégrées au dispositif de pilotage, par le biais d’une cellule d’écoute qui se réunit une fois par mois. Comme nous l’ont expliqué deux responsables de la préfecture de police et un responsable de la DPSP directement impliqués dans ladite cellule, cette dernière vise à intégrer les demandes, observations et perceptions de l’action policière, mais aussi les éventuelles informations dont les riverains pourraient disposer sur les problèmes de sécurité et de tranquillité dans leurs quartiers respectifs.
d) L’approche judiciaire et administrative
Un autre angle juridique utilisé par la police, là encore avant tout à Paris, est de traiter la vente à la sauvette, notamment celle de cigarettes, par le biais d’interpellations qui peuvent tantôt mener à des poursuites judiciaires, tantôt à une procédure administrative dans le cadre de la législation sur les étrangers. Depuis le lancement de la zone de sécurité prioritaire élargie dans les Xe et XVIIIe arrondissements, des opérations répétées regroupant différentes unités de voie publique de la DSPAP contre les revendeurs de cigarettes ont été mises en place à Barbès et à La Chapelle. Elles consistent à mener des interpellations en nombre de ces vendeurs, après avoir avisé le parquet au préalable et avoir bloqué des places de garde à vue dans les services judiciaires. Le but est double. Tout d’abord, il s’agit d’identifier et réprimer les récidivistes, afin de les renvoyer devant le tribunal et d’obtenir des interdictions de paraître sur les lieux. Par ailleurs, les revendeurs de produits du tabac étant fréquemment des étrangers en situation irrégulière46, il est également possible de les traiter sous cet angle en vue d’obtenir un transfert au centre de rétention administrative et une éventuelle expulsion du territoire national. Au moment où l’entretien avec le coordinateur de ces opérations a été mené (mai 2018), 260 interpellations de ce type avaient été menées depuis le lancement de la zone de sécurité prioritaire élargie. Cette dernière approche par les infractions à la législation sur les étrangers est également appliquée en Seine-Saint-Denis, mais de manière plus ponctuelle, aussi bien sur les lieux de vente que sur les foyers qui hébergent ces revendeurs.
Parallèlement à cela, une approche par l’investigation a été mise en place depuis mi-2017. Elle est gérée par la division crime organisé (DCO) de la sous-direction à la lutte contre l’immigration illégale (SDLII) de la DSPAP47, dont la tâche consiste à relier la vente à la sauvette, dont la vente de cigarettes constitue le volet majeur en l’espèce48, à un réseau ou une organisation, que l’on attaque par le biais des incriminations d’aide au séjour ou de travail dissimulé quand ils alimentent des activités de commerce illicites exercées sur la voie publique par des personnes en situation irrégulière. Dans ce cas, il s’agit de monter une procédure, avec les techniques d’enquêtes adéquates (informateurs, surveillances…) et de judiciariser, en allant au-delà des seuls vendeurs de rue.
e) L’aménagement urbain
Enfin, une dernière méthode utilisée (ou du moins envisagée), qui ressort de la compétence des municipalités (même si la police peut avoir un rôle de proposition ou d’évaluation en l’espèce), est l’action sur l’environnement physique et l’aménagement des lieux, qui peuvent parfois favoriser le commerce illicite, comme c’est le cas sur le parvis la gare de Saint-Denis, qui est une grande étendue vide et donc facile à occuper. L’agrandissement des étals des commerces licites, comme cela a été fait sur le marché Lariboisière, la végétalisation d’espaces urbains, la réduction de certains trottoirs ou encore l’implantation de plans d’eau (solution envisagée devant la gare de Saint Denis) sont autant de solutions avancées par les municipalités et en cours d’étude pour réduire l’espace physique potentiellement exploitable par les commerçants illicites.
Les limites de l’action des pouvoirs publics
Les dispositifs précités, s’ils peuvent s’avérer efficaces jusqu’à un certain point, comportent néanmoins des limites de différentes natures, que l’étude de terrain a permis de révéler : la multiplicité de priorités, qui relègue le commerce illicite au second plan, les obstacles pratiques et juridiques, ainsi que les synergies limitées entre action de voie publique et travail d’investigation.
a) L’occupation du terrain
La lutte contre le commerce illicite par le biais de l’occupation de la voie publique nécessite, comme expliqué plus haut, des effectifs importants et une présence soutenue sur les lieux de vente. Cette stratégie se heurte à deux écueils, étroitement liés entre eux : la lassitude qu’elle occasionne chez les policiers de terrain et son efficacité précaire, puisque les activités illicites reprennent généralement dès lors que les policiers quittent les lieux. Les entretiens et les conversations informelles avec les policiers lors des patrouilles révèlent le sentiment qu’ils ont de « vider l’océan avec une cuillère ». L’activité de lutte contre la vente à la sauvette est considérée comme peu valorisante, peu stimulante sur le plan professionnel (« je ne suis pas entré dans la police pour ça ») et peu efficace, les effectifs des forces de l’ordre préférant axer leur travail sur des infractions plus graves. Le fait de sanctionner un vendeur et de saisir une cagette de menthe fraîche, un sac d’arachides ou une cartouche de cigarettes est vu comme une pratique non motivante, voire usante car répétitive et surtout peu efficace.
Entretien juin 2018.
Entretien juin 2018. Comme indiqué plus haut, ladite occupation du terrain est d’autant plus difficile en Seine-Saint-Denis que ce département est bien moins doté en effectifs policiers que Paris. À ce propos, voir « La préfecture de police de Paris : qui trop embrasse mal étreint ? », Sénat, rapport d’information n° 353 (2016-2017) de M. Philippe Dominati, fait au nom de la commission des finances, 1er février 2017 , et François Cornut-Gentille et Rodrigue Kokouendo (dir.), op. cit.
Comme le résume un policier de Seine-Saint-Denis interrogé dans le cadre de cette étude : « On fait des tas de procédures simplifiées, qui d’ailleurs feraient sans doute l’objet de procédures plus sérieuses si on était ailleurs, mais rien ne change ou presque. Ça déplace et ça dissuade le temps de notre passage49. »
À moins d’assurer une présence permanente sur les lieux de vente, comme cela a été fait sur certains sites comme la porte Montmartre – où un quadrillage par des patrouilles dynamiques en pédestre a été mis en place, associant policiers de l’arrondissement, policiers du district et ISVP, auxquels il faut ajouter des patrouilles équestres de la garde républicaine –, l’action dissuasive a une durée très limitée. Comme le résume un responsable de la DTSP 93, « il faut occuper le terrain en permanence, sinon les choses redeviennent les mêmes moins de trente minutes après notre passage50 ».
De nombreuses problématiques ont ainsi fait en quelque sorte des allers-retours entre le nord de Paris et la Seine-Saint-Denis, au gré des actions policières. La question du crack en est un exemple, trafiquants et consommateurs ayant souvent oscillé entre les XVIIIe et XIXe arrondissements et les abords de la gare de SaintDenis. Sur ce sujet, voir « Un supermarché du crack aux portes de Paris », leparisien.fr, 15 septembre 2009 , et Cécile Beaulieu, « Crack dans le métro parisien : “Lorsque je les vois, je vois la mort” », leparisien.fr, 18 janvier 2018 .
Les chiffres cités nous ont été aimablement fournis par les responsables de la DSPAP rencontrés au cours de cette étude.
Voir « Mort d’un couturier chinois à Aubervilliers : au procès, débat sur le caractère raciste de l’agression », lemonde.fr, 15 juin 2018 .
Entretien janvier 2018.
Ibid.
Entretien juin 2018.
En sachant, par ailleurs, que le placement en garde à vue doit s’effectuer au maximum 1 heure après l’interpellation, sous peine de nullité de la procédure.
Agir pour protéger. Résultats 2017, Direction générale des douanes et droits indirects, mars 2018, p. 2 .
Entretien mai 2018.
Entretien juin 2018.
Ibid.
Entretien juillet 2018.
Entretien décembre 2017.
Entretien novembre 2017.
Entretien juin 2018
Au final, l’action policière se résume souvent à un jeu du chat et de la souris, avec des vendeurs qui s’éloignent ou cachent leur marchandise à la vue des policiers, qu’ils arrivent généralement à repérer de loin, avant de reprendre leur commerce. Là où certains cadres policiers voient une action à long terme destinée à progressivement décourager les vendeurs via des actions répétées, les policiers de terrain ressentent une forme d’impuissance, voire d’inutilité, les problèmes étant dans le meilleur des cas atténués ou déplacés vers un autre quartier ou une autre commune51. Si cette présence soutenue a quelque peu modifié les modes opératoires des vendeurs de cigarettes, qui ne portent plus que quelques paquets de cigarettes sur eux pour éviter de se faire confisquer des quantités trop importantes, elle ne les a pas faits disparaître.
Par ailleurs, les forces de l’ordre ont un volume trop important d’affaires à gérer sur ces territoires et ne peuvent de toute façon pas consacrer un temps illimité au commerce illicite, qui n’est qu’un phénomène parmi d’autres (ce qui, par ailleurs, renforce chez eux cette impression d’avoir une action « cosmétique » dans un environnement qu’ils ont du mal à contrôler au lieu de résoudre les problèmes en profondeur). Pour donner quelques éléments concrets, le XVIIIe arrondissement opère en moyenne 18 gardes à vue par jour, ce qui constitue un record national. Il fait partie du 2e district de la préfecture de police (regroupant les Xe, XIe, XIIe, XVIIIe, XIXe et XXe arrondissements), qui à lui seul représente 40% de l’activité judiciaire parisienne. Saint-Denis est une circonscription connaissant une forte activité et densité, avec une quinzaine de gardes à vue par jour et 40.000 passages quotidiens sur le parvis de la gare52. Aubervilliers a connu des épisodes de vols avec violence, dont le plus médiatisé a conduit à la mort d’un ressortissant chinois en août 2016 et à une mobilisation sans précédent de la communauté asiatique pour réclamer plus de sécurité53. La vente à la sauvette n’est qu’un problème parmi d’autres, tels que les trafics de stupéfiants, les vols ou les rixes. Les observations menées sur le terrain montrent que les équipages de police, hormis la brigade sauvette du XVIIIe arrondissement dont c’est la raison d’être, ne passent qu’un temps limité de leurs vacations sur le commerce illicite, dans un contexte où la demande sociale et les consignes hiérarchiques les incitent à se fixer d’autres priorités. Cette remarque vaut également pour la police des transports, qui a à gérer cette question des ventes à la sauvette qui débordent parfois à l’intérieur des stations de métro ou de train (c’est notamment le cas à la station Barbès-Rochechouart, mais aussi à station La Chapelle), comme l’explique ce fonctionnaire de la sous-direction régionale de la police des transports (SDRPT) : « Dans les transports aussi, on a plein de problèmes. On ne va pas mettre toutes nos ressources sur les cigarettes ou les autres ventes à la sauvette quand on a déjà à gérer les vols à la tire, les agressions sexuelles ou les stups. On n’a le temps de les traiter que de façon marginale54. »
Le fait que ce phénomène n’apparaisse pas comme une véritable priorité est également vérifiable à une autre échelle, à savoir la façon dont il est comptabilisé et évalué. En effet, un problème, pour être pris en compte, doit en quelque sorte avoir une visibilité statistique et administrative qui permet d’en mesurer l’étendue. Or cette mesure n’existe pas, ce qui quelque part conduit à considérer que le problème lui-même n’existe pas, comme l’explique ce même policier de la SDRPT : « Le problème, c’est que ça n’est pas mesuré et il n’y a pas de plaintes, or c’est une façon de déclencher l’action de la police. Ça ne ressort pas statistiquement 55. »
Comme nous l’ont confirmé des responsables du parquet de Bobigny et de la DTSP 93 interrogés dans le cadre de cette étude, ces faits sont noyés dans la catégorie des infractions économiques et financières et il est impossible d’extraire statistiquement les faits de vente à la sauvette et plus généralement de commerce illicite, ce qui ne facilite pas leur évocation dans les instances de pilotage des zones de sécurité prioritaires ou les conseils locaux de sécurité et de prévention de la délinquance.
b) Les limites pratiques et juridiques des stratégies en place
D’une manière générale, la vente illicite de cigarettes sur la voie publique est plus compliquée à combattre que les autres types de vente à la sauvette. Comme mentionné précédemment, les policiers se font souvent repérer de loin, ce qui les oblige à user d’autres outils (caméras, observation à distance…). Surtout, les vendeurs ayant la marchandise dans leurs poches ou un sac, l’infraction est plus difficile à caractériser que pour des vendeurs de denrées alimentaires ou d’objets de contrefaçon (chaussures, habillement, maroquinerie), qui déploient des étals sur la voie publique. Il est donc nécessaire que les policiers voient le revendeur proposer la marchandise aux passants ou assistent à une transaction pour pouvoir le sanctionner.
Le procès-verbal simplifié
Comme cela a été exposé plus haut, le PV simplifié (PVS) est avant tout un outil juridique permettant de mettre fin, au moins provisoirement, à l’infraction et de saisir la marchandise dans l’optique de « taper les vendeurs au portefeuille ». On a affaire ici à une forme alternative de traitement d’une infraction par rapport à la procédure classique d’interpellation et d’éventuel placement en garde à vue, le parquet n’ayant pas le temps de traiter ce type de contentieux, pas plus que les services judiciaires des commissariats. Les agents de la police nationale rencontrés ne se font pas véritablement d’illusions sur l’efficacité vis-à-vis des vendeurs de cette procédure qui « ne les atteint pas du tout » ou « constitue une décriminalisation de fait », selon les termes des fonctionnaires de la DSPAP. En effet, les observations menées en compagnie d’équipages de police sur les trois sites (et de la DSPSP à Paris) montrent que les individus en question n’ont jamais leurs papiers sur eux et se contentent de donner oralement une identité que les policiers savent fictive mais relèvent, sans se faire d’illusions sur les suites de la procédure. En principe, une personne non détentrice de ses papiers d’identité est susceptible d’être ramenée au poste de police pour vérification, mais cela est encore une fois irréaliste au vu du volume de travail à effectuer dans ces circonscriptions. Un fonctionnaire de police de Seine-Saint-Denis résume la question : « Un PV simplifié se fait selon certaines conditions, parmi lesquelles le fait d’avoir une pièce d’identité. S’il n’en a pas, on doit le ramener et le signaliser, le placer en garde à vue. Sauf que, si on le fait, le parquet va nous flinguer car ils ne peuvent pas traiter, ils n’ont pas le temps ni les ressources. […] En pratique, les PVS ne sont pas suivis. Ça met juste un terme à l’infraction et on saisit56. »
Même quand des interpellations sont effectuées, y compris à la suite d’opérations décidées à l’avance et validées au préalable avec le parquet et les services judiciaires, leur effectivité peut se heurter à des problèmes matériels, comme le manque d’officiers de police judiciaire disponibles : quand bien même des places en garde à vue auraient été « réservées » à l’avance, un surcroît d’activité sur la voie publique ou un événement particulier peuvent faire que ces places ne sont plus disponibles. L’un des auteurs du présent document a pu assister à une situation de ce type. Alors qu’une opération ciblée contre les vendeurs de cigarettes avait été décidée dans le XVIIIe arrondissement, les agents interpellateurs ont eu le plus grand mal à trouver un service de l’accueil et de l’investigation de proximité (SAIP) ayant des officiers de police judiciaire disponibles pour traiter la procédure. L’un d’eux ayant expliqué qu’il leur arrivait de devoir aller au SAIP du XIIe arrondissement, c’est-à-dire à l’autre bout de Paris, pour remettre les personnes interpellées à un officier de police judiciaire57.
In fine, la pénalisation des vendeurs sous l’angle de l’infraction de commerce non autorisé sur la voie publique se heurte systématiquement à la difficulté pratique de sanctionner ou de mettre en place des interdictions de paraître à l’encontre de personnes non identifiées et non solvables. Le remède, souvent invoqué par les agents de voie publique, qu’ils soient nationaux ou municipaux, est l’intervention des services de la douane (sachant que tous les types de vente à la sauvette ne rentrent pas dans leurs compétences : il faut qu’il s’agisse de marchandises de contrefaçon ou de contrebande), qui peuvent user de leur pouvoir de transaction et ainsi saisir le numéraire que détiennent les auteurs. Là encore, la mise en œuvre de cette approche s’avère plus compliquée en pratique.
L’approche douanière
Jugée potentiellement plus efficace, car permettant notamment la saisie des sommes d’argent détenues par les vendeurs, l’approche douanière semble comporter deux limites. Tout d’abord, l’objectif des services de la douane est avant tout de procéder à des saisies importantes, ce que la lutte contre des revendeurs au détail, que ce soit de cigarettes ou d’objets de contrefaçon (maroquinerie, chaussures, accessoires électroniques…), ne permet pas. Sur des sites aussi denses et actifs que l’agglomération parisienne, les services douaniers ont tendance à axer leurs ressources sur la recherche de quantités significatives, donc sur les fournisseurs et grossistes, et réduisent leur présence sur des opérations de voie publique. Ensuite, quand bien même la lutte contre les vendeurs de rue serait un axe de travail prioritaire, l’efficacité serait relative : les vendeurs, notamment dans le cas des cigarettes, ont adapté leurs stratégies en transportant sur eux de très faibles quantités de marchandises et d’argent liquide pour éviter des saisies trop pénalisantes, d’autres individus venant les ravitailler et collecter le produit des ventes plusieurs fois dans la journée.
Les données officielles d’activité des services de la douane indiquent un phénomène de baisse des saisies de tabacs de contrebande : – 8% sur le territoire national entre 2016 et 2017, et – 45,7% à l’étranger sur la base de renseignements donnés par la douane française. En volume, 238,2 tonnes de tabacs ont été saisies en France en 2017 et 112,3 tonnes à l’étranger58. Ces chiffres ont conduit le ministre de l’Action et des Comptes publics Gérald Darmanin à annoncer, lors d’une conférence de presse en mars 2018, que la lutte contre le commerce illicite de tabac devait devenir une priorité, dans un contexte de hausse des prix sur le marché légal, promettant aux buralistes un meilleur contrôle des trafics, même en petite quantité, et un renforcement des sanctions.
L’approche par l’immigration irrégulière
Cette approche se traduit de deux façons. La première est une approche classique de voie publique, qui consiste à interpeller des vendeurs pris en flagrant délit. Elle se heurte aux mêmes obstacles que la précédente : une procédure d’infraction à la législation sur les étrangers nécessite que la personne soit identifiée, que son pays d’origine soit établi et qu’elle ne soit pas demandeuse d’asile. La crise des migrants fait qu’aujourd’hui les services concernés sont débordés et ne peuvent traiter ces affaires dans des zones aussi touchées que Paris et la Seine-Saint-Denis. Un cadre de la DSPAP n’est d’ailleurs pas dupe sur l’efficacité de cette stratégie : « On fait des opérations cigarettes, mais par le biais des infractions à la législation sur les étrangers on essaie d’en choper une vingtaine. Ils sont presque tous irréguliers, c’est une façon de traiter le problème, sous l’angle administratif, en espérant une retenue au centre de rétention administrative de Vincennes. On espère un retour au pays, mais c’est surtout pour les embêter. Les résultats sont souvent minimes, mais ce serait pire si on ne faisait rien59. » Le peu de places disponibles en centre de rétention administrative, particulièrement en Seine-Saint-Denis, rend donc ce volet de l’action policière moins efficace.
La seconde approche, qui est une approche d’enquête, prise en charge principalement par la sous-direction à la lutte contre l’immigration illégale, a permis de frapper quelques réseaux (une douzaine de semi-grossistes en un an, d’après les informations transmises par ses responsables) et d’effectuer un travail que les commissariats n’ont pas le temps de mener.
Les polices municipales et la DPSP
Deux difficultés relatives aux forces de sécurité des municipalités peuvent être mentionnées ici, l’une spécifique à la Seine-Saint-Denis, plus particulièrement la commune de Saint-Denis, l’autre commune aux trois lieux concernés. La problématique spécifique à la Seine-Saint-Denis touche aux effectifs. La police municipale de Saint-Denis, qui, malgré une montée en puissance ces dernières années, est relativement peu pourvue en effectifs pour une commune ayant un nombre conséquent de problématiques et constituant un important nœud de transports, ne parvient pas à pourvoir une quinzaine de postes et n’est de ce fait pas en mesure d’occuper le terrain de façon conséquente : selon différentes sources, seuls deux équipages sont présents en même temps sur la voie publique. Il en va de même, de manière un peu moins prononcée, à Aubervilliers : si la police nationale souligne la qualité du partenariat avec la police municipale, celle-ci peut difficilement l’épauler de façon durable en raison de problèmes d’effectifs, hormis quelques opérations ciblées. Soulignons d’ailleurs que ces opérations communes sont parfois compliquées à mener du fait des différence d’horaires et de rythmes de travail entre la police nationale et les polices municipales (la remarque étant également valable dans une certaine mesure pour Paris), ce qui empêche parfois la mobilisation d’effectifs en commun sur certaines plages horaires.
L’autre difficulté touche aux compétences des polices municipales et de la DPSP, qui ne peuvent pleinement s’exercer que si la police nationale est présente. En effet, leurs agents ne peuvent véritablement agir contre la vente à la sauvette en tant que telle, qui relève du domaine délictuel et ne fait pas véritablement partie de leurs compétences. De même, elles ne peuvent saisir ni détruire la marchandise (sauf si cette dernière a été abandonnée), cette opération nécessitant la présence d’un officier de police judiciaire. Dans le cas de la DPSP, la priorité va vers des sites comme Château-Rouge ou la porte Montmartre, où le commerce illicite prend la forme d’étals de nourriture, d’objets de contrefaçon ou de biens de récupération, ou le marché Lariboisière, où des étals illicites viennent se greffer à un marché autorisé. Dans tous ces cas, la DPSP dispose d’outils réglementaires, ce qui n’est pas le cas du commerce illicite de cigarettes, où il n’y a pas d’occupation d’un espace municipal ou d’un marché par des étals non autorisés.
La police nationale ne peut être pleinement efficace sans l’appui des municipalités concernées. Cela vaut, comme indiqué précédemment, pour les renforts d’effectifs fournis lors des opérations plus ou moins régulières. Mais cela concerne également un aspect pratique, à savoir la destruction de marchandises, qui nécessite l’aide des services municipaux, comme expliqué par un policier de Seine-Saint-Denis : « On a l’obligation de faire la destruction. Normalement, on fonctionnait avec la déchetterie de X, mais on s’est rendu compte qu’il y avait de gros problèmes de stups là-bas. Il y avait des complicités, les stupéfiants destinés à être détruits étaient récupérés et remis en circulation. On a donc cessé de déposer des choses là-bas. Du coup, c’est la débrouille pour détruire, c’est très compliqué et on n’a pas envie d’avoir des cartons de clopes dans nos bureaux. Il n’y a pas de ligne budgétaire pour la destruction. On fait brûler des petites quantités de stups, on a un bidon d’essence. […] Même pour détruire cinq cartouches de clopes, ça fait beaucoup de fumée…60 »
c) Les faibles connexions entre voie publique et investigation, la méconnaissance des réseaux
Un autre constat est la faible connaissance des réseaux ou du moins de l’organisation de la vente à la sauvette, en particulier celle de cigarettes, par les services de voie publique, qui n’ont ni vraiment le temps, ni vraiment d’intérêt pour savoir ce qui se passe en amont du commerce illicite sur la voie publique (alimentation par des grossistes ou semi-grossistes, filières d’importation, organisation des vendeurs, gestion de la « caisse »…). Un policier de Seine-Saint-Denis résume la situation : « Sur les filières, je n’ai pas d’éléments, on ne fait pas d’enquêtes, on est sur un principe de limitation, de modération des nuisances créées par ce phénomène, on fait des PVS tous les jours. […] On ne fait pas d’enquêtes d’initiatives, les enquêtes transnationales sont hors de portée de notre service. Et puis c’est de l’investigation lourde qu’on ne peut pas mener ici. […] On ne fait pas d’enquêtes et de toute façon on n’obtiendrait pas de réponse pénale61. »
Au final, c’est à la fois le manque de moyens et la faiblesse présumée de la réponse pénale qui conduisent les services de sécurité publique à laisser de côté cet aspect des choses, l’investissement en ressources dans des affaires qui potentiellement auront un faible retour n’étant de toute façon pas perçu comme rationnel, ce que confirme d’ailleurs un représentant du parquet : « On ne traite pas les filières, ce serait une procédure trop lourde. […] La sauvette est un problème minimal [par rapport à d’autres dans l’agglomération parisienne]62. » D’une façon générale, les responsables de la DSPAP, présents ou passés, rencontrés au cours de l’étude, ont une faible visibilité sur ce qui se passe en amont et en aval du commerce de rue. L’un d’eux nous a expliqué : « On a fait des enquêtes judiciaires dans le cadre de la ZSP, ça n’a rien donné, de toute façon les commissariats ne sont pas outillés et ça n’intéresse pas la PJ63. » Un autre confirme cette incapacité à identifier les réseaux et les processus d’approvisionnement se cachant derrière les vendeurs, même s’il estime que quelques enquêtes ont pu être menées à leur terme : « On a identifié les techniques au fur et à mesure. On a mis la pression, ça a fait évoluer les pratiques. Le stockage se fait dans un périmètre restreint. Ils ont des caches dans le mobilier urbain, avec des modes opératoires de plus en plus proches des stups. On a fait des saisies dans des apparts, avec des profils de récidivistes. Mais je n’ai jamais réussi à identifier ce qui se passait avant64. »
Le sentiment général des fonctionnaires de voie publique de travailler au coup par coup est de ce fait conforté car ils estiment mener des opérations en surface, sans synergie avec des équipes d’investigation qui remonteraient les filières et effectueraient un travail plus en profondeur. Cette impression, également partagée par des élus locaux rencontrés lors de l’enquête qui réclament un travail sur les fournisseurs, n’est toutefois pas tout à fait fondée, mais montre la faible interconnexion à ce stade entre les circonscriptions de sécurité de proximité et les services d’investigation agissant à l’échelle de tout le ressort de la préfecture de police. En effet, comme expliqué plus haut, la sous-direction à la lutte contre l’immigration illégale mène bel et bien des investigations pour traiter le commerce illicite sous l’angle de la criminalité organisée et le relier à l’immigration illégale, via des incriminations comme l’aide au séjour ou le travail dissimulé. Si l’objectif de ce service est la lutte contre l’immigration illégale et non la saisie de marchandises, ni la découverte de filières d’importation (qui nécessitent des moyens d’investigation importants, qui seraient du ressort de grands services judiciaires centraux, positionnés aujourd’hui sur d’autres priorités), il a quelques actions significatives à son actif. L’un de ses responsables confie : « Nous avons fait un semi-grossiste à Barbès qui alimentait 40 vendeurs, ça fait 40 aides au séjour. […] Les collègues de voie publique ont l’impression de vider l’océan avec une cuillère, mais on a mis des grossistes hors d’état de nuire. On a fait des affaires et il y a une peur des services [de police] maintenant là-bas. […] Ils nous craignent, car on fait des perquisitions à domicile pour loger les mecs et taper les grossistes65. »
En réalité, les services de voie publique ne sont pas associés à ces opérations, voire n’en ont pas connaissance. Pour les services d’enquête d’agglomération, les policiers de voie publique ne constituent pas une ressource en situation de leur fournir du renseignement car ils ne gèrent le problème que sous l’angle du trouble à l’ordre public via le PVS, la saisie et l’éventuelle éviction, sans placement en garde à vue qui permettrait d’effectuer un interrogatoire et de collecter des informations sur les réseaux, le PVS diminuant de fait la possibilité de faire du travail d’investigation.
Le décalage entre la perception de la population et l’action des pouvoirs publics
Entretien mars 2018.
Un commerçant nous a même expliqué qu’il préférait appeler ses amis du quartier pour régler certains problèmes d’occupation de l’espace ou de rixes qui se déroulent devant son établissement plutôt que de recourir aux forces de l’ordre.
Entretien mai 2018.
L’enquête de terrain, en particulier la mise en parallèle de la perception des riverains avec les pratiques et les discours émanant de services de l’État et/ ou des communes, révèle un constat classique dans les situations de ce type, à savoir le décalage entre les attentes du public et la réponse qu’y apportent les services publics, aux premiers rangs desquels les services de sécurité.
D’un côté, on est en présence de riverains excédés par un certain nombre de nuisances sur la voie publique, qui touchent directement à leur qualité de vie au quotidien (difficultés de circulation, saleté, bruit, agressions verbales, voire physiques…), et qui sont demandeurs de tranquillité publique. Leur point de vue consiste à mettre en avant leur droit à un environnement apaisé, leur statut de résidents de quartiers populaires ne justifiant pas qu’ils soient traités différemment des habitants de quartiers plus huppés de l’agglomération parisienne. Le discours selon lequel la police et la mairie « ne font rien » ou « s’en fichent » a été entendu de façon récurrente sur au moins deux sites explorés. Le fait que des municipalités marquées à gauche, voire très à gauche, aient « laissé la situation dégénérer » ou « minimisent les problèmes » a créé une fracture avec une partie de leur électorat, qui a par ailleurs été négativement marqué par les mobilisations de militants d’ultragauche en faveur des vendeurs. Une habitante de l’un des points concernés témoigne : « Ils sont de gauche à la mairie et ils ont peur de se faire traiter de racistes ou qu’on leur reproche de faire une politique sécuritaire proche du FN. Je suis profondément de gauche, depuis que je suis ado. Mais entre être de gauche et la réalité des hommes politiques… Mes idées et convictions sont à gauche, mais je ne peux plus voter pour eux. […] Un jour, on décide de faire une fête devant notre porte pour montrer qu’on ne se laisse pas faire [face aux trafics et au harcèlement de rue], mais on voulait un truc festif. On a fait ça le soir, vingt gauchistes nous ont cherché la merde, nous ont traités de fachos, ils ont cherché la bagarre. […]. Et puis il y a eu des bruits qui ont couru dans l’école de ma fille, comme quoi on était racistes, fachos. C’était dingue. […] Leurs affiches sont tellement violentes. Ils me voient comme une bourgeoise, alors que je suis une précaire vivant dans vingt mètres carrés66. »
De l’autre côté, on a des forces de l’ordre et des municipalités souvent parfaitement conscientes des désagréments que subissent ces habitants mais qui ne disposent pas des moyens matériels et/ou juridiques pour y remédier, en tout cas à court terme. Les observations et les entretiens auprès des pouvoirs publics, locaux comme nationaux, ne permettent pas d’accréditer l’idée d’une quelconque indifférence. En dehors des difficultés matérielles et juridiques, l’autre limite est que lesdits pouvoirs publics ont un éventail très large de problèmes à gérer, qu’ils relèvent de la sécurité, de la tranquillité, de l’économique et du social ou de l’infrastructure (équipements, voirie…). La vente à la sauvette n’est qu’une difficulté parmi d’autres, et elle est moins grave pénalement parlant que des infractions liées aux stupéfiants ou des vols avec violence.
Ce sont deux visions souvent incompatibles qui sont face à face : une logique axée sur les nuisances quotidiennes et l’incompréhension devant ce qui est perçu comme une impuissance des pouvoirs publics67 contre une logique institutionnelle, qui se fonde sur la gravité des faits selon les termes du code pénal, la probabilité (faible en l’occurrence) de les voir réprimés et les ressources mobilisables pour y remédier. Un responsable de la DSPAP résume cette incompréhension face à une demande de la population qui lui semble excessive, voire parfois impossible à satisfaire ou même illégitime : « [Les réunions], c’est un espace d’expression pour les riverains, ils critiquent de plus en plus, ils disent que rien ne change alors qu’il y a des choses qui vont mieux. […] Plus on amène de réponses, plus on est gentils, plus ils nous demandent de choses. Je veux bien faire du contact, de la proximité, mais à un moment ils nous pompent l’air. Ils ne comprennent pas que les délinquants reviennent toujours, on ne va pas mettre un vendeur de clopes en prison pour une durée longue. […] Ça se heurte aux limites légales et réglementaires. Ils nous disent : “Vous n’avez qu’à les prendre et les mettre ailleurs.” Sauf qu’on a le droit de stagner où on veut sur la voie publique, il y a la liberté d’aller et venir. Il y a certains avec lesquels on développe plus de contacts. C’est l’émotionnel qui prime, mais ce qu’ils vivent est vrai, ils sont dans un besoin urgent de normalisation. La surenchère de pétitions, je n’en parle même plus aux effectifs, ça les décourage et c’est contre-productif68. » Rappelons ce qui a été dit plus haut : il est question dans cette citation d’un arrondissement, le XVIIIe, où les mobilisations associatives sont fortes et où l’État et la Ville ont été condamnés pour rupture d’égalité par rapport aux problèmes de sécurité et de salubrité, suite à une procédure devant la justice administrative lancée par l’association « La Vie Dejean ».
Les solutions envisageables
Sur le ressort territorial de l’aéroport, il ne semble pas exister de modalités formalisées d’échange d’informations entre le service de la douane, la police aux frontières et les équipes de police judiciaire de Seine-Saint-Denis.
On voit que cette approche propose un traitement douanier du phénomène mais ne prévoit pas explicitement de travail d’identification et de démantèlement de réseaux.
L’étude de la question du commerce illicite sur la voie publique dans l’agglomération parisienne, des politiques publiques pour le juguler et des limites de ces dernières conduit nécessairement à réfléchir à des solutions alternatives, qui ont été évoquées et travaillées avec les acteurs rencontrés lors de l’enquête de terrain : accentuer les pouvoirs des acteurs de la lutte contre le commerce illicite, faire de la lutte contre le commerce illicite une priorité d’action publique, renforcer l’action en direction des protagonistes, agir sur les perceptions du public.
a) Accentuer les pouvoirs des acteurs de la lutte contre le commerce illicite
Donner aux policiers les pouvoirs des douaniers
Une compétence parfois réclamée, ou du moins suggérée par certains membres de la police nationale, est l’octroi à ses agents du pouvoir de transaction dont disposent les douaniers, en assermentant des agents pour cette action spécifique. L’avantage serait la possibilité de saisir le numéraire détenu par les vendeurs, en ajustant le montant de l’amende en fonction de la somme trouvée sur ces derniers. Encore une fois, l’argument est de « frapper au portefeuille » et, de ce fait, de pouvoir augmenter le coût du commerce illicite pour ses acteurs, tout en prononçant une sanction immédiate. Une réserve peut être formulée : cette méthode étant appliquée lors des opérations douanières menées sur les sites concernés par l’étude, les vendeurs se sont adaptés en cachant les sommes récoltées ou en les remettant à un complice, de façon à ne jamais se trouver en possession de quantités d’argent liquide trop importantes. Une autre objection a été formulée par certains policiers eux-mêmes : les risques de dérapage ou la suspicion qu’engendrerait cette nouvelle pratique par rapport à la saisie de sommes en liquide par les forces de l’ordre.
Développer l’investigation et renforcer les liens avec la voie publique
La lassitude des effectifs de voie publique est l’un des principaux enseignements de cette étude, qui montre à quel point ils se sentent inutiles et impuissants dans la lutte contre le commerce illicite sur la voie publique. Si cette stratégie de l’occupation de la voie publique n’est pas dénuée d’efficacité, comme en attestent certains sites qui ont connu une amélioration en termes de physionomie de voie publique (porte Montmartre, Château-Rouge…), elle est très consommatrice en effectifs et épuise souvent ces derniers, qui ont l’impression de traiter le problème uniquement en surface. L’autre leçon est la relative déconnexion entre ces équipages de sécurité quotidienne et les services d’investigation, dont l’approche par la lutte contre les réseaux semble assurément la plus féconde.
Deux marges d’amélioration semblent ici se dégager. La première est une plus grande synergie entre ces deux échelons opérationnels. En consultant les effectifs de voie publique, qui ont souvent une connaissance très fine de leurs zones d’intervention, les services d’investigation récupéreraient sans doute des informations potentiellement utiles dans l’identification et la compréhension des vendeurs. À l’inverse, ces mêmes effectifs de voie publique se sentiraient sans doute valorisés en étant consultés et pourraient voir par eux-mêmes que l’action policière n’est pas dénuée d’inefficacité face à ces phénomènes de commerce illicite, dont ils ne perçoivent que la partie émergée. La seconde porte sur l’investigation elle-même. L’étude de terrain semble montrer à ce stade que les grandes unités de police judiciaire (en tout cas à l’échelle parisienne) ne travaillent pas sur d’éventuelles grandes filières d’importation, l’attention étant portée sur l’immigration illégale. Un focus sur la criminalité organisée en tant que telle qui se cache éventuellement derrière tout ceci aurait pour vertu d’affecter de façon plus significative l’approvisionnement et donc tarir les trafics à la source.
Élargir les pouvoirs de la DPSP
Les effectifs de la DPSP disposent d’une bonne capacité de couverture du terrain. Ils effectuent des maraudes en coordination avec d’autres services (notamment police nationale, et propreté) et sont en capacité d’agir sur le phénomène de vente sauvette. Leurs compétences ne leur permettent pas néanmoins pas de réaliser des saisies au-delà des actes d’abandon. Une possibilité pour eux de verbaliser et de saisir la marchandise des vendeurs permettrait d’accroître l’action contre le commerce illicite.
b) Faire de la lutte contre le commerce illicite une priorité d’action publique
Comptabiliser le phénomène
Enfin, afin de mieux lutter contre un problème, il faut l’évaluer correctement. Aujourd’hui, il est difficile de quantifier véritablement ce que représente ce type de contentieux, qui rentre dans la catégorie plus globale des infractions économiques et financières, et ne peut être extrait en tant que tel des statistiques policières ou judiciaires. La mise en place d’indicateurs sur le nombre d’affaires et les saisies aurait un impact sur la perception du problème et sur l’action des pouvoirs publics. Il serait ainsi utile de pouvoir comptabiliser, de manière uniformisée entre les circonscriptions de sécurité, le nombre de saisies, le volume de marchandises, leur valeur estimée, leur provenance supposée, le type d’objets saisis (contrebande, contrefaçon, etc.).
Installer des pilotages national et local de la lutte contre le commerce illicite
Le présent travail a montré à quel point le commerce illicite, en particulier de cigarettes, était au croisement de différentes compétences détenues par des acteurs qui ne se coordonnent pas forcément. Le suivi comptable doit déboucher sur un meilleur pilotage de la lutte contre cette problématique, qui ne peut passer que par un portage politique. Cela va dans le sens des annonces du ministre de l’Action et des Comptes publics le 16 mars dernier, en marge de la signature d’un accord de coopération dans la lutte contre la contrebande de produits du tabac avec la principauté d’Andorre, qui a demandé une implication de la douane, mais aussi de la police et de la gendarmerie dans cette question. Ce pilotage et cette coordination passeraient par la création d’une cellule opérationnelle associant les services du ministère de l’Intérieur (PP, DGPN, DGGN), de Bercy (douane) et de la Chancellerie (parquet), qui chapeauterait la politique de lutte contre le commerce illicite au niveau national, en lui donnant un caractère plus cohérent, notamment en faisant en sorte que la saisie de cartouches aux points d’entrée sur le territoire ne fasse pas seulement l’objet d’amendes douanières mais alimente également des enquêtes judiciaires. Cette impulsion trouverait son pendant au niveau local via des cellules de coordination à l’échelle de communes, de quartiers ou de groupes de quartiers, à l’instar de ce qui a été mis en place depuis quelques mois dans la ZSP 10/18, qui semble constituer une bonne pratique d’action transversale associant la population à la définition d’une politique locale de sécurité et de tranquillité publique. Ces cellules auraient également un rôle de collecte des données relatives au commerce illicite, permettant de dresser un tableau local et national (par agrégation des données locales) de la situation.
c) Renforcer l’action en direction des protagonistes Limiter les quantités importables depuis l’étranger
Une autre façon d’appréhender le phénomène est de l’attaquer à la source, en agissant sur l’approvisionnement des revendeurs. On a vu qu’une bonne partie de cet approvisionnement provient de particuliers ou de personnel navigant commercial amenant sur le territoire national des cartouches de cigarettes en vertu des tolérances octroyées aux voyageurs ou résidents frontaliers, ce qui génère une multitude de micro trafics, notamment via l’aéroport de ParisCharles-de-Gaulle69. Une modification de ces quantités autorisées permettrait de limiter au moins en partie le flux de cartouches ramenées depuis l’étranger puis vendues dans l’espace public francilien. C’est le sens d’un amendement au projet de loi sur la fraude fiscale défendu le 3 juillet au Sénat par le ministre de l’Action et des Comptes publics, qui instaure une tolérance zéro pour tout dépassement des quantités de produits issus du tabac qu’un particulier est autorisé à ramener de l’étranger pour sa consommation personnelle70. Une évaluation de la mise en œuvre de cette mesure et de son efficacité devra être menée dans les mois à venir.
Forfaitiser
La forfaitisation de cette infraction a été mise en avant dans la présentation de la police de sécurité du quotidien, dont le dispositif a été présenté en février dernier par le ministre de l’Intérieur, au même titre que les vols à l’étalage, l’usage de stupéfiants et l’outrage sexiste, dans le but de rendre les sanctions de ces délits plus effectifs. Le principe est celui de la fixation d’une amende dont le montant est standardisé (il peut être minoré en cas de paiement rapide ou, au contraire, majoré si le paiement intervient tardivement), ce qui garantit une sanction immédiate et automatique, à l’instar de ce qui se pratique massivement pour les contentieux routiers (les quatre premières catégories de contraventions sont concernées). Néanmoins, on peut raisonnablement émettre une réserve majeure, à savoir qu’elle se heurtera, comme tous les autres types de sanction, au problème de l’identification et de la solvabilité des auteurs d’infractions.
Sanctionner le client
C’est là l’une des principales réflexions portées souvent par les policiers nationaux de voie publique ou leurs responsables eux-mêmes : la pénalisation des vendeurs étant à peu près inopérante de leur point de vue pour toutes les raisons expliquées précédemment (difficultés d’identification, faibles conséquences pénales, insolvabilité), il conviendrait d’attaquer le phénomène par l’autre bout, à savoir par la demande. Selon plusieurs policiers, même si cette solution ne les réjouit pas forcément outre mesure car il s’agirait parfois de pénaliser des publics peu favorisés économiquement qui tentent d’acquérir un produit dont les tarifs ne cessent d’augmenter, il serait donc plus dissuasif de frapper au portefeuille des acheteurs à l’aide d’une amende élevée, dans un contexte où le recours à d’autres produits ou services est également pénalisé (stupéfiants, prostitution). Une amende permettrait de sanctionner de façon immédiate, avec un risque moindre d’être confronté à des personnes non identifiables, avec une relative facilité à caractériser l’infraction : l’achat d’un paquet de cigarettes sur un trottoir est effectivement plus aisé à observer et constater que l’achat de prestations sexuelles, par exemple (ce dernier élément constituant l’une des principales limites de la pénalisation des clients de prostituées). Il est à noter que les services de la douane détiennent ce pouvoir de sanctionner l’acquisition illicite de marchandises fortement taxées, mais ne sont évidemment pas sur le terrain, au contact du public de façon aussi permanente que la police. Il faudrait donc créer une nouvelle infraction d’achat de produits du tabac illicites dans le Code pénal.
Dans le cas de la forfaitisation comme dans celle de la pénalisation du client, la vidéo pourra servir d’élément de preuve facilitant la mise en œuvre de la sanction.
d) Agir sur les perceptions du public
Communiquer sur le manque à gagner fiscal
La dimension financière du commerce illicite est essentielle : manque à gagner pour les fabricants, concurrence déloyale pour les commerçants soumis à une série d’obligations réglementaires, sociales et fiscales, perte sèche pour les comptes de l’État et des organismes sociaux. Le public, notamment les acheteurs potentiels, doit avoir conscience qu’il s’agit au final d’une pénalisation économique significative de la collectivité. Un certain nombre de messages et de chiffres forts doivent être diffusés pour une prise de conscience de ce que pourrait représenter concrètement l’argent de l’économie parallèle s’il était investi dans des services publics, surtout dans un contexte d’assèchement des ressources publiques et de lutte contre les déficits publics.
Construire un argumentaire montrant la corrélation entre le développement du commerce illicite et le processus de perte de contrôle d’un territoire
Les différents terrains, en particulier La Chapelle et la gare de Saint-Denis, montrent à quel point l’installation du commerce illicite sur un territoire révèle, voire initie un processus de perte progressive de contrôle d’un territoire. Il précède ou accompagne une dégradation de la qualité de vie pour les riverains, ainsi que l’escalade vers des phénomènes plus graves (harcèlement, rixes entre vendeurs, vols à la tire…). L’étude montre que, d’abord isolés, les étals ou points de vente illicites ont tendance à essaimer si la puissance publique ne réagit pas, envoyant ainsi une forme de signal à des trafiquants et délinquants plus aguerris qu’un espace n’est pas tenu par les garants de l’ordre public. Là encore, des messages clairs doivent être diffusés auprès du grand public sur le fait que, loin d’être un phénomène en apparence anodin, il s’inscrit dans une problématique plus globale de maîtrise d’un certain nombre de territoires par la puissance publique et d’égalité des citoyens devant la loi.
Renforcer le message de prévention lié à la nocivité et à l’impact systémique de la consommation des cigarettes de contrefaçon et de contrebande
Introduites de façon clandestine sur le territoire national, les cigarettes du commerce illicite ne présentent aucune garantie de composition. Qu’elles soient de contrefaçon ou destinées à des marchés situés hors de l’Union européenne, elles ne correspondent pas aux normes françaises, présentant deux effets pour le consommateur.
Le premier effet, qui touche directement le consommateur, concerne la nocivité de ces produits, dont la composition ne répond pas aux normes du marché légal du tabac, élevant les risques sur la santé.
Le second effet concerne la responsabilité que l’acheteur de tabac illicite peut avoir à entretenir un réseau de revente, susceptible de fonctionner avec les mécanismes de l’économie souterraine (entretien de réseaux criminels, blanchiment d’argent sale, soutien de filières d’immigration clandestine…).
Conclusion
On a pu voir que le commerce illicite, en particulier celui de produits du tabac, se trouve à l’interstice entre les compétences de nombreux acteurs : la police de voie publique a de nombreuses autres problématiques à gérer, la police judiciaire et le parquet se basent avant tout sur la gravité des infractions selon les termes du Code pénal, les polices municipales ne disposent pas de pouvoirs juridiques suffisants et les services douaniers s’intéressent avant tout à la saisie de quantités importantes. On a pu montrer par ailleurs la fatigue que génère le commerce illicite sur la voie publique, à la fois chez les riverains et chez les agents de voie publique chargés de le gérer au quotidien. C’est ainsi qu’il faut de nouveaux outils pratiques et juridiques, qui nécessitent tous une volonté forte des pouvoirs publics, et donc au préalable une prise de conscience et une évaluation du problème.
L’impact sur la vie quotidienne des résidents des quartiers concernés, l’enjeu de santé publique et les pertes financières pour l’État et les buralistes sont autant de raisons de s’y atteler. L’augmentation constante du prix des cigarettes (avec un paquet bientôt à 10 euros, soit environ le prix d’une cartouche dans certains pays) fait craindre que le problème s’aggrave pour ce qui concerne le commerce illicite de produits du tabac, qui a par ailleurs également tendance à s’effectuer sur Internet, sous le comptoir dans des commerces licites (épiceries, bars…) ou même dans des immeubles privés.
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