1.

Aux origines de l’alliance sovieto-nazie

2.

Une première cible commune : la Pologne

3.

L’intermède de l’antifascisme et du front populaire

4.

Le thème de la « guerre impérialiste » prépare le revirement de l’URSS

5.

Les négociations secrètes avec l’Allemagne

6.

Le pacte de non-agression

7.

Les véritables intentions de Staline

8.

Du pacte de non-agression au traité sovieto-nazi « d’amité et de délimitation des frontières »

9.

La politique du Komintern et le cas du PCF

10.

L’attaque sovétique contre la Finlande

11.

Sovetisation et terreur de masse en Pologne orientale

12.

L’affirmation de l’impérialisme soviétique

13.

Le PCF dans l’alliance totalitaire

14.

La fin de la lune de miel

15.

De la grande alliance à l’instauration du rideau de fer

16.

L’alliance sovieto-nazie : le point aveugle de la mémoire

Indications bibliographiques

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Stéphane Courtois,

Historien, directeur de recherche honoraire au CNRS, enseignant d’histoire à l’Institut catholique d’études supérieures (ICES) à La Roche-sur-Yon, membre du conseil scientifique et d’évaluation de la Fondation pour l’innovation politique.

« Le gouvernement du Reich et le gouvernement soviétique doivent, tirant la leçon de toute l’expérience du passé, tenir pour certain que les démocraties capitalistes de l’Occident sont les ennemies implacables à la fois de l’Allemagne nationale-socialiste et de l’URSS. »

Joachim von Ribbentrop, 15 août 1939.

 

Le 23 août 1939, l’Allemagne nazie et l’Union soviétique annoncèrent la signature d’un pacte de non-agression. Même si la Russie bolchevique avait longtemps entretenu des relations privilégiées avec l’Allemagne des années 1920, la chose stupéfia la plupart des observateurs, tant l’opposition idéologique semblait irréductible entre le nazisme et le communisme soviétique. Or, cette alliance entre les deux grands dictateurs totalitaires, Hitler et Staline, devait avoir les plus funestes conséquences, qui marquent aujourd’hui encore le corps d’une Europe réunifiée.

1

Aux origines de l’alliance sovieto-nazie

Les relations entre les leaders bolcheviques et l’Allemagne ont été inaugurées de manière très particulière, quand, en avril 1917, les services secrets allemands décidèrent de faciliter le retour en Russie de plusieurs dizaines de révolutionnaires afin d’y intensifier la désagrégation de l’armée russe, parmi lesquels un certain Vladimir Ilitch Oulianov, alias Lénine. On connaît la suite : la prise du pouvoir par les bolcheviks le 7 novembre 1917, puis le traité léonin de Brest-Litovsk, de mars 1918 – par lequel Lénine concédait à l’Allemagne 80000 km2 et le quart de la population de l’empire tsariste –, la guerre civile et enfin la stabilisation des bolcheviks au pouvoir en URSS.

Dès 1920, Lénine a fondé la politique étrangère bolchevique sur trois principes. Le premier insistait sur la « défense de la patrie socialiste », à l’intérieur par la terreur et à l’extérieur en s’appuyant sur une puissante Armée rouge. Le deuxième aspirait à l’expansion de la « grande révolution prolétarienne mondiale », étant entendu pour Lénine que la prise du pouvoir en Russie n’était que le début d’un processus révolutionnaire destiné à bouleverser toute l’Europe, et en priorité l’Allemagne, dont la puissance industrielle et le prolétariat ouvrier viendraient conforter le pouvoir bolchevique. Cette expansion empruntait deux chemins, nullement contradictoires : la subversion intérieure à chaque pays – par le biais des partis communistes organisés au sein de l’Internationale communiste (ou Komintern) –, et l’action offensive de l’Armée rouge, qui, après avoir été une armée de guerre civile en Russie, porterait la guerre civile internationale, et ce en ne tenant aucun compte des règles traditionnelles des relations entre États. Le troisième principe reposait sur « l’exacerbation des contradictions inteimpérialistes » : en clair, tout faire pour dresser les pays « bourgeois » et « capitalistes » les uns contre les autres, de manière à ce qu’ils s’affaiblissent réciproquement – comme durant la guerre de 1914-1918 – et favorisent la puissance révolutionnaire.

La première application spectaculaire de ces principes a concerné l’Allemagne. D’un côté, le Komintern y a longtemps mené une politique subversive, en s’appuyant sur le Parti communiste allemand, qui, jusqu’en 1933, n’a eu de cesse de combattre la république de Weimar, y compris parfois en collusion avec les nazis. D’un autre côté, Lénine, qui cherchait à détruire l’organisation de la nouvelle Europe issue de la guerre sous la houlette de la France et de la Grande-Bretagne, conclut à la surprise  générale, le 16 avril 1922, le traité de Rapallo, par lequel l’URSS et l’Allemagne se reconnaissaient mutuellement et annulaient leurs dettes réciproques. Dès 1923, sous l’égide de la Reichswehr, sont signés les premiers contrats avec l’URSS, pour la construction près de Moscou d’une usine de fabrication d’avions de combat, ainsi que la vente aux Soviétiques de centaines de milliers de fusils, d’explosifs et autres matériels de guerre. En contrepartie, la Reichswehr va bénéficier, jusqu’en 1933, de la possibilité de contrevenir aux clauses du traité de Versailles, qui limitaient fortement ses possibilités de réarmement. Ainsi, loin des yeux indiscrets, elle a mis au point et expérimenté en URSS des technologies et des prototypes d’avions de combat et de chars. Elle a installé en URSS des camps d’entraînement – clandestins – au maniement de ces prototypes, familiarisant des centaines d’officiers avec ces matériels ultramodernes ; parmi ceux-ci, le fameux général Guderian, qui conduira l’offensive des panzers en France en 1940. C’est en URSS qu’a été reconstituée clandestinement la future Luftwaffe et qu’ont été expérimentés ses premiers chasseurs bombardiers. Enfin, l’armée allemande y a organisé des manœuvres – là encore clandestines – permettant d’inventer de nouvelles tactiques de combat et d’élaborer une doctrine de guerre aérienne – qui montreront toute leur efficacité contre la Pologne en 1939, contre la France en 1940 et même contre… l’URSS en juin 1941.

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Une première cible commune : la Pologne

En contrepartie, l’URSS achète d’importantes quantités de matériels de guerre en Allemagne, en particulier des moteurs d’avion. Et elle bénéficie de la formation sur place, par des instructeurs allemands, de ses cadres, surtout dans les nouvelles technologies. Près de quatre-vingt-dix généraux soviétiques font des stages dans les états-majors allemands, parmi lesquels certains des principaux officiers supérieurs – Iegorov, Iakir, Ouborevitch. En dépit de la distance sociologique entre les deux corps d’officiers – armée « de classe » pour l’URSS, armée de caste pour l’Allemagne –, s’installe une certaine fraternité d’armes qui repose à la fois sur le fait que ces pays sont les deux grands vaincus de la Première Guerre mondiale, qu’ils sont désormais dirigés par des pouvoirs totalitaires violemment hostiles à la démocratie, et enfin qu’ils se retrouvent soudés dans une haine commune de la Pologne.

En effet, du côté soviétique, on n’oublie pas  le cuisant échec de l’Armée rouge sur la Vistule pendant l’été 1920, empêchant la conquête de Varsovie, qui, selon Lénine, devait mener la révolution bolchevique sur la route de Berlin puis de toute l’Europe. Du côté allemand, la nouvelle Pologne, issue de la défaite de 1918, est désormais le principal allié de la France en Europe centrale et orientale et constitue une menace de front oriental au cas où l’Allemagne voudrait prendre sa revanche sur la France. Les uns et les autres n’aspirent qu’à une chose : la disparition de la Pologne.

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L’intermède de l’antifascisme et du front populaire

Cependant, l’accession de Hitler au pouvoir en janvier 1933 et ses tirades de plus en plus violentes contre le marxisme, le  communisme et l’URSS vont interrompre les excellentes relations entre l’URSS et l’Allemagne. Staline décide d’intensifier son rapprochement avec la France, inauguré en 1932 ; en avril 1933, l’URSS accueille avec chaleur le premier attaché militaire français depuis 1917, le colonel Mendras. Face à l’annonce du réarmement allemand, la France et l’URSS signent, le 2 mai 1935, un traité d’assistance mutuelle.

Parallèlement, Staline réoriente la politique du Komintern, placée sous l’autorité de Georgi Dimitrov. Vieux révolutionnaire bulgare ayant opté en 1921 pour le bolchevisme, Dimitrov était devenu un cadre du Komintern ; il était clandestinement en service à Berlin en 1933 quand   il a été arrêté et accusé par les nazis d’être responsable de l’incendie du Reichstag. À la suite de son procès – où il tint tête à Goering –, il est devenu une figure mondiale de l’antifascisme. Réfugié à Moscou, Dimitrov est propulsé, en 1934, à la tête du Komintern dont le VIIe congrès, en juillet 1935, officialise la ligne antifasciste désormais appliquée par tous les partis communistes. Celle-ci aboutit, début 1936 en Espagne, au succès électoral du Front populaire, qui dégénère bientôt en révolution puis en guerre civile ouverte. En France, le succès électoral du Front populaire conduit pour la première fois un socialiste, Léon Blum, à la présidence du Conseil. Le Parti communiste français (PCF), très faible jusqu’en 1934, bénéficie fortement de cette politique qui lui permet de constituer une « ceinture rouge » autour de Paris lors des élections municipales de 1935, et qui, en 1936, le fait bondir de dix à soixante-douze députés. Ainsi revigoré, il à prendre la tête du mouvement social qui suit les élections, s’attribue le mérite des avantages sociaux concédés par le patronat lors des accords de Matignon et s’implante durablement dans les usines à travers une CGT réunifiée depuis le printemps 1936.

Staline s’affiche plus encore aux côtés des démocraties et contre le fascisme. Dès l’automne 1936, il donne son feu vert à la formation des Brigades internationales, armée de volontaires, sous commandement communiste, appelée à intervenir dans la guerre civile en Espagne. Moyennant l’or de la Banque d’Espagne, il expédie aux républicains espagnols de l’armement et des conseillers militaires, qui sont confrontés aux officiers allemands qui soutiennent Franco. Simultanément, il fait adopter en URSS une nouvelle Constitution proclamée « la plus démocratique du monde ».

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Le thème de la « guerre impérialiste » prépare le revirement de l’URSS

Pourtant, à l’été 1936, Staline engage le premier des Grands Procès de Moscou, puis organise une gigantesque purge de l’état-major et des officiers de l’Armée rouge, avant de lancer la Grande Terreur, qui, de juillet 1937 à octobre 1938, entraînera l’assassinat de 70000 personnes et la déportation du même nombre. Staline se prépare à la guerre. Sous prétexte de lutter contre le trotskisme, il règle ses derniers comptes politiques avec les autres dirigeants bolcheviques afin d’affirmer son pouvoir absolu sur le parti   et sur l’appareil d’État. Et il extermine des catégories sociales et des minorités nationales qui, à ses yeux, sont susceptibles de devenir des cinquièmes colonnes en cas de guerre. En 1938, il décide même de dissoudre le Parti communiste polonais, dont la plupart des dirigeants, réfugiés en URSS, sont fusillés : il estime sans doute que ceux-ci pourraient gêner un rapprochement avec l’Allemagne sur le dos de la Pologne…

En effet, Staline a commencé à modifier sa politique étrangère. Le rapprochement avec les démocraties n’a pas donné les résultats espérés, et le rapport des forces en Europe semble basculer du côté allemand. En mars 1938 Hitler s’est emparé de l’Autriche et, fin septembre, par les accords de Munich, il a arraché la région des Sudètes à la Tchécoslovaquie, dont il démantèle ainsi la principale ligne de défense. Après la négociation de Munich – à laquelle l’URSS n’a pas été invitée – et la dernière grande bataille perdue sur l’Èbre, en novembre 1938, par les républicains espagnols – suivie du retrait  officiel des Brigades internationales –, Staline prononce, le 10 mars 1939 devant le XVIIIe congrès du Parti communiste (bolchevik) de l’Union soviétique (PCbUS), un discours dans lequel, après avoir proclamé la faillite de la politique de sécurité collective, il estime qu’une nouvelle « guerre impérialiste » a commencé – il met ainsi sur le même plan agresseurs et agressés, États fascistes et démocraties – et conclut que « l’URSS continuera la politique de paix et de consolidation des relations d’affaires avec tous les pays ». « Tous » ? Même l’Allemagne nazie ? Ce tous n’aura pas échappé aux observateurs avisés.

Ce désengagement de Staline d’une politique de sécurité collective va soudain rencontrer une conjoncture tout à fait nouvelle : le 14 mars 1939, Hitler envahit la Bohême et la Moravie et instaure un protectorat allemand sur la Slovaquie. Les accords de Munich, qui devaient satisfaire   la dernière revendication territoriale de Hitler, sont ainsi déchirés d’un coup, montrant la naïveté des dirigeants britanniques et français face à un chef totalitaire dont le cynisme absolu et la brutalité apparaissent aux yeux de tous. Néanmoins, à quelque chose malheur est bon : l’opinion publique britannique, soulevée d’indignation, incite son gouvernement – et par là le gouvernement français – à réagir. Le 31 mars, la Grande-Bretagne garantit les frontières de la Pologne, puis celles de la Grèce et de la Roumanie le 13 avril. Mais Hitler, qui depuis les accords de Munich tient les démocraties pour quantité négligeable, est bien décidé à poursuivre ses conquêtes et, dès la fin mars, il a donné à la Wehrmacht l’ordre de préparer une attaque de la Pologne pour le 1er septembre 1939.

Face à cette tension accrue à l’ouest de l’Europe, Staline a vite compris qu’il était dans la situation idéale de celui qui fait monter les enchères pour offrir sa neutralité – voire son alliance – au plus offrant.

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Les négociations secrètes avec l’Allemagne

Le processus diplomatique qui a mené à la signature du pacte de non-agression entre l’URSS et l’Allemagne est inauguré le 17 avril 1939. Ce jour-là, dans le cadre de négociations publiques, Staline répond favorablement à des avances britanniques et propose un accord d’assistance militaire entre la France, la Grande-Bretagne et l’URSS, et la garantie par ces trois pays des États limitrophes de l’URSS, de la Baltique à la mer Noire. Cependant, les conditions de l’accord impliquent le droit pour l’Armée rouge de pénétrer dans ces États, ce qu’au moins la Pologne et la Roumanie ne peuvent accepter.

Or, ce même 17 avril, l’ambassadeur d’URSS à Berlin, nommé en juin 1938, décide de rendre sa première visite à Ernst von Weizsäcker, le secrétaire d’État aux Affaires étrangères allemand, à qui il tient des propos pour le moins surprenants : « La politique russe n’a jamais dévié de  la ligne droite. Les divergences idéologiques n’ont pour ainsi dire exercé aucune influence sur les relations russo-italiennes et elles n’ont pas, pour l’Allemagne non plus, constitué dans le passé une pierre d’achoppement. La Russie des Soviets n’a pas exploité contre l’Allemagne les désaccords qui existent aujourd’hui entre elle et les démocraties occidentales et elle n’en a jamais éprouvé le désir. La Russie ne voit aucune raison de ne pas entretenir avec l’Allemagne des relations normales, relations qui pourraient aller en s’améliorant sans cesse » (Nazi-Soviet Relations, NSR, 1948).

Ainsi sont engagées des négociations secrètes avec l’Allemagne. Staline a mis deux fers au feu, mais les dés sont pipés : alors que les démocraties, qui cherchent à tout prix à préserver la paix, n’ont à lui proposer qu’une éventuelle alliance militaire, Hitler, lui, promet du tangible – ce qui ne lui appartient pas encore, mais dont il a bien l’intention de s’emparer, la Pologne. Staline le sent et va donc privilégier l’option allemande.  Le 3 mai 1939, Maxim Litvinov est débarqué du poste de commissaire du peuple aux Affaires étrangères, qu’il occupait depuis 1930. Il représentait l’URSS à la Société des Nations depuis 1934 et était le symbole de l’adhésion soviétique à la politique de sécurité collective et du rapprochement avec la France depuis 1932. En outre, il s’appelle en réalité Meir Henoch Wallach-Finkelstein, et sa soudaine éviction constitue un évident et double message – politique et idéologique – destiné à Hitler. Le fait qu’il soit remplacé par Viatcheslav Molotov, qui, tout en demeurant président du Conseil des commissaires du peuple, est le plus proche collaborateur de Staline, indique que la politique étrangère est sous l’œil du maître.

Dès le 20 mai, Molotov demande à rencontrer von Schulenburg, l’ambassadeur d’Allemagne à Moscou, qui, charmé de l’accueil, signale dans son rapport « une atmosphère de très grande cordialité » et souligne qu’« un heureux aboutissement des discussions économiques contribuerait également à créer une atmosphère politique favorable » (NSR, 1948). Il estime que « Molotov désirait  que  nous  lui  fassions  des propositions politiques de plus grande envergure », mais il met Berlin en garde : « Nous devons être d’une extrême circonspection sur ce point, tant qu’il n’est pas certain que des propositions éventuelles de notre part ne seraient pas utilisées par le Kremlin exclusivement en vue de faire pression sur l’Angleterre et la France » (NSR, 1948). Bref, von Schulenburg hésite encore : Staline est-il en train de faire monter les enchères pour s’allier au plus offrant ou envisage-t-il sérieusement un partenariat avec l’Allemagne nazie ?

Preuve que les Allemands commencent à mordre à l’hameçon, von Weizsäcker demande à recevoir Astakhov, le chargé d’affaires soviétique à Berlin. Ce 30 mai, la conversation reste floue, pourtant, le 22 juillet, à la surprise générale, la presse soviétique annonce la reprise des relations commerciales entre les deux pays. Arrive alors le moment décisif, le 26 juillet : au cours d’un dîner intime entre Astakhov et Schnurre – diplomate allemand chargé des relations commerciales –, dans une ambiance qui semble porter à la confidence, ce dernier déclare qu’« en dépit de toutes les divergences de conceptions philosophiques, il existait un lien entre les idéologies allemande, italienne et soviétique : l’opposition aux démocraties capitalistes » (NSR, 1948). Et de proposer un plan en trois étapes susceptible de mener à un rétablissement de bonnes relations entre les deux pays. En réponse, Astakhov définit un éventuel rapprochement comme le seul moyen susceptible de servir les intérêts vitaux des deux pays ; il demande si l’Allemagne a des visées politiques sur les États baltes et sur la Roumanie – ce que Schnurre dénie –, et affirme que de toute façon Dantzig et le corridor reviendront à l’Allemagne.

Dès le 4 août, Molotov reçoit von Schulenburg et lui déclare sans ambages que l’URSS souhaite une normalisation et une amélioration des relations entre les deux pays. Et comme l’ambassadeur assure que l’Allemagne est « prête, le cas échéant, à concilier son attitude avec la sauvegarde des intérêts vitaux des États soviétiques et de la Baltique » (NSR, 1948), Molotov sonde les intentions allemandes à l’égard de la Lituanie. Ainsi, le montant du prix à payer par le IIIe Reich pour obtenir la neutralité soviétique en cas de guerre contre la Pologne commence à se préciser : l’extension de la sphère d’influence soviétique aux trois États baltes. Le terrain diplomatique étant désormais dégagé avec l’Allemagne, et les négociations avec les Français et les Britanniques étant momentanément interrompues, Hitler, qui se prépare à attaquer la Pologne dans les plus brefs délais, va accélérer le mouvement.

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Le pacte de non-agression

Le 15 août 1939 à 4 h 40 du matin, von Schulenburg reçoit un télégramme « extrême urgence » du ministre des Affaires étrangères  du IIIe Reich, von Ribbentrop, qui lui demande de se rendre incessamment chez Molotov pour lui lire une communication d’une étonnante tonalité : « Les développements intervenus au cours de la période récente semblent montrer que des divergences de conceptions idéologiques n’excluent pas l’existence de relations raisonnables entre les deux États, ni le rétablissement d’une coopération amicale d’un genre nouveau. […] L’espace vital de l’Allemagne et celui de la Russie sont contigus, mais leurs besoins naturels ne s’opposent pas. […] Le gouvernement du Reich estime qu’il n’existe  entre  la  Baltique et la mer Noire aucune question qui ne puisse être réglée à la complète satisfaction des deux pays. Au nombre de ces questions il y a notamment : la mer Baltique, la zone de la Baltique, la Pologne, les questions du Sud-Est, etc. […] Il ne fait pas de doute que la politique  germano-soviétique est parvenue aujourd’hui à un tournant historique. Les décisions relatives à la politique qui sera suivie, dans l’avenir immédiat, à Berlin et à Moscou, marqueront d’une façon décisive, pour des générations, le caractère des relations entre le peuple allemand et les peuples de l’URSS.  […] Le gouvernement du Reich et le gouvernement soviétique doivent, tirant la leçon de toute l’expérience du passé, tenir pour certain que les démocraties capitalistes de l’Occident sont les ennemies implacables à la fois de l’Allemagne nationale-socialiste et de l’URSS. […] Ces questions [entre la Pologne et l’Allemagne] pourraient […] prendre une tournure qui enlèverait aux deux gouvernements [allemand et  soviétique]  la possibilité de rétablir l’amitié germano-soviétique et, peut-être, de résoudre d’un commun accord les questions territoriales qui se posent en Europe orientale. En conséquence, les dirigeants des deux pays ne devraient pas laisser les choses aller à la dérive, mais devraient agir au moment opportun » (NSR, 1948).

En conclusion, von Ribbentrop demande à  se rendre à Moscou pour conférer directement avec Molotov et surtout avec Staline. Face à des propositions aussi alléchantes, Molotov offre d’emblée de signer un pacte de non-agression. Dès le 17 août à 1 heure du matin, von Ribbentrop confirme l’accord de Berlin et ajoute que le Führer est très pressé, eu égard au fait que « des incidents sérieux peuvent se produire d’un jour à l’autre » avec la Pologne (NSR, 1948). En réponse, Molotov se déclare prêt à recevoir le ministre des Affaires étrangères du Reich, nanti des pleins pouvoirs, à condition que soit prévue, en même temps que le pacte, « la conclusion simultanée d’un protocole particulier qui déterminerait les intérêts des parties signataires dans telle ou telle question de politique étrangère, et qui serait partie intégrante du pacte ». Parallèlement, il désamorce la question des oppositions idéologiques en expliquant que « le principe de la coexistence pacifique de différents régimes politiques est un principe, depuis longtemps établi, de la politique étrangère de l’URSS » (NSR, 1948).

Depuis quelques jours, les négociations ont repris à Moscou entre le chef de l’Armée rouge et les délégations militaires française et britannique. Mais Staline a pris sa décision. Le 19 août, il explique au Bureau politique : « Si nous signons avec la France et la Grande-Bretagne un pacte d’assistance mutuelle, l’Allemagne renoncera certainement à la Pologne et cherchera un modus vivendi avec les puissances occidentales. La guerre sera repoussée, mais par la suite les événements pourront prendre un tour dangereux pour l’URSS. Si nous acceptions la proposition faite par l’Allemagne de conclure avec elle un pacte de non-agression, elle attaquera évidemment la Pologne, ce qui rendra inévitable l’intervention de la France et de l’Angleterre. L’Europe occidentale sera alors la proie de troubles et de désordres graves. Dans ces conditions, nous aurons de grandes chances de rester à l’écart du conflit, et nous pourrons espérer entrer en guerre lorsque ce sera avantageux pour nous » (J. Rossi, 2000). On ne pourra pas dire que Staline ignorait que la signature du pacte avec l’Allemagne déclencherait immédiatement la guerre.

Le 21 août à 0 h 45, von Schulenburg reçoit de Ribbentrop un télégramme ultrasecret lui demandant de se rendre immédiatement chez Molotov pour lui remettre un message personnel d’Adolf Hitler à Joseph Staline. En clair, Hitler annonce  à « Monsieur Staline » que l’Allemagne va déclarer la guerre à la Pologne, que le protocole demandé par les Soviétiques sera accordé, mais qu’il faut que von Ribbentrop soit reçu à Moscou le 22 ou le 23 août au plus tard. Le même jour, Staline donne son accord.

Le 23 août, von Ribbentrop atterrit à Moscou, où les conversations s’engagent immédiatement. Staline mène le jeu et commence par un tour d’horizon général – les relations de l’Allemagne avec le Japon, la Turquie, l’Italie, l’Angleterre et la France – avant d’aborder le fond du problème : le partage de l’Europe centrale et orientale. In fine, von Ribbentrop confirme que l’attaque contre la Pologne est imminente. Avant de se séparer, et selon la tradition soviétique, on porte des toasts. Celui de Staline est éloquent : « Je sais combien la nation allemande aime son Führer ; en conséquence, je voudrais boire à sa santé » (NSR, 1948). Le pacte de non-agression est signé, accompagné du fameux protocole secret.

Son premier point concerne la Baltique :

« Dans l’éventualité d’un réaménagement territorial et politique dans les territoires appartenant aux États baltes (Finlande, Estonie, Lettonie et Lituanie), la frontière nord de la Lituanie constituera la limite des sphères d’influence de l’Allemagne et de l’URSS » (NSR, 1948). Autant dire que les trois autres États tombent sous la coupe de Staline. Le second point touche à la Pologne : « Dans l’éventualité d’un réaménagement territorial et politique des territoires appartenant à l’État polonais, les sphères d’influence de l’Allemagne et de l’URSS seront délimitées approximativement par la ligne des rivières Narev, Vistule et San. La question de savoir si les intérêts des deux parties impliquent le maintien d’un État polonais indépendant et comment un tel État serait délimité ne peut être définitivement déterminée qu’au cours des prochains développements politiques. Dans tous les cas, les deux gouvernements résoudront cette question à la suite d’un accord amical » (NSR, 1948). Ainsi est scellé en quelques lignes un nouveau partage de la Pologne. Le dernier point souligne l’intérêt de l’URSS pour la Bessarabie – province roumaine – et le désintérêt politique de l’Allemagne pour l’Europe du Sud-Est.

Tandis que les chancelleries européennes demeurent stupéfaites face à un tel retournement de situation, le 1er septembre, l’Allemagne attaque la Pologne, déclenchant ainsi automatiquement la Seconde Guerre mondiale. Était-ce vraiment le souhait de Staline quand il ordonna la signature du pacte Ribbentrop-Molotov ?

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Les véritables intentions de Staline

Le 7 septembre, Georgi Dimitrov, le secrétaire général du Komintern, est convoqué au Kremlin. Dans son Journal, miraculeusement conservé dans les archives bulgares, on découvre le compte rendu télégraphique de cette rencontre décisive, qui permet de comprendre la véritable stratégie poursuivie par l’URSS. Staline commence par un rappel de la position léniniste sur « l’exacerbation des contradictions inter-impérialistes » : « Une guerre a lieu entre deux groupes de pays capitalistes – (pauvres et riches au niveau des colonies, des matières premières, etc.)

Pour le partage du monde, pour régner sur le monde !

Nous n’avons rien contre le fait qu’ils se combattent un bon coup et qu’ils s’affaiblissent l’un l’autre.

Cela ne serait pas mal si, grâce à l’Allemagne, la situation des pays capitalistes les plus riches était ébranlée (en particulier l’Angleterre).

Hitler, sans le comprendre, ni le vouloir lui- même, ébranle, sape le système capitaliste. […]

Nous pouvons manœuvrer, pousser un côté contre l’autre, pour qu’ils se déchirent encore mieux.

Dans une certaine mesure, le pacte de non-agression aide l’Allemagne.

La prochaine fois, il faudra donner un coup de pouce de l’autre côté » (Dimitrov, 2005).

Puis il enchaîne sur le changement complet de ligne du Komintern et des partis communistes, qui correspond à la position défaitiste adoptée par Lénine en 1914 : « Les communistes des pays capitalistes doivent, de façon définitive, prendre position contre leur gouvernement, contre la guerre.

Avant la guerre, il était totalement juste de contrer le fascisme avec les régimes démocratiques.

Au cours d’une guerre entre puissances impérialistes, cela ne l’est plus.

La séparation entre États capitalistes fascistes et démocratiques a perdu le sens qu’elle avait.

La guerre entraîne un changement radical.

Le Front populaire uni d’hier avait pour but de soulager la situation des esclaves du régime capitaliste.

Mais dans les conditions d’une guerre impérialiste, c’est de l’anéantissement de l’esclavage dont il est question.

Être aujourd’hui sur les positions d’hier (Front populaire uni, unité de la nation), cela signifie aller sur les positions de la bourgeoisie.

Un tel mot d’ordre n’est plus valable » (Dimitrov, 2005).

Ainsi Staline supprime-t-il la distinction entre démocratie et fascisme et met-il à l’ordre du jour la révolution socialiste immédiate – « anéantissement de l’esclavage ». Le sens qu’il donne à cette expression devient explicite dans le développement suivant : « Auparavant (dans l’histoire), l’État polonais était un État national. Voilà pourquoi les révolutionnaires le défendaient contre les découpages et la mise en esclavage.

Aujourd’hui, c’est un État fasciste dont le joug pèse sur les Ukrainiens, les Biélorusses, etc.

Dans les conditions actuelles, la destruction de cet État signifierait qu’il y a un État bourgeois fasciste de moins !

Qu’y aurait-il de mal si l’anéantissement de  la Pologne avait pour résultat la propagation du système socialiste à de nouveaux territoires et à de nouveaux peuples ? » (Dimitrov, 2005.)

Puis Staline tente de justifier son rejet de la négociation avec la France et la Grande-Bretagne :

« Nous étions plus favorables à un accord avec les pays soi-disant démocratiques et c’est pourquoi nous avons négocié. Mais les Anglais et les Français voulaient faire de nous des travailleurs journaliers et en plus sans rien payer ! Bien évidemment, ils ne nous auraient pas eus comme journaliers, et encore moins gratuitement » (Dimitrov, 2005). Bel aveu qui confirme que, depuis le 15 mars 1939, la politique de Staline consistait à faire monter les enchères de son alliance au plus offrant. Hitler n’avait évidemment aucun scrupule à promettre ce qui ne lui appartenait pas – les trois États baltes, la Bessarabie et la Bucovine du Nord. Pour finir, Staline donne la ligne à suivre par le Komintern et les partis communistes : « Voilà ce qu’il faut dire à la classe ouvrière :

C’est une guerre pour la maîtrise du monde.

[…] Cette guerre ne donnera rien aux ouvriers, aux travailleurs, sauf douleur et privations.

Intervenir de façon décidée contre la guerre et ceux qui en sont coupables.

Démasquez la neutralité, la neutralité des pays bourgeois qui, prônant chez eux la neutralité, soutiennent la guerre dans les autres pays dans un seul but de profit » (Dimitrov, 2005).

En l’occurrence, la dialectique de Staline relève du cynisme le plus absolu : accuser les autres d’être « coupables » de la guerre alors que c’est lui qui, avec le pacte qualifié par antiphrase de « non-agression », a libéré Hitler de toute crainte d’un second front à l’est et l’a décidé à attaquer la Pologne. Cependant, l’évolution très rapide de la situation va l’amener à prendre des positions beaucoup plus nettes.

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Du pacte de non-agression au traité sovieto-nazi « d’amité et de délimitation des frontières »

L’attaque de l’Allemagne contre la Pologne est d’une violence extrême. Profitant de ses années d’entraînement en URSS, la Wehrmacht met en œuvre pour la première fois à grande échelle le Blitzkrieg – la guerre éclair –, qui repose, en particulier, sur des attaques conjointes d’unités blindées et de chasseurs bombardiers, tout en bombardant massivement les villes et les populations civiles. L’avance est si rapide que Hitler fait pression sur les Soviétiques pour qu’ils entrent   à leur tour en Pologne et viennent occuper les territoires dont il a été convenu dans le protocole secret.

Pris au dépourvu, Staline doit improviser. Le 17 septembre à 2 heures du matin, il reçoit von Schulenburg pour lui annoncer que, rompant délibérément le traité de non-agression soviéto- polonais de juillet 1932, l’Armée rouge envahira la Pologne orientale le jour même. Dans la soirée, les Allemands adressent aux Soviétiques un projet de communiqué commun, récusé par Staline, qui considère que « les faits y sont exposés avec beaucoup trop de franchise » (NSR, 1948). Staline rédige lui-même le communiqué final.

Lors de son invasion de la Pologne orientale, l’Armée rouge ne rencontre qu’une faible résistance, puisque le gros des forces polonaises est massé à l’Ouest, et, dès le 21 septembre, les armées des deux envahisseurs entrent en contact, dans un stupéfiant climat de fraternité d’armes. Les troupes allemandes trop avancées se retirent sur la ligne de démarcation établie dans le second point du protocole secret, et des commissions militaires mixtes règlent les différends. Un défilé commun des troupes victorieuses est même organisé à Brest-Litovsk.

Face à un triomphe aussi rapide, Staline bat le fer tant qu’il est chaud. Alors que Hitler hésitait sur le sort à réserver à la Pologne – laisser autour de Varsovie un État croupion –, dès le 25 septembre au soir, Staline déclare à von Schulenburg que « ce serait une erreur le fait de laisser subsister un État tronc polonais indépendant ». Il propose d’échanger la province de Lublin – comprise par le protocole secret dans la zone d’occupation soviétique – contre la Lituanie et suggère que von Ribbentrop revienne incessamment à Moscou discuter de l’affaire.

Le 27 septembre à 18 heures, le ministre des Affaires étrangères du Reich atterrit à l’aéroport de Moscou, pavoisé de drapeaux à croix gammée, où l’attendent une bonne part de la direction soviétique et une spectaculaire garde d’honneur. Les négociations s’engagent au Kremlin à 22 heures puis reprennent le lendemain après- midi pour aboutir, le 28 septembre, à un traité « de délimitation des frontières et d’amitié » qui ne comprend que cinq articles et entérine la suppression de l’État polonais. Il s’accompagne de trois protocoles secrets : le premier garantit le transfert de populations allemandes de la zone d’occupation soviétique vers le Reich, et réciproquement ; le deuxième confirme que la Lituanie passe dans la sphère d’influence soviétique, tandis que la province de Lublin revient au Reich ; le troisième précise que « les deux parties ne toléreront dans leurs territoires [occupés] aucune agitation polonaise qui affecterait les territoires de l’autre partie. Ils supprimeront dans leurs territoires tout commencement d’une telle agitation et s’informeront mutuellement à propos des mesures appropriées à cet objectif » (NSR, 1948). Et très vite la Gestapo et le NKVD vont prendre langue pour mener une action conjointe contre la résistance polonaise.

Le même jour, les deux gouvernements publient une déclaration commune où ils annoncent que, à la suite de « l’effondrement de l’État polonais », ils ont par leur traité « jeté les fondements d’une paix durable en Europe orientale » et qu’ils expriment leur conviction que « ce serait servir les véritables intérêts de tous les peuples que de mettre fin à l’état de guerre existant actuellement entre l’Allemagne, d’une part, et l’Angleterre et la France, d’autre part ». Mais que « si néanmoins les efforts des deux gouvernements devaient rester stériles, la preuve serait établie que l’Angleterre et la France portent la responsabilité de la continuation de la guerre » (NSR, 1948). Difficile de ne pas reconnaître là l’extrême cynisme de deux puissances totalitaires qui ne respectent aucune règle internationale.

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La politique du Komintern et le cas du PCF

Le virage politique de Staline, passant de l’antinazisme le plus affiché à une alliance masquée puis ouverte avec Hitler, a totalement désarçonné les partis communistes. En France, le PCF a beau proclamer son attachement au patriotisme, il est la cible de toutes les critiques et, dès le 26 août 1939, le gouvernement Daladier fait saisir deux quotidiens communistes, L’Humanité et Ce soir.  Le 2 septembre, les députés communistes votent les crédits de guerre à la Chambre, et Maurice Thorez, le secrétaire général du parti, âgé de 38 ans, rejoint son régiment en Champagne. Mais l’invasion de la Pologne par l’Armée rouge révèle tout le cynisme de Staline et provoque une levée de boucliers contre les communistes. Le 26 septembre, le gouvernement dissout par décret le PCF et toutes les organisations affiliées au Komintern. Désormais interdit, le PCF se délite : ce parti, qui comptait plus de 250000 membres à l’été 1939, s’effondre soudain, bientôt réduit dans la clandestinité à son « appareil » – les quelques milliers de « permanents » fanatiquement attachés au communisme stalinien.

Afin de réagir, Jacques Duclos, chargé de la direction, colle au plus près de la politique de Moscou. À la suite du communiqué germano- soviétique du 28 septembre, il adresse au président de la Chambre des députés une lettre ouverte dans laquelle il réclame l’ouverture immédiate de pourparlers de paix avec Hitler, passant par pertes et profits la destruction de la Pologne, désormais « libérée du fascisme » par l’Armée rouge. Face à cette initiative défaitiste – susceptible de surcroît de trouver un large écho dans toute la mouvance pacifiste tant à gauche que dans l’extrême droite –, le gouvernement réagit avec vigueur : il fait inculper et incarcérer trente-quatre députés communistes, tandis que vingt-cinq autres renient le parti. Le 2 octobre, Duclos s’enfuit en Belgique, où il est rejoint le 4 octobre par Maurice Thorez, qu’un commando, sur ordre exprès du Komintern, a enlevé à son régiment en pleine nuit – début novembre, Thorez passera en URSS sous passeport soviétique. C’est dès lors un PCF très affaibli – illégal, privé de ses députés et avec une direction éclatée entre Paris, Bruxelles et Moscou – qui va suivre au plus près la nouvelle ligne du Komintern.

En effet, le 25 octobre, Dimitrov a de nouveau été convoqué au Kremlin, où Staline lui a donné ses dernières instructions en fonction de l’évolution de la situation. Il recommande la prudence :

« Il faut, peu à peu, conduire les masses vers les mots d’ordre révolutionnaires ! » mais ne pas « poser, maintenant, la question de la paix sur la base d’une destruction du capital », ce qui risquerait de voir les communistes « s’isoler des masses » – en raison du sentiment patriotique de celles-ci. On n’est plus dans la situation de 1914, « maintenant il y a l’Union soviétique ! […] Ce qui permet de mettre de nombreux pays dans l’orbite d’influence de l’Union soviétique. Mais pour cela, nous devons nous tenir – respecter strictement leur régime intérieur et leur indépendance. Nous n’allons pas exiger leur soviétisation. Viendra le moment où ils le feront eux-mêmes » (Dimitrov, 2005). On l’aura compris, Staline est conforté dans une idée qui remonte à l’échec de la révolution communiste en Allemagne en 1923 : désormais, la révolution relève moins d’une révolte sociale et politique endogène à chaque pays que d’un effet de la puissance géopolitique et militaire de l’URSS. Staline le confirmera le 21 janvier 1940 : « La révolution mondiale en un seul acte – stupidité.

Elle se produit à des moments différents et dans des pays différents. Les actions de l’Armée rouge – cela concerne aussi la révolution mondiale » (Dimitrov, 2005).

Le 31 octobre 1939, Staline donne son imprimatur à un article de Dimitrov, qui, intitulé « La guerre et la classe ouvrière des pays capitalistes », va devenir pour plus d’un an la feuille de route des communistes du monde entier. Les termes nazi et hitlérien disparaissent du vocabulaire communiste, tandis que fasciste est désormais réservé au gouvernement français. Le PCF clandestin développe « un discours pacifiste à tonalité épisodiquement défaitiste » (Buton, 1993). Mais quand l’URSS semblera menacée lors de la guerre de Finlande, le PCF n’hésitera pas à appeler au sabotage dans les usines d’armement pour freiner l’aide de la France à la Finlande (Santamaria, 1993).

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L’attaque sovétique contre la Finlande

Fort de ses succès faciles de septembre en Pologne orientale et de l’installation de bases militaires soviétiques dans les États baltes, Staline veut pousser son avantage. Début novembre 1939, il exige de la Finlande qu’elle cède à l’URSS une partie de sa province de Carélie, limitrophe de Leningrad. La Finlande refuse et ordonne même la mobilisation générale. Le 28 novembre, l’URSS dénonce le pacte de non-agression soviéto-finlandais et rompt ses relations diplomatiques. Le 30 novembre, sans même s’encombrer d’une déclaration de guerre, l’Armée rouge bombarde les villes d’Helsinki et de Vyborg – méthode utilisée par Hitler contre la Pologne. Et, dès le  1er décembre, sur appel du Parti communiste finlandais, est créé à Moscou un  gouvernement fantoche prosoviétique dirigé par l’un des secrétaires du Komintern, Otto Kuusinen, un Finlandais soviétisé de longue date.

Cependant, à la mi-décembre, l’offensive soviétique est bloquée par la résistance acharnée du petit peuple finlandais. L’armée finlandaise enregistre même des victoires durant tout le mois de janvier 1940, et son aviation se permet même de larguer sur Leningrad trois millions de tracts. En février 1940, l’Armée rouge reprend l’offensive, et, le 12 mars, le gouvernement finlandais est contraint de signer la paix. La Finlande perd sa province de Carélie (40.000 km2), annexée à l’URSS, dont la population se réfugie dans la mère patrie. Néanmoins, le résultat pour Staline est mitigé : ce qui devait être une rapide démonstration de force militaire s’est transformé en un conflit de grande ampleur – l’URSS a engagé 1.200.000 hommes, 1.500 chars, 3.000 avions – susceptible d’aboutir à une guerre avec les démocraties. En outre l’Armée rouge a subi de lourdes pertes en hommes – environ 100.000 morts et 150.000 blessés, contre respectivement 24.000 et 43.000 aux Finlandais – et en matériel, et a montré toutes ses limites, surtout au niveau du commandement. Ce constat pèsera lourd dans la décision de Hitler d’attaquer l’URSS.

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Sovetisation et terreur de masse en Pologne orientale

En Pologne, les Soviétiques ont fait en quelques jours environ 230 000 prisonniers de guerre, dont la moitié – considérés comme biélorusses  et ukrainiens – sont rapidement libérés. Trente mille autres sont envoyés au goulag, et beaucoup d’autres incorporés de force dans l’Armée rouge comme nouveaux « citoyens soviétiques ». La Pologne orientale est partagée en deux tronçons qui sont rattachés aux républiques soviétiques d’Ukraine et de Biélorussie et immédiatement soviétisés : confiscation de la propriété foncière et de l’industrie, contrôle par l’État des circuits de distribution des biens de première nécessité, imposition du pouvoir du parti communiste, toute-puissance du NKVD.

Très vite, le NKVD va lancer quatre grandes opérations de déportation visant en priorité les élites polonaises, tant urbaines que rurales : le 10 février 1940 (140.000 personnes), le 13 avril 1940 (61.000), le 29 juillet 1940 (75.000) et en juin 1941 ; l’ensemble touchera 330.000 personnes – dont un tiers d’enfants de moins de 14 ans – selon les chiffres actuellement disponibles du NKVD, et 800.000 selon les chiffres du gouvernement polonais en exil pendant la guerre. En outre, après le 22 juin 1941, le NKVD massacrera sur place ou lors de transferts plusieurs dizaines de milliers de prisonniers polonais. Au total, le régime soviétique fit – morts et déportés – plus de 440.000 victimes en Pologne orientale du 17 septembre 1939 au 22 juin 1941, sur une population de 12 millions d’habitants. Massacres et déportations reprirent en 1944-1945 lors du retour de l’Armée rouge dans ces territoires occupés en 1939 et lors de son entrée dans les autres territoires appartenant en principe à la Pologne indépendante reconnue par Moscou.

Et, surtout, le 5 mars 1940, sur rapport de Beria, le chef du NKVD, Staline et le Politburo décident de faire assassiner 25.700 Polonais internés, dont 14.587 officiers prisonniers de guerre – 4.243 d’entre eux sont tués d’une balle dans la tête à Katyn. Déjà le 2 mars, Nikita Khrouchtchev, premier secrétaire du PC de la république soviétique d’Ukraine, a sollicité de Staline l’autorisation de déporter les  22.000 à  25.000 familles des hommes qui allaient être condamnés à mort trois jours plus tard par le Politburo, ce qui lui fut accordé – soit plus de 60.000 femmes, enfants et vieillards !

Nous sommes confrontés là à un nouvel exemple de ce que le grand juriste polonais Rafaël Lemkin a défini, dès 1944, sous le terme de génocide. L’appliquant, dans un texte des années 1950, à la politique engagée par le pouvoir bolchevique contre les Ukrainiens, il l’analysait comme « la politique à long terme de liquidation des peuples non russes par la déportation de fractions sélectionnées » de la population ; et il présentait la destruction de la nation ukrainienne comme « l’exemple classique de génocide soviétique » (Courtois, 2009).

En effet, au début des années 1930, le pouvoir soviétique avait imposé à l’Ukraine, sous son contrôle, un processus complexe de liquidation et/ou de déportation, engagé dès 1920, des élites intellectuelles (écrivains, penseurs, artistes, enseignants), politiques (nationalistes puis communistes) et religieuses ; puis la planification d’une famine organisée contre la paysannerie, qui aboutit en 1932-1933 à la mort de faim de 5 millions d’Ukrainiens ; et enfin le repeuplement de l’Ukraine par des populations russes fidèles au régime soviétique. Lemkin concluait : « Ce n’est pas simplement un cas de crime de masse. C’est un cas de génocide, de destruction non seulement d’individus, mais d’une culture et d’une nation » (Courtois, 2009).

Si l’analyse renvoie à l’un des éléments centraux de sa définition du génocide – la destruction en totalité ou en partie d’une nation –, Lemkin a souligné que ce génocide reposait sur la destruction de catégories sociales spécifiques et, surtout, il en a pointé le motif – la volonté soviétique de « produire l’“Homme soviétique”, la “Nation soviétique” » – et le prétexte officiel – la liquidation d’« ennemis du peuple potentiels » (Courtois, 2009). Par là, Lemkin ouvrait la voie non seulement à une prise de conscience de l’ampleur des crimes de masse dans les régimes communistes, mais aussi à la nature génocidaire de nombre d’entre eux. Surtout, il amorçait une réflexion sur la nature particulière de ceux-ci, commandée par une idéologie « de classe ». C’est cette politique qui fut appliquée par Staline contre les élites de la Pologne orientale – propriétaires fonciers, entrepreneurs, dirigeants politiques, clergé et officiers (pour la plupart des officiers de réserve, qui, dans le civil, étaient professeurs, médecins, ingénieurs, etc).

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L’affirmation de l’impérialisme soviétique

Les triomphes militaires et politiques enregistrés par Staline et Hitler à l’hiver 1939-1940 sont complétés en février 1940 par un très important accord commercial. L’Allemagne doit livrer à l’URSS de grandes quantités de matériel industriel et militaire – y compris un croiseur ! –, en échange de quoi l’URSS livrera à l’Allemagne des millions de tonnes de céréales, des centaines de milliers de tonnes de pétrole, des dizaines de milliers de tonnes de minerais rares indispensables à l’industrie aéronautique (manganèse, platine). La lune de miel continue entre les deux puissances totalitaires.

Le 10 mai 1940, Hitler attaque la France.

Mais, au lieu de s’enliser dans une interminable guerre de tranchées, comme en 1914-1918, la bataille tourne à l’avantage du Blitzkrieg. En quatre semaines, l’armée qui était censée être la meilleure du monde est mise en déroute, et le 22 juin l’armistice est signé.

Molotov ne manque pas d’envoyer ses félicitations au Führer pour cette brillante victoire, mais Staline n’est pas en reste. Pendant que son compère est occupé à l’ouest, il s’empare des gages promis par le protocole secret. Le 12 juin, l’Armée rouge envahit l’Estonie ; le 17 juin, la Lituanie ; puis le 18 juin, la Lettonie. Le 26 juin, Molotov adresse un ultimatum à la Roumanie, qui, pour éviter la guerre, doit céder à l’URSS sa province orientale de Bessarabie – bientôt rebaptisée Moldavie – et la Bucovine du Nord, qui n’était pourtant pas prévue dans le protocole secret. Le 6 août, les trois États baltes accèdent à leur tour au rang – peu enviable – de « république soviétique ».

L’invasion de l’Estonie par l’Armée rouge, le 12 juin 1940, entraîne dans ce pays une vague de terreur communiste : de juin 1940 à juin 1941, plus de 2.200 personnes assassinées (dont 800 officiers, nombre qui représente la moitié de ce corps !), 12.500 soldats et plus de 10.000 civils  déportés en URSS. Le phénomène se reproduira lors du retour de l’Armée rouge pendant l’hiver 1944-1945 : 75.000 personnes arrêtées, dont au moins 25.000 fusillées ou mortes dans les camps, et 75.000 exilés dont environ 6.000 tués en chemin par les Soviétiques ; en mars 1949, une nouvelle vague de déportation enverra plus de 22.000 personnes au goulag. En outre, de 1944 à 1953, plus de 2.000 résistants maquisards seront tués au combat, 1.500 assassinés et 10.000 arrêtés. Au total, ce sont environ 175.000 Estoniens qui ont été victimes de la terreur soviétique, soit  17,5% de la population – ce qui rapporté à la population française correspondrait à 10,5 millions de personnes. Les mêmes méthodes seront appliquées en Lituanie et en Lettonie, ainsi qu’en Bessarabie et en Bucovine du Nord.

Après ce nouveau triomphe, Staline décide de faire un petit cadeau à son complice. En effet, pressentant la défaite de la France, Churchill a, dès le 12 juin, ordonné à son nouvel ambassadeur à Moscou, Stafford Cripps, de transmettre à Staline un message dans lequel il le met en garde contre les ambitions expansionnistes de Hitler sur toute l’Europe et se déclare prêt à en discuter. Non seulement Staline rejette cette ouverture, mais le 13 juillet Molotov transmet à von Schulenburg un long mémorandum qui retrace en détail la conversation entre Cripps et Staline – qui déclare entre autres que les relations entre l’URSS et l’Allemagne « ne sont pas basées sur des circonstances passagères, mais sur les intérêts nationaux fondamentaux des deux pays » (NSR, 1948).

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Le PCF dans l’alliance totalitaire

Avec la défaite de la France, l’occupation d’une grande part de l’Europe occidentale par l’armée allemande, la mise de l’Europe  centrale sous tutelle du IIIe Reich et l’annexion par l’URSS d’une part de l’Europe orientale, les pouvoirs totalitaires triomphent sur un gigantesque espace qui va de l’Atlantique au Pacifique et de la mer Blanche à la Méditerranée. La démocratie semble chassée pour longtemps de l’Europe, et la lune de miel devoir durer entre nazis et communistes.

L’un des signes les plus étonnants de cette lune de miel s’est manifesté en France. En effet, alors que les Allemands sont entrés dans Paris le 14 juin 1940, Jacques Duclos, revenu de Belgique dès le 15 juin dans une voiture diplomatique, engage de grandes manœuvres politiques. Par le biais d’un avocat de l’ambassade soviétique dans la capitale, il prend langue avec la Propagandastaffel – le service de censure de l’occupant – auprès de laquelle, le 18 juin – jour du premier appel du général de Gaulle à la résistance –, il tente d’obtenir la légalisation de L’Humanité, interdite par le gouvernement Duclos est persuadé que la « bourgeoisie » est à terre, que la révolution socialiste est proche et que l’heure du parti communiste, favorisée par l’occupant, est arrivée. Le 19 juin, L’Humanité clandestine publie même le communiqué officiel allemand et appelle à la fraternisation entre ouvriers français et soldats allemands. Le 26 juin, des responsables communistes sont reçus à l’ambassade d’Allemagne par le représentant personnel du Führer à Paris, Otto Abetz. Un accord politique se profile, dont Duclos rend compte dans un rapport à Moscou daté du 30 juin, où il évoque « la conclusion  d’un pacte d’amitié [de la France] avec l’URSS qui compléterait le pacte germano-soviétique et constituerait un important facteur de pacification européenne » (Courtois, 1993). Alors que l’occupant libère nombre de communistes emprisonnés par le gouvernement Daladier, la direction communiste donne ordre aux militants de sortir de la clandestinité et de reprendre leur place dans les mairies et les syndicats d’où ils ont été chassés à l’automne 1939. Cependant, à Moscou, Thorez commence à s’inquiéter et il a raison. En réalité, si Abetz fait les yeux doux aux communistes, c’est pour mieux diviser les Français et affaiblir toute résistance naissante, tout en veillant à ce que « des coups décisifs puissent à tout moment mettre [les communistes] hors d’état de nuire » (Courtois, 1993). Sur ordre du Komintern, les négociations vont cesser en août, mais le mal est fait : en croyant pouvoir compter sur la bienveillance nazie, Duclos a découvert l’appareil du parti, et, à partir de la mi-octobre, l’occupant donne son feu vert à une répression de masse ; plusieurs centaines de militants sont arrêtés – dont 300 en région parisienne –, parmi lesquels beaucoup seront fusillés comme otages par les nazis à partir de l’automne 1941 – le malheureux Guy Môquet fut de leur nombre, arrêté alors qu’il diffusait une propagande appelant plus à la révolution contre le capitalisme qu’à la lutte contre l’occupant.

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La fin de la lune de miel

Ces arrestations sont un des signes de la détérioration des relations entre l’URSS et l’Allemagne. En effet, Staline se réjouissait du conflit entre le IIIe Reich et la  France, qu’il espérait dur et long. Or, la défaite éclair de la France déstabilise toute sa stratégie. S’il  a engrangé des gains considérables depuis septembre 1939 grâce à son alliance, il est désormais confronté à un partenaire qui devient un peu plus chaque jour un adversaire sûr de lui et dominateur, et qui commence à tenir l’URSS pour quantité négligeable, par exemple en signant, le 27 septembre 1940, un pacte tripartite avec l’Italie et le Japon. Pourtant, le IIIe Reich cherche à donner le change : le 13 octobre, von Ribbentrop adresse à « Mon cher Monsieur Staline » une très longue lettre dans laquelle il exprime son « désir de voir s’instaurer dans le monde un ordre nouveau dirigé contre les démocraties ploutocratiques » (NSR, 1948), et il invité Molotov à Berlin. Les 12 et 13 novembre 1940, reçu en grande pompe, Molotov a de très longs entretiens avec von Ribbentrop et surtout avec Hitler. Le Führer pérore longuement sur le fait que la Grande-Bretagne étant, à ses yeux, déjà vaincue, l’Allemagne, l’Italie, le Japon et l’URSS doivent se partager ses dépouilles et délimiter leurs sphères d’influence. S’il assure Hitler que l’URSS est prête à rejoindre le pacte tripartite, Molotov tente, sans succès, d’obtenir des assurances sur l’influence soviétique en Roumanie et en Bulgarie.

Au Kremlin, le 25 novembre 1940, Staline en tire les conclusions : « Il est faux de considérer l’Angleterre comme vaincue. Elle a de grandes forces en mer Méditerranée. Elle est directement présente dans les Détroits. Après l’invasion des îles grecques, l’Angleterre a renforcé sa position dans cette région. Nos relations avec les Allemands sont polies en apparence, mais existent entre nous de sérieuses tensions » (Dimitrov, 2005). Et il fait adresser aux Allemands un mémorandum précisant ses exigences, auquel Molotov, le 17 janvier 1941, s’étonne auprès de von Schulenburg de ne pas recevoir de réponse, et pour cause : le 18 décembre, Hitler a donné à la Wehrmacht l’ordre de préparer l’opération Barbarossa – l’attaque  de  l’URSS – d’ici au 15 mai 1941, grâce à laquelle il escompte un effondrement rapide du pouvoir soviétique.

Le coup d’État qui porte au pouvoir, le 6 avril 1941, un gouvernement anti-allemand en Yougoslavie ne fait que tendre encore les relations germano-soviétiques : l’URSS reconnaît ce gouvernement tandis que l’Allemagne occupe militairement la Yougoslavie et la Grèce. Ces événements accélèrent l’inflexion de la politique du Komintern, amorcée dès la fin février 1941 par Andreï Jdanov, l’adjoint de Staline chargé de superviser le Komintern, qui a fait savoir à Dimitrov qu’il devrait porter plus d’attention à la question nationale : « L’internationalisme prolétarien doit aller de pair, pour un peuple donné, avec ses sentiments nationaux sains » (Dimitrov, 2005). Dans la première quinzaine de mai 1941, le Komintern inaugure une politique de « front national » dans un certain nombre pays occupés, dont la France.

Le 13 avril 1941, Staline réussit à signer un pacte de non-agression avec le Japon, ce qui le soulage d’une menace venant de l’Orient. Mais, si depuis début mai il envisage sérieusement l’hypothèse d’une guerre avec l’Allemagne, il ne veut pas croire, en dépit de nombreux avertissements, que Hitler attaquera l’URSS en 1941. Ce refus confine à l’autisme : quand le chef du renseignement du NKVD lui transmet, le 16 juin, un rapport précisant que « l’attaque peut intervenir à n’importe quel moment », il l’annote ainsi :

« Vous pouvez envoyer votre “informateur” de l’état-major de l’aviation allemande baiser sa mère. Ce n’est pas un informateur mais un désinformateur » (Moullec, 1997). En attendant, Staline interdit tout déplacement de troupes qui pourrait ressembler à une provocation contre le IIIe Reich, et l’URSS continue de livrer ponctuellement à l’Allemagne les matières premières prévues par les contrats. Le 14 juin, la Pravda publie même  un communiqué officiel qui affirme que « les rumeurs concernant les plans de l’Allemagne de rompre le pacte [de non-agression] et d’attaquer l’URSS sont sans fondement ». Le 22 juin au matin, ce sont 5.500.000 soldats de l’Allemagne et de ses alliés qui déferlent sur l’URSS…

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De la grande alliance à l’instauration du rideau de fer

L’attaque allemande oblige Staline à revoir entièrement ses alliances et à accepter d’abord le soutien britannique puis, après l’entrée en guerre des États-Unis, celui des Américains dans le cadre de la Grande Alliance. En dépit des gigantesques défaites militaires de l’Armée rouge en 1941, Staline n’a pas l’intention, à terme, de perdre ses conquêtes, fruits de l’alliance avec Hitler. Quand en décembre 1941 il reçoit au Kremlin le ministre britannique des Affaires étrangères, Anthony Eden, il lui signifie clairement qu’à la sortie de la guerre l’URSS conservera ses frontières d’avant le 22 juin 1941, et le Britannique n’a d’autre choix que d’acquiescer. Après les victoires soviétiques à Stalingrad et à Koursk, Staline reprend sa stratégie offensive d’annexion et d’expansion de sa zone d’influence. Les conférences internationales de Téhéran, de Yalta et de Potsdam vont entériner les frontières de 1941 – auxquelles Staline va ajouter la Ruthénie subcarpatique, enlevée à la Tchécoslovaquie, et une part de la Prusse orientale. Grâce au rapport des forces militaires sur le terrain et au non-respect des engagements démocratiques pris à Yalta, Staline va favoriser la prise du pouvoir, dans toute l’Europe centrale et orientale, par des équipes communistes formées au sein du Komintern et fortement encadrées par des « conseillers » soviétiques. Le Rideau de fer va couper l’Europe en deux pour près d’un demi- siècle, jusqu’à ce que la chute du mur de Berlin marque l’effondrement des régimes communistes et la libération effective de ces nations.

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L’alliance sovieto-nazie : le point aveugle de la mémoire

Forcément succinct en raison de la place impartie, ce très rapide résumé de l’alliance soviéto-nazie du 23 août 1939 au 21 juin 1941, suffit à faire toucher du doigt les énormes traumatismes qui ont secoué les nations victimes de la complicité des deux totalitarismes, les cicatrices profondes qu’y laissèrent la première occupation soviétique puis la seconde après 1944, et donc les importants contentieux que ces nations entretiennent aujourd’hui encore avec la Russie, héritière de l’URSS de Staline.

Ce contentieux est d’autant plus intense que l’URSS a toujours refusé de reconnaître non seulement ses torts d’État agresseur dans  la période 1939-1940, mais, jusqu’en 1989-1991, la réalité même des faits historiques, et en particulier l’existence des protocoles secrets des deux traités du 23 août et du 28 septembre 1939. Ainsi, lors de son fameux « Rapport secret » devant le XXe congrès du PCUS en février 1956, qui était censé donner le coup d’envoi de la déstalinisation en URSS, Nikita Khrouchtchev n’a évoqué à aucun moment le sort des nations baltes, de la Bessarabie et de la Pologne orientale – qu’il connaissait pourtant de première main entre autres pour cette dernière. Et n’est-ce pas encore Khrouchtchev qui, premier secrétaire du PCUS, ordonna en 1959 au chef du KGB, en toute connaissance de la responsabilité soviétique, de détruire les dossiers de 21.857 Polonais abattus d’une balle dans la tête à Katyn et ailleurs, tout en continuant d’attribuer urbi et orbi le crime aux nazis ? Ce négationnisme s’est poursuivi jusqu’en mai 1988, où, pour la première fois, les autorités soviétiques ont reconnu être responsables du massacre. Et il a fallu attendre le 24 septembre 1992 pour que soit rendu public l’ordre du Bureau politique du 5 mars 1940 ordonnant le massacre. Cinquante- deux ans plus tard…

Sur  le  plan  politique,  l’entrée  dans l’Union européenne de la plupart des ex-démocraties populaires et d’ex-républiques soviétiques a liquidé les séquelles de l’alliance soviéto-nazie, même si demeure pendante la question de la Moldavie, ex-Bessarabie roumaine. Les frontières de ces États sont aujourd’hui garanties par leur appartenance à l’Union.

En revanche les mémoires collectives sont loin d’être réunifiées et sont même souvent en conflit ouvert. En effet, vingt ans après la chute du mur de Berlin, l’Europe est confrontée à la persistance de trois mémoires bien distinctes  du communisme, en particulier concernant la Seconde Guerre mondiale. L’Europe centrale et orientale, et surtout les ex-républiques soviétiques baltes et d’Ukraine occidentale, conservent une mémoire tragique du communisme, marquée par l’invasion de l’Armée rouge, la terreur de masse imposée par le NKVD et quarante-cinq ans de dictature, de censure et d’enfermement.

À l’inverse, l’Europe occidentale, qui grâce à la protection américaine a vécu dans la paix civile et la prospérité après 1945, entretient une mémoire glorieuse du communisme, qui repose pour l’essentiel sur la mémoire de ce que François Furet  a nommé « le charme universel d’Octobre », de l’antifascisme des années 1930 – Front populaire, guerre d’Espagne, etc. – et de l’engagement actif des communistes dans la résistance à l’occupant nazi ou fasciste à partir du 22 juin 1941. Une puissante propagande communiste a contribué, pendant un demi-siècle, à mettre en place une hypermnésie de l’antifascisme et une amnésie de l’alliance soviéto-nazie.

Quant à la Russie, elle est prise dans une mémoire schizophrénique, à la fois tragique et glorieuse. D’un côté, les traces mémorielles de la terreur, du goulag et de la dictature touchent d’innombrables familles. De l’autre, le pouvoir post-communiste s’emploie à reconstruire une identité russe sur la seule mémoire de la « Grande Guerre patriotique » et de la victoire de 1945 sur l’Allemagne nazie, en occultant aussi bien les crimes de masse de la guerre civile et des années 1930 que ceux qui ont présidé, en 1939-1941 puis en 1944-1953, à l’annexion/soviétisation de plusieurs nations, ouvertement revendiquée comme une « libération ».

C’est d’ailleurs une majorité de  communistes et d’ex-communistes, soutenus par les socialistes, qui, devant l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe le 25 janvier 2006, ont repoussé une « recommandation » demandant de sensibiliser l’opinion européenne aux crimes des régimes communistes. On comprend que, face à un tel refus de prendre en considération leur mémoire tragique du communisme – mémoire fondée sur une expérience collective et des traumatismes de longue durée –, les nations d’Europe centrale et orientale soient particulièrement irritées. C’est ainsi que le Parlement ukrainien a voté une loi définissant comme « génocide » la grande famine organisée par Staline en 1932-1933, et  que le gouvernement estonien a fait déplacer la statue du « soldat libérateur de l’Armée rouge » qui trônait dans le centre de Tallinn, provoquant la fureur de Moscou. On pourrait multiplier les exemples de la tension qui persiste partout où la vérité sur les crimes du communisme continue d’être masquée, voire niée.

Ainsi, tant que la dimension criminelle de l’alliance de Staline avec Hitler ne sera pas clairement établie et reconnue – en particulier par la Russie –, les cicatrices qu’elle a laissées sur le corps de l’Europe ne se refermeront pas, et il manquera à la réunification européenne un fondement solide : la vérité sur les crimes commis contre la paix et contre l’humanité, qui, seule, peut assurer la réunification des esprits et des cœurs.

Indications bibliographiques

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Les annexions territoriales de l’URSS (1939-1945)

Source :

Martin Gilbert, The Dent Atlas of Russian history, Londres, J. M. Dent, seconde édition, 1993. Réalisation : Benjamin Israël.

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