Complexité. Critique d'une idéologie contemporaine
Introduction
La complexité : une idéologie qui ne dit pas son nom
L’inflation sémantique de la complexité
De la méthode à l’idéologie
Les effets pervers de l’idéologie de la complexité
La complexité, refuge de l’ignorance
La complexité, prétexte à l’inaction
La complexité à la source du désarroi climatique ?
Vertus de la simplicité, nécessité du « crucial »
Réapprendre à voir le simple
Éloge de la simplification
Retrouver le sens du crucial
Résumé
Le paradigme de la complexité a désormais envahi l’ensemble de nos discours et de nos représentations du réel. Aucune situation n’échappe plus à ce présupposé : « c’est complexe ». Or ce filtre posé sur le monde n’a rien de neutre. Il altère nos capacités de compréhension, de décision et d’action, comme il entame notre sens des responsabilités.
Proposant de voir le modèle de la « pensée complexe », promu notamment par le sociologue Edgar Morin, comme une idéologie contemporaine, cette note en explore les ramifications sémantiques, les présupposés théoriques et les conséquences pratiques.
Pour sortir de l’ornière dans laquelle cette nouvelle pensée unique nous enferme, d’autres voies sont explorées, notamment celle qui consiste à retrouver le sens du « crucial ».
Sophie Chassat,
Philosophe, associée fondatrice de Wemean, administratrice de sociétés, membre du conseil de surveillance de la Fondation pour l’innovation politique.
De la transition écologique à l'écologie administrée, une dérive politique
Changements de paradigme
Ne gaspillons pas une crise
L'individu contre l'étatisme
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Pour la croissance, la débureaucratisation par la confiance
La compétence morale du peuple
Source :
Ramon Casas (1866–1932), Jeune Décadente, 1899.
Musée de Montserrat, Monistrol de Montserrat, Espagne.
Introduction
Edgar Morin, La Complexité humaine, Flammarion, 1994.
Publié en 1990, le livre d’Edgar Morin, Introduction à la pensée complexe, rééditions au Seuil, 2005, présente les grands principes de la pensée complexe.
Voir « La « post-vérité », nouvelle grille de lecture du politique », Letemps.ch, 18 novembre 2016.
« En 1972, le météorologue Edward Lorenz fait une conférence à l’American Association for the Advancement of Science intitulée : « Predictability: Does the Flap of a Butterfly’s Wings in Brazil Set off a Tornado in Texas? », qui se traduit en français par : « Prédictibilité : le battement d’ailes d’un papillon au Brésil peut-il provoquer une tornade au Texas ? » ».
Edgar Morin, La Méthode, Éditions du Seuil ; la publication des six volumes de La Méthode s’est échelonnée entre 1977 et 2006.
« Comme tout ce qui est vivant, les idées ont toujours besoin d’être régénérées, re-générées, pour conserver leur intégralité et leur vitalité1. » Edgar Morin ne croit pas si bien dire. Lui qui exhorte depuis un demi-siècle nos sociétés occidentales à ouvrir les yeux sur la complexité du monde, a vu cette idée se diffuser si efficacement que son paradigme de « la pensée complexe »2 a désormais tout envahi.
La sémantique que nous utilisons chaque jour en témoigne : rien qui ne soit devenu « systémique », « hybride », « global », « liquide » voire « gazeux », qu’il s’agisse du champ politique ou de celui des entreprises, du domaine des sciences ou de l’espace médiatique, miroir comme faiseur de l’opinion publique. Où que nous tournions nos regards, le monde de la volatilité, de l’incertain, de la complexité, de l’ambiguïté (Volatility, Uncertainty, Complexity and Ambiguity, exprimé sous l’acronyme VUCA), s’impose désormais comme notre horizon ultime, définitif.
D’idée fertile, qui a permis aux sociétés humaines de progresser dans leur compréhension d’elles-mêmes et du monde qui les entoure, la complexité s’est peu à peu muée en idéologie. Désormais indiscutable et indiscuté, le dogme de la complexité est devenu le présupposé de toutes nos réflexions et actions.
S’il a eu son utilité pour penser le XXe siècle – et notamment contrer des idéologies réductrices et destructrices –, il n’est plus l’outil conceptuel qu’il nous faut pour agir au XXIe siècle. C’est que, appliqué à toute situation, le dogme de la complexité nous fait perdre en compréhension, en potentiel d’action et en responsabilité.
Perte de compréhension, d’abord, et donc de capacité de décision, car il impose une représentation baroque du monde où tout est enchevêtré, incertain et intrinsèquement contradictoire. Renvoyant la recherche de la vérité à une approche mutilante du réel, il encourage le relativisme et accentue les travers de l’ère de la post-vérité3.
Perte d’action, ensuite, car à partir du moment où tout est complexe, comment ne pas céder à la panique et à la paralysie ? Par où commencer si, dès lors qu’on bouge le petit doigt, on peut déclencher une catastrophe à l’autre bout du monde, par « effet papillon »4 ? Notre désarroi climatique tient en partie à cette représentation du problème.
« C’est complexe » devient enfin bien vite une formule d’excuse pour ne pas agir. Alors que l’état actuel du monde exige que nous nous engagions plus que jamais, nous assistons aujourd’hui à un phénomène de grand désengagement, perceptible dans la sphère civile comme sur le terrain des entreprises. Renvoyant à des effets de systèmes, le dogme de la complexité déresponsabilise les individus : le monde est si complexe, tout est à ce point systémique, qu’« à quoi bon » agir ?
Autant d’effets pervers et délétères qui se retournent contre l’esprit humaniste de la « méthode » originelle d’Edgar Morin 5. Aujourd’hui, la complexité n’est plus un concept libérateur. Elle est devenue un concept inhibant, qui appelle à être dépassé.
Il s’agit donc de montrer les limites de la pensée complexe et de rappeler les vertus de la simplicité, voire de la simplification. Mais le retour au simple ne peut être le fin mot de notre rapport au monde contemporain. Nous entrons désormais dans l’ère du « crucial » car nous sommes aujourd’hui « à la croisée des chemins » : nous avons des défis à relever, des combats à mener, des décisions à prendre. L’heure est venue de trancher.
La complexité : une idéologie qui ne dit pas son nom
Emprunté au latin complexus (désignant ce qui est tissé ensemble), participe passé du verbe complectere (assembler, embrasser), le « complexe » caractérise un tissu composé d’éléments divers et imbriqués.
Mais le tissu a fini par devenir une toile arachnéenne, captant tous nos discours, nos pratiques – nos complexes, pour reprendre le mot devenu substantif en psychologie –, au point d’en devenir le seul horizon. Car la complexité est désormais un lieu commun, le présupposé de la plupart de nos représentations du monde, pire : un dogme, soit un principe incontesté et incontestable. Servie par tout un ensemble de notions qui font système et s’autoalimentent pour asseoir une vision du monde qui prolifère, telle une pensée unique (le comble pour une doctrine de la complexité), l’idée s’est muée en une idéologie qui ne dit pas son nom.
L’inflation sémantique de la complexité
Alain Pérez, « Bienvenue dans un monde complexe », Les Échos, 28 novembre 2002.
Éric Bertin, Olivier Gandrillon, Guillaume Beslon, Sebastian Grauwin, Pablo Jensen, Nicolas Schabanel, «Les complexités: point de vue d’un institut des systèmes complexes», in Hermès, La Revue, 2011/2 (n° 60). La théorisation de la complexité doit beaucoup au domaine militaire, une origine loin d’être neutre. Se représenter le monde comme un terrain de bataille est une représentation possible, mais – on en conviendra – non anodine.
Daniel Durand, La systémique, Que sais-je ?, 1979-2021.
Ferdinand de Saussure, 1931 (cité par Durand), ibid.
Pauline Verge, «Une étudiante obtient 18 à son mémoire sur « la méta-complexité chez Emmanuel Macron » », Le Figaro Étudiant, 16 janvier 2019.
Muriel Jasor, « Toujours plus de rencontres pour phosphorer entre leaders sur des sujets complexes », Les Échos, 24 novembre 2022.
Mickaël Réault, « Devenir une entreprise vivante pour faire face à la complexité et l’incertitude », Forbes.fr, 8 janvier 2021.
IBM Global CEO Study, « Tirer parti de la complexité », 2010. Cette étude est la quatrième publication de la série bisannuelle « IBM Global CEO Study » dirigée par l’IBM Institute for Business Value et par IBM Strategy & Change.
« Par exemple, plus il y a de volatilité, plus un système change vite et plus il peut devenir rapidement complexe et imprévisible et donc… ambigu. Et vice-versa ou le contraire. » (Benjamin Chaminade, « VUCA, Management de la Complexité », benjaminchaminade.com, 1er février 2021).
Nassim Taleb, Le Cygne noir : La puissance de l’imprévisible, Les Belles Lettres, 2012.
Voir par exemple Julia Posca, William Mansour, «Qu’est-ce que le racisme systémique?», IRIS, 4 juin 2020 ; Ariane Nicolas, « Racisme systémique : mais de quel « système » parle-t-on ? », Philosophie Magazine, 16 avril 2021 ; Fabrice Dhume, « Du racisme institutionnel à la discrimination systémique. Reformuler l’approche critique », Migrations Société, 2016/1 (N° 163), p. 33-46.
Voir par exemple Camille Zimmermann, «Petit précis de culture du viol (et autres évidences troubles) », Nouvel Obs, 22 décembre 2017 ; Véronique Nahoum-Grappe, « Culture contemporaine du viol », Communications, 2019/1 (n°104) ; cf. Jérôme Blanchet-Gravel, « L’invention de la culture du viol », Causeur, 18 janvier 2018.
« Risque systémique », La Finance pour tous, 27 novembre 2019.
Voir plus loin, partie III, 3 : « Le complexe à la source du désarroi climatique ? ».
Du « soutien multiforme » pour faire face à la « crise multiforme » du monde, de la démocratie, de l’hôpital, du Sahel…, à la « gouvernance multi-acteurs » dans les sphères privée et publique, en passant par les « évaluations multisource » et la reconnaissance des « multipotentiels » dans le monde professionnel.
Gabrielle Halpern, Tous centaures ! Éloge de l’hybridation, Le Pommier, 2020.
Robert Maggiori, « Zygmunt Bauman, il avait vu la « société liquide » », Libération, 11 janvier 2017.
Solenn de Royer, « Emmanuel Macron, président “liquide” au cœur d’une campagne fantôme », Le Monde, 8 mars 2022.
« Bienvenue dans un monde complexe »6
La cause est entendue. Avec la globalisation du monde, la multiplication exponentielle des flux de personnes, de biens et d’informations sous l’effet conjugué de la mondialisation des échanges économiques et de l’accélération technologique, l’internationalisation de l’espace politique, l’autonomisation de l’individu par rapport au collectif, ou encore la prise de conscience environnementale, nos sociétés contemporaines ont basculé dans l’ère de la « complexité ».
Promu à partir des années 1970 avec la montée en puissance des sciences de la complexité aux États-Unis puis en Europe, ce concept doit beaucoup à la théorie des systèmes qui se développe alors depuis deux décennies. Avec l’avènement des ordinateurs naissent outre-Atlantique des disciplines comme la recherche opérationnelle, la théorie des jeux et la cybernétique (la science de la machine développée par Norbert Wiener), fruit d’une collaboration nouvelle entre physiciens, mathématiciens et ingénieurs qui, s’appuyant sur la modélisation informatique, cherchent alors à optimiser l’efficacité des opérations militaires7. De leurs recherches émerge un outil conceptuel nouveau, capable d’aider à résoudre des problèmes complexes dans les domaines les plus divers : de la création d’instruments de guidage de tir aérien à la compréhension du fonctionnement du cerveau humain, en passant par la conduite de grandes organisations industrielles – les fameux « complexes industriels » – et la fabrication des premiers gros ordinateurs8. La notion structuraliste de « système », réactualisée par le biologiste Ludwig von Bertalanffy, s’impose alors pour désigner « une totalité organisée, faite d’éléments solidaires ne pouvant être définis que les uns par rapport aux autres en fonction de leur place dans cette totalité »9 et étant, selon les termes d’Edgar Morin, en « interrelations mutuelles ». Avec Edgar Morin, la sociologie s’empare de cet outil pour appréhender la société comme imbrication de systèmes multiples (social, culturel, économique, politique…).
Interaction, globalité, organisation et complexité deviennent ainsi les quatre concepts fondamentaux d’une notion tentaculaire qui, progressivement, s’étend de la vision mécaniste de l’ingénierie et de la physique au monde biologique et social.
De la nuée des étourneaux aux soubresauts d’un cours de Bourse, des addictions humaines à la vie d’une cellule, de l’apparition d’un tremblement de terre à la formation d’un embouteillage, il s’agit désormais d’étudier, dans le tissu du monde phénoménal, ces totalités organisées qui sont « plus que la somme de leurs parties » et où s’échangent constamment des informations favorisant l’émergence d’effets imprévisibles a priori. Organismes vivants, sociétés humaines, organisations politiques et économiques sont autant de « systèmes complexes » qui deviennent dès lors des objets fétiches de la science contemporaine.
Forcément, plus les éléments constitutifs et les interactions de ces ensembles se multiplient, plus la réalité dont ils forment les mailles apparaît comme complexe. De ce point de vue, notre monde ne pouvait que se complexifier à mesure qu’il se connectait et, surtout, que nous progressions dans sa compréhension, que nous avions davantage de paramètres à prendre en compte – et d’informations auxquelles accéder – pour toujours mieux l’appréhender. Le biais est inévitable : mieux nous connaissons le monde, plus il nous semble difficile à embrasser. La complexité est notre ligne d’horizon, celle qui fuit toujours plus loin à mesure que nous l’approchons.
Le vocabulaire du complexe a dès lors envahi notre rhétorique quotidienne pour exprimer notre rapport à ce réel augmenté, pour ne pas dire saturé d’informations et de connexions. Cette inflation sémantique a fini par vider le concept de son sens originel.
Le champ du politique est particulièrement concerné, situé qu’il est au carrefour de la géographie et de la culture, de l’économie et de la démographie, du collectif et de l’individuel, de l’universel et du particulier, du global et du local, en des temps où les sociétés se pluralisent et le cadre de l’État-nation est fragilisé. Plus un discours politique qui ne déplore la complexité des rapports entre échelles municipales, intercommunales, départementales, régionales, nationales, européennes et internationales, la complexité croissante de l’action diplomatique, des missions de nos armées en temps de guerre hybride, de la lutte contre le changement climatique, des enjeux d’une politique de santé publique, d’une réforme des retraites, de la gestion de l’après « #metoo », sans parler de la complexité administrative française. L’appliquant à tous les sujets, le discours d’Emmanuel Macron aux préfets le 15 septembre 2022 est caractéristique de cette invasion de la complexité dans le discours politique contemporain : du « sujet de l’enfance politique publique ô combien complexe, parce qu’elle a été souvent éclatée […] entre l’autorité judiciaire, les départements, les administrations », le président français passe à « ces grandes transitions numériques, démographiques, climatiques » qui « sont d’une telle complexité et sont si intriquées qu’elles imposent de mettre autour de la table des acteurs qui, jusqu’alors, parlaient de manière séparée », puis à « un modèle qui accumule une série de complexité et de protections qui rend la France très décalée par rapport à ses voisins », avant d’aborder « la complexité » des dossiers entre les mains des magistrats, « la complexité administrative qui est la nôtre », enfin le système de santé « devenu trop lourd, trop complexe pour penser des réponses uniformisées au niveau national ». Rien d’étonnant à ce qu’une étudiante de l’université Paris Descartes ait consacré en 2019 son mémoire d’expertise en sémiologie et communication à « La méta-complexité chez Emmanuel Macron : une forme de vie partagée entre la complexité, la dualité et la neutralité »10.
Il faut voir aussi l’appétit avec lequel le monde économique multiplie depuis quelques années les « rencontres pour phosphorer entre leaders sur des sujets complexes », répondant à « un besoin croissant pour eux, dans un monde aussi bousculé et imprévisible que le nôtre, de saisir l’occasion de réfléchir à plusieurs sur les sujets d’actualité les plus épineux »11. Ou l’intérêt des entreprises pour le « management de la complexité », qui seul permettrait de survivre et se développer au cœur d’un XXIe siècle « riche en challenges et empreint d’une incertitude grandissante », d’un monde « engagé dans un mouvement complexe et en perpétuelle accélération »12.
Dans l’entreprise, la complexité est ainsi devenue l’axiome de tout discours, que ce soit sur l’innovation, les ressources humaines, les modes d’organisation ou sur l’entreprise elle-même. Une étude de l’IBM Institute for Business Value et IBM Strategy & Change13, qui revendique s’appuyer sur des entretiens avec plus de 1 500 dirigeants à travers le monde, reflète bien cette vampirisation du monde économique par la pensée complexe. En effet, il est un truisme que nous évoluons dans « un système mondial de systèmes » (Samuel J. Palmisano, Président et président-directeur général d’IBM Corporation), que les dirigeants doivent désormais composer avec « un monde [non] linéaire » (Julian Segal, président-directeur général de Caltex Australia Limited), et que la complexité est « un catalyseur et un accélérateur favorisant l’innovation » (Juan Ramon Alaix, Président de Pfizer Animal Health).
Enfin, la complexité est devenue mainstream, le terme étant désormais utilisé par tout un chacun pour désigner potentiellement n’importe quel sujet. Le discours médiatique en est le reflet évident. Ainsi, quand les uns menacent, lors d’une grève dans le secteur énergétique, que « si les employeurs ne donnent pas satisfaction, l’hiver sera très complexe », d’autres évoquent le « complexe tri des bagages » à l’aéroport de Roissy, d’autres encore « un débat complexe » aux assises « sur le mobile d’une femme accusée de meurtre par conjoint », un feu « hors norme par sa vitesse, son ampleur et sa complexité », quand il ne s’agit pas de « la complexité d’entraîner le PSG ». Les grands sujets d’actualité ne sont pas en reste : après la pandémie de la Covid-19, les médias ont retrouvé avec l’invasion de l’Ukraine par la Russie assez d’« éléments de complexité » pour nourrir l’info en continu : « complexité de ce qui se passe dans la tête de Vladimir Poutine », « construction complexe de l’identité ukrainienne », enjeu d’une négociation « plus complexe que jamais » sous la menace d’une Troisième Guerre mondiale nucléaire, « complexité du phénomène de la désinformation », crise énergétique provoquant un « choc d’une ampleur et d’une complexité sans précédent ». Il ne s’agit pas de nier les difficultés auxquelles nous confrontent de telles situations, mais d’interroger l’usage constant du vocabulaire de la complexité pour les décrire. À insister sur la complexité d’un événement, on en oublie la simplicité brutale du rapport de force comme l’inscription de tels événements dans la longue histoire de l’humanité : les invasions du passé étaient-elles moins complexes que celles d’aujourd’hui ?
Les mots de la complexité en réseau
C’est que, dans ce monde où la complexité est devenue non seulement un lieu commun, mais l’unique horizon de représentation des phénomènes, tout un ensemble de mots y renvoient, s’appelant les uns les autres et devenant finalement interchangeables – ce qu’on peut voir aussi comme un symptôme de notre paresse intellectuelle croissante, qui nous amène à nous exprimer toujours davantage par mots-clés et nuages de mots.
À lui seul, l’acronyme VUCA fait système. Introduit par l’armée américaine dans les années 1990 pour décrire le monde post-soviétique, où le multilatéralisme a remplacé la binarité de la guerre froide, le VUCA est devenu à partir des années 2000 un prêt-à-penser pour les organisations soucieuses de décrire le « nouvel environnement » dans lequel elles doivent évoluer. Un environnement décrit par la « volatilité » (volatility) des marchés, des données et du comportement client, sous l’effet conjugué de la mondialisation de l’économie, de la sophistication technologique et des aléas géopolitiques ou climatiques ; par l’« incertitude » (uncertainty) liée à cette volatilité multiforme et à l’asymétrie d’information qui se développe entre acteurs dans un contexte de forte concurrence ; par la « complexité » (complexity) résultant de la multiplication des lois et des normes, des sources d’information comme des parties prenantes qu’il s’agit désormais de prendre en compte ; enfin, par l’« ambiguïté » (ambiguity), face à l’accumulation d’informations contradictoires et la confusion des rôles et responsabilités dans des organisations de plus en plus transversales. Le réseau sémantique du VUCA a notamment envahi les entreprises.
Dans le nouveau monde VUCA, les concepts sont interconnectés et interdépendants : « si un élément change, tous les autres aussi »14. Après la crise financière de 2008, le choc du Brexit en 2016 et avant l’invasion de l’Ukraine, la pandémie de la Covid-19 a conforté les amateurs de cet acronyme fourre-tout devenu boussole (mais quelle sorte de boussole est-ce donc quand il n’y a plus de pôle stable ?) dans un monde cerné par l’imprévisible. Du VUCA, on passe aisément à la métaphore du « cygne noir », inventée par l’essayiste Nassim Taleb15 pour désigner un événement catastrophique presque impossible statistiquement, mais qui se produit tout de même. Un « cygne noir » possède trois caractéristiques : il n’a pas été anticipé, ses conséquences sont majeures et l’on peut expliquer a posteriori pourquoi il est apparu. L’essor d’Internet, les attentats du 11 septembre 2001 et la crise économique de 2008 étaient les grands « cygnes noirs » de l’époque contemporaine, avant que la Covid-19 ne vienne les détrôner.
Non loin, rôde l’adjectif « systémique » pour parler d’une réalité qu’on ne peut appréhender sans l’inclure dans un système global – tout est lié, rien ne peut être pensé isolément. Dire « c’est systémique » pour traduire l’idée qu’on ne peut pas appréhender simplement quelque chose car tout est lié bien au-delà de ce qu’on imagine, est devenu un tic de langage. La culture d’une organisation ? « C’est systémique ». Le changement climatique ? « C’est systémique ». La discrimination et le racisme ? « C’est systémique »16. La « culture du viol » ? « C’est systémique »17. Le conflit russo-ukrainien ? « C’est systémique ». On parle aussi de « risque systémique » pour désigner le « risque qu’un événement particulier entraîne par réactions en chaîne » des effets négatifs considérables sur l’ensemble du système, pouvant occasionner une crise générale de son fonctionnement18. Ce risque, inhérent au système bancaire et financier « du fait des interrelations » qui existent entre les différentes institutions et marchés dans ce secteur, est aussi volontiers évoqué face à la « menace cyber » et au « danger climatique », et désormais à l’inflation qui « alimente le risque d’une crise systémique de l’économie ». Certains prédisent même que cette « nouvelle phase de la crise du capitalisme » serait « totale et multidimensionnelle », devant une « crise de civilisation ». Et c’est sans parler de la Chine, officiellement désignée par les États-Unis et l’Europe comme un « rival systémique ». En vérité, l’emprunt à la « théorie générale des systèmes » de von Bertalanffy est beaucoup plus large, « l’approche systémique » (et ses satellites sémantiques que sont la « causalité circulaire », la « boucle d’amplification » ou encore le « reflet systémique ») étant devenue un totem dans de nombreux domaines, de la psychologie qui intègre de plus en plus de « thérapeutes systémiciens », aux politiques publiques qui trouvent dans cette approche une aide pour « appréhender la complexité de leur évaluation ».
« Systémique » appelle « holistique » (du grec holos, qui signifie la totalité) : très prisée des sciences humaines comme de certains consultants, l’« approche holistique » qui consiste à prendre « tout » en compte est également privilégiée pour aborder les problématiques environnementales19.
Autre concept central dans la pensée complexe, celui de « réseau », avec sa série de nœuds interconnectés par des chemins de communication et sa capacité à s’interconnecter à d’autres réseaux ou contenir des sous-réseaux, et toutes les interactions potentielles qui l’accompagnent. Les composés du préfixe « multi- » ne sont jamais loin20, de même que ceux du préfixe « co- » (du latin cum : « avec », « ensemble »), qui s’est imposé comme une lueur d’espoir dans ce monde de la complexité où l’individu ne saurait s’en sortir que grâce au collaboratif, à la coopération, à la cocréation, au codesign, aux coalitions et à l’intelligence collective.
« Transversal » est un autre mot de la complexité, qui touche à sa dimension d’« interdisciplinarité », avec des enseignements transversaux comme des équipes transverses dans les entreprises. Depuis la crise sanitaire, le « transversal » a toutefois été détrôné par l’« hybride » – ce qui est mélangé, contradictoire, hétéroclite –, devenu le concept central du « monde d’après » : un monde où nous sommes tous des « centaures »21, et où la flexibilité est devenue la vertu essentielle. Car, évidemment, la représentation du monde comme complexe induit des pratiques et des usages qui, en miroir, miment cette complexité : puisque nous avons décidé que le dernier mot du réel était la complexité, nous pouvons saper les fondations sur lesquelles reposaient nos pratiques, nos cultures et nos organisations. Insensiblement, on plonge alors dans la « société liquide », théorisée dans les années 1990 par Zygmunt Bauman pour caractériser la modernité où « les situations dans lesquelles les hommes se trouvent et agissent se modifient avant même que leurs façons d’agir ne réussissent à se consolider en procédures et habitudes »22. Après l’ère solide des producteurs, l’ère liquide des consommateurs a fluidifié la vie elle-même, jusqu’à en faire une vie frénétique, incertaine, « changeante et kaléidoscopique ». Après « l’entreprise hybride », il était donc naturel que l’entreprise devienne « liquide », avant que le monde politique et médiatique ne s’empare du concept en 2022 pour déplorer la dépolitisation du débat en France à travers « Emmanuel Macron, président “liquide” au cœur d’une campagne fantôme »23. De là à faire passer la politique à l’état « gazeux », il n’y avait qu’un pas que n’a pas hésité à franchir Jean-Luc Mélenchon, en définissant ainsi son mouvement, La France Insoumise (LFI). Selon le leader LFI, son parti serait ainsi un mouvement « ni vertical ni horizontal » mais « gazeux », avec des points qui « se connectent de façon transversale » et l’expérimentation de « formes organisationnelles renouvelées ».
Le « gazeux » est enfin indissociable de la pensée complexe telle que l’ont réinterprétée les théoriciens du management, qui distinguent par exemple dans l’art de la planification les activités « solides » (répétitives et sans surprise) des « liquides » (connues et intégrables dans des planifications flexibles) et des « gazeuses » (imprévisibles et dès lors non planifiables). Rien d’étonnant quand on sait que le mot gaz, qui désigne l’état physique de la matière dans lequel les molécules sont peu liées et animées de mouvements désordonnés, est un terme forgé d’après le grec puis latin chaos.
De la méthode à l’idéologie
Edgar Morin, La Méthode, op. cit.
Ibid., t. 6, Éthique.
Voir la définition du CNRTL ; voir aussi Louis Althusser, Pour Marx, 1965 : « Une idéologie est un système (possédant sa logique et sa rigueur propres) de représentations (images, mythes, idées ou concepts selon les cas) doué d’une existence et d’un rôle historiques au sein d’une société donnée. »
Voir l’article « Idéologie » de Wikipédia ; voir aussi Lettre de Friedrich Engels à F. Mehring, 14 juillet 1893 : « L’idéologie est un processus que le soi-disant penseur accomplit sans doute consciemment, mais avec une conscience fausse. Les forces motrices véritables qui le mettent en mouvement lui restent inconnues, sinon ce ne serait point un processus idéologique. »
Louis Althusser, op. cit. : « l’idéologie comme système de représentations se distingue de la science en ce que la fonction pratico-sociale l’emporte en elle sur la fonction théorique (ou fonction de connaissance). »
Le « nouveau paradigme » de la complexité repose ainsi sur une règle fondamentale : « Distinguer sans disjoindre et associer sans identifier ou réduire » (Edgar Morin, Introduction…, op. cit.).
Carl Mennicke, travailleur social allemand, cité par le Philosophisches Wörterbuch de Heinrich Schmidt et Justus Streller, 1951.
Voir plus loin, Partie II, 2, le développement sur la complexification des normes.
Définition du mot « idéologie » par le CNRTL.
Edgar Morin, La Complexité humaine, Flammarion, 1994.
Expression du philosophe Étienne Balibar : un « signifiant pratique » désigne une coquille verbale dénuée de contenu (sans signifié correspondant) qu’il est bien pratique d’utiliser quand on parle pour ne rien dire.
Réda Benkirane, La complexité, vertiges et promesses, Le Pommier, 2002.
Les dévoiements de la « méthode » Morin
Quand Edgar Morin s’est fait le promoteur de la « pensée complexe » en France à partir des années 1970, c’était avant tout devant le constat de l’éclatement des savoirs dans la science, et de la nécessité de relier entre eux les niveaux d’analyse et les disciplines pour mieux affronter les problèmes de l’homme contemporain. Chez le philosophe et sociologue, la notion de complexité remplissait donc une fonction stratégique : elle entendait « secouer » une certaine « paresse d’esprit ».
Ainsi, il était avant tout question de « méthode » (c’est d’ailleurs le titre donné par Morin à la somme en plusieurs tomes qu’il a consacrée au sujet24): il s’agissait de remplacer l’approche ciblée, analytique, quantitative et absolue de la science moderne par une compréhension globale, holistique, qualitative et évolutive, qui tire les leçons de l’approche quantique en tenant compte de la place de l’observateur dans l’observation et en intégrant l’incertitude, l’irrationnel et le contradictoire. Ce faisant, Morin entendait réhabiliter une culture scientifique humaniste, ouverte à une approche interdisciplinaire, contre un certain dogmatisme scientiste qui avait fermé les yeux sur la « multidimensionnalité » et l’irréductibilité des êtres et des choses à la pure rationalité.
Mais l’approche complexe qu’il a contribué à vulgariser a fini par confondre le moyen avec la fin : à force de brandir cette pensée démystifiante pour décloisonner et enrichir le savoir sur le monde, la pensée complexe en est devenue l’unique porte d’entrée. Il ne s’agit pas de nier ici l’existence de systèmes complexes, mais de questionner la tendance à en faire le filtre d’interprétation systématique du réel, l’alpha et l’oméga de notre rapport au monde. Or, c’est bien ce qui est arrivé : la complexité est devenue le biais unique à travers lequel nous regardons tout ce qui nous entoure.
Le problème est que la complexité, d’outil critique, d’idée fertile, a fini par devenir une idéologie, c’est-à-dire un système de croyances partagées qu’on n’interroge plus, qui présente les caractéristiques d’une fausse science et qui joue comme instance de légitimation d’un certain type de pouvoir.
Un système de pensée qui présente les trois caractéristiques de l’idéologie
Selon les vœux mêmes d’Edgar Morin, toute pensée doit être capable de se soumettre à l’autocritique25. Or, si l’on doit proposer une critique de la « pensée complexe », le concept qui vient en premier à l’esprit est celui d’« idéologie ».
L’idéologie est en effet un système de représentations « propre à une époque, une société »26. C’est donc un ensemble de croyances historiquement situé, qui devient dominant dès lors qu’il est diffus et omniprésent, « mais généralement invisible pour celle ou celui qui la partage, du fait même que cette idéologie fonde la façon de voir le monde »27. L’inflation sémantique de la complexité dans notre rhétorique contemporaine et la façon dont elle est devenue un présupposé – et donc un impensé – de nos réflexions, la rangent clairement dans cette catégorie.
Forgé par Destutt de Tracy en 1796 pour proposer une science des idées, le terme d’idéologie a ensuite très vite perdu son sens initial avec Marx qui l’utilise, au XIXe siècle, pour dénoncer un système de croyances contraire à la science28. Or Edgar Morin a beau présenter son « paradigme de complexité » comme une « scienza nuova », on a plutôt l’impression d’avoir affaire ici à une « pseudoscience », au sens que lui donne l’épistémologue Karl Popper : un savoir issu d’une démarche spéculative et non d’une démarche scientifique, laquelle doit reposer sur des théories réfutables : c’est le critère de « falsifiabilité » de la science. Suivant ce dernier, on doit pouvoir imaginer des expériences ou des dispositifs qui peuvent remettre en question une théorie. Avec une « pseudoscience », c’est impossible puisque toute contradiction est intégrée par le système. Pour Popper, la psychanalyse freudienne et le marxisme sont ainsi des fausses sciences, toute objection relevant pour le premier d’une « résistance inconsciente » (l’inconscient ne pouvant ainsi jamais être démontré faux) ou pour le second d’un « intérêt de classe » (toute attaque étant dès lors située et donc biaisée). Avec son « principe dialogique », qui « permet de maintenir la dualité au sein de l’unité » en associant « deux termes à la fois complémentaires et antagonistes » (comme l’ordre et le désordre) « sans chercher à effacer les contradictions »29, le système complexe est quant à lui irréfutable : il intègre toutes les objections qui peuvent lui être faites et s’en renforce d’autant. Si on lui oppose l’idée de simplicité, il pourra arguer que la complexité comprend la simplicité en son sein puisqu’elle embrasse tout. Le système de pensée s’est fait systématique.
Enfin, dans la critique marxiste, l’idéologie prend le sens d’une mystification voulue par la classe dominante pour s’assurer la conservation du pouvoir, en promouvant plus ou moins consciemment de fausses croyances : elle est « l’expression intellectuelle historiquement déterminée d’une situation d’intérêts »30. En d’autres termes, elle est un instrument de légitimation d’un ordre social existant. Dans le cas de l’idéologie de la complexité, il pourrait s’agir de conserver le monopole de l’orientation de l’action (ou de l’inaction) collective en limitant l’autonomie individuelle. Bien sûr, personne ne le veut vraiment, mais on ne peut que constater que les solutions de « complexification » qui répondent au constat de situations dites « complexes » finissent par confisquer la possibilité de toute initiative individuelle au profit d’une forme de pouvoir anonyme technicien et expert31. Alors qu’elle se voulait levier de mouvement et d’ouverture, la pensée complexe devenue notre horizon unique apparaît ainsi comme l’émanation d’un vieux monde qui ne veut pas se transformer et cherche des prétextes au statu quo.
Les failles du système
Dans une acception plus commune, l’idéologie est une « théorie vague et nébuleuse, portant sur des idées creuses et abstraites, sans rapport avec les faits réels »32. Certaines failles du système d’Edgar Morin présentent les mêmes défauts de pensée qu’il importe de repérer pour ne pas se laisser jouer par l’illusion du dogme. À force de s’accommoder « du flou, de l’incertitude, de l’ambiguïté », du « contradictoire », en opposition à la « pensée simplifiante » qui se serait voulue « supérieure en rigueur » jusqu’à devenir « rigide, donc inférieure »33, la pensée complexe se nourrit en fin de compte de confusions et de raccourcis. On peut ainsi pointer sa prétention à embrasser tous les aspects du réel, du savoir, à en faire une grille de lecture applicable à tout. Or, comme dit le proverbe, qui embrasse trop mal étreint. À force de convoquer tous les points de vue, de construire des ponts entre des phénomènes d’ordres très divers, pour ne pas dire sans commune mesure, de se vouloir utile aussi bien pour les mathématiques, la thermodynamique, la biologie, l’informatique, que pour l’écologie, la sociologie, l’économie, le management ou la politique, la pensée complexe conduit à la dispersion, à la confusion et à l’approximation de tout.
Que disons-nous de précis quand nous qualifions une situation de « complexe » ? N’est-ce pas alors un « signifiant pratique »34 nous permettant plutôt de nommer notre incompréhension et notre impuissance ? Michel Serres considérait ainsi la complexité comme un « faux concept philosophique »35, si vaste et englobant que ses contours deviennent flous et mal définis.
L’échec des « sciences de la complexité » à s’établir comme une nouvelle discipline
« Bien que l’influence culturelle de la complexité soit indéniable, la généralisation d’un idiome ou d’un ensemble de métaphores telles que « systèmes adaptatifs complexes », « réseaux », « bord du chaos », « point de basculement », « émergence », etc. n’implique pas que nous soyons face à un champ scientifique au sens bourdieusien. Rappelons que si « la fonction centrale de l’institutionnalisation de la communauté disciplinaire consiste à préserver la permanence de l’activité disciplinaire à travers la reproduction de son potentiel », alors les SdC (Sciences de la Complexité) ne peuvent pas être considérées comme une discipline. Les groupes dédiés à l’étude des systèmes complexes sont très courants dans les facultés de physique et de mathématiques dans le monde – un peu moins en sciences de la vie et sciences cognitives. Mais les instituts et les cours diplômants, les écoles d’été, les masters et les doctorats qui s’inscrivent explicitement et principalement dans ce label sont peu nombreux. » Extrait de Fabrizio Li Vigni, Histoire et sociologie des sciences de la complexité, Éditions matériologiques, 2022. |
Jean Zin, « La complexité et son idéologie », 1er mai 2003 : « S’il y a bien des similitudes entre organismes et organisations, on ne peut identifier les sociétés humaines avec un corps biologique ».
Edgar Morin, Communication au Congrès International « Quelle Université pour demain ? Vers une évolution transdisciplinaire de l’Université » (Locarno, Suisse, 30 avril – 2 mai 1997) ; texte publié dans Motivation, n° 24, 1997.
Il y aurait aussi beaucoup à dire sur la façon dont les promoteurs de la complexité ont systématisé la systémique, en étendant la vision mécaniste de la cybernétique au monde du vivant puis au monde social. Cette évolution n’a rien de neutre. Car la « théorie générale des systèmes », formulée par von Bertalanffy qui en voyait dans la plupart des objets de la physique, de l’astronomie, de la biologie et de la sociologie (atomes, molécules, cellules, organismes, sociétés, astres…), a ouvert la porte à de nombreuses confusions entre ce qui, dans les systèmes dits « complexes », relève des mathématiques (incomplétude, suites aléatoires), relève de la physique et de la compréhension du chaos (sensibilité aux conditions initiales, fractales, probabilités, sauts quantiques…), relève de la biologie et concerne les organismes (boucles de régulation, réactions conditionnelles, échanges d’informations), enfin relève de la complexité humaine (laquelle « ne doit pas être ramenée au biologisme »36).
Promu par Edgar Morin, le « principe hologrammatique » est par exemple trompeur, lui qui invite à considérer que chaque partie contient le tout du monde et que des correspondances existent entre tous les plans du réel : « […] dans un système, dans un monde complexe, non seulement une partie se trouve dans le tout (par exemple, nous êtres humains, nous sommes dans le cosmos), mais le tout se trouve dans la partie. Non seulement l’individu est dans une société mais la société est à l’intérieur de lui puisque dès sa naissance, elle lui a inculqué le langage, la culture, ses prohibitions, ses normes ; mais il a aussi en lui les particules qui se sont formées à l’origine de notre univers, les atomes de carbone qui se sont formés dans des soleils antérieurs au nôtre, les macromolécules qui se sont formées avant que naisse la vie. Nous avons en nous le règne minéral, végétal, animal, les vertébrés, les mammifères etc.37 ».Dans la réalité, tout se passerait comme pour un hologramme où chaque point de l’image comporte la totalité de l’image. Pourtant, autant on peut soutenir que chaque partie contient la totalité de l’information dans le cas des cellules du corps qui partagent le même ADN (ce qui permet théoriquement de reconstruire un corps à partir de n’importe laquelle de ses cellules, comme s’y essaie le clonage), autant les individus qui composent une population ne partagent pas la même information ni la même capacité à l’exploiter. Les rapprochements entre disciplines (biologie et sociologie, par exemple) sont éthiquement problématiques. Et ce n’est pas le seul effet pervers de l’idéologie de la complexité que l’on peut relever.
Les effets pervers de l’idéologie de la complexité
À prétendre ne rien nous ôter, la complexité érigée en système finit paradoxalement par tout diminuer, à commencer par nous-même. Elle a beau n’être qu’une représentation du monde, en préemptant notre rapport à la réalité, elle nous enferme dans des croyances limitantes qui influencent tant nos décisions, nos actions que notre sens des responsabilités. En fin de compte, la complexité finit par nous donner tant de complexes que la commode formule « C’est complexe » devient la justification de nombre de nos errements contemporains.
La complexité, refuge de l’ignorance
Edgar Morin, Introduction…, op. cit.
Ibid.
Edgar Morin, La complexité humaine, op. cit.
Edgar Morin, Introduction…, op. cit.
Ibid : « Nous vivons sous l’empire des principes de disjonction, de réduction et d’abstraction dont l’ensemble constitue ce que j’appelle le « paradigme de simplification ». Descartes a formulé ce paradigme maître d’Occident, en disjoignant le sujet pensant (ego cogitans) et la chose étendue (res extensa), c’est-à- dire philosophie et science, et en posant comme principe de vérité les idées « claires et distinctes », c’est-à- dire la pensée disjonctive elle-même. »
Edgar Morin, La Méthode, op. cit.
Pour toute la pensée philosophique classique du XVIIe siècle, il s’agit de remplacer les idées « obscures et confuses » par des idées « claires et distinctes » : un double enjeu de vérité et de liberté pour l’esprit humain.
« Tous les hommes désirent naturellement savoir » : c’est la première phrase de la Métaphysique d’Aristote.
Ainsi, David Hume, qui a remis en question l’existence objective de la causalité, en fait cependant une tendance innée de l’imagination : nous ne pouvons pas ne pas inférer des liens de causalité entre des impressions qui se succèdent de façon conjointes et constantes. Créer des liens de causalité est un « besoin » naturel de l’esprit humain.
Edgar Morin, Introduction…, op. cit.
Frédéric Dupin, « Descartes et la morale de la certitude », Le Philosophoire, 2009/2 (n° 32).
Alain Berthoz, La Simplexité, Odile Jacob, 2009.
Un vecteur de chaos mental
La pensée complexe qui voulait enrichir notre vision du monde nous fait finalement perdre en compréhension, à force d’imposer une représentation baroque de la réalité où tout est solidaire et enchevêtré : où non seulement la partie est dans le tout comme le tout dans la partie, mais où encore « le tout est à la fois plus et moins que la somme des parties »38, selon le « principe hologrammatique » ; où les causes d’un événement sont indéterminables et soumises aux effets de rétroactions de leurs propres conséquences, selon le « principe de causalité circulaire » ; où « il n’y a plus d’alternative inexorable entre les entités antinomiques » et où l’on peut tout dire et son contraire sans avoir à trancher, selon le « principe dialogique » ; où rien ne peut être in fine expliqué ou qualifié, selon le « principe d’irréductibilité »39. Dans ce chaos mental, cette « pensée en boucle » comme la qualifie Edgar Morin lui-même40, cet abîme dans l’abîme indéfini, on n’y entend à la fin plus grand-chose.
Forcément, alors, le complexe devient compliqué, n’en déplaise aux théoriciens et praticiens de la complexité qui tiennent absolument à distinguer les deux termes en fonction d’une différence qui serait de nature et non seulement de degré. Le complexe serait ainsi la caractéristique essentielle d’une réalité irréductible à la simplification, quand le compliqué serait de l’ordre des nœuds dans le cerveau. Mais, à dissocier systématiquement les deux notions, on en oublie de questionner le complexe. Tout se passe comme s’il était par avance absous de tous les maux. La complexité est un présupposé totem : impossible de la critiquer. Or elle nous semble précisément compliquer bien des choses…
Le renoncement aux « idées claires et distinctes »
Comme l’écrit Edgar Morin lui-même, sans les opérations de distinction opérées par l’intelligence, « la complexité se présente avec les traits inquiétants du fouillis, de l’inextricable, du désordre, de l’ambiguïté, de l’incertitude »41. Or, à force de dénoncer la tendance naturelle de l’entendement humain à décomposer, analyser, sélectionner, hiérarchiser, pour progresser dans sa connaissance du monde et se donner les moyens d’agir sur lui, à force de diaboliser « le paradigme de simplification »42 comme une approche « mutilante » de la réalité et même « la barbarie spécifique de notre civilisation »43, l’idéologie de la complexité a propagé chez nos contemporains une méfiance envers le simple, le clair, le tranché. Quitte à nous laisser désorientés.
Il faut lire la violence des attaques des tenants de la pensée complexe contre Aristote et sa logique, comme contre Descartes et sa méthode analytique, artisans « coupables » d’une tradition rationaliste sur laquelle s’est édifiée la science occidentale. Edgar Morin a beau répéter qu’il faut « à la fois distinguer et relier », la clarté qui chasse « l’obscur et le confus »44 est devenue suspecte. Privilégier des « idées claires et distinctes », en faire un gage de vérité, devient un crime de lèse-réalité. Car ex-pliquer (c’est-à-dire l’exact inverse de la pensée complexe – explicare signifie dé-plier, retirer les plis, mettre au clair) est une mutilation infligée au réel, une opération de réduction intolérable. Le flou, l’approximation, la contradiction, l’interprétation, tout est préférable au risque du point final.
Obsédés par la disjonction opérée par Descartes entre l’esprit et le corps qu’ils qualifient de « schizophrénique dichotomie », les penseurs de la complexité n’accordent dès lors plus aucun crédit à la méthode de l’inventeur de la philosophie et de la science modernes : privilégiant la distinction conceptuelle et l’élaboration de la réflexion à partir d’idées claires et distinctes, cette dernière a pourtant vraisemblablement encore beaucoup à nous apporter. Mais la pensée complexe ne le voit pas de cet œil. Elle a préféré dresser toute une liste d’interdits : interdit de l’analyse (réduction du complexe au simple) ; interdit de la vérité (définie comme objective et absolue) ; interdit de la causalité linéaire (attribution d’une cause à un effet) ; interdit de l’universel (et de l’universalisme) ; interdit de la hiérarchie des opinions et des valeurs (car tout se vaut désormais).
Par exemple, au principe explicatif de la causalité linéaire (qui relie une cause à un effet), on doit désormais systématiquement préférer le « principe de récursion » (appelé aussi « causalité circulaire », « rétroaction » ou feed-back) : l’effet agissant également sur la cause, toute cause est aussi une conséquence, ce qui rend impossible de définir précisément le rôle de A sur B ou de B sur A. Le résultat est l’« équifinalité » : plusieurs causes peuvent produire le même effet, rendant impossible de savoir quels effets découlent de quelles causes. Tout se passe comme si la causalité classique était devenue extravagante, tant il est vrai que les systèmes complexes, sièges de causalités circulaires et de phénomènes récursifs et enchevêtrés qui les rendent largement instables, imprévisibles et donc difficilement contrôlables, ont vampirisé notre représentation du monde vu comme une irruption et un nœud de crises permanentes. Mais, à force de rappeler l’impossibilité pratique de la moindre détermination, n’entretient-on pas l’illusion dangereuse d’un monde sans explications possibles ? Or comprendre45, relier un effet à une cause46, sont des tendances innées de l’esprit humain. Les contrarier fait tourner la pensée à vide et génère du désarroi.
Mais c’est précisément l’acquis revendiqué du paradigme de la complexité. Plus question de prétendre assouvir notre désir de comprendre ou d’assigner. Comme « la pensée complexe aspire à la connaissance multidimensionnelle », elle sait dès le départ « que la connaissance complète est impossible » et que l’incertitude sera toujours son lot47. N’est-il pas sain pourtant de garder en tête que « la certitude est à conquérir pour qui veut comprendre, [qu’]elle n’est pas ce qu’on a, mais ce qu’on désire, non ce qu’on est, mais ce qu’on se doit d’être » ? Il existerait ainsi une « morale de la certitude»48 qu’il est dangereux d’oublier.
Terreau et légitimation de la « post-vérité »
L’idéologie de la complexité encourage en fin de compte le scepticisme, l’équivalence des opinions, le relativisme épistémologique, culturel et moral – tous ces travers de l’ère de la « post-vérité » qu’elle a contribué à faire advenir. Dans le monde complexe, tout finit de fait par se valoir : la certitude comme l’incertitude, les savoirs comme les opinions, le rationnel comme l’irrationnel. L’axiologie (soit l’idée qu’il existe un discours ou une rationalité des valeurs) n’a plus lieu d’être, de même que les hiérarchies entre elles. Aussi, l’individu contemporain est-il « un Thésée perdu dans un labyrinthe, sans fil d’Ariane lui permettant de retrouver sa route » : « il arrive alors qu’il renoue avec d’antiques croyances et verse dans l’obscurantisme49. »
La complexité, prétexte à l’inaction
Selon le « principe d’irréductibilité », ibid.
Le concept d’« effet papillon » vient de la recherche météorologique, et notamment des travaux d’Edward Lorenz, qui « s’est aperçu que pour des conditions initiales presque identiques, les prévisions d’ordinateur relatives au temps (température, etc.) divergeaient considérablement » (John Gribbin, Le chaos, la complexité et l’émergence de la vie, Flammarion, 2010). Cette image a gagné le discours populaire en laissant penser qu’un rien peut créer un tout. Mais quel rien ? Pour quel tout ? Cela, nous l’ignorons. Aussi vaut-il mieux ne pas bouger du tout.
Fabien de Geuser, Michel Fiol, « Le contrôle de gestion entre une dérangeante complexité et une indispensable simplification », Normes et Mondialisation, mai 2004.
« Bien sûr que nous prendrons une décision une fois que nous aurons pris en considération les 5.243 facteurs ». Légende d’un dessin humoristique illustrant un article sur le phénomène de l’ »analysis paralysis ».
Voir par exemple la «Proposition de résolution tendant à faire de la responsabilité sociale et environnementale un atout pour les entreprises » faite par des sénateurs et sénatrices le 3 janvier 2023, et qui part du constat d’un « choc de complexité » lié aux nouvelles normes de reporting de la directive européenne CSRD (Corporate Sustainability Reporting Directive).
Catherine Thibierge et alii, La Densification normative. Découverte d’un processus, Mare & Martin, 2014 ; voir aussi Sophie Chassat, Norme et Jugement, Institut Messine, 2014.
Ibid.
David Lisnard, Frédéric Masquelier, De la transition écologique à l’écologie administrée, une dérive politique, Fondation pour l’innovation politique, mai 2023.
Voir le Rapport d’information de l’Assemblée nationale sur « la concrétisation des lois » (21 juillet 2020) : « Dans un environnement de plus en plus normé, où les sources du droit se multiplient, ainsi que les domaines soumis à réglementation, plusieurs facteurs peuvent favoriser, dès la conception de la loi, des problèmes de concrétisation. À titre d’exemple, la complexité des textes peut nuire à leur mise en œuvre, que ce soit en favorisant des applications éloignées de l’intention du législateur ou en entraînant des problèmes d’incompatibilité avec d’autres normes. Elle est particulièrement difficile à gérer pour les plus petites collectivités. »
Allocution du Président Georges Pompidou devant le Conseil d’État, cité par Gaspard Koenig et Nicolas Gardères in Simplifions-nous la vie !, Éditions de l’Observatoire, 2021.
Un obstacle à l’action
Refuge de l’ignorance, l’idéologie de la complexité est aussi prétexte à l’inaction et à la déresponsabilisation. Car, à partir du moment où tout est complexe, comment ne pas céder à la paralysie, au sentiment d’impuissance et au refus d’assumer les conséquences de ses actes ?
Sur quel terrain en effet agir, dès lors que dans ce monde « liquide », il n’y a plus rien de stable, plus de sol ferme ? Comment décider, quand on nous invite à « suspendre le jugement, à ne pas prononcer de verdict final »50, en somme à ne pas trancher tant il serait dommage de dénouer un si beau « tissu » ? Et pourquoi aurait-on envie de passer à l’action, si celle-ci échappe de toute façon à nos intentions et peut finir par revenir « en boomerang sur notre tête » ? « Ici intervient la notion d’écologie de l’action. Dès qu’un individu entreprend une action, quelle qu’elle soit, celle-ci commence à échapper à ses intentions. Cette action entre dans un univers d’interactions et c’est finalement l’environnement qui s’en saisit dans un sens qui peut devenir contraire à l’intention initiale. Souvent l’action reviendra en boomerang sur notre tête » écrit ainsi Edgar Morin. Comment alors surmonter sa peur d’agir, dès lors qu’on sait qu’à l’intérieur d’un système complexe, un événement insignifiant peut mener à une catastrophe majeure, selon la fable du battement de l’aile de papillon qui, au Brésil, peut générer un ouragan à l’autre bout du monde51 ? Comment oser encore bouger le petit doigt si, dès lors qu’on tire un fil du tissu du réel, toute la bobine risque de s’emmêler encore davantage ? Comment assumer la moindre responsabilité si, au nom des causalités circulaires et des effets d’imprévisibilité, nous invoquons la complexité incompressible du réel ? La complexité opère comme un nouvel « argument paresseux ». Ce dernier est une attaque faite à la pensée stoïcienne qui pose l’idée d’un déterminisme absolu : si tout est par avance écrit, il n’est plus besoin de rien faire. Paradoxalement, le même argument peut être opposé à une pensée de l’incertitude complexe : si tout peut arriver selon des jeux inconnus de récursivité, ne rien faire ou faire quelque chose est équivalent. Donc autant ne rien faire.
Plus on prend la mesure de la complexité d’une situation, plus on risque de choisir le statu quo. Fuyant son obligation de décision en la repoussant, on complique encore davantage l’analyse par la quête d’informations complémentaires, de nouveaux conseils, ou la recherche du consensus absolu – ce qui rend in fine l’analyse inopérable52. Les anglophones ont une expression qui traduit parfaitement cette situation : « analysis paralysis« , autrement dit la paralysie qui résulte d’une analyse trop poussée. Quand on a trop de données à prendre en compte ou d’options possibles à considérer, il devient plus difficile de faire des choix. « Of course we’ll make a decision, once we have considered the 5.243 factors »53. En se représentant toute situation comme complexe, c’est-à-dire supposant de nombreux paramètres à prendre en compte et à relier les uns avec les autres, on augmente les chances de ne pas finir d’en faire le tour.
« À quoi bon ? » devient alors bien vite le refrain du fatalisme ambiant face à la vanité ou inconscience supposée de toute velléité d’action. « C’est complexe » se révèle comme la parade idéale pour ne pas répondre (la langue de bois), ne pas trancher (l’abstention électorale), ne pas oser (le triomphe du principe de précaution), ne pas se projeter (la reddition au court-termisme puisqu’il est impossible de prévoir), ne pas s’engager (l’attentisme, la démobilisation), ne pas assumer (le recours permanent aux expertises externes ou le constat de « l’équifinalité » de ses actes : tout se vaut, donc peu importe ce que je fais). Et ce n’est pas la savoureuse (mais inquiétante) dernière phrase de l’Introduction à la pensée complexe d’Edgar Morin qui nous rassurera : « Aide-toi, la pensée complexe t’aidera. » Aide providentielle qui n’arrivera donc qu’en dernière instance.
La complexification comme tentation permanente
Face à ce vide abyssal, la tentation est alors grande de complexifier encore et encore. Car la complexité nuit d’autant plus à l’action que, lorsqu’elle débouche sur l’action, c’est souvent pour complexifier la situation davantage. À problème complexe, solution complexe. Les réponses données à la complexité constituent ainsi souvent des « chocs de complexité » encore plus grands 54. En témoignent les formules qu’égrène la presse : « La complexité du chèque énergie pointée du doigt » ; « Le prélèvement à la source : un choc de complexité » ; « Le système de quotas ne doit pas ajouter à la complexité administrative du recrutement des travailleurs étrangers » ; « La réforme des retraites ouvre une ère d’une cinquantaine d’années d’incertitude et de complexité » ; « Les contours de la réforme restent très flous. Seule certitude, le chantier s’annonce d’une complexité inédite ».
C’est la logique même de la «densification normative»55, laquelle répond à une situation complexe par une complexification des normes. Ce phénomène de densification normative a été très bien décrit par la juriste Catherine Thibierge qui lui attribue plusieurs marqueurs. D’abord, l’augmentation quantitative du nombre de normes : il y a « prolifération », « accumulation », « inflation », « mouvement exponentiel ». Ensuite, la multiplication des sources d’émission des normes, et donc la cohabitation de normes qui, parfois, peuvent entrer en contradiction les unes avec les autres. C’est là « l’idée de complexification : la superposition, la sédimentation des normes, l’enchevêtrement normatif, la compression des normes », le « resserrement du maillage normatif ». Encore, l’extension du champ de la normativité à tous secteurs et à de plus en plus de dimensions de la vie courante56.
À multiplier ainsi les normes complexes pour répondre aux problèmes complexes, on finit non seulement par surcharger la vie de procédures, de formalismes qui font perdre du temps et de l’énergie à tout le monde, mais par confisquer aux individus et aux organisations leur bon sens et leur capacité d’action. Pris au piège de la bureaucratie, les entreprises se noient dans d’innombrables indicateurs, reportings, comités de pilotage. Confrontés à la complexité des procédures pour bénéficier de fonds européens, nos maires s’épuisent dans les tâches administratives57. Selon David Lisnard, maire de Cannes et président de l’Association des maires de France (AMF), avec des différences de complexification selon les cultures nationales, les tâches administratives représentent 3,7% du temps de travail en Allemagne et 7% en France, soit l’équivalent d’un point de PIB. Atteints de la « pathologie de la loi », nos parlementaires perdent en discernement dans leur travail législatif, produisant des textes de plus en plus inintelligibles à force d’être rédigés dans la précipitation en réaction à l’actualité – et de plus en plus inapplicables58. « Quant au citoyen que le droit doit protéger et aider, c’est avec quelque raison bien souvent qu’il affirme ne plus pouvoir le comprendre ni l’appliquer59. » La complexification normative encourage dès lors les individus et les organisations à recourir à de l’hyperexpertise pour s’orienter. C’est là que se referme le cercle vicieux : l’expert de la complexité finit par faire des sujets son domaine réservé au nom de leur technicité, confisquant le débat et l’appropriation démocratiques ». La conscience de la complexité, qui devait nous éviter d’agir à l’aveugle, finit ainsi par nous déposséder de nos propres capacités.
La « complexification » des normes de reporting « extra-financier » pour les entreprises face à la « complexité » des défis environnementaux et sociaux
Au niveau européen, la CSRD (Corporate Sustainability Reporting Directive) va exiger, à horizon 2025 et pour un nombre toujours plus élevé d’entreprises, un reporting ESG (Environnement – Social – Gouvernance) extrêmement dense et détaillé. Si l’on ne peut que louer l’intégration de la durabilité dans la conception de la performance entrepreneuriale, le dispositif de reporting prévu laisse perplexe : des centaines de critères sont attendus, le plus souvent très techniques. Les entreprises devront laisser la main à des experts. La complexification normative a souvent pour corollaire la confiscation du sens. |
La complexité à la source du désarroi climatique ?
C’est le titre donné par exemple au 1er chapitre, troisième partie, I, du Rapport de l’OPECST n°224 (2001-2002) de Marcel Deneux, déposé le 13 février 2002, « L’ampleur des changements climatiques, de leurs causes et de leur impact possible sur la géographie de la France à l’horizon 2005, 2050 et 2100 (Tome 1) ». Et l’auteur de commenter en introduction : « Les deux premières parties du présent rapport ont tenté de montrer la complexité du phénomène du changement climatique. Il est apparu que le climat est une donnée planétaire, variable, complexe, contrastée, méconnue et non maîtrisable par l’homme. »
« Changement climatique », savoirs.ens.fr, 22 octobre 2018.
« La complexité du système climatique », cours en ligne sur Kartable.fr.
Laurent Clerc, « Prise de conscience du risque climatique et de sa dimension systémique », in Annales des Mines – Responsabilité et environnement, 2021/2 (n° 102).
Federico Turegano, Responsable mondial des ressources naturelles et des infrastructures, in wholesale. banking.societegenerale.com, 1er juin 2021.
Discours de Frédérique Vidal, ministre de l’Enseignement supérieur, de la Recherche et de l’Innovation à l’Assemblée nationale le 21 septembre 2020 : « La complexité de la question climatique implique d’associer dans une approche holistique toutes les disciplines, les outils et méthodes des sciences humaines et sociales notamment s’y révèlent indispensables. »
GoodPlanet Mag, « Le climatologue Hervé Le Treut : « étant donné la complexité du défi de civilisation que représente la réduction des émissions de gaz à effet de serre, aucune discipline ne peut se prévaloir du monopole des solutions » », 14 septembre 2022.
Sophie Cayuela, « Préserver ou détruire la nature ? La grande complexité de la compensation carbone », Natura Sciences, 12 novembre 2021.
EEA, « Comprendre et agir sur la complexité du changement climatique », Europa.eu, 17 octobre 2018.
Robin Rouger, Banque J. Safra Sarasin, « La complexité de l’investissement climatique », Allnews, 19 mars 2020.
Hervé Le Treut, « GIEC : des solutions plus complexes que jamais », Les Échos, 8 avril 2022.
Guillaume Simonet, «L’adaptation, un concept systémique pour mieux panser les changements
climatiques », Note de recherche Norois 6252, OpenEdition Journals, 2017.
Joël Cossardeaux, « Les messages de plus en plus brouillés du GIEC », Les Échos, 14 octobre 2015 : « L’action mondiale sur le changement climatique est gravement entravée parce que les conseils du corps scientifique du GIEC qui, s’ils font référence en la matière, sont si difficiles à comprendre qu’il faut un doctorat minimum pour en saisir les recommandations », soutient Ralf Barkemeyer, enseignant-chercheur à KEDGE BS, qui a dirigé cette étude. […] Les résultats font ressortir une perte de lisibilité dans le temps des informations résumées du GIEC. » Un sérieux problème dès lors que « ces documents font office de boussole auprès des gouvernements, qui ont besoin d’estimations scientifiques fiables avant de prendre position dans le débat climatique mondial, essentiellement sous la forme d’engagements de réduction des émissions de gaz à effet de serre (GES). » En réponse à ces critiques, le GIEC s’est réorganisé et a confié à la climatologue française Valérie Masson-Delmotte la mission de communiquer de façon plus compréhensible.
Armond Cohen, Lee Beck, « La complexité du monde sera exposée à la COP27 ; le leadership climatique doit être à la hauteur », Clean Air Task Force, 26 octobre 2022.
Le brouillard du climat
Notre rhétorique contemporaine a tant corseté l’enjeu climatique dans le présupposé de la complexité que l’on ne sait plus aborder le problème autrement. Dans nos discours, « la complexité du phénomène du changement climatique » est une donnée60. Elle est même la caractéristique d’un problème « sans précédent dans son aspect complexe et parfois difficile à prévoir »61, basé sur cet « ensemble dynamique complexe » qu’est le système climatique62. Alors, les experts et décideurs appellent à prendre « conscience du risque climatique et de sa dimension systémique »63, à « embrasser la complexité maintenant, pour le climat »64. Mais ces vœux restent bien souvent pieux, car ils traduisent surtout une pensée qui tourne en boucle.
Notre désarroi climatique tient en partie à cette approche obsessionnellement « systémique » ou « holistique » du problème, à ce présupposé que le problème du climat est d’une telle complexité qu’on ne sait plus par quel bout le prendre et que la moindre démarche pour le résoudre pose d’autres problèmes plus graves encore. La compréhension finale d’un système complexe fait reculer la prise d’initiative, sachant que cette compréhension finale n’adviendra jamais, la moindre modification de variable conduisant à une modification intégrale du système, et donc à la nécessité d’en reprendre l’effort de compréhension à zéro. Côté action, savoir que toucher à une variable risque de dérégler l’ensemble encore davantage, nous plonge dans des atermoiements sans fin. Comment décider et agir face à ce puits sans fond ? Paralysis analysis.
L’enjeu climatique, miroir de notre impuissance contemporaine
Sous prétexte que la lutte climatique implique de nombreux systèmes complexes comme l’agriculture, l’énergie, l’eau, le transport, l’habitat, l’économie ou la biosphère, imbrique des dimensions tant scientifiques que politiques et éthiques, demande d’agir à de nombreuses échelles (celles de l’entreprise comme du politique, du collectif comme de l’individu, du global comme du local, du long terme comme du court terme) tout en adoptant « une approche holistique »65, et que personne n’a le monopole de la solution66, tout le monde se renvoie finalement la balle et réclame de l’autre d’agir en premier, ou de pallier son manque de connaissances avant d’agir.
Entre « la grande complexité de la compensation carbone »67, qui suscite des débats divisant États et associations de défense de la nature, la traduction de l’« objectif global » de réduction des émissions en « mesures concrètes », qui nécessite de « comprendre un système complexe »68, « la complexité de l’investissement climatique »69 et les « solutions plus complexes que jamais » proposées par le GIEC70, on n’est jamais très avancé pour savoir quelles actions prioriser. Et ce n’est pas en faisant de l’adaptation « un concept systémique pour mieux panser les changements climatiques », qu’on fera un pas supplémentaire en ce sens71. Tous les effets pervers de la moindre action ou de la réponse par la complexification supplémentaire peuvent alors se mettre en place.
L’image du « casse-tête » a ainsi envahi notre rhétorique climatique et nos schémas de pensée, tuant dans l’œuf tout débat public sur le sujet – en témoigne son absence criante dans la campagne présidentielle de 2022 en France. La communication du GIEC depuis trente ans n’a sans doute pas aidé, si l’on en croit ces enseignants-chercheurs européens qui s’émeuvent que les « résumés pour les décideurs politiques » tirés de ses volumineux rapports soient « de plus en plus inintelligibles »72. Le « retour de l’histoire » non plus, comme en témoignent les observateurs de la COP27 qui s’est tenue « dans le cadre d’une polycrise mondiale, avec la complexité du monde et un nouvel ensemble de lignes de faille géopolitiques »73.
Si l’on ajoute à cela l’inflation des discours anxiogènes et apocalyptiques, on explique aisément comment les volontés finissent par être désarmées et la résignation s’agréger à la rage destructrice.
Vertus de la simplicité, nécessité du « crucial »
Et si face aux effets délétères de la pensée complexe devenue pensée unique, il s’agissait de nous prescrire un régime de simplicité, voire quelques chocs de simplification ? À moins que nous n’ayons besoin d’un nouveau concept – le « crucial » – pour penser et agir efficacement au XXIe siècle. Dans tous les cas, il nous faut sortir des ornières du tout-complexe.
Réapprendre à voir le simple
John Gribbin, op. cit.
Ibid.
Ibid.
Ibid.
Ibid : « La découverte de Murray : non seulement les taches des léopards, mais aussi celle des girafes, les rayures du zèbre, et même l’absence de marques sur le pelage de la souris ou la peau de l’éléphant, ont pour origine un processus très simple. Ce sont en fait des stimulateurs et des inhibiteurs chimiques qui se répandent à la surface de l’embryon à un moment-clé de son développement. »
Charles Sanders Peirce, La logique de la science, 1879.
Le simple derrière le complexe
Au lieu de revenir sans cesse sur l’inextricabilité du « tissu » du monde, rappelons-nous que des règles simples en sous-tendent la composition : le complexe n’est pas le fin mot de l’histoire.
Comme le souligne le scientifique britannique John Gribbin dans un ouvrage lumineux consacré aux théories scientifiques de la complexité, un système complexe n’est jamais en réalité « qu’un système constitué de plusieurs composants simples en interaction mutuelle »74. Ce que les physiciens appellent le chaos est l’émergence de phénomènes complexes à partir d’éléments simples (une casserole d’eau qui bout). Et, quand le système est composé d’éléments complexes, il peut tout à fait produire des comportements simples (à l’image du corps qui, pour effectuer le simple geste de lever le bras, actionne tout un tas de mécanismes complexes comme le réseau neuronal).
La « complexité » émerge parce qu’il y a « sensibilité d’un système à ses conditions initiales et effet rétroactif »75. Ces principes étant posés, il faut sans cesse revenir à l’idée que « le chaos et la complexité sont régis par des lois simples – en gros, celles qu’Isaac Newton découvrit il y a plus de 300 ans ». « Loin de remettre en question quatre siècles de science, comme tendraient à vous faire croire certains propos, les récentes avancées montrent au contraire que les lois simples de notre patrimoine scientifique permettent d’éclairer (mais non de prédire) les comportements a priori inexplicables de la météo, des marchés boursiers, des séismes ou même des populations », insiste John Gribbin76. La survenue du chaos est ainsi tout ce qu’il y a de plus « organisé et déterministe : chaque étape découle de la précédente en une chaîne ininterrompue régie par le principe de cause à effet, et donc en principe toujours prévisible »77. La causalité circulaire n’exclut donc en rien des logiques d’explication qui relèvent de la causalité linéaire. De même, c’est la conjugaison de l’aléatoire et d’une règle simple qui engendre chez les êtres vivants, par simple itération, des structures aussi complexes que les fougères ou les taches des léopards, ainsi que l’a démontré James Murray sur la base des travaux de Turing78.
Le « complexe » : le nom donné au simple qu’on ne (re)connaît pas
Ce qu’on appelle « complexité » ne serait-il pas dès lors, le plus souvent, le nom que nous donnons à des phénomènes dont nous ne parvenons pas à déceler la loi simple d’organisation ? Henri Bergson adressait une critique similaire à l’idée de « désordre » : le désordre est un ordre auquel nous ne nous attendons pas, un ordre que nous ne voyons pas parce que nous ne le cherchons pas ou en cherchons un autre. Si le monde nous paraît si complexe, n’est-ce pas ainsi avant tout dû à notre incapacité d’y déceler la simplicité qui l’organise ou à notre tendance à y plaquer un modèle de simplicité qui n’est pas le bon ? Le triomphe du paradigme de la complexité s’expliquerait ainsi par la période de mutation, d’interrègne, qui est la nôtre : quittant un certain ordre du monde, nous n’avons pas encore décelé le nouvel ordre qui sous-tend notre époque. Cette confusion, nous la nommons « complexité ». Cela ne dit rien du monde, mais bien plutôt de notre propre chaos mental.
Le philosophe américain Charles S. Peirce soulignait ainsi que la complexité « perçue » n’est souvent qu’une complexité « projetée » : « une erreur de ce genre, et qui se produit fréquemment, consiste à prendre l’effet même de l’obscurité de notre pensée pour une propriété de l’objet auquel nous pensons. Au lieu d’apercevoir que cette obscurité est subjective, nous nous imaginons considérer une qualité essentiellement mystérieuse de l’objet. […] Aussi longtemps que dure cette méprise, elle est un infranchissable obstacle à la clarté de la pensée79. »
Éloge de la simplification
Edgar Morin, La complexité humaine, op. cit. : « La pensée simplifiante confond le simplifié et le simple. Le simplifié est le produit de disjonction, réduction, extraction. Mais ce n’est pas le simple. La simplification fabrique le simplifié et croit trouver le simple. »
Les vertus du simplifié
Mais allons plus loin. Contrairement à Edgar Morin qui attaque la « pensée simplifiante » et distingue le simple et le simplifié80, assumons que ce dernier ait aussi de la valeur. De même que nous avons suggéré que le complexe et le compliqué ne sont pas différents par nature, assumons en miroir que la simplicité conduise à la simplification et que cette dernière ait aussi ses vertus.
La simplification est par exemple essentielle en science. Ainsi, rappelle John Gribbin, depuis Galilée et Newton, « la science a accompli ses plus grandes avancées en décomposant des systèmes complexes en éléments simples pour étudier le comportement de ces derniers – quitte à simplifier encore, dans un premier temps », grâce à ses indispensables modèles. Cette quête de simplification a offert à l’humanité un savoir et une capacité d’action toujours plus émancipateurs. C’est ce désir de ne pas laisser à la complexité le dernier mot qui a amené les scientifiques de tous temps à vouloir progresser dans la compréhension et la maîtrise du monde – et à éprouver de la joie à cela.
La science, l’art de décomposer des systèmes complexes en éléments simples
Galilée inventa et Newton perfectionna la méthode scientifique, « fondée sur l’aller et retour entre la théorie (le modèle), d’une part, l’expérience et l’observation, d’autre part » (ces dernières permettant d’apporter les corrections nécessaires aux modèles mathématiques, qui décrivent le comportement d’objets « idéaux », pour tenir compte des imperfections de la réalité). « Prenez la physique de l’atome : considérer les atomes comme des systèmes solaires miniatures, avec les électrons en orbite autour d’un noyau central, peut sembler ridiculement simpliste. Nous savons que les atomes sont plus compliqués. Il n’empêche que ce modèle fort simple, proposé par Niels Bohr dans les années 1920, est parfaitement capable de prédire la longueur d’onde exacte des raies observées dans les spectres de différents éléments. Il s’agit donc là d’un bon modèle, même si nous savons que les atomes ne sont pas vraiment comme ça. (…) Certes, pour rendre compte d’aspects plus compliqués du comportement des atomes, il faut ajouter quelques détails au modèle de Bohr ; mais en aucun cas cela ne le discrédite ! » Extrait de John Gribbin, Le chaos, la complexité et l’émergence de la vie, Flammarion, 2010 |
Le roman doit justement son essor au XIXe siècle à sa capacité de décrire « des êtres singuliers dans leurs contextes et dans leur temps », rappelle Edgar Morin (ibid).
Henri Bergson, Le Rire, 1900.
Gaspard Koenig et Nicolas Gardères, op. cit.
On peut ici penser à l’expression « art du braconnage » forgée par Michel de Certeau dans L’Invention du quotidien, pour désigner un usage subversif des normes, un usage qui n’est pas dupe et ne s’en laisse pas conter : « Braconner, poser un piège dans la norme, c’est bien une manière de se retourner sur la norme qui nous fait être. Le quotidien s’invente dans les détournements que l’homme ordinaire produit lorsqu’il se retourne nécessairement sur les normes pour les réaliser. »
Brice Couturier, « L’éco-modernisme : prôner la technologie au service de l’environnement », Radio France, 18 octobre 2019.
Par ailleurs, la simplification est vitale pour quiconque entend agir au cœur du réel. Henri Bergson rappelle que l’intelligence pratique (celle qui commande l’action) a besoin de simplifier, de catégoriser, sans quoi il nous serait impossible d’assurer notre survie. Homo faber ne saurait trop se laisser distraire par le singulier, la multiplicité du divers, l’intuition du flux, qui sont la matière privilégiée des philosophes et des artistes. Aussi fertile soit la complexité du monde pour ces derniers81, aussi délétère devient-elle dans le domaine de l’agir. Pour vivre, il faut agir, et donc constamment simplifier. Découper le réel, définir des catégories, nommer avec des termes génériques, coller des étiquettes sur les choses pour ne pas avoir à y penser indéfiniment. « Vivre consiste à agir. Vivre, c’est n’accepter des objets que l’impression utile pour y répondre par des réactions appropriées : les autres impressions doivent s’obscurcir ou ne nous arriver que confusément. […] Mes sens et ma conscience ne me livrent donc de la réalité qu’une simplification pratique », développe Henri Bergson82. Les dogmatiques de la complexité ont beau abhorrer la « disjonction » et la « réduction », nous ne pouvons pas nous en passer pour vivre.
De quelques chocs de simplification salutaires
Pour renouer avec la joie de comprendre et d’agir, il nous serait ainsi utile de nous livrer à quelques « chocs de simplification » salutaires. Si « c’est complexe », raison de plus pour simplifier.
La simplification normative, d’abord, pour mettre un terme à la densification normative. Le philosophe Gaspard Koenig l’a promue à travers son mouvement « Simple », lancé à l’occasion de la campagne présidentielle de 2022. C’est l’ambition qu’avait déjà Montaigne : « Les lois les plus désirables, ce sont les plus rares, plus simples, et générales. » Et c’est aussi ce qu’avait accompli la Révolution française avec Portalis, chargé par Bonaparte de rédiger un Code civil compréhensible par tous. « Son objectif était clair : « tout simplifier ». Ses principes, lumineux : « Les lois sont faites pour les hommes, et non les hommes pour les lois. » Son attitude, modérée : « Nous nous sommes préservés de la dangereuse ambition de vouloir tout régler et tout prévoir. » » Il est temps de renouer avec cette méthode en comprenant que « moins de droit », c’est « plus de droits, de liberté et de justice » pour les citoyens83.
Sans doute ne pourrons-nous pas défaire entièrement la tendance à complexifier les normes dont nous sommes d’ailleurs tous plus ou moins complices, tant cela nous protège des risques que nous ne sommes plus prêts à prendre, individuellement et collectivement. Il faudrait un changement culturel profond pour nous faire renoncer à ces logiques d’asservissement. Mais il est encore temps de les dénoncer, d’y résister au quotidien84 et de continuer à penser d’autres modèles plus souhaitables : même sur les terrains les plus hostiles, des graines peuvent toujours éclore.
Ce principe de simplification gagnerait ensuite à irriguer notre approche du défi climatique. À ne décrire ce dernier que sous le prisme de la « complexité » sous prétexte d’interconnexion générale des problématiques et des systèmes, nous perdons en effet en pragmatisme. C’est pourquoi les « écomodernistes », un courant de pensée qui se veut une troisième voie « réaliste » entre les partisans de la décroissance et les climatosceptiques préconisent de « traiter les problèmes d’environnement un par un »85, pour dégager les solutions les plus efficaces à chacun d’entre eux. C’est ce qui s’appelle le « découplage » (decoupling en anglais) : séparer les problèmes pour agir plus efficacement, montrer que loin d’être inexorablement interconnectées certaines dimensions peuvent être abordées indépendamment l’une de l’autre. Pour les traiter et avancer.
Contrairement à la doxa actuelle, qui n’aborde la problématique climatique que sous l’angle de l’« holistique » et du « systémique », il s’agit ainsi de dénouer les connexions infinies entre les phénomènes pour s’attaquer concrètement au problème et le prendre par un biais partial mais assumé : briser le lien entre la prospérité économique (la génération de revenus, la croissance économique) et la consommation de ressources et d’énergie (avec ses impacts environnementaux négatifs et ses émissions de gaz à effet de serre), parier sur l’augmentation de l’efficacité des ressources naturelles via l’utilisation des technologies les plus productives, plutôt que par le moyen des techniques prémodernes. Ceci, parce que les technologies les plus modernes devront permettre d’épargner les ressources en maximisant leurs effets et, dès lors, de préserver de vastes zones de la planète dont on n’aurait plus besoin pour notre subsistance. Outre le fait qu’elle ne verse ni dans l’effondrisme ni dans la contrition, cette approche est d’autant plus intéressante à considérer qu’elle permet de remobiliser en offrant une feuille de route claire pour l’avenir. La pelote détricotée permet d’imaginer pouvoir enfin tirer les ficelles de l’action à nouveau.
Retrouver le sens du crucial
C’est qu’il s’agit aujourd’hui de bien calibrer nos choix. Et de trancher pour avancer. Aussi, faire simple n’est peut-être même plus suffisant. L’heure est désormais au « crucial ».
Nous voici en effet à la croisée des chemins : des choix de modèles (de vie, de valeurs, de production) sont à faire dans ce moment de grande mutation que nous traversons. Le crucial est précisément « ce qui est situé à un croisement » (du latin crucis, la « croix ») et, par extension, ce qui est « important parce que décisif ». Or c‘est bien ce qui caractérise notre époque : être un moment critique où les choix comme les non-choix que nous allons faire dans un futur proche auront des conséquences déterminantes pour l’avenir de l’humanité.
Au carrefour des chemins, il faut choisir le nôtre et, pour partie, ne plus en dévier, de manière à sortir de la sombre jungle dans laquelle nous nous trouvons – comme les voyageurs égarés de Descartes s’extirpent de la forêt en « march[ant] le plus droit qu’ils peuvent vers un même côté ». Car agir, c’est toujours décider. Et décider, c’est trancher, à l’image du glaive d’Alexandre qui coupe le nœud gordien (tissu complexe) que personne n’avait su dénouer avec les doigts. C’est choisir parmi les possibles. C’est renoncer, fatalement simplifier. C’est donc refuser de maintenir la complexité en l’état. Un certain nombre de choses ne peuvent plus supporter nos atermoiements, sous couvert que « c’est complexe ». Le « crucial » est ce point de l’espace et du temps où une décision s’impose.
Les crises que nous affrontons aujourd’hui exigent ainsi de prioriser, de choisir les bons combats, de nous fixer des objectifs clairs, et pour cela de nous poser les bonnes questions. Qu’est-ce qui, en fin de compte, est essentiel ? Qu’est-ce qui compte vraiment ? Quels sont nos besoins primordiaux ? Dans quelle direction voulons-nous aller ? L’important est de ne pas perdre de vue nos objectifs, pour ne pas nous noyer. D’apprendre à extraire l’information pertinente du flot qui se déverse sur nous en continu. De ne pas nous laisser disperser par les injonctions en tous sens. De nous concentrer sur l’essentiel. De savoir que la complexité est une certaine manière de nous représenter le monde, mais pas sa réalité dernière. De retrouver le sens du concret. Nous avons plus que jamais besoin de boulangers qui font du pain.
Pour y parvenir, peut-être nous faudra-t-il inventer des « expériences cruciales » qui nous aideront à déterminer, au milieu du carrefour qui est le nôtre, quelle voie emprunter plutôt qu’une autre. En science, une expérience cruciale (instantia crucis ou experimentum crucis) est une expérimentation permettant, devant plusieurs hypothèses susceptibles d’expliquer un même phénomène, de discréditer l’une et de retenir l’autre, a contrario, comme meilleure. C’est Francis Bacon qui définit l’instancia crucis dans son Novum Organum (1620). L’observation et le calcul de la distance de la planète Mars à l’opposition de la Terre, ainsi que l’expérience du pendule de Foucault, en sont deux exemples qui permirent de départager le géocentrisme de l’héliocentrisme. Appliquée à nos enjeux contemporains, cette notion nous inviterait à imaginer des dispositifs nous permettant de choisir des voies (éthiques, politiques, économiques, esthétiques) plutôt que d’autres. En somme, à faire du tissu du monde un vêtement taillé pour notre époque. Dans tous les cas, à sortir de la fable d’un réel inextricable. À démystifier la complexité.
Les idéologues ne sont pas ceux qu’on prétend… Plaidoyer pour la « pensée complexe » : Réponse à Sophie Chassat. Pascal Roggero Professeur à l’université Toulouse-Capitole Fondateur de l’université populaire Edgar Morin pour la métamorphose Edgar Morin méritait-il d’être ainsi mis en cause à la veille de ses 102 ans par le texte de Sophie Chassat sur le site de Fondapol relayé par Les échos et Le Figaro? Poser la question c’est y répondre. Non bien sûr ! Comment ne pas considérer avec sévérité un texte qui fait de la « pensée complexe » ou, sans distinction aucune, la « complexité » ou les « systèmes complexes », l’origine de tous maux de l’époque ou presque ? Si vous aviez lu La Méthode, vous ne diriez pas qu’elle compte « plusieurs » tomes mais six dont la publication s’échelonne entre 1977 et 2004. Sans doute avez-vous parcouru L’introduction à la pensée complexe qui, comme son intitulé l’indique, est un ouvrage de vulgarisation, puisque vous en avez extrait la dernière phrase. C’est bien peu pour tenter de discréditer ce que nous sommes un certain nombre à considérer comme une œuvre majeure non seulement du XXe siècle mais aussi du XXIe. Cela vous conduit à défendre une thèse infondée au prix d’une série d’erreurs, de confusions et d’approximations qui vous eussent interdit de la soutenir dans un espace scientifique. Cette thèse consiste à accuser la pensée complexe rien de moins que de promouvoir et entretenir la confusion sur le plan cognitif, d’inhiber l’action et de déresponsabiliser les individus. Vous avez trouvé l’origine de tous nos maux, de l’excès de normes en France à l’inaction climatique mondiale en passant par l’abstention électorale, de la technocratie à la post-vérité en faisant étape par le « vent » vendu par les consultants, tout ça à cause de la « pensée complexe » ! Qu’est-ce qui vous autorise donc à porter de si graves accusations ? En gros votre raisonnement est le suivant. Étant donné : 1) que ça va mal dans le monde et/ou en France, (on ne sait pas bien) 2) que les gens disent de plus en plus : « c’est complexe » ce qui traduit et engendre de la confusion cognitive, de l’inaction et de la déresponsabilisation, 3) on en conclut que tous nos malheurs ou presque viennent de la « pensée complexe ». La solidité de votre argumentation est loin d’être assurée… En effet, si nous pouvons être d’accord sur le fait que l’adjectif « complexe » soit devenu une étoile du champ lexical contemporain (encore qu’une objectivation plus substantielle du phénomène eut été souhaitable), on discutera fortement que vous puissiez en faire le signe d’une adoption générale de la « pensée complexe » par nos contemporains. Énoncer l’affirmation « c’est complexe » est loin de suffire pour penser de manière complexe comme le préconise Edgar Morin. C’est une grave erreur que vous revendiquez en refusant explicitement de distinguer « complexe » et « compliqué ». Au fond vous ne faites pas la différence car, comme la plupart des personnes dont vous citez le discours, vous ne la connaissez ou ne la comprenez pas. Il est d’ailleurs significatif que vous parliez à ce propos de « nœuds au cerveau ». Il n’y a pas de nœuds au cerveau qui tiennent en la matière mais une distinction fondamentale que vous ne faites pas et qui décrédibilise l’ensemble de votre propos. En deux mots, « complexe » n’est pas synonyme de « compliqué » et même de « compliqué2 » ou puissance 2 comme aimait à le dire le fidèle morinien que fut Jean-Louis Le Moigne. En utilisant le terme « complexe » dans le cadre de la pensée éponyme, on adopte une épistémologie ni platement positiviste, ni naïvement réaliste mais qui intègre nécessairement une forme de constructivisme. Sans entrer dans les différences qui existent (constructivisme radical, tempéré, co-constructivisme ;...), ce qui réunit ces perspectives se trouve dans la pleine prise de conscience que le rapport au réel du sujet quel qu’il soit est toujours, au moins en partie, une construction du sujet lui-même, de ses sens, de ses catégories, de ses représentations et de son contexte culturel et historique. De Kant à Von Glaserfeld en passant par Valery, les choses sont pourtant connues. Ce dernier l’exprime avec clarté : « Ma main se sent touchée aussi bien qu’elle touche. Réel veut dire cela, rien de plus ». La « pensée complexe » exige cette prise de conscience et l’intègre au cœur de sa construction et de sa dynamique, la formulation « le monde est complexe » la méconnaît, l’ignore voire la nie. Elle se contente d’attribuer à travers du verbe être une propriété au réel sans mesurer que cette propriété dépend aussi du regard qu’on porte sur lui. Sans intégrer ce point décisif vous mêlez dans un grand sac informe « pensée complexe » selon Morin, « systèmes complexes » selon le Santé Fe Institute ou encore « complexité » comme on dirait « complication ». Sans parler de la dernière qui ne présente pas beaucoup d’intérêt, il y a pourtant de grandes différences entre « pensée complexe » et « systèmes complexes » ou encore, pour reprendre les termes de Morin, la « complexité générale » et la « complexité restreinte ». On ne saurait prétendre que parce que beaucoup d’acteurs politiques, économiques ou autres disent : « le monde est complexe », la « pensée complexe » est devenue l’idéologie voire le dogme dominant Prenons par exemple, parmi la multitude d’exemples évoqués, le cas du président Macron. Il utilise bien sûr, comme tous les autres, les termes « complexe » et « complexité », est-il pour autant influencé par la « pensée complexe » et gagné par la prétendue « idéologie » de la complexité? Attachons-nous un instant au discours solennel qu’il fît devant le Parlement réuni en Congrès le 3 juillet 2017 pour tracer les perspectives de son premier mandat dans lequel il déclarait : « Derrière tous ces faux procès, on trouve le même vice, le vice qui empoisonne depuis trop longtemps le débat public : le déni de réalité, le refus de voir le réel en face dans sa complexité et ses contraintes ; l’aveuglement face à un état d’urgence qui est autant économique et social que sécuritaire. » Vous en concluriez sans doute qu’il s’agit d’une illustration de votre thèse, la pensée complexe a gagné puisque le Président lui-même parle de la « complexité du réel » sauf qu’il n’est en aucun cas dans la « pensée complexe », il s’en trouve même aux antipodes. La formulation « le déni de réalité, le refus de voir le réel en face » démontre une posture naïvement réaliste où le réel se donne à voir avec évidence. Quelle est cette évidence ici ? « Un état d’urgence qui est autant économique et social que sécuritaire ». Ne s’agit-il pas d’une vision du réel selon Emmanuel Macron ? Une réalité personnelle qui ignore, excusez du peu, l’urgence climatique. Ni le Président Macron, ni l’armée américaine, ni les tenants de la post-vérité, ni la plupart des consultants ou des dirigeants ne sont influencés, serait-ce que modestement, par la « pensée complexe » d’Edgar Morin et nous le regrettons. Ils peuvent céder à une simple mode langagière, adopter une vision triviale où « complexité » signifie « complication », masquer leur immobilisme ou leur incompétence derrière des mots ronflants mais il est très injuste d’y impliquer l’auteur de La Méthode. En effet, contrairement à ce qui est abusivement exhibé dans ce texte, la « pensée complexe » ne conduit ni à la confusion cognitive, ni à l’inaction, ni au refus de la responsabilité. Elle éclaire ce qu’est la connaissance, promeut une action lucide toujours considérée comme un « pari » et propose une morale et une éthique de la « reliance » qui est le contraire de la déresponsabilisation. Sur chacun de ces points une longue argumentation pourrait être produite mais la seule lecture de La Méthode devrait suffire à dissiper ces malentendus. Terminons par deux développements particulièrement discutables. La surabondance normative française serait, elle aussi, une calamité due à Edgar Morin et à sa funeste pensée. On aura du mal à comprendre ce lien alors que cette situation trouve ses origines comme l’a bien montré Tocqueville dans la longue durée de L’Ancien et la Révolution. Max Weber et Michel Crozier sont plus éclairants sur le sujet qu’Edgar Morin. Alors pourquoi ce lien ? Tout simplement parce qu’est ici reprise la terminologie officielle sur la « simplification » qui vise à réduire la « complexité » normative. Ce faisant on confond, à nouveau, « complexité » et « complication » et le seul lien avec la pensée morinienne est un mot mal compris. Enfin, il fallait oser associer la « pensée complexe » de l’auteur de Terre-Patrie à l’inaction climatique. C’est manifestement mal connaître et l’auteur qui dès 1972 fut un militant de l’environnement et sa pensée. Dans le même mouvement, c’est aussi la faute à la pensée systémique. On peut en être stupéfait car aucune intelligibilité du climat et de son évolution ne serait tout bonnement possible sans recourir à une modélisation systémique. Quant à l’inaction, avant d’accuser injustement tel ou tel corpus ou méthode, il conviendrait tout de même de ne pas éluder l’inertie des intérêts. Il se trouve que, pour notre part, nous considérons que la « pensée complexe », loin d’être l’origine de tous nos maux, constitue une ressource essentielle face aux enjeux cruciaux auxquels nous sommes confrontés et que nous n’éludons pas, bien au contraire. Nous ne souffrons pas d’un excès mais d’une insuffisance de « pensée complexe ». Revenir à la causalité linéaire, au déterminisme strict, à connaissance mono-disciplinaire nous renvoie à une vision globalement mécaniciste du monde, vieille de deux siècles et qu’il convient de laisser reposer en paix aujourd’hui. Cette conviction nous a conduits à créer à Toulouse l’université populaire Edgar Morin pour la métamorphose le 24 juin dernier avec le soutien et la participation de l’auteur de La Méthode.