Résumé

Introduction

I.

Le privé confiné

II.

L’autre distance

III.

Les conséquences intimes d’une nouvelle norme de comportement

IV.

L’intime et les écrans

V.

L’entrave à la mémoire sensorielle

Conclusion

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Résumé

L’obligation des « gestes barrières » reconfigure les seuils et les frontières délimitant notre espace personnel de toute intrusion de l’autre, devenu potentiellement dangereux et contaminateur. Quels changements cette nouvelle grammaire relationnelle entraînera-t-elle, en tout cas pour un temps, pour l’économie intime et affective de nos vies ? La « distanciation sociale » instaurée et acceptée dès lors qu’elle engage une présence dans l’espace public peut aussi se transformer en « distanciation intime » et éloigner même les plus proches. Verra-t-on plus de partage, de générosité, de conscience de l’altérité ou plus de repli, de fermeture et d’égoïsme ?

Qu’en sera-t-il des rencontres fortuites ? De l’imprévu qui anime nos vies ? Du plaisir de s’assembler et de se rassembler ? Cette note attire l’attention sur quelques bouleversements dans nos habitudes de vie dont la portée, positive ou négative, inventive ou régressive, pourrait reconfigurer à terme notre intimité, c’est-à-dire les conditions de nos relations aux autres, donc à nous-mêmes.

Anne Muxel,

Directrice de recherches au Centre de recherches politiques de Sciences Po (CNRS/Sciences Po).

Copyright :

Edward Hopper, Morning Sun, 1952, Columbus Museum of Art, Ohio: Museum Purchase, Howald Fund.

À l’échelle de la planète, beaucoup ont dû faire face à l’expérience inédite d’un confinement ou du moins d’une réduction de leur liberté de circuler, de rencontrer à leur guise, de travailler pour certains, et cela sur un temps long : plusieurs semaines, voire plusieurs mois selon les pays. Cette période a été traversée avec plus ou moins de confiance et de sérénité, et dans des conditions matérielles rappelant la réalité des inégalités de situations. Aux fractures sociales, économiques et territoriales ont pu s’ajouter d’autres fractures, sanitaires et numériques, générationnelles aussi. L’épreuve d’un enfermement collectif et d’une peur de la contagion a freiné l’économie et réduit à peu de chose notre autonomie dans l’espace public. On sait que le coût à long terme de cette pandémie et des mesures qu’elle aura nécessitées sera gigantesque. Certains veulent croire que cet arrêt sera l’occasion, la chance même, de réorienter le cours de l’économie, de changer leurs normes de productivité et de consommation, de dompter un capitalisme jugé libéral et outrancier, de permettre enfin aux préoccupations écologiques d’être mises au premier plan. Cette crise pourrait déboucher, si ce n’est sur un ordre et un monde nouveaux, en tout cas sur de nouveaux équilibres humains.

I Partie

Le privé confiné

Notes

2.

Voir Amanda Taub, « A New Covid-19 Crisis: Domestic Abuse Rises Worldwide », New York Times, 4 avril 2020.

+ -

3.

Ibid.

+ -

4.

Ifop, dossier spécial « Confinement… ma casa va craquer ? », en partenariat avec Consolab, ifop.com, 8 avril 2020.

+ -

5.

Harris Interactive, « L’impact du confinement sur les inégalités femmes/hommes », étude pour le secrétariat d’État chargé de l’Égalité entre les femmes et les hommes et de la Lutte contre les discriminations, harris-fr, avril 2020, p. 8.

+ -

6.

Ifop, dossier spécial « Confinement… », art. cit.

+ -

7.

Ifop, « État des lieux de la vie sexuelle et affective des Français durant le confinement », étude réalisée pour la revue Charles, ifop.com, 5 mai 2017, p. 26.

+ -

8.

Ibid., p. 4-5.

+ -

9.

Ibid., p. 19-20.

+ -

10.

Ifop, « Enquête Coconel : les Français et l’épidémie de Covid-19 », enquête réalisée pour le consortium Coconel, mars 2020, p. 43.

+ -

L’interruption de toute activité sociale extérieure a modifié profondément les vies de nombreuses personnes dans l’espace privé et interpersonnel. Ces restrictions ont conditionné de nouvelles règles de fonctionnement des relations entre proches. Des fractures intimes et privées ont pu s’affirmer. En France, lors du confinement, selon la secrétaire d’État pour l’égalité femmes-hommes, les plaintes pour violences domestiques ont augmenté d’au moins 36% et il y a eu 5 fois plus de signalements sur la plateforme arretonslesviolences.gouv.fr1. En Angleterre, une semaine après le début du confinement, les villes de Avon et Somerset témoignaient d’une hausse de 20% des signalements de violences conjugales2. En Espagne, le nombre d’appels d’urgence pour violences domestiques a augmenté de 18% lors des deux premières semaines du confinement par rapport au mois précédent3.

On ne sait rien encore des détresses personnelles ou des désarrois que cette situation a pu créer pour les enfants, les jeunes, mais aussi pour les plus âgés. On ne sait rien non plus des conséquences psychiques qui seront repérables dans les temps à venir. Selon un sondage de l’institut Ifop réalisé durant le confinement, 41% des Français affirmaient vivre, plus qu’auparavant, « des périodes intenses de stress, de nervosité ou d’anxiété »4. Dans les familles, il a obligé chacun à s’adapter, à inventer des rôles. De jeunes adultes ont retrouvé le chemin du domicile parental qu’ils avaient quitté. Parents et enfants se sont retrouvés devant la nécessité de cohabiter à nouveau, rejouant une partition que l’on croyait d’un autre temps. Nombre de parents ont été propulsés dans un rôle d’enseignants, d’animateurs de groupe ou de cuisiniers à plein temps. Les femmes, s’agissant des tâches domestiques, ont une fois encore démontré leur surcroît d’investissement. Même si le confinement a suscité davantage de partage des tâches domestiques et éducatives qu’en temps ordinaire, les fractures selon le genre ont persisté, particulièrement au sein des couples sans enfant où 59% des femmes ont dédié plus de 2 heures par jour au travail domestique, contre 31% des hommes pourtant confinés eux-aussi5.

Par ailleurs, la moitié des Français (49%) ont témoigné d’une exacerbation des disputes à propos des tâches ménagères ; pour beaucoup, les enfants ont été l’objet de conflits et de tensions supplémentaires6.

Pour les couples, l’expérience d’une vie recluse à deux n’est pas anodine. Le frottement des habitudes et des désirs de chacun au quotidien est une épreuve de vérité pour le meilleur et pour le pire. En Chine, des études ont montré que le confinement avait abouti à une augmentation sensible du nombre des divorces. En France, la grande majorité des personnes ayant été confinées avec leur partenaire sous le même toit (60%) estiment que le confinement n’aura eu strictement aucun effet sur leur relation. Ils sont 30% cependant à affirmer que cette période leur aura permis de se rapprocher de leur partenaire, tandis que 10% pensent, au contraire, que le confinement les en a éloignés. Avec le déconfinement, 11% des personnes qui étaient confinées avec leur conjoint souhaitent prendre leurs distances, 7% font état d’une rupture provisoire et 4% d’une rupture définitive7.

D’autre part, les enquêtes montrent que le confinement a eu une incidence sur l’intimité sexuelle, dans le sens d’une baisse de la fréquence des rapports sexuels. Une enquête de l’Ifop établit que la proportion de Français n’ayant pas eu de rapport sexuel au cours du dernier mois (44%) est presque deux fois plus élevée qu’à l’accoutumée (26%), sachant que si cette baisse de l’activité sexuelle affecte avant tout les célibataires (– 31 points), elle touche également les personnes en couple confinées sous le même toit (– 11 points). En effet, près de 15% des personnes confinées en couple sous le même toit indiquaient avoir eu très peu de pulsions sexuelles ou peu d’envie de faire l’amour durant la période. Cette proportion est plus élevée chez les plus jeunes (23% chez les 18-24 ans contre 15% en moyenne pour l’ensemble des répondants) et chez les femmes (19% contre 11% chez les hommes)8. Par ailleurs, le confinement a favorisé une numérisation croissante de la vie sexuelle des Français : fin avril 2020, 24% des personnes interrogées disaient avoir déjà envoyé des photos ou vidéos d’elles-mêmes nues, contre 17% en février 2020 ; en avril 2020, 45% avaient échangé des messages à caractère sexuel avec leur partenaire par SMS ou messagerie instantanée, contre 39% en février 20209.

Les personnes seules, veuves et célibataires, auront fait l’expérience d’une solitude renforcée et auront peut-être été plus que d’autres dans l’obligation d’inventer un dialogue singulier avec eux-mêmes ou avec d’autres, dématérialisés par la médiation de l’écran ou du téléphone. Le confinement a bousculé l’intimité de chacun, dans son rapport à l’espace, au temps, aux autres, à soi, en bien comme en mal.

Dans tous les cas, le confinement n’aura pas été une expérience anodine. Pour autant, les populations semblent avoir accueilli les mesures et les restrictions imposées par le confinement avec confiance ; elles s’y sont résolues. En France par exemple, plus de huit individus sur dix (88%) étaient d’accord avec l’affirmation selon laquelle le confinement est le seul moyen efficace de lutter contre l’épidémie de coronavirus10.

II Partie

L’autre distance

Notes

11.

Voir Insee, « Au premier trimestre 2020, le PIB chute de – 5,8% », Informations rapides, n°107, 30 avril 2020.

+ -

13.

Voir « Edgar Morin : “Cette crise nous pousse à nous interroger sur notre mode de vie, sur nos vrais besoins masqués dans les aliénations du quotidien” », propos recueillis par Nicolas Truong, Le Monde, 19 avril 2020.

+ -

14.

Cevipof, « En qu(o)i les Français ont-ils confiance aujourd’hui ? », Baromètre de confiance politique, vague 11bis, avril 2020, p. 6.

+ -

15.

Ibid., p. 9.

+ -

La pandémie de coronavirus a ainsi fixé de nouvelles normes d’acceptation devant la possibilité de voir les libertés individuelles encadrées et restreintes. L’ampleur des changements induits par cette expérience extraordinaire reste cependant à mesurer. Les économistes ont déjà fait leurs calculs. En France, par rapport à une situation normale, la perte d’activité économique est estimée à 35%, et au premier trimestre 2020, le produit intérieur brut (PIB) a chuté de 5,8%. Il s’agit de la baisse la plus forte dans l’histoire des évaluations trimestrielles du PIB entamée en 194911. Selon une estimation de l’OCDE, le PIB français devrait diminuer de 11,4% en 2020 à cause de la crise du Covid-1912. Les prévisions anticipent une récession qui s’annonce rude aux niveaux national, européen et mondial. Certains attendent la reprise du cours des choses, admettant que cela prendra du temps. D’autres cherchent des modèles économiques alternatifs, faisant de la décroissance un nouvel impératif de survie. Les diverses options sont largement commentées, évaluées, et soupesées.

Qu’en est-il des conséquences de cette pandémie dans l’ordre intime ? L’expérience du confinement laissera-t-elle des traces durables sur la vie avec nos proches ? Si l’intimité résulte bien d’une négociation personnelle départageant ce qui relève d’une vie privée et à soi d’une vie publique et vécue avec d’autres, alors on peut penser que les repères habituels ont été bousculés, que nos façons d’être par les autres, pour les autres et avec les autres ont pu être brouillées.

Quel sera l’impact sur le long terme des mesures de distanciation sociale et des fameux gestes barrières sur l’économie intime de nos vies ? Contrairement aux pays asiatiques, c’est un changement profond qui doit opérer pour nos contrées occidentales, culturellement mal préparées à un tel changement de mœurs et de comportement. Verra-t-on plus de partage, de générosité, de conscience de l’altérité ou plus de repli, de fermeture et d’égoïsme ? Que devient l’intimité lorsque la peur de se rencontrer hante les espaces et les esprits ? L’intimité et l’approche de l’autre vont-elles désormais faire l’objet d’une méfiance inhibitrice, entamant profondément notre économie affective ? L’amour qui est certes toujours une prise de risque verra-t-il ses modes d’expression malmenés, et même empêchés ? Et qu’en sera-t-il des rencontres fortuites ? De l’imprévu qui anime nos vies ? Du plaisir de s’assembler, de se rassembler ? Une telle évaluation est abstraite et plus difficilement quantifiable que les domaines relevant de l’économique et du social, mais on peut néanmoins s’efforcer de pointer quelques bouleversements dont la portée, positive ou négative, inventive ou régressive, pourrait reconfigurer à terme notre intimité, c’est-à-dire les conditions de nos relations aux autres, et donc à nous-mêmes.

Cette crise pandémique nous oblige à apprendre – à réapprendre, diront certains – à vivre avec l’incertitude qui taraude désormais tous les secteurs de nos vies, collectivement et personnellement, et même « à s’attendre à l’inattendu », selon la maxime personnelle d’Edgar Morin qu’il a érigée en ligne de conduite13. Cependant, la crise nous incite aussi à une autre disposition, la méfiance, dont les conséquences peuvent être plus rudes et délétères quant aux relations que nous entretenons avec ceux qui nous entourent. Qu’entraînera la généralisation de cette méfiance, rendue inévitable par les risques de contagion ? Les notions mêmes de « distanciation sociale » et de « gestes barrières » en disent long sur la reconfiguration des seuils et des frontières délimitant notre espace personnel de toute intrusion de l’autre, devenu potentiellement dangereux et contaminateur. Invités début avril à décrire leur état d’esprit du moment parmi les qualificatifs suivants : méfiance, morosité, lassitude, peur, sérénité, confiance, bien-être et enthousiasme, 32% des personnes interrogées évoquent la « méfiance »14.

Un niveau élevé de confiance interpersonnelle caractérise les Français. Au cœur de l’épidémie, la confiance envers les proches reste de mise : 94% des Français déclarent faire confiance à leur famille et 93% aux gens qu’ils connaissent personnellement. Cette confiance diminue en revanche s’agissant des voisins (73%) et, surtout, des gens que l’on rencontre pour la première fois (40%)15.

Ces chiffres montrent l’existence d’une graduation de la confiance selon une séparation assez nette entre le cercle intime des proches familiers et le cercle extime des relations extérieures. En revanche, cette frontière évidente risque désormais d’être troublée dès lors que le risque s’immisce au cœur même de la vie privée, et que l’autre familier – enfant, parent, conjoint, ami… – peut contaminer. La « distanciation sociale », instaurée et acceptée, dès lors qu’elle engage une présence dans l’espace public, peut se transformer en « distanciation intime » et éloigner de soi-même les plus proches.

III Partie

Les conséquences intimes d’une nouvelle norme de comportement

Le sentiment d’isolement dû au confinement est loin d’être négligeable. Une part significative (33%) de la population française interrogée dans le cadre de l’enquête internationale « Citizens’ Attitudes Towards Covid-19 », dont la Fondation pour l’innovation politique est partenaire, témoigne avoir soit « souvent » soit « toujours » eu, lors des dernières semaines, le sentiment d’être isolée des autres. Il ne s’agit pas là d’une exclusivité française. Dans d’autres pays ayant fait l’expérience du confinement, les populations interrogées font également état d’un sentiment d’isolement fréquent : 37% en Italie, 32% au Royaume-Uni et 29% en Autriche. Ce ressenti s’accompagne également d’une peur diffuse qui, bien que diminuant au fur et à mesure que le déconfinement approchait, est demeurée élevée, en France mais aussi ailleurs.

Question : « Lors de ces deux dernières semaines, à quelle fréquence avez-vous ressenti… ? »

 

Copyright :

Réponses : « souvent » et « toujours » (en %)

Source :

« Citizens’ Attitudes Towards COVID-19 », mesures effectuées entre le 15 et le 18 avril 2020.

Question : « Quand vous pensez à la situation liée au coronavirus (Covid-19) en France, vous éprouvez de la peur ? (sur une échelle de 0 à 10) »

Copyright :

Réponses : oui (de 7 à 10, en %)

Source :

« Citizens’ Attitudes Towards COVID-19 ».

À un sentiment d’insécurité individuelle liée aux risques de contagion et de propagation du virus peut venir s’ajouter un malaise personnel, touchant à l’intimité profonde, s’exprimant par une dégradation de l’image de soi ou de sa capacité à nouer des liens avec ses proches. Deux Français sur dix (21%) reconnaissent avoir fait cette expérience durant le temps du confinement.

Question : « Au cours des deux dernières semaines, à quelle fréquence avez-vous été dérangé par le problème suivant : une mauvaise opinion de vous-même, l’impression que vous êtes un(e) raté(e) ou que vous vous êtes laissé(e) aller ou que vous avez négligé votre famille ? »

Copyright :

Réponses : au moins une fois (en %)

Source :

« Citizens’ Attitudes Towards COVID-19 ».

Notes

16.

Harris Interactive, « Collectivité, civisme et libertés en période de confinement », étude réalisée pour RTL, avril 2020, p. 14.

+ -

17.

Voir Cristina Comencini, « Chers cousins français », Libération, 12 mars 2020.

+ -

18.

Cevipof, « En qu(o)i les Français ont-ils confiance aujourd’hui ? », art. cit., p. 109.

+ -

19.

Voir « Visites en Ehpad, masques, tests… Les principales annonces du gouvernement sur le déconfinement », lemonde.fr, 19 avril 2020. Selon le communiqué du ministère de la santé du 20 avril 2020 : « Le visiteur doit se laver les mains ; la température du visiteur est prise à son arrivée par un thermomètre sans contact ; le visiteur doit porter un masque chirurgical ; il n’y a qu’une seule visite par créneau horaire (plusieurs familles ne peuvent donc pas visiter des proches différents en même temps) ; il doit y avoir au 1,50 mètre de distance entre le visiteur et le résident ; il n’y pas d’échange d’objets ou de denrées alimentaires ; à la fin de la visite, les surfaces susceptibles d’avoir été touchées par le visiteur sont nettoyées et la pièce doit être aérée, le cas échéant. Pour assurer ces mesures de sécurité, il est nécessaire qu’un professionnel de santé puisse être présent pendant les visites (il peut s’agir d’un bénévole dûment formé, le cas échéant, comme un pompier ou un bénévole de la Croix-Rouge) » (cité in « Coronavirus (Covid-19 ) : des visites autorisées dans les Ehpad ? », groupechd.fr, 21 avril 2020).

De plus, selon le communiqué publié par le Ministère des Solidarités et de la Santé le 28 mai dernier : « il est décidé un assouplissement supplémentaire des consignes applicables. Sont ainsi désormais autorisées : – les visites de plus de deux personnes à la fois, lorsque la visite n’est pas faite en chambre ; – les visites en chambre de deux personnes à la fois maximum, lorsque les conditions de sécurité le permettent ; – les visites de mineurs, à la condition que ces derniers puissent porter un masque. Par ailleurs, il est mis fin à la condition de présence continue d’un professionnel aux côtés des proches. […] Les nouvelles recommandations nationales s’appliqueront à compter du 5 juin 2020, notamment en préparation des fêtes familiales à venir comme la fête des mères ou la fête des pères. »

+ -

Il faut donc trouver des formes de réassurance et des moyens de garder le contact pour ne pas entamer les possibilités de l’échange, fixer d’autres seuils de confiance réciproque, mais aussi assumer des risques nouveaux, au plus intime de ce qui se joue dans une relation. Il s’agit là de changements qui, s’ils devaient perdurer, réorienteraient profondément le désir, le plaisir d’être ensemble, tout simplement. La vie intime est un extraordinaire espace d’inventivité et de créativité. La crise que nous traversons peut renforcer l’intensité de nos liens, au travers de l’obligation qui nous est faite de trouver toutes sortes de voies pour les entretenir et les faire exister.

Des risques existent pour notre intimité, au sens où celle-ci relève d’abord d’un libre arbitre personnel et d’une revendication de liberté : la montée d’un hygiénisme relationnel et la tentation d’échanges aseptisés, la possibilité d’une télésurveillance constante ou encore l’avènement d’un nouveau type de management de la vie sociale, tant dans ses aspects personnels que collectifs. La distanciation est devenue rapidement une nouvelle norme sociale que certains sont prêts à défendre, même au prix de comportements peu estimables. Ainsi, à la mi-avril 2020, 43% des Français approuvaient la démarche de dénonciation de non-respect du confinement aux forces de l’ordre, et ce chiffre s’élevait même à 63% pour les 18-24 ans16. De nouveaux diktats peuvent sournoisement s’imposer et venir rogner l’espace à soi souverain de la vie intime.

Le glissement de l’injonction de « distanciation sociale » vers la tentation d’une « distanciation intime » constitue donc un risque pour les individus comme pour les sociétés. Il faut bien reconnaître que la question qui se pose n’est pas facile à résoudre si la pandémie se prolonge ou se répète. Comment être proches tout en restant à distance ? Il ne s’agit pas là seulement d’une gageure physique mais aussi d’un sentiment intime et même moral. Si la morale fixe les conditions de l’altérité, l’inverse est vrai aussi, et ces conditions, en établissant des hiérarchies, des prévalences et tout un ensemble de conduites, délimitent un ordre moral organisant relationnellement la vie privée comme la vie collective.

Référé à ses conséquences morales tout autant que pratiques, le confinement représente une « épreuve de vérité », selon les mots de l’écrivaine et cinéaste Cristina Comencini, qui insiste sur la possibilité qu’il donne de prendre acte des conséquences de ses choix de vie, des modes de relations nouées avec les autres, bref d’opérer un retour sur les arrangements plus ou moins subis, plus ou moins heureux de sa vie17. Cette crise oblige à changer de regard sur soi et sur les autres, et, pour beaucoup, à reconsidérer la teneur des liens noués. Certains trouveront l’occasion de les renforcer, de les approfondir, de les « intimiser ». Pour d’autres, les signes de fractures et d’éloignement seront au contraire patents. Mais, à coup sûr, l’enfermement est une expérience d’évaluation et d’observation de ses propres limites et des contours de l’altérité au sein de laquelle chacun évolue. Ces expériences peuvent être positives : près d’un Français sur deux (47%) déclare que le confinement, « la plupart du temps » ou « souvent », lui a permis de découvrir une autre façon plaisante de vivre18. Elles peuvent aussi être négatives : les tensions dans les couples, les groupes d’amis et les familles, les sujets de disputes dans le partage du quotidien qui aggravent les conflits latents, les éclats et les coups, le repli sur soi… L’espace intime est aussi un espace d’exacerbation d’une violence contenue pouvant, à l’occasion d’une expérience d’enfermement et de coercition, se libérer d’une façon ou d’une autre, contre autrui ou contre soi. Le pari d’une « distanciation sociale » sur le long terme est donc à double tranchant. Dans le meilleur des cas, il peut obliger à réinventer des formes de lien et à prendre conscience de l’importance de ceux-ci et donc les stimuler. Il peut aussi modifier les codes et les frontières de l’intime à tel point qu’il risque de nous amputer d’une partie de notre vitalité et de notre confiance affective, en obérant la prise de risque qui est un ressort important de celles-ci.

Dans les établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad), le rapport aux aînés est ainsi désormais strictement encadré : « impossibilité maintenue d’aller toucher la personne, d’être en contact physique », mais autorisation d’un « contact visuel », selon les termes employés par le ministre de la Santé lui-même19. Après une interdiction stricte des visites, une intimité partielle protectrice a donc fini par être autorisée, mais amputée de tout un registre d’expression du lien et du sentiment.

Dans ce contexte sanitaire, il reste vraisemblablement une marge d’initiative à chacun pour retrouver davantage d’intimité mais, du point de vue des règles fixées, elle est nécessairement transgressive.

 

IV Partie

L’intime et les écrans

Notes

20.

Voir Frédéric Bordage, « Quelle est l’empreinte environnementale du numérique mondial ? », greenit.fr, 22 octobre 2019.

+ -

22.

Ibid.

+ -

23.

Cevipof, « En qu(o)i les Français ont-ils confiance aujourd’hui ? », art. cit., p. 112.

+ -

24.

Cevipof, « En qu(o)i les Français ont-ils confiance aujourd’hui ? », art. cit., p. 114.

+ -

25.

Voir « Serge Tisseron, psychiatre : “Nous sommes physiquement confinés, mais désenclavés relationnellement” », propos recueillis par Catherine Vincent, lemonde.fr, 11 avril 2020.

+ -

Le « contact visuel » est désormais la panacée, notamment par écran interposé. L’image prévaut, envahit nos vies. La généralisation d’une intimité médiatisée par les outils numériques est un autre aspect de la reconfiguration de notre économie affective. Les outils de communication sont sollicités plus que jamais et ont indéniablement permis de traverser les épreuves de la séparation forcée.

Malgré ses contraintes, la généralisation du télétravail et des réunions par visioconférences a montré qu’une partie de la société pouvait fonctionner sans que les personnes se rencontrent physiquement. Cette expérience laissera des traces durables sur l’organisation des activités humaines dans la société de demain. Il faudra être attentif aux différents effets que cette évolution entraînera, sur le travail lui-même ainsi que sur les types de rationalité managériale qui pourront être mis en place pour justifier le choix de recourir au virtuel ou au « présentiel ». On peut y voir un gain de temps, une réduction peut-être de l’empreinte carbone en raison d’une économie réelle sur les voyages et les déplacements, une facilité pour réorienter nos sociétés sur la base d’un équilibre écologique plus respectueux. Mais le problème de la « pollution numérique » reste entier. L’utilisation du numérique au niveau mondial consomme cinq fois plus de ressources naturelles que le parc automobile français20.

Par ailleurs, si l’expérience du télétravail est globalement satisfaisante, elle a aussi des revers qui ont été éprouvés par les salariés. En avril 2020, 39% des employés des entreprises de plus de dix salariés ont fait du télétravail (contre 30% fin 2019), dont 62% sur la totalité du temps d’activité21. Les trois quarts de ces employés (73%) souhaitent poursuivre de façon régulière ou ponctuelle ce mode de fonctionnement, mais près de trois télétravailleurs sur dix indiquent avoir connu des difficultés psychologiques (30%) ou physiques (25%) pour s’adapter à ces nouvelles conditions22.

Dans le registre intime, le paravent des écrans change la donne. Durant le confinement, mi-avril, la moitié des Français (47%) indiquaient communiquer chaque jour avec un proche23. Cela marquera sans doute la mémoire de ce temps de confinement. La prévalence prise par Internet et les réseaux sociaux dans les échanges quotidiens et leur médiation devenue indispensable pour traverser ce temps d’urgence sanitaire modifient les conditions de l’altérité. La communication se noue sans la matière palpable des corps, des regards qui se cherchent, des vibrations qui se ressentent ou encore des odeurs qui se respirent. L’expérience du manque et de la séparation a conduit à pléthore d’inventions pour recréer des situations de convivialité numérique : apéritifs en ligne, anniversaires WhatsApp, échanges entre petits-enfants et grands-parents, lectures, peintures, entraînements sportifs en commun… Si le contact avec les proches éloignés a été globalement maintenu, voire même renforcé dans certains cas, si la tendresse a pu se dire et se montrer lorsqu’elle avait à s’exprimer, bien des manques et des frustrations ont aussi été éprouvés. Les écrans ont permis de se voir et de se parler, mais ils ont aussi rappelé la réalité de la distanciation physique.

Néanmoins, la sociabilisation par écrans interposés est loin d’avoir gagné l’ensemble de la société : mi-avril, seuls 10% des Français déclaraient avoir eu chaque jour ou pratiquement chaque jour des activités sociales ou sportives en ligne, tandis que plus des deux tiers (69%) n’en n’ont jamais eues24. Au-delà de l’évidence des inégalités de situation quant au capital social octroyé par les ressources numériques, la réalité de ces chiffres renvoie aussi à l’incapacité de ces dernières à suppléer à la communication en présence physique. Le psychiatre Serge Tisseron invite à ne pas opposer ces deux voies de communication et à les considérer plutôt comme « complémentaires », à accepter que s’effacent peu à peu les frontières entre le monde réel et le monde virtuel, ouvrant ainsi des opportunités pour « désenclaver » l’espace des relations possibles25. De toute évidence, il y a là un réservoir pour que s’inventent des façons d’être ensemble, de s’entraider, d’échanger, pour trouver aussi une certaine liberté, voire davantage d’autonomie relationnelle et affective. Mais cela n’est pas sans modifier les possibilités de notre intimité. Celle-ci se vit et se ressent par les seuils et les barrières qu’elle érige ou qu’elle abaisse entre soi et les autres ; elle autorise ou non leur franchissement par le geste, le contact. Preuve en est que la proximité physique des couples confinés n’a pas entraîné un épanouissement de leur pratique sexuelle, tout au contraire. Et l’exposition à des sites pornographiques a même augmenté vigoureusement au début du confinement pour baisser ensuite mais rester à un niveau supérieur de la fréquentation observée avant l’épidémie.

V Partie

L’entrave à la mémoire sensorielle

Notes

26.

Voir Anne Muxel, Individu et mémoire familiale, Pluriel, 2007.

+ -

28.

Denis Salas, « Réapprenons à nous séparer de ceux qui ne sont plus », Le Monde, 5 mai 2020.

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Les voies numériques ne peuvent couvrir tout le spectre des pulsions, des émotions et des affects, tous les ressentis physiques provoqués par le mystère et l’alchimie des sens. Elles peuvent permettre de se voir, d’échanger, peut-être de se reconnaître. Elles autorisent une rencontre sans risque, devant un écran protecteur et aseptisé. Elles peuvent ouvrir de nouveaux chemins d’accès à l’autre, éventuellement de partage. Mais la part imaginaire et imprévisible de toute rencontre, y compris avec ses proches familiers, la vie fantasmatique et la densité des interactions leur échappent pour beaucoup. Quant à la mémoire, une composante essentielle de la vie intime, permettant de fixer celle-ci, elle ne peut être seulement visuelle. Le toucher et l’odorat sont les vecteurs premiers de la rémanence et du souvenir. La mémoire suppose le dialogue en soi des temporalités, l’insistance du passé dans le présent, la présence du souvenir de ce qui aura été perdu et des disparus. Et c’est la mémoire sensorielle, la plus enfouie, qui est d’abord à l’œuvre dans la reviviscence26.

La mort comme passage à partir duquel va se construire la mémoire du défunt a elle-même pu être affectée. L’impossibilité d’un adieu aux parents ou aux proches et l’évincement de toute forme de contact physique dans les derniers moments de la vie resteront une épreuve traumatique pour celles et ceux qui y auront été confrontés. On a pu parler d’« inhumanité » tant on touchait là  à ce qu’il y avait de plus précieux, l’expérience intime de la mort d’un proche et du deuil. Le nombre de morts dans les Ehpad représente plus d’un tiers du bilan total des victimes de l’épidémie à ce jour. Le psychanalyste Serge Hefez, parle de « tragédie » et d’une « dégradation sur le plan psychique et cognitif pour ces personnes séparées de leur famille ». Ayant lui-même perdu sa mère dans ces circonstances, il témoigne : « Le fait d’accompagner ses vieux parents fait partie de l’humanité. […] Entre mourir de désespoir ou mourir du Covid, il faut pouvoir trouver une voie médiane27. » Les conséquences psychiques et affectives de l’impossibilité d’accompagner physiquement les mourants ne seront pas sans compter. Et l’on pressent l’importance que prend le recours judiciaire pour tenter de réparer la « brutalité du silence » auquel les familles ont été confrontées dans certains Ehpad, selon les termes du magistrat Denis Salas, qui rappelle que « la mort n’est pas seulement le résultat d’une maladie. C’est aussi un fait social qui permet à une communauté de se perpétuer dans le temps28 ». À cela s’est ajoutée l’impossibilité d’organiser une cérémonie d’adieu et de vivre, pour ceux qui restent, ce moment de rassemblement familial mais aussi social autour d’un enterrement. On touche là sans doute, par-delà le rite de passage intime et collectif qu’il opère, à ce qui fait société.

Le temps du confinement laissera des traces dans nos mémoires personnelles et collectives. Et l’on peut espérer, avec Cristina Comencini, « que ce soit une expérience à ne pas oublier. […] lorsque la porte de la maison se rouvrira, que nous courrons à la rencontre du temps rapide, des fragments de choses et de personnes seulement effleurées, et que les rêves, l’art, seront la seule et unique partie renversée de notre vie, souvenons-nous qu’une autre couche peut recouvrir les jours et les révéler dans le bien comme dans le mal – une fois surmontés le vide, l’ennui et la peur29 ». Cette « autre couche » évoquée par Cristina Comencini tient à la possibilité qui nous a été donnée, malgré nous, d’éprouver, sans doute avec plus de latitude de temps que dans nos vies habituelles, les frontières de notre intimité. Elle introduit de nouveaux paramètres relationnels, des prises de conscience de nos besoins, de nos urgences, de nos craintes, une géographie intime d’un autre type.

Et c’est un bien acquis. Mais l’imposition de la distanciation sociale et la généralisation des gestes barrières, l’intrusion de l’État dans la gestion du quotidien de nos intimités, ont aussi redéfini profondément et bousculé peut-être durablement nos façons d’être avec les autres. Au plan personnel, la négociation qui en aura résulté ne sera pas sans compter dans nos arbitrages affectifs à venir et dans l’ordre de nos priorités. Au plan collectif, ce temps de glaciation de l’« être ensemble » aura révélé l’inventivité collective et la solidarité, mais aussi la perte que représente l’interdiction de se rapprocher quand elle est appelée à durer.

 

 

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