Les chiffres de la pauvreté : le sens de la mesure
Les différentes approches pour mesurer la pauvreté : profusion et complémentarité
Les évolutions françaises récentes : bien loin de l’explosion régulièrement annoncée
Du nouveau par les objectifs quantifiés : le monde, l’Union européenne, la France
Trois échelles et trois démarches aux correspondances multiples
Les chiffres européens : la pauvreté en trois dimensions, au risque de l’exagération
Une approche multidimensionnelle, certes, mais cumulative ou inclusive ?
Résumé
Tous les ans, quand ce n’est pas plusieurs fois par an, est relancée une dispute bien française concernant la pauvreté, ses dimensions, ses explications, son augmentation. L’accumulation de rapports et d’informations alarmistes, reprises souvent de façon sensationnaliste, contraste avec la sécheresse des informations rigoureuses qui montrent plus une stabilité de la pauvreté que cet accroissement si souvent annoncé. Au regard de la profusion de chiffres (pouvant conduire à une certaine cacophonie), un point sur les données et définitions doit permettre des débats apaisés et ajustés autour de politiques publiques orientées sur la diminution, voire l’élimination de la pauvreté. Éradiquer la pauvreté constitue, avec des délimitations, des moyens et des indicateurs différents, une ambition quantifiée pour l’action publique menée aux trois échelles, internationale, européenne et française. En 2000, l’ONU a établi des «objectifs du millénaire pour le développement», visant notamment à réduire de moitié l’extrême pauvreté d’ici à 2015.
À l’horizon 2020, l’Union européenne, dans sa nouvelle stratégie décennale, a affiché un objectif de diminution de 20 millions du nombre de pauvres. Depuis 2007, la France s’est fixé un objectif de réduction d’un tiers de la pauvreté, sur cinq ans. Ce volontarisme appelle, dans les trois cas, une élaboration technique afin de définir et de décrire la pauvreté. À ces trois échelles, française, européenne, internationale, les modes d’approche et de décompte ne sont pas les mêmes. Pour autant, ce qui les rassemble est plus important que ce qui les différencie. Et la situation française, pour préoccupante qu’elle soit, n’est pas aussi catastrophique que ce qui est régulièrement décrit et dénoncé.
Julien Damon,
Enseignant à Sciences Po et à HEC Paris, rédacteur en chef de 'Constructif', membre du conseil scientifique et d’évaluation de la Fondation pour l’innovation politique.
Combien y a-t-il de pauvres ? Tout dépend des définitions. La pauvreté augmente-t-elle ? Finalement, tout est fonction de la période considérée. Le sujet est devenu très important, objet d’approfondissements méthodologiques fouillés mais aussi de controverses musclées. Sous un déluge de données et de définitions toujours plus sophistiquées, il est difficile de se faire aisément une idée. La France compte-t-elle plus de 8 millions, voire plus de 11 millions de pauvres ? Ce sont des chiffres de la statistique publique nationale et européenne. N’en compte-t-elle aucun ? C’est ce que retiennent les rapports des institutions internationales (Banque mondiale et FMI), il est vrai à partir d’une définition très restrictive, pour les pays riches, de la grande pauvreté. À l’échelle européenne, doit-on compter près du quart des Européens comme des exclus ou des pauvres ? Ou 1% seulement d’entre eux ? Les deux thèses peuvent être valablement soutenues, à partir de la même source d’information. Un peu de pédagogie s’impose pour tenter d’y voir clair.
Au sujet de la pauvreté qui a fait et qui continuera à faire couler beaucoup d’encre, soulignons d’entrée de jeu qu’aucune définition ne s’impose, ni en France par éventuel consensus des experts, ni dans le débat européen, ni dans les discussions internationales, quant aux vertus comparées des différentes méthodes. On peut tenter de résumer le fond du débat par une formule : la pauvreté a des dimensions relativement absolues (le dénuement total, dans les pays pauvres comme dans les pays riches) et elle est, dans une large mesure, absolument relative, car elle dépend des gens, du moment et de l’environnement.
Les différentes approches pour mesurer la pauvreté : profusion et complémentarité
Cette idée d’une tripartition provient des analyses toujours éclairantes de Pierre Voir Pierre Strobel, Penser les politiques sociales. Contre les inégalités : le principe de solidarité, La Tour d’Aigues, Éditions de l’Aube, 2008.
Dans un premier temps, proposons une clarification méthodologique, sans entrer dans les exégèses expertes mais en tentant la synthèse.
La pauvreté relève au moins de trois dimensions possibles, dans les esprits (des représentations), dans les textes (des normes) ou dans les poches (des budgets)1 :
- des individus s’estiment pauvres ou sont estimés comme étant en situation de pauvreté ;
- des textes, du droit social et du droit fiscal, délimitent des populations qui peuvent être ditespauvres ou défavorisées ;
- les ressources des ménages, selon certains seuils établis par les experts, placent les membresd’un ménage en situation de pauvreté.
Une autre tripartition, plus technique, spécifie trois approches : « absolues », « relatives », « administratives ». Par symétrie de conventions, on peut également approcher la richesse selon ces trois approches. Le tableau 1 contient une synthèse de ces trois approches.
Tableau 1 : Richesse et pauvreté en un tableau
Voir Romain Huret, La Fin de la pauvreté ? Les experts sociaux en guerre contre la pauvreté aux États-Unis (1945-1974), Paris, Éditions de l’EHESS, 2008. Notons que les paramètres de cette technique sont de plus en plus discutés outre-Atlantique. Voir notamment le projet « Measuring American Poverty Act of 2008 ». Surtout, pour une analyse des réticences à changer de méthode, voir Rebecca Blank, « How to improve poverty measurement in the United States », Journal of Policy Analysis and Management, vol. 27, no 2, 2008, p. 233-254. Pour une perspective d’ensemble, voir Maria Cancian et Sheldon Danziger (dir.), Changing Poverty, Changing Policies, New York, Russel Sage Foundation, 2009.
Voir les différents travaux et prises de position de Louis Maurin, animateur avisé de l’Observateur des inégalités et du Centre d’observation de la société.
Voir les sondages menés à présent tous les ans par Ipsos pour le Secours populaire français sur les Français et la pauvreté.
À ce sujet, voir notre note « Les classes moyennes et le logement », Paris, Fondation pour l’innovation politique, décembre 2011.
Une première approche délimite une pauvreté « absolue » : un seuil de ressources qui ne varie pas en fonction des évolutions de la richesse, en dessous duquel on est compté comme pauvre. C’est l’option suivie aux États-Unis depuis la fin des années 19502. L’idée sous-jacente est de convertir en montant monétaire ce qui est nécessaire pour pouvoir, a minima, se nourrir, se vêtir, habiter. Cette option, absolue, a également été retenue par les institutions internationales pour le calcul du nombre de personnes en situation d’extrême pauvreté (disposant quotidiennement de moins de 1,25 dollar de pouvoir d’achat). Symétriquement, une approche absolue de la richesse nedoit pas faire référence à la distribution des revenus et des positions sociales. Une définition, semble-t-il proposée par un membre fondateur de la dynastie Rothschild, pourrait être de vivre des intérêts sur les intérêts de son capital. Mais une approche plus large, par exemple de vivre des seuls intérêts sur son capital, est certainement recevable. L’approche est, toujours, conventionnelle.
Un deuxième genre porte sur la pauvreté « administrative ». Sont pauvres les personnes qui bénéficient des prestations visant à atténuer la pauvreté – principalement les minima sociaux de type RSA, minimum vieillesse, etc. mais aussi la couverture maladie universelle (CMU). Symétriquement, sont riches les personnes délimitées administrativement comme riches, par exemple lorsqu’elles vivent dans des ménages assujettis à l’impôt de solidarité sur la fortune (ISF). Le nombre de riches et de pauvres dépend alors, au premier chef, du barème des prestations sociales et de l’ISF. Encore une fois, il y a là une convention dont on peut discuter les fondements et les montants.
Une troisième famille s’intéresse à la pauvreté « relative ». Les pauvres vivent avec des revenuset/ou dans des conditions de vie sous un certain seuil défini en fonction de la distribution des revenus et/ou des conditions sociales. Cette famille est la plus nombreuse dans la mesure où l’on peut distinguer trois sous-familles :
- Dans un premier cas, totalement relatif, on estime que les pauvres sont les 20% (ou les 10%) les moins riches. Cette définition possède les vertus de la simplicité. Elle ne permet cependant pas de mesurer des progrès en matière de diminution du taux de pauvreté puisque, par construction, il est fixe. Symétriquement, pour la richesse, ce sont les 20% (ou les 10%) les plus aisés.
- Une deuxième sous-famille, la plus classique maintenant en France et dans l’Union européenne, approche la pauvreté à partir d’un seuil monétaire. Le seuil le plus souvent utilisé est à 60% de la médiane des niveaux de vie (c’est-à-dire des ressources des ménages provenant de toutes les sources – salaires, prestations, revenus du capital, etc. –, dont sont soustraits les impôts). Relevons que ce seuil atteint un niveau élevé: en 2009, plus de 950 euros mensuels pour une personne seule – une somme proche du Smic –, plus de 2.000 euros pour un couple avec deux enfants. Ce seuil de 60% du revenu médian est discuté, et des experts lui préfèrent des seuils à 50% ou à 40% du revenu médian, ceci permettant d’approcher une pauvreté plus réduite mais plus intense3. De l’autre côté, ce montant d’environ 1.000 euros comme seuil de pauvreté correspond à ce que les Français, dans certaines enquêtes d’opinion, estiment, en moyenne, comme revenu net au-dessous duquel un individu peut être considéré comme pauvre4. Il est en tout cas important d’avoir à l’esprit que la mesure de la pauvreté monétaire relative est extrêmement sensible au seuil choisi. Avec un seuil à 60% de la médiane des niveaux de vie, on compte 2 millions d’enfants pauvres (c’est-à-dire de mineurs vivant dans des ménages sous le seuil de pauvreté). Avec un seuil à 50%, on ne compte que 1 million d’enfants pauvres. Symétriquement, pour saisir la richesse, on pourrait en fixer le seuil à 200% du niveau de vie médian (soit 3.000 euros par mois pour une personne seule, 6.600 euros pour un couple avec deux enfants). Mais là aussi, tout se discute.
- Une troisième sous-famille « relative » a trait aux conditions de vie. Une liste de biens et services (nombre de repas avec de la viande, accès à un téléviseur, vacances, sanitaires dans l’habitation, etc.) que l’on estime nécessaire est établie. On mesure la proportion des ménages qui ne disposent pas d’un certain nombre de ces éléments (trois ou quatre parmi neuf). Les personnes composant ces ménages sont dites pauvres en conditions de vie ou bien en situation de privation matérielle. Bien entendu, rappelons-le encore et encore, tout ceci est conventionnel donc infiniment discutable.
D’autres méthodes sont encore possibles, par exemple en faisant état de la pression sur les services sociaux ou du sentiment d’être soi-même pauvre. Chaque formule possède ses vertus et défauts, ses défenseurs et ses contempteurs.
Sur l’autodéclaration de la pauvreté, diverses enquêtes signalent qu’un cinquième environ des Français s’estiment eux-mêmes pauvres. Dans une récente enquête Eurobaromètre, il apparaît que 60% (soit presque deux tiers) des Français estiment que leur ménage se trouve dans une situation « ni riche, ni pauvre ». En moyenne dans l’Union européenne, c’est le cas de 49% des ménages5. La France, sur ce plan, est au premier rang européen. Et 21% des Français se déclarent, précisément, pauvres. Dans un sondage TNS-Sofres pour Le Pèlerin, en septembre 2010, 18% des personnes interrogées déclarent avoir lesentiment d’être pauvres. Et, parmi les autres, un tiers craignent de le devenir…
Graphique 1 : Part de la population estimant que son ménage est dans une situation… (en %)
Source :
Eurobaromètre, décembre 2010.
Insistant sur les multiples dimensions du phénomène, les innombrables rapports ont abouti à des dizaines d’indicateurs. Le plus commun est celui de la pauvreté monétaire relative. Un autre, à présent très regardé, est celui dit de « pauvreté ancrée dans le temps ». Quelle est l’idée ? On prend le seuil de pauvreté une année et on ne le corrige ensuite que de l’inflation. On a ainsi un outil hybride (mi-relatif mi-absolu), dépassant l’appréciation des inégalités relatives et permettant l’analyse des progrès par rapport à une situation précise de pauvreté repérée dans le temps.
Les évolutions françaises récentes : bien loin de l’explosion régulièrement annoncée
La pauvreté augmente-t-elle ? Tout dépend de la période de référence. Par rapport au Moyen Âge, la pauvreté a été éliminée. Si on se réfère aux années 1980, avant l’introduction du RMI, la situation des plus pauvres n’a plus grand-chose à voir. Si on s’intéresse aux années 2000, on compte alors – avec le seuil habituel de pauvreté monétaire relative – 13,6% de pauvres en 2000, 13,5% en 2009. Tout dépend des points d’observation. En 2008, on recensait 13% de pauvres contre 13,4% en 2007. Sur une décennie, les choses ne semblent donc pas beaucoup bouger. Les proportions masquent toutefois les volumes. En 2000, l’Insee recensait 7,8 millions de pauvres. Ils sont 8,2 millions en 2009. Il y a donc indubitablement légère crue de la pauvreté, mais absolument pas déflagration. Pour la période 2008 à 2009, soulignons que la pauvreté ancrée dans le temps a, elle aussi, augmenté (passant de 11,6 à 11,8%). Cette poussée de la pauvreté est à mettre en perspective. De fait, les mouvements récents, sous forme de yo-yo, sont de petite amplitude.
Graphique 2 : Évolution du taux de pauvreté en France (en %,seuil à 60% de la médiane)
Source :
Insee.
Graphique 3 : Évolution du nombre de pauvres en France (enmilliers, seuil à 60% de la médiane)
Source :
Insee.
Graphique 4 : Évolution du taux de pauvreté en France (en %, seuils à 40% et à 50% de la médiane)
Source :
Insee.
Graphique 5 : Évolution du nombre de pauvres en France (en milliers, seuils à 40% et à 50% de la médiane
Source :
Insee.
Sur cette dynamique singulière de baisse puis de stabilisation de la pauvreté et des inégalités, distinguant profondément la France de la moyenne des pays de la zone OCDE, voir l’important rapport de l’OCDE, Croissance et inégalités. Distribution des revenus et pauvreté dans les pays de l’OCDE, Paris, OCDE, Voir, en complément, le tout aussi important rapport, qui souligne encore la faible variation des inégalités en France, toujours de l’OCDE, Toujours plus d’inégalité. Pourquoi les écarts derevenus se creusent, Paris, OCDE, 2008.
La tendance depuis les années 1970 est à une forte baisse puis à une stabilisation du taux de pauvreté6. Cette diminution puis cette stabilisation de la pauvreté, mesurée sous sa forme monétaire relative, masquent de profondes transformations (rajeunissement, féminisation, urbanisation et concentration, dépendance accrue aux prestations sociales, installation au cœur du salariat). Cinq transformations majeures se dégagent :
- la pauvreté a rajeuni : en quarante ans, le taux de pauvreté des moins de 25 ans a été multiplié par deux, alors que celui des plus de 65 ans était divisé de moitié ;
- la pauvreté s’est urbanisée, baissant de 4 points entre 1996 et 2007 dans les communes rurales et augmentant de 4 points dans l’agglomération parisienne ;
- elle s’est aussi déplacée des familles nombreuses vers les familles monoparentales ;
- elle touche désormais des actifs qui travaillent, en raison des doubles mutations du monde dutravail et de la famille ;
- elle est mieux, quoique imparfaitement, prise en charge par un État providence qui n’a jamais cessé de se développer, en particulier en matière d’aide sociale.
Si elle n’a pas – monétairement et relativement – connu de profondes transformations, elle est aussi plus durement ressentie et plus largement redoutée par la population. En Europe, les Français sont les plus préoccupés et les plus persuadés qu’ils peuvent devenir pauvres du jour au lendemain. Et c’est là un point d’importance. On peut comprendre un tel niveau de préoccupation, car les situations de dénuement extrême sont évidemment intolérables dans une société d’abondance. On peut aussi les expliquer par un fait simple : c’est quand on est bien doté que l’on a des choses à perdre.
Du nouveau par les objectifs quantifiés : le monde, l’Union européenne, la France
Relevons que ce célèbre rapport Beveridge, qui date de 1942, n’aura été publié en français qu’en… 2012 ! Et encore, enpartie Voir William Beveridge, Rapport Beveridge, Perrin, 2012 (avec une préface de François Hollande).
Lionel Stoléru, Vaincre la pauvreté dans les pays riches, Paris, Flammarion, 1974.
Pour une formulation et une incarnation récentes, voir Xavier Godinot (dir.), Éradiquer la misère. Démocratie, mondialisation et droits de l’homme, Paris, PUF, 2008.
La référence obligée est Jeffrey Sachs, The End of Economic Possibilities For our Time, New York, Penguin Press, 2005. Pour une critique radicale, voir William Easterly (dir.), Reinventing Foreign Aid, Cambridge, MIT Press, 2008. Et pour une tentative de synthèse, soutenant la nécessité de l’expérimentation, voir Abhijit V. Banerjee et Esther Duflo, Poor Economics. A Radical Rethinking of the Way to Fight Global Poverty, New York, Public Affairs, 2011.
Voir le rapport du CERC sur les enfants pauvres, en 2004 et celui de Martin Hirsch (dir.), Au possible nous sommes tenus. La nouvelle équation sociale, Paris, La Documentation française, 2005.
Pour une introduction (de près de 700 pages tout de même), voir la présentation et la compilation des travaux d’un père fondateur et orfèvre en la matière, le Britannique Peter Townsend, The Peter Townsend Reader, Bristol, The Policy Press, 2010.
Sur les différentes formes de la pauvreté en Europe, comme inégalité plus ou moins difficilement acceptable dans des sociétés d’abondance, voir l’analyse sociologique de Serge Paugam, Les Formes élémentaires de la pauvreté, Paris, PUF, 2005.
Danielle Zwarthoed, Comprendre la pauvreté. John Rawls – Amartya Sen, Paris, PUF, 2009.
Plus précisément, il s’agit de 1,25 dollar en parité de pouvoir d’achat. Pour une présentation synthétique et ironique deces conventions et évolutions, voir « On the poverty Has “a dollar a day” had its day? », The Economist, 22 mai 2008.
Si l’on considère – ce qui est tout à fait fondé – que les pauvres sont les 10% (ou les 5%, ou bien encore les 20%) les moins riches, alors il est bien entendu impossible d’éradiquer, ni même de diminuer relativement le problème.
En France, la lutte contre la pauvreté est désormais un élément majeur des politiques sociales. Sous le triple effet du chômage, des changements familiaux et des migrations qui bouleversent les structures et les revenus des ménages, la pauvreté, oubliée durant les Trente Glorieuses, est redevenue une question centrale pour les pouvoirs publics et pour le droit. Les préoccupations et les orientations sont pleinement entrées dans le droit et dans des lois. Le système de prise en charge de la pauvreté s’est continuellement développé depuis le début des années 1980. La dernière création, en 2008, est celle du revenu de solidarité active (RSA), une prestation de type minima sociaux à laquelle est associé un complément pour les revenus les plus modestes. C’est en accompagnement de la naissance de ce RSA que le gouvernement a annoncé en octobre 2007 un objectif de réduction de la pauvreté d’un tiers en cinq ans.
L’expression d’une telle fin, avec toutes ses ambiguïtés, suscite, selon les interlocuteurs, de l’enthousiasme, du scepticisme, de la critique, voire de l’ironie. Elle n’est pas neuve dans le contexte international. Qu’il s’agisse de l’Union européenne ou des Nations unies, l’objectif de réduction, voire d’éradication, de la pauvreté, a été exprimé depuis le début du millénaire.
L’idée de diminuer, d’atténuer, d’éradiquer, d’éliminer, voire d’abolir, la pauvreté, incarnée maintenant dans des dispositions nationales et internationales, mérite un peu d’histoire. Sansopérer un grand retour sur les religions, on peut signaler, au moins depuis le XVIIIe siècle, des prises de position et des propositions en ce sens. La mobilisation d’intellectuels, hommes de lettres ou de foi, d’un Thomas Paine, d’un Condorcet, d’un Malthus, d’un La Rochefoucauld, d’un Victor Hugo, plus récemment d’un Amartya Sen, d’un Joseph Wresinski ou d’un Muhammad Yunus va dans ce sens.
Au-delà des grandes constructions philosophiques, signalons dix mouvements vers des objectifs quantifiés spécifiques en matière de lutte contre la pauvreté. Il ne s’agit pas exactement d’étapes chronologiques s’enchaînant logiquement, mais du repérage d’idées exprimées.
- C’est depuis l’après-guerre que l’ambition de réduction, voire d’extinction, de la pauvreté s’est affirmée, notamment dans certains des plus grands textes internationaux. On trouve ainsi dans le préambule de la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948 une aspiration à « l’avènement d’un monde où les êtres humains seront libres de parler et de croire, libérés de laterreur et de la misère ».
- Dans une certaine mesure, les fondements de la Sécurité sociale en France, dans leurs composantes beveridgiennes, assuraient une volonté d’abolir le besoin, au moins de mise à l’abri face aux risques de l’existence et aux incertitudes du lendemain. Très explicitement, William Beveridge écrivait que « l’objectif du plan pour la sécurité sociale est d’abolir l’indigence en s’assurant que chaque citoyen prêt à servir en fonction de ses capacités jouit, à tout moment, d’un revenu suffisant pour assumer ses responsabilités7».
- L’objectif de mettre fin à la pauvreté se retrouve très explicitement affirmé, aux États-Unis, dans les années 1950 et 1960, sous les présidences Johnson et En janvier 1964, le président Johnson déclare une « guerre inconditionnelle contre la pauvreté ». Les experts de l’époque envisageaient l’élimination la pauvreté sur le temps d’une génération.
- Toujours dans le contexte américain, les partisans d’un libéralisme intégral (pour ne pas dire ultralibéralisme), un Milton Friedman ou un Friedrich Hayek, parce qu’ils proposaient des socles minimaux de protection, considéraient que la pauvreté pouvait être éradiquée dans une société de liberté et de marché.
- Dans le contexte français, l’idée libérale sera clairement soutenue avec la proposition de Lionel Stoléru, dans les années 1970, de « vaincre la pauvreté » grâce à l’impôt négatif8. Dans une période de redécouverte de la pauvreté et de mise sur l’agenda politique de l’exclusion sociale, le tournant des années 1960 et 1970 aura été l’occasion de riches débats, cantonnés tout de même aux sphères académiques et administratives.
- Toujours en France, mais avec une extension progressive à l’échelle internationale, le mouvement ATD Quart Monde a assurément joué un grand rôle pour la promotion d’une telle ambition, rattachée à l’affirmation des droits de l’homme9.
- C’est bien au niveau international, dans le coffrage des programmes en faveur du développement, que l’idée a été affinée et l’objectif explicitement affiché. Les chefs d’État présents au sommet de Copenhague en 1995 se sont ainsi engagés à « éliminer la pauvreté », tandis qu’au sommet du Millénaire, cinq ans plus tard, ils affirmaient leur volonté de « délivrer nos semblables de la misère » et de « créer un climat propice au développement et à l’élimination de la pauvreté ». Ils ont de la sorte lancé les Objectifs du millénaire pour le développement (OMD), auxquels sont rattachées des cibles chiffrées. En 2000, l’État français s’engageait ainsi, avec l’ensemble de la communauté internationale, à réduire l’extrême pauvreté de moitié d’ici 2015. Certaines figures intellectuelles internationales, impliquées dans la construction et l’évaluation de ces OMD, ont fait assaut d’expertises pour expliquer que l’extinction de la pauvreté était possible10.
- En partie guidés par cet énoncé des institutions internationales, certains pays européens ont affiché à la fin des années 1990 des objectifs très ambitieux. On trouve l’Irlande et, surtout (car c’est le cas le plus connu), le Royaume-Uni. En mars 1999, juste avant le deuxième anniversaire de son installation au 10 Downing Street, Tony Blair a surpris lorsque, dans le cadre d’une conférence en l’honneur de William Beveridge, sur le thème d’un État providence adapté au XXIe siècle, il annonça l’objectif d’éliminer la pauvreté des enfants en vingt ans : « Notre but historique, annonçait-il, est que nous soyons la première génération à mettre fin à la pauvreté des enfants, et ceci prendra une génération. C’est une mission de vingt ans. »
- Sur un plan européen, c’est dans le cadre de la stratégie de Lisbonne, lancée en 2000, que les États membres ont été invités à prendre des mesures pour « donner un élan décisif à l’élimination de la pauvreté » d’ici à 2010. Si, à la différence des OMD, cette ambition n’est pas accolée à des cibles quantifiées, elle a tout de même eu des conséquences importantes en matière de lutte contre la pauvreté et l’exclusion Plus que l’objectif, c’est l’instrument de cette politique, la méthode ouverte de coordination (MOC), qui a accompagné les changements.
- Alors que la France a certainement été un moteur du montage des politiques européennes dites d’inclusion sociale, elle n’a pas été pionnière sur la question des objectifs chiffrés. C’est au cours de la décennie 2000 qu’un certain nombre de rapports et de personnalités sont venus présenter des travaux et des idées, importés en partie d’autres expériences nationales et du contexte international, proposant de fixer des objectifs chiffrés, d’abord centrés sur la pauvreté des enfants11.
Ces dix mouvements, dont les divergences intellectuelles peuvent être fondamentales, ont fini par confluer en s’incarnant, sous des formats à première vue disparates, aux trois échelles du monde, de l’Union européenne et de la France.
Avec les options nationales, européennes ou internationales qui fixent aujourd’hui des objectifs, quantifiés ou non, d’élimination/atténuation de la pauvreté, on en revient nécessairement aux indicateurs, qui sont le thème sempiternel d’expertises et de controverses très savantes12. Le choix normatif des approches, des indicateurs, des méthodes de collecte d’information est primordial lorsqu’il s’agit de mesurer et d’informer. Il prend une importance plus cruciale encore lorsqu’il accompagne des visées politiques de diminution voire d’extinction des phénomènes qu’ils prétendent désigner et délimiter.
Le débat sur les dimensions absolues et relatives de la pauvreté est incontournable. Les mesures habituelles de la pauvreté, en France et dans l’Union européenne reposent sur une définition relative du phénomène. Elles relèvent plus, en réalité, d’une approche des inégalités13. À l’inverse, les mesures internationales de la pauvreté, telles que suivies par l’ONU et la Banque mondiale, mais aussi par les États-Unis, établissent, de manière tout aussi discutable d’ailleurs que dans le cas des approches relatives, un seuil en dessous duquel les individus et les ménages sont estimés pauvres, sans référence à la situation des autres. Ce seuil absolu, répétons-le, ne varie pas en fonction de la distribution des revenus et des positions sociales.
Les experts rivalisent maintenant de virtuosité. Les connaissances et les échanges s’affinent. Des écoles s’opposent tout de même encore, entre une mesure absolue et une mesure relative de lapauvreté, mais également entre une approche monétaire et une approche capacitaire, entre des appréciations relevant d’abord des biens premiers (à la John Rawls) ou des capacités (à la Amartya Sen). Les réflexions théoriques retentissent sur les indicateurs et les pratiques. Plutôt en phase sur la nécessité de protéger d’abord les libertés, deux des plus importants penseurs de la justice sociale, John Rawls et Amartya Sen, ne sont pas d’accord sur les définitions et les contours de la pauvreté14. Pour Rawls, une société juste est d’abord une société qui assure à la fois l’égale liberté des uns et des autres. C’est ensuite une société juste si elle répartit les « biens premiers » (droit de vote, liberté de pensée, avantages socio-économiques, etc.) de manière équitable entre ses membres.
Faut-il mesurer la justice sociale à l’aune de la distribution des biens (comme l’analyse Rawls) ou de la plus ou moins grande satisfaction des individus (comme l’analysent traditionnellement les utilitaristes) ? L’alternative est biaisée, répond Sen. Ce qu’il faut égaliser, ce sont les « capacités », c’est-à-dire les « capacités réelles des choix de vie ». Sen veut dépasser les discussions sur le degré d’inégalité acceptable. Analytiquement, il distingue égalité entre les personnes et égalité vis- à-vis des choses. Il cherche alors à fonder la justice comme égalité non pas des biens, mais des capacités fondamentales de tout un chacun à pouvoir bénéficier de ces biens.
L’abstraction des grandes constructions philosophiques et morales s’efface devant l’accord très nettement établi aujourd’hui (et en réalité depuis très longtemps) sur le caractère multidimensionnel de la pauvreté. Le constat est répété à l’envi : la pauvreté ne saurait s’apprécier au regard d’un unique indicateur aussi élaboré et consensuel pourrait-il être. Les expertises sociologiques et économiques de la pauvreté soulignent, depuis des décennies, qu’il n’existe pas de voie unique pour appréhender la pauvreté. Celle-ci, multidimensionnelle, présente de multiples facettes. Elle se rapporte aussi à un contexte, à un environnement. Au regard des critères internationaux (une personne est en situation de pauvreté absolue quand son revenu, ou, plus précisément, sa capacité de consommation, est inférieur à environ 1 dollar par jour)15, il n’y aurait pas, au moins selon les institutions internationales produisant ces données, de pauvres en France… En prenant les seuils de pauvreté français, et en les appliquant à la Roumanie, la population y serait majoritairement pauvre (ce qui est, du point de vue des conventions européennes, impossible, avec un seuil qui est proportion du revenumédian national).
Éliminer la pauvreté est, en fait, arithmétiquement possible avec une définition absolue, si celle-ci ne comporte pas trop de dimensions. C’est impossible avec une mesure strictement relative16. D’où des approches hybrides de la pauvreté, qui améliorent la connaissance des problèmes ainsi que l’évaluation des performances des politiques publiques. La pauvreté, qui, ne saurait s’estimer au prisme d’un unique indicateur, fut-il synthétique, fait d’ailleurs partout l’objet de batteries de données sur ses différentes dimensions.
Trois échelles et trois démarches aux correspondances multiples
Des OMD à l’objectif français en passant par la MOC, un premier tableau de synthèse est assez simple à produire. Il s’agit de reprendre, en trois colonnes, les objectifs de la communauté internationale, ceux de l’Union européenne et ceux de la France en ce qui concerne la diminution et/ou l’élimination de la pauvreté.
Tableau 2 : Les objectifs associés aux ambitions de réduction/élimination de la pauvreté
Un second tableau rassemble le premier indicateur de chacun des portefeuilles détaillés qui accompagnent les objectifs aux trois niveaux planétaire, européen et français. Ce premier indicateur est généralement celui qui est le plus commenté, le plus souvent cité et qui, à ce titre, correspond dans les déclarations politiques au suivi de l’objectif de lutte contre la pauvreté.
Le « taux de risque de pauvreté », pour la MOC, est parfaitement synonyme, en français, de « taux de pauvreté ». Les experts ont souhaité insister sur le «taux de risque de la pauvreté» pour souligner, encore une fois, combien la pauvreté ne se résumait pas à son approche monétaire. L’approche monétaire relative est une approximation de la pauvreté, elle ne l’englobe pas totalement. C’est néanmoins la première de ses dimensions, au moins dans les tableaux et « portefeuilles » d’indicateurs européens.
Tableau 3 : Trois indicateurs « centraux » en un tableau
Il est logiquement possible de mettre dans un tableau les valeurs, pour une année, en l’occurrence 2005, du taux de pauvreté selon les trois définitions qui sont retenues pour ces trois échelles d’intervention. Pour les données mondiales, on fait un simple ratio. Les institutions internationales estiment qu’en 2005 1,4 milliard de personnes sont pauvres. L’ONU estime la taille de la population mondiale, fin 2005, à 6,5 milliards. Il y aurait donc un taux de pauvreté de 22%.
Tableau 4 : Le taux de pauvreté à trois échelles géographiques
Tableau 5 : Le seuil de pauvreté selon quatre approches régionales
Les tableaux 4 et 5 rapportent, en quelque sorte, des données officielles (conventionnelles, mais issues de publications officielles). Si on ne prenait, par exemple, que la définition française de la pauvreté pour l’appliquer au monde, on aurait une image très différente. La planète, dans sa quasi-intégralité, serait pauvre. Symétriquement, si l’on prenait la définition retenue par les institutions internationales, nous aurions le même chiffre pour le monde et un taux très faible (proche de zéro) pour l’Union européenne, significativement plus faible en France (encore largement plus proche de zéro).
Il est contestable d’établir ce taux de pauvreté à l’échelle mondiale. Les institutions internationales s’y essaient rarement. Le calcul est pourtant le plus simple qui soit. Le caractère discutable réside dans la comparaison avec les taux de pauvreté dans les pays riches. Admettons qu’il s’agisse d’un exercice de style, mais il est loin d’être dénué de tout fondement.
Les chiffres européens : la pauvreté en trois dimensions, au risque de l’exagération
Sur toutes ces questions, voir le dossier technique très informé « Les cibles européennes quantifiées pour réduire la pauvreté et l’exclusion », Dossier Solidarité et Santé, no 26, DREES, 2012.
« Europe 2020 », adoptée au Conseil européen du 17 juin 2010, est présentée comme la « nouvelle stratégie pour l’emploi et une croissance intelligente, durable et inclusive ». Cette stratégie vise, parmi ses ambi- tions, à « favoriserl’inclusion sociale, en particulier en réduisant la pauvreté, en s’attachant à ce que 20 millions de personnes au moins cessent d’être confrontées au risque de pauvreté et d’exclusion ».
Les 430 pages de Income and Living Conditions in Europe (dirigé par Anthony Atkinson et Éric Marlier) sont disponibles gratuitement sur le site Internet d’Eurostat.
Ce communiqué accompagne la publication de la note Eurostat Statistiques en bref, 9/2012, « 23% of EU citizens wereat risk of poverty or social exclusion in 2010 », disponible gratuitement en format PDF sur le site Web d’Eurostat.
Le thème – passablement technique – de la fixation d’objectifs quantifiés en matière de pauvreté a connu un retentissement singulier à l’occasion de l’établissement de la nouvelle stratégie de l’Union européenne. Après Lisbonne et la MOC, les États membres, en pleine tourmentefinancière, ont travaillé aux grandes lignes de leurs orientations communes pour 2020. Et ilest apparu que la réduction, chiffrée, de la pauvreté pouvait être l’une des principalesdimensions de l’action de l’Union européenne17. En dépit des hésitations de certains États membres, les ministres européens des Affaires sociales ont réussi à se mettre d’accord sur un objectif chiffré consistant à sortir 20 millions de personnes de la pauvreté d’ici à 202018. L’objectif est, en définitive, associé à un panachage relativement compliqué de définitions et d’indicateurs. Au moment du lancement de cette initiative, Eurostat, l’office statistique de l’Union européenne, recensait 116 millions de personnes dans l’Union européenne, « menacées de pauvreté ou d’exclusion sociale » en 2008.
De tels chiffres ont été accompagnés d’une communication plutôt retentissante.
En publiant une imposante et importante somme sur les revenus et les conditions de vie en Europe, les experts européens apportent de l’eau aux moulins du savoir et de la politique19. Le travail est considérable et comporte un ensemble impressionnant d’informations et d’analyses.
Mais, en termes de communication, c’est plutôt le sensationnel qui a été retenu. Accompagnant la sortie de ce document, un communiqué de presse du 13 décembre 2010 titre « Dans l’UE 27, 116 millions de personnes étaient menacées de pauvreté ou d’exclusion sociale en 2008. » Un peu plus d’un an plus tard, le 8 février 2012, un autre communiqué d’Eurostat sort avec un titre tout aussi alarmiste: « En 2010, 23% de la population était menacée de pauvreté ou d’exclusion sociale… et 27% des enfants de moins de 18 ans20.» Et le nombre de personnes concernées n’a pas évolué. Toujours 116 millions.
Près du quart des Européens exclus ou pauvres ? Avec ces mêmes définitions, il y aurait près d’un Français sur cinq dans cette situation. Diable ! Mais de quoi parle-t-on encore ? Pourquoi ces chiffres diffèrent-ils de ce qui était traditionnellement suivi en France et dans l’Union européenne ? Quelques clarifications et remarques s’imposent encore.
Dans le cadre de la nouvelle stratégie dite « Europe 2020 » l’un des principaux objectifs est donc de réduire d’au moins 20 millions le nombre de personnes confrontées au risque de pauvreté ou d’exclusion sociale. D’où l’importance de bien savoir de quoi on parle… Les progrès réalisés (ou non) seront mesurés en utilisant une combinaison de trois indicateurs :
- le nombre de personnes dites « à risque de pauvreté » ;
- le nombre de personnes en situation de « privation matérielle grave » ;
- le nombre de personnes vivant dans des ménages ayant une « très faible intensité de travail ».
Tout de suite des définitions :
- Les personnes à risque de pauvreté sont celles vivant dans un ménage disposant d’un revenudisponible inférieur au seuil de pauvreté qui est fixé à 60% du revenu médian national. En français courant on parle tout simplement de « pauvres ». Les experts, eux, parlent de «pauvreté monétaire relative».
- Les personnes en situation de privation matérielle grave sont confrontées à la privation d’au moins quatre des neuf éléments suivants: ils ne sont pas en mesure 1) de payer un loyer ou des factures courantes ; 2) de chauffer correctement leur domicile ; 3) de faire face à des dépenses imprévues ; 4) de consommer de la viande, du poisson ou un équivalent de protéines tous les deux jours ; 5) de s’offrir une semaine de vacances en dehors de leur domicile ; 6) de posséder une voiture personnelle ; 7) un lave-linge ; 8) un téléviseur couleur ; ou 9) un téléphone ;
- Les personnes vivant dans des ménages à très faible intensité de travail sont les personnes âgées de 0 à 59 ans vivant dans des ménages dans lesquels en moyenne les adultes (âgés entre 18 et 59 ans) ont utilisé moins de 20% de leur potentiel total d’emploi au cours del’année passée (c’est-à-dire, en un mot, qu’ils ont été employés moins d’un cinquième de leur temps). Les étudiants sont exclus.
C’est compliqué. Ces approches ont néanmoins toute leur pertinence et leur importance pour se comparer, géographiquement et dans le temps, ainsi que pour construire et suivre des politiques.
Il s’ensuit donc trois évaluations de trois situations.
- Concernant la pauvreté monétaire, 81 millions de personnes, soit 16,4% de la population de l’Union européenne, étaient en 2010 « à risque de pauvreté » après avoir pris en compte les transferts sociaux, ce qui signifie que leur revenu disponible se situait en dessous du seuil national de risque de pauvreté. Ce chiffre était en 2009 de 16,3%. Il était, alors, pour la France de 12,9%, atteignant 13,5% en 2010.
- Concernant la privation matérielle grave, 40 millions de personnes (soit 8% de la population de l’Union européenne) se trouvaient dans cette situation en 2010 (3,5 millions de personnes en France, 5,8 % de la population).
- Concernant la faible intensité de travail, 37 millions de personnes (soit 10% de la population âgée de 0 à 59 ans dans l’Union européenne) vivaient dans un ménage concerné (4,5 millions de personnes en France, 9,8% de la population âgée de moins de 60 ans).
Dans tous les cas, on a donc une information, qui diffère avec ces trois dimensions, sur l’intensité et la géographie de la pauvreté et de l’exclusion sociale.
Une approche multidimensionnelle, certes, mais cumulative ou inclusive ?
Le grand sujet est de savoir si l’on doit porter un regard cumulatif (restreint) sur ces dimensions de la pauvreté – on est pauvre selon ces trois dimensions – ou un regard inclusif (large) – on est pauvre selon au moins une de ces trois dimensions. Les évaluations de l’ampleur de la pauvreté et de l’exclusion sociale qui résultent du choix d’une option exclusive ou inclusive n’ont strictement rien à voir. Ce n’est pas stratégique, c’est avant tout arithmétique.
Dans sa communication, Eurostat a fait le choix d’une approche inclusive. Les communiqués de presse peuvent, dès lors, titrer sur 116 millions de personnes concernées ! Mais les chiffres issus d’une approche cumulative – qui donnent une image qui n’a rien à voir – sont également valables : dans l’Union européenne, 7 millions de personnes sont en effet concernées par le cumul des trois dimensions. Ces données étaient dans le communiqué de 2010. Elles ne sont plus dans celui de 2012.
Pauvreté et exclusion sociale méritent certainement des définitions élaborées et des analyses rigoureuses. Il importe tout de même – c’est l’objet général de cette note – de se faire didactique et de ne pas verser dans le catastrophisme avec des chiffres considérables, bien éloignés des représentations communes. Comment expliquer, en effet, qu’au regard des critères internationaux de mesure de la pauvreté (1,25 dollar par jour en standard de pouvoir d’achat), on ne compte presque aucun pauvre dans une Union européenne qui considère que près du quart de sa population est pauvre ?
Au-delà de cette grande question, quelques mots sur le cas français. Le tableau 6 présente les chiffres 2010, dans l’Union européenne et en France. Signalons deux points d’importance :
- les chiffres 2010 sont disponibles dès fin 2011, alors que la statistique Insee, en mai 2012, s’arrête à 2009. Certes il y a de l’imprécision, et les enquêtes coordonnées par Eurostat peuvent prêter à des critiques, mais les grandes masses ne changent pas. Pour s’informer en tout cas des effets de la crise, il est plus utile – au moins plus rapide – de consulter la statistique européenne ;
- début 2012, l’Observatoire national de la pauvreté et de l’exclusion sociale a publié en France son rapport, appuyé non pas sur les statistiques 2010 disponibles mais sur celles de 200921. Accompagné de plusieurs communiqués de presse, revenant sur la confusion grandissante entre les chiffres, ce rapport a été repris dans la presse sous un format, habituel, catastrophiste, relayant principalement les estimations les plus élevées22.
Tableau 6 : Pauvreté et exclusion sociale, 2010 (en milliers de personnes)
Plus techniquement, soulignons que tout est dans la présentation des chiffres et dans l’insistance que l’on met sur une approche inclusive ou cumulative des diverses dimensions de la pauvreté. Le tableau 7, avec les chiffres 2008 (qui n’ont pas beaucoup évolué jusqu’en 2010), présente les chiffres selon une conception large de la pauvreté et de l’exclusion (les trois critères étant inclus) et une conception restreinte (les trois critères s’accumulant).
Tableau 7 : Pauvreté et exclusion sociale, 2008 (en milliers de personnes)
En France, la communication « traditionnelle » de l’Insee, portant sur le taux de pauvreté monétaire relative, estimait en 2008 à environ 8 millions le nombre de pauvres en France. C’est bien le chiffre que l’on trouve (avec des débatspossibles sur les chiffres après la virgule) dans les documents Eurostat. Si l’on prend en considération l’approche inclusive européenne, alors 11,3 millions de personnes (19% de la population) sont, en France, en situation de pauvreté et/ou d’exclusion. Si l’on prend une option cumulative, alors 829.000 personnes « seulement » sont pauvres…
Certes, il y a bien des distinctions possibles entre exclusion et pauvreté (l’une pouvant, selon les lectures, être synonyme, dimension ou extension de l’autre). Rien, en la matière, n’est absolument vrai. Tout est convention. La pauvreté et l’exclusion étant, par construction, multidimensionnelles, il est toujours possible de leur ajouter une dimension supplémentaire (accès aux soins, situation de logement…). Et plus on ajoute de dimensions, plus, dans une approche inclusive, on trouvera de pauvres et d’exclus.
D’une certaine manière, pour voir augmenter le nombre de pauvres, il suffit d’augmenter le nombre de dimensions de la pauvreté. De l’autre côté, pour voir diminuer le nombre de pauvres, il suffit d’avoir une approche cumulative de toutes ces dimensions. En bref, plus on ajoute des dimensions, plus on peut tendre, inclusivement, vers une population quasi intégralement pauvreou exclue. Et, de l’autre côté, cumulativement, plus on tend vers une population insignifiante…
Soyons sérieux. L’approche inclusive, avec ses 23 ou 24% de pauvres dans l’Union européenne, donne une image massive de la pauvreté qu’un objectif de réduction de 20 millions pourra atteindre plus aisément qu’un objectif d’éradication de la pauvreté extrême que l’on trouve délimitée par l’approche cumulative. Plus stratégiquement, il s’agit de savoir ce que l’on veut faire : soit on veut d’abord améliorer la situation relative de personnes en difficulté relative (116 millions en Europe, en 2010, 11,7 millions en France) mais qui ne connaissent pas des formes extrêmes de dénuement, soit on veut d’abord éradiquer des situations d’extrêmes misères, intolérables dans des sociétés d’abondance (7 millions dans l’Union européenne, 0,8 million en France). Ce n’est pas, mais alors pas du tout, la même chose…
* * *
Terminons cette note à vocation informative par un point d’étonnement. Alors que la France est, au sein de l’Union européenne, un des pays qui a le plus investi pour faire de la question de la lutte contre la pauvreté une des priorités, à la fois, de ses politiques nationales et de la politique européenne, c’est en France que la population est la plus sceptique quant à l’efficacité de cette intervention publique. Si les deux tiers des Européens (tableau 8.) estiment que les politiques et programmes publics destinés à améliorer la situation des gens pauvres n’ont pas beaucoup d’effet, c’est le cas des trois quarts des Français. Ces derniers se placent au premier rang européen du scepticisme.
D’un débat public plus posé et moins catastrophiste, découlerait peut- être une opinion moins négative sur l’action publique. Puisse ce type de note y contribuer…
Tableau 8 : Scepticisme à l’égard de l’action publique
« Diriez-vous qu’en général les politiques et programmes publics destinés à améliorer la situation des genspauvres … ? »
Source :
Eurostat, Eurobaromètre, décembre 2010.
Note : les chiffres sont soulignés quand ils correspondent aux situations extrêmes (vers le haut ou le bas) parmi les vingt-sept États membres.
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