Introduction

I.

Les Pays-Bas face à la crise : la digue plie mais ne rompt pas

1.

La crise aux Pays-Bas

2.

La récession limitée d’une économie résiliente

3.

Des fondamentaux sains

II.

Les Pays-Bas face aux défis structurels : la remontée des digues ?

1.

État providence et arbitrages intergénérationnels

2.

Les défis de l’intégration

3.

Polarisation autour de l’islam et débat identitaire

4.

Les paradoxes néerlandais en Europe : la fin de l’« euromalaise » ?

III.

Qui veille sur les digues ? Gouvernance de crise et crise de gouvernance

1.

Balkenende ou la « rétropolitique »

2.

Persistance de la tentation populiste et crise de la coalition au pouvoir

3.

Mise en perspective historique

IV.

La fin de l’exception néerlandaise ?

Annexes

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Notes

1.

Dans le système bicaméral néerlandais, la Deuxième Chambre des Etats-Généraux, élue au suffrage universel direct et à la proportionnelle, dispose de la prééminence. Elle compte 150 députés.

+ -

Peu de pays européens ont vu, en l’espace de quelques années, leur image internationale se brouiller autant que les Pays-Bas. En 2000, l’économie néerlandaise, avec un des taux de croissance les plus élevés de l’OCDE, attirait l’attention générale sur les vertus du  fameux  poldermodel, mélange de concertation et de modération chez des partenaires sociaux animés par la recherche systématique du compromis. Sur le plan sociétal, le « laboratoire » néerlandais était l’objet de toutes les curiosités, pour la douceur de son climat pénal, le mariage gay, la réouverture des maisons closes, la politique libérale en matière de drogue ou la légalisation de l’euthanasie.

La perspective a profondément changé depuis les événements tragiques survenus en 2002 et en 2004, avec l’assassinat du leader populiste Pim Fortuyn et celui du cinéaste provocateur Theo Van Gogh, qui ont confronté les Pays-Bas au spectre de la violence politique, attitude totale- ment proscrite dans les mœurs nationales. La société néerlandaise a paru également saisie de doutes quant à la poursuite de ses expériences avant- gardistes – notamment en matière de drogues – et face à l’augmentation de la délinquance, s’est interrogée sur les limites, dans tous les domaines, de la sacro-sainte « tolérance » (gedogen).

Ce à quoi s’est ajouté le renversement durable de la conjoncture économique, renvoyant les Pays-Bas dans le peloton de queue de l’économie européenne au cours des années 2001-2005. Avec une croissance moyenne de 0,7% par an au cours de cette période, un solde budgétaire négatif et une recrudescence du chômage, le poldermodel paraissait bel et bien en panne.

Frustrations sociales et malaise économique se sont traduits par une volatilité électorale et une instabilité politique que le pays n’avait pas connues depuis une bonne vingtaine d’années : deux dissolutions de la Deuxième Chambre1, quatre gouvernements entre 2002 et 2007, l’apparition de nouveaux partis aux fortunes changeantes et les résultats en dents de scie de plusieurs formations politiques parmi les mieux établies, comme le Partij van de Arbeid (PvdA, Parti du travail), travailliste, ou le Volkspartij voor Vrijheid en Democratie (VVD, Parti populaire pour la liberté et la démocratie), libéral.

Sans doute la solidité, jusqu’à ce jour, des résultats électoraux du Christen Democratisch Appèl (CDA, Appel chrétien-démocrate), le parti chrétien-démocrate, pièce centrale de l’échiquier politique néerlandais, et le maintien du même Premier ministre (minister-president), Jan Peter Balkenende, à la tête du pays pendant près de huit ans, ont pu plaider, inversement, en faveur d’un retour à une certaine stabilité.

Il est vrai également que les années 2006 et 2007 ont été marquées par un rebond sensible de l’économie, qui a renoué avec des taux de croissance égaux ou supérieurs à 3% et permis un rétablissement spectaculaire des finances publiques. Sur le plan politique, la « grande coalition » à la néerlandaise rassemblant les deux plus grands partis traditionnels, le CDA et le PvdA, à la suite des élections législatives de novembre 2006, n’a-t-elle pas témoigné à la fois d’un « retour à la normale » et d’un sursaut d’unité nationale ?

Mais il faut désormais parler de cette coalition au passé : les événements récents survenus aux Pays-Bas avec la démission du quatrième gouvernement Balkenende au terme de trois ans d’existence (22 février 2007 – 20 février 2010) démontrent que l’ère de l’instabilité politique n’est pas révolue.

Après « un faux départ dans le xxie siècle » (J. de Beus), la question demeure donc de savoir si l’onde de choc de 2002, marquée par l’assassinat de Pim Fortuyn et par son succès électoral post mortem, s’est vraiment résorbée. La discussion, au cœur du débat public depuis plusieurs années, a pris un tour plus vif avec la crise économique mondiale survenue à la fin de l’été 2008. Elle est aujourd’hui, une fois de plus, relancée par la chute du gouvernement.

I Partie

Les Pays-Bas face à la crise : la digue plie mais ne rompt pas

1

La crise aux Pays-Bas

Le défi de la crise mondiale était d’autant plus sérieux pour les Pays-Bas que les caractéristiques structurelles de leur économie les  exposaient tout particulièrement à une contraction du commerce international et à un choc d’origine bancaire. Seizième producteur mondial, mais sixième exportateur (troisième pour l’agriculture), ils occupent une place éminente dans les flux d’investissements internationaux, tant comme source (sixième rang) que comme destinataire (septième rang). Ce faux petit pays présente l’une des économies les plus ouvertes de la planète, dominée par le secteur des services dans lequel les activités financières pèsent à elles seules 7% du produit national brut (PNB). La répercussion de la secousse venue des États-Unis, où les Néerlandais comptent parmi les principaux investisseurs, ne pouvait être que rapide et profonde. La crise financière était d’autant plus préoccupante que le secteur bancaire était alors en pleine restructuration, après le rachat du géant national ABN-AMRO par un consortium de banques, parmi lesquelles se trouvait Fortis, l’une des premières victimes européennes du (quasi-) krach mondial. Aussi le secteur a-t-il connu une fin d’année 2008 plus que délicate avec des résultats négatifs de 28 milliards d’euros, dus à d’importantes moins-values sur les transactions financières et à la nécessité de provisionner des sommes importantes pour faire face à la multiplication des créances internationales douteuses.

Comme ailleurs, le choc s’est propagé à l’ensemble de l’économie : dès 2008, l’excédent commercial diminuait de 11%. Les prévisions pour l’ensemble de l’année 2009 annonçaient une contraction des exportations proche de 15% ; le déficit budgétaire, sous l’effet de la baisse des rentrées fiscales (six milliards d’euros en six mois) et de mesures gouvernementales de relance, est remonté à 4,6% du PNB et la dette publique s’est envolée à un rythme parmi les plus élevés de la zone euro, franchissant le seuil de 60% du PNB dès la fin de l’été 2009. Les plafonds du pacte de stabilité et de croissance (PSC) ont été crevés. Le taux de chômage est remonté autour de 5% de la population active. Mais l’inquiétude principale vient de la chute annoncée des investissements : de l’ordre de 25% sur deux ans. Seul point positif, ici comme ailleurs : le recul sensible de l’inflation, après la surchauffe de l’été 2008.

2

La récession limitée d’une économie résiliente

Notes

2.

Source : Service économique de l’ambassade de France d’après les prévisions du Centraal Planbureau (CPB).

+ -

Force est toutefois de constater que la situation est restée « sous contrôle » et que, même si la récession actuelle est la plus sévère que le pays ait connue depuis la Seconde Guerre mondiale, elle n’a pas débouché, à ce stade, sur une véritable dépression.

La reprise des exportations pendant l’été 2009 a été confirmée par une légère croissance du produit intérieur brut (PIB) au troisième trimestre. L’année devrait s’achever sur un recul global de  la production de l’ordre de 3,5% au lieu des 4,5% annoncés et, pour 2010, la plupart des prévisionnistes se montrent moins pessimistes, prévoyant désormais une croissance légèrement positive. De même le chômage ne devrait pas dépasser les 6,5% au lieu des 8% un temps redoutés2.

Il faut y voir l’effet de la stabilisation de la conjoncture mondiale, qui se répercute naturellement sur l’économie ouverte des Pays-Bas. L’action du gouvernement néerlandais y a également contribué. D’abord avec l’intervention énergique du ministre des Finances, le travailliste Wouter Bos, dans le secteur bancaire : rachat à l’automne 2008 des actifs de Fortis dans ABN AMRO aboutissant à une nationalisation de fait de cette dernière ; ouverture d’un fonds de garantie (à  concurrence de  200 milliards d’euros) pour soutenir les prêts interbancaires. Ensuite, avec un plan de relance décidé en mars 2009, prévoyant de nouvelles dépenses s’élevant à 6 milliards d’euros sur deux ans : soutien au marché de l’emploi, programme d’investissements « durables », notamment dans les énergies nouvelles (doublement de la capacité éolienne offshore) et soutien à la liquidité des entreprises.

Toutefois, l’ensemble des observateurs s’accordent pour souligner la modestie de cette relance, comparée au plan français et même au plan allemand. L’essentiel du soutien passe en effet par le jeu des stabilisateurs automatiques (de l’ordre de 40 milliards d’euros), décisifs dans un pays où les dépenses collectives (publiques et sociales) représentent près de 40% du PIB. Dans ces conditions, la véritable contribution du gouvernement a été de reporter à 2011 l’effort de rigueur budgétaire et d’accepter de laisser filer les déficits. Une attitude recommandée par l’OCDE et qu’autorisaient les très bons fondamentaux de l’économie néerlandaise. Ceux-ci, aux yeux de nombreux experts et de l’opposition parlementaire, auraient même pu permettre de mener une politique plus volontariste.

3

Des fondamentaux sains

Notes

3.

Au plus fort de la crise, leurs actifs avaient fondu de 250 milliards d’euros.

+ -

4.

Réalisé à l’automne 2009, l’Eurobaromètre 72 a été publié en janvier 2010.

+ -

5.

Source : Eurostat.

+ -

En effet, au moment où la crise a éclaté, les principaux indicateurs de l’économie nationale étaient au beau fixe, conséquence de l’effort d’assainissement des années antérieures : taux de chômage inférieur à 4%, excédent commercial, excédent budgétaire, dette publique représentant 45% du PIB. Autant d’avantages par rapport à la plupart des voisins européens qui ne disposent pas, dans les difficiles circonstances actuelles, des mêmes marges de manœuvre. La solidité du secteur financier a en outre permis aux banques comme aux sociétés d’assurances de garder leurs ratios de solvabilité intacts. Quant aux puissants fonds de pension, s’ils ont d’abord beaucoup souffert de la chute des bourses3 qui a fortement dégradé le taux de couverture de leurs engagements, l’arrêt de l’indexation des pensions, la hausse des cotisations et surtout la reprise  du marché des actions sont en train de rétablir leur équilibre.

Mais le plus important est sans doute ailleurs : dans ce que l’on pourrait appeler l’étonnante résilience de  l’économie  des  Pays-Bas, et en particulier de leurs finances publiques. Pour l’apprécier, la prise en compte de la longue durée – les vingt-cinq dernières années au moins – est indispensable. Il faut ainsi se souvenir de la situation très délicate du pays à l’orée des années 1980, époque où le taux de chômage atteignait 13% et où le déficit budgétaire représentait 10 % du PNB (1982) dans un contexte général de stagflation qui incitait les observateurs étrangers à poser le diagnostic d’une véritable Dutch disease. Depuis cette époque, les gains considérables de productivité, obtenus grâce à la modération salariale alliée à la rigueur de la gestion publique, ont permis un rétablissement de la situation financière du pays en même temps qu’un accroissement spectaculaire de la richesse nationale, devenue, par habitant, la troisième de l’OCDE (2006). Autrement dit, la situation de fond du pays est saine depuis une bonne dizaine d’années. Dès lors, l’impact de la crise sur la population est resté limité, à la différence de ce qu’il a été dans de nombreux pays européens entrés en récession sans avoir remédié à leurs déséquilibres structurels. Les résultats du sondage Eurobaromètre standard 724 reflètent bien l’appréciation positive du contexte actuel par l’opinion néerlandaise par rapport à celle des pays voisins.

Et les Néerlandais d’affirmer leur sentiment de bien-être, l’un  des plus élevés d’Europe (95% contre 78% pour la moyenne de l’Union, en réponse à la question « D’une façon générale, êtes-vous très satisfait(e), plutôt satisfait(e), plutôt pas satisfait(e) ou pas du tout satisfait(e) de la vie que vous menez ?), bien-être que confirme la neuvième place du pays dans l’indice de développement humain (IDH) des Nations Unies et le plus faible taux de pauvreté de l’Union européenne5.

Par ailleurs, les Néerlandais ont fait la démonstration qu’ils pouvaient maîtriser aussi bien leur taux de chômage que leur taux d’inflation, ou encore le niveau de leur dette nationale. On serait dès lors porté, à la lumière des redressements précédents, à faire confiance au potentiel de reprise néerlandais et à faire preuve d’un certain optimisme quant aux perspectives à moyen terme. Cette capacité de résilience, saluée par les experts, n’est toutefois pas aussi évidente pour  l’opinion,  qui exprime des points de vue contradictoires.

Tableau 1

source : Eurobaromètre standard 72, janvier 2010.

Notes

6.

Eurobaromètre 71, septembre 2009.

+ -

L’on constate dans les deux tableaux ci-dessus, la discordance entre considérations personnelles et perceptions collectives que l’on retrouve dans toute l’Union. Mais, alors que les réponses des Néerlandais sont proches de celles de leurs voisins pour tout ce qui touche directement à leur situation personnelle, leurs prévisions pour l’avenir à court terme de l’économie nationale – mais aussi celui de l’économie européenne et mondiale – sont plus optimistes. Il faut toutefois noter que la situation était exactement inverse au printemps précédent où ils figuraient parmi les Européens les plus pessimistes6.

De fait, ces réponses changeantes et ambiguës semblent plutôt traduire un mélange de perplexité et de sérénité ; mélange que l’on retrouve dans toutes les enquêtes d’opinion et qui invite à aborder, pour le comprendre, les autres aspects du « vivre-ensemble » (samenleven) néerlandais.

Tableau 2

source : Eurobaromètre standard 72, janvier 2010.

II Partie

Les Pays-Bas face aux défis structurels : la remontée des digues ?

La crise survient en effet alors même que, comme la plupart de leurs voisins, les Pays-Bas sont confrontés à un triple défi structurel : la survie de l’État providence dans le contexte d’un monde globalisé et d’une population vieillissante ; l’intégration d’importantes minorités d’origine étrangère, souvent de culture et de religion différentes et enfin, la redéfinition de la place de la nation dans une Europe élargie à vingt-sept.

1

État providence et arbitrages intergénérationnels

Notes

7.

Tous les indicateurs démographiques ci-dessous sont tirés des données du CBS (Centraal Bureau voor de Statistiek).

+ -

8.

Le maintien de la sécurité sociale est la première des priorités fixées par les Néerlandais aux responsables politiques, selon l’enquête sur l’état social des Pays-Bas (De sociale staat van Nederland), ci-après SSN, réalisée par le Sociaal en Culturel Planbureau et publié en novembre 2009.

+ -

9.

Contrairement à une idée reçue, le protestantisme n’a a jamais été majoritaire aux Pays-Bas, mais sa position sociale et politique longtemps dominante en a fait, selon le schéma marxien bien connu, l’idéologie dominante d’une nation où les catholiques ont été à bien des égards « calvinisés ».

+ -

10.

Elle représente dans le dernier Eurobaromètre la troisième préoccupation des Néerlandais pour leur pays après la situation économique générale et le chômage mais leur première préoccupation personnelle.

+ -

11.

Source : Il existe une très grande différence entre hommes et femmes par rapport au temps partiel : alors que celui-ci concerne moins de 25% de l’emploi masculin, il représente 75% de l’emploi féminin.

+ -

12.

Source : Eurostat.

+ -

13.

Source : SSN.

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14.

Source : Eurostat.

+ -

15.

Source : Eurobaromètre 72, janvier 2010.

+ -

À bien y réfléchir, le premier de ces enjeux, le devenir de l’État providence, recouvre largement la question des arbitrages de répartition entre générations, qui va du financement des retraites et de la santé à celui de l’éducation en passant par la gestion de la dette ou la politique de l’environnement, voire celle de la recherche et développement (R&D).

Or sous l’effet d’un taux de natalité modeste (11‰)7 et d’une espérance de vie qui s’accroît, la structure par âge de la population néerlandaise montre que le pays connaît comme tous ses voisins un processus de vieillissement. Il se situe, à cet égard, dans la moyenne européenne. Alors que moins d’un quart de la population a moins de 20 ans, les plus de 65 ans (l’âge de la retraite aux Pays-Bas) représentent 15% du total. Les perspectives pour 2050 annoncent clairement l’ampleur du problème : à cette date, le pays comptera une personne de plus de 65 ans pour deux personnes d’âge actif (15-64 ans). On comprend que le taux d’emploi effectif dans cette dernière catégorie constitue à terme un facteur décisif pour le financement des retraites.

Ces défis sont d’autant plus douloureux que l’État providence bâti dans les années 1960-1970 est peu à peu devenu l’un des piliers de l’identité nationale8. La version néerlandaise, verzorgingstaat, renvoie en effet à des valeurs fondamentales de la mentalité collective, recouvrant les concepts de « souci », et de « soin » : l’État providence n’a donc pas aux Pays-Bas la connotation « surplombante » française ou l’acception strictement matérielle du welfare anglo-saxon. Il n’est rien d’autre que l’État qui se soucie vraiment des citoyens. S’ajoute à cela la profonde aspiration égalitaire issue du protestantisme9, recyclée et renforcée par un puissant mouvement socialiste. Enfin, le volontarisme de l’Etat, voué à intervenir légitimement dans tous les secteurs de la société néerlandaise était animé par l’idéal d’une « société modelable » (maakbare samen- leving), grand slogan des années 1970. Il réveillait l’écho des longues luttes du pays pour sa survie : n’avait-il pas su modeler son propre cadre naturel ? En somme, il s’agissait d’un véritable projet de société, qui a pu mobiliser d’importantes ressources symboliques dans les profondeurs de la nation… et bénéficier d’autres ressources, bien matérielles celles-là, tirées des généreux gisements gaziers de Groningue.

Mais ce programme ambitieux s’est heurté aux dures réalités : chocs pétroliers, nouvelle vague de mondialisation, vieillissement de la population ont rapidement montré les limites financières d’un modèle qui s’emballait et mettait en péril aussi bien les comptes publics que la compétitivité globale du pays. Autrement dit, pour recourir à une métaphore de circonstance, le flot montant des dépenses collectives menaçait bel et bien, au début des années 1980, de submerger la société néerlandaise.

De sorte que l’histoire de la politique sociale depuis vingt-cinq ans est celle de réformes successives, caractérisées par trois orientations : restriction des conditions d’entrée dans les différents régimes de protection, diminution des prestations et transfert de charges du financement public vers les régimes privés – et ce, quelle que soit la coalition au pouvoir. S’est ajoutée à cela une politique budgétaire stricte, diminuant le poids de la fonction publique et privatisant de nombreux secteurs (transports, énergie, télécommunications). Les deux orientations cumulées ont abouti à un recul spectaculaire de la dette publique : trente points de moins  entre 1997 et 2007, limitant le transfert des charges actuelles sur les générations futures.

Le bilan reste toutefois inégal selon les domaines. Le système des retraites, reposant d’une part sur un régime de répartition collective (AOW), qui assure à tous les Néerlandais un minimum vieillesse enviable, et d’autre part sur la capitalisation personnelle via les fonds de pension, a permis jusqu’à présent de faire face à l’évolution démographique. Les mécanismes de préretraite (VUT), longtemps très ouverts, ont été strictement contrôlés. Enfin, le gouvernement sortant vient de décider, comme il s’y était engagé dans l’accord de coalition, de repousser par étapes l’âge de la retraite de 65 ans à 67 ans à partir de 2020.

Le bilan est plus mitigé en matière de santé : les restrictions budgétaires et le strict encadrement des prescriptions a abouti au début des années 2000 à une situation de rationnement des soins, se traduisant par l’allongement des listes d’attente dans les hôpitaux, y compris pour des opérations urgentes. Le recours à la privatisation de l’assurance-maladie pour la plupart des cotisants se situant au-dessus d’un certain seuil de revenus a permis d’assouplir le système, mais au prix du développement patent d’une médecine à plusieurs vitesses. De fait, la santé demeure, selon les enquêtes, l’une des préoccupations majeures des Néerlandais10. Mais c’est sans doute la réforme de la législation relative à l’assurance invalidité (WAO) qui illustre le mieux les excès de l’État providence, la longue marche des réformes et l’ambivalence des résultats. La durable « fortune » de ce régime, créé en 1967 et devenu une véritable spécialité nationale, tient à la conjonction explosive des divers intérêts en jeu : utilisé par les entreprises en restructuration pour « dégraisser » en douceur, accepté par les syndicats en raison de la générosité du revenu de substitution, il était également bien vu par les  responsables  politiques car il allégeait sensiblement  les statistiques du chômage. De sorte que la WAO  a fini, au début des années 2000, par absorber à elle seule 6% du PNB et par concerner près  d’un  million  de  bénéficiaires, soit 13% de la population active. Et ce, malgré plusieurs réformes, engagées dès la fin des années 1980, qui avaient tenté d’enrayer la machine infernale en réduisant les prestations, en renforçant les contrôles et en transférant la charge financière des deux premières années d’invalidité sur les entreprises.

La dernière de ces réformes (2005), qui a symboliquement changé le nom du régime en WIA (loi sur la capacité de travail) et instauré une différence radicale de traitement selon des seuils d’invalidité (indemnisation pour les plus touchés, retour sur le marché de l’emploi pour les autres), parviendra-t-elle à décapiter pour de bon ce véritable serpent de mer de la politique néerlandaise ? Si les chiffres sont en recul, le régime reste le plus coûteux d’Europe (4,1% du PNB) et la crise actuelle pourrait bien réveiller les vieilles habitudes…

Il n’en reste pas moins que les mesures prises dans ce domaine comme en matière de préretraite ou encore de travail à temps partiel (dont les Pays-Bas sont les champions d’Europe avec près de la moitié des emplois11), et plus généralement d’ « activation » du marché du travail, ont toutes concouru à un résultat décisif : la forte remontée de la population employée à 76% des actifs potentiels, plaçant le pays, au deuxième rang européen (juste derrière le Danemark)12 – un taux d’emploi qui, par l’élargissement de l’assiette des cotisations et des impôts, conforte également les recettes de la protection sociale et de l’État.

Le bilan en matière d’éducation est, lui, plus défavorable : malgré un recul de l’échec scolaire et une amélioration des résultats des élèves les plus défavorisés, 13% des 18-24 ans sortent prématurément du système scolaire13. De restrictions budgétaires en réformes pédagogiques intempestives, le système est aujourd’hui clairement en difficulté et la situation est devenue l’une des principales sources de préoccupation de l’opinion.  Il faut dire que le pourcentage du PNB consacré à ces dépenses (5%) est l’un des plus faibles des pays développés. Si l’enseignement supérieur tire son épingle du jeu en termes budgétaires, l’effort public de R&D est très inférieur à celui des pays européens comparables. Le pourcentage des diplômés issus de cursus scientifiques et technologiques est l’un des plus faibles d’Europe. Sans  doute, l’importance de la recherche appliquée au sein des grandes multinationales néerlandaises (Philips, AkzoNobel) compense-t-elle partiellement le phénomène, mais le pays n’atteint que   le neuvième rang européen pour les dépenses totales de R&D (1,7% du PNB contre 3,8% pour la Suède14). Il y a là une menace pour sa compétitivité à long terme.

Comment qualifier, au total, le résultat de ces  bouleversements, par- fois profonds, de la protection sociale et de l’intervention de l’État? Fin   de l’État providence ? Simple cure d’amaigrissement ? Ou bien, là encore, véritable résilience d’un système qui pourrait se révéler plus compatible qu’on ne le croit avec les exigences de la mondialisation en assurant paix sociale, formation et consommation de masse ?

Certes, le temps n’est plus à la grande  fête  collective  des  années  1970, illuminée au gaz de Groningue. Un  chiffre  clé  démontre  à  la  fois le caractère graduel de la méthode et l’ampleur des résultats : la part des dépenses collectives dans le PNB a décru de 20% en vingt ans. Il serait pour autant erroné de croire que les Pays-Bas d’aujourd’hui sont voués au « libéralisme sauvage » et au « chacun pour soi ». Le Premier ministre a rappelé que « les Pays-Bas n’étaient pas les États-Unis » et la coalition sortante rassemblait trois partis très attachés à l’impératif de solidarité, valeur dont le caractère prioritaire est souligné par toutes les enquêtes d’opinion. Il se pourrait bien, en fait, que la remise en ordre se soit effectuée non par une rupture franche, mais par une refonte du discours dominant : si les objectifs demeurent les mêmes (« émancipation » et « épanouissement » personnels, « intégration » réussie dans la société), ils passent désormais non plus par l’assistanat généralisé, mais par la responsabilité et le travail de chacun, étant entendu que tous peuvent compter sur un filet protecteur en cas de besoin.

Au total, on conclura que les Néerlandais ont commencé à répondre à la crise de l’État providence en protégeant celui-ci contre ses propres excès et en recourant à un mélange de pragmatisme et de solidarité. Le dispositif de protection sociale présente désormais un caractère mixte où assurance et répartition, financements privé et public semblent faire bon ménage. Pour filer notre métaphore, les Pays-Bas ont graduellement « remonté les digues » destinées à protéger les bases financières de leur vivre-ensemble. Mais les sacrifices demandés consentis ont eu, nous le verrons, un coût politique élevé pour les partis de gouvernement. Le cas des retraites est, à tous égards, exemplaire : si les Néerlandais détiennent le record européen pour le financement privé des pensions (près de la moitié de leur montant total), ils manifestent une inquiétude profonde quant à l’avenir d’un système remis en cause par la crise boursière et les réformes gouvernementales : le sujet a fait un bond parmi la liste des préoccupations, où il occupe désormais le cinquième rang15.

2

Les défis de l’intégration

Notes

16.

Un « allochtone » est, dans la terminologie officielle néerlandaise, un résident dont au moins un des deux parents est né à l’étranger.

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17.

Depuis dix ans, le pourcentage d’élèves allochtones en retard scolaire a sensiblement baissé. Il est vrai que les modes et les critères d’évaluation font l’objet de vifs débats (source : SSN).

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18.

Cette vague d’immigration a suivi l’indépendance du Surinam et l’autonomie des Antilles.

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19.

Les comparaisons internationales sont rendues difficiles par l’existence ou non, selon les pays, de statistiques ethniques, couramment pratiquées aux Pays-Bas.

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20.

Source : SSN.

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21.

La moitié des écoles d’Amsterdam comptent ainsi 80 % d’allochtones.

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22.

Source : SNN.

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23.

Paul Scheffer, « Het Multiculturele Drama », NRC, 29 janvier 2000.

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La même volonté de « remonter les digues » n’est-elle pas également à l’œuvre en matière d’immigration et d’intégration ? Cette double question cristallise – au prix de nombreux amalgames – bon nombre des frustrations et des inquiétudes des Néerlandais. Non que ceux-ci aient particulièrement à rougir du bilan de leur pays dans ce domaine. La commission parlementaire chargée de l’établir en 2004 avait même conclu de façon très positive, jugeant que « l’intégration des allochtones16 a été partiellement ou totalement réussie et qu’elle constituait une réalisation considérable, aussi bien pour les citoyens immigrés que pour la société d’accueil ».

Assurément, certaines réussites doivent être saluées en matière de loge- ment et de niveau de vie et même d’enseignement17, domaines dans lesquels la situation des immigrants est enviable par rapport à plusieurs pays voisins. Et, malgré des épisodes tendus, les Pays-Bas n’ont pas connu, jusqu’à présent, d’émeutes urbaines semblables à celles du Royaume-Uni ou de la France. Les réussites de nombreux allochtones dans la société néerlandaise ne se comptent plus – et pas seulement dans l’équipe nationale de football. De la littérature au monde politique en passant par les médias, les figures des « nouveaux Néerlandais » sont désormais familières.

Là encore, la mise en perspective historique est indispensable pour parvenir à une conclusion équilibrée. Le défi d’une immigration de masse est radicalement nouveau pour la société néerlandaise, si l’on considère que, jusqu’aux années 1950, les Pays-Bas, à la différence de la France, ont été une terre d’émigration, notamment vers l’Amérique du Nord, l’Australie et la Nouvelle-Zélande, sans compter l’Afrique du Sud. À cet égard, le discours convenu sur la « tradition d’accueil » du pays (juifs ibériques et ashkénazes, huguenots français) renvoie à une époque depuis longtemps révolue lorsqu’a commencé, avec l’arrivée en nombre de travailleurs marocains et turcs à partir des années 1960, la vague d’immigration contemporaine.

Une  vague  qui  s’est  soudainement  amplifiée  au  milieu  des  années 1970 par la conjonction de plusieurs phénomènes : regroupement familial des travailleurs immigrés de la période précédente, arrivée en masse des Surinamiens et des ressortissants des Antilles néerlandaises18. Ce  à quoi s’est ajoutée l’attraction exercée par un droit d’asile généreusement accordé faisant du pays, à l’orée du xxie siècle, l’un des principaux destinataires des réfugiés. En 2001, les Pays-Bas enregistraient leur record d’immigration avec 133.000 nouveaux arrivants.

Sans doute, en pourcentage de la population totale (20% dont un peu plus de la moitié sont des « non-Occidentaux »), le nombre d’ « allochtones » est-il inférieur à celui d’autres pays (France, Suisse, Belgique)19, mais, dans un pays exigu et de loin le plus dense d’Europe, le sentiment que « les Pays-Bas sont pleins » (Pim Fortuyn) s’est largement répandu dans l’opinion et est exploité par la mouvance populiste. De plus, on mesure l’acuité des problèmes d’intégration lorsque l’on sait que la population issue de l’immigration deviendra majoritaire dans les trois premières villes du pays dans les années 2020. Or plusieurs faits sont préoccupants quant à l’intégration de ces migrants. Les mariages mixtes sont rares, surtout dans les communautés marocaines et turques, le taux de chômage est de deux à quatre fois supérieur selon les communautés (2,8 fois en moyenne20) à celui des « autochtones », le niveau de délinquance fait des Pays-Bas le premier pays européen en ce qui concerne la détention des jeunes issus des minorités et, dans le domaine scolaire, sévit une ségrégation de fait entre « écoles noires » (zwarte scholen) et « écoles blanches » (witte scholen). En effet, en raison du principe de la liberté d’enseignement, la carte scolaire est aisément contournée. En découlent des effets de surreprésentation, parfois considérables, des allochtones – ou inversement des autochtones – par rapport au quartier environnant21. La masse des enfants de la deuxième génération issue de l’immigration semble condamnée au cursus préprofessionnel court (VMBO) et malgré les progrès accomplis au cours des dix dernières années, l’enseignement secondaire général ne compte que 14% d’allochtones22.

Devant de tels chiffres, le jugement si positif de la commission parlementaire sur le processus d’intégration spontanée a de quoi surprendre et a, de fait, alimenté bien des polémiques. De fait, la même commission est en accord avec l’opinion majoritaire pour mettre en cause l’ensemble des politiques publiques menées en la matière depuis trente ans : globalement insuffisantes par l’effort budgétaire consenti et souffrant d’incohérence, voire d’une certaine naïveté.

L’erreur majeure a consisté à maintenir l’objectif d’une « intégration avec préservation de la culture d’origine » jusqu’à la fin  des  années 1990. Ce mot d’ordre – qui, même s’il n’a jamais été officiellement proclamé, a bel et bien constitué l’inspiration des politiques publiques – était en effet lourd de contradictions potentielles. Le bénéfice des généreux avantages sociaux de l’État providence néerlandais accordé aux travailleurs immigrés (souvent réduits au chômage par les chocs pétroliers des années 1970) était déjà peu compatible avec l’affirmation simultanée de leur vocation au retour. De fait, ceux-ci sont restés. Mais surtout, cette politique allait à l’encontre de l’intégration véritable des importantes minorités issues du regroupement familial – minorités bel et bien destinées à demeurer aux Pays-Bas, que les documents officiels des années 1980 et 1990 reconnaissaient d’ailleurs comme étant désormais un « pays d’immigration ». Comment assurer en particulier l’avenir néerlandais de la deuxième génération sans lui donner les clés culturelles de la société d’accueil ?

Sans doute les Pays-Bas ont-ils agi, en la matière, selon leur tradition nationale d’intégration, qui avait bien fonctionné pour les minorités étrangères durant les périodes antérieures, comme les Juifs, ou pour les « autochtones » défavorisés, comme les catholiques ou les prolétaires : une politique privilégiant l’émancipation collective au sein d’une société « cloisonnée » et reposant sur les piliers (zuilen) constitués par les différents « groupes de pensée » confessionnels et politiques. Ces piliers étaient maîtres de leur organisation dans tous les domaines et leurs dirigeants respectifs coopéraient au plan national pour diriger le pays – d’où le nom de ce système, le verzuiling, mis peu à peu en place à partir de la fin du xixe siècle. Autrement dit, les Néerlandais ont repris  – à l’instar des autres pays confrontés au même phénomène d’immigration massive – le schéma adopté lors de leur propre construction nationale.

Or cette solution d’intégration constituait, à la fin du xxe siècle, un double contresens, historique et culturel : on l’appliquait aux nouveaux arrivants au moment où la société d’accueil connaissait un processus accéléré d’individualisation et de sécularisation. Déjà brocardé par Pim Fortuyn et critiqué dans un article retentissant par le socialiste Paul Scheffer23, l’idéal de la « société multiculturelle » s’est brisé sur l’écueil de la ghettoïsation comme sur les ambiguïtés de sa propre définition : véritable respect de l’autre ou profonde indifférence à son égard ?

Aussi, depuis la fin des années 1990 et surtout depuis 2003, la poli- tique d’immigration a-t-elle radicalement changé aux Pays-Bas. Les conditions d’entrée ont été considérablement durcies : apprentissage obligatoire du néerlandais par les postulants, mise sous condition d’âge et de revenus des procédures de regroupement familial, restriction drastique des possibilités d’appel pour les déboutés du droit d’asile. Toutes ces mesures ont rapidement restreint le flux des primo-arrivants, tandis que se développait un flux d’émigration : entre 2006 et 2008, 125.000 personnes ont quitté le pays, chiffre record depuis les années 1950.

Tous ces facteurs cumulés font que les Pays-Bas enregistrent, depuis 2003 – à l’exception de l’année 2008 – un solde migratoire légèrement négatif, fait unique en Europe occidentale. Autrement dit – situation rarement relevée dans le débat public néerlandais – le pays n’est plus aujourd’hui à proprement parler « une terre d’immigration ». Sur ce point, le programme de Pim Fortuyn a bel et bien été mis en œuvre.

Sans doute le PvdA a-t-il obtenu, comme condition de son entrée au gouvernement en 2007, l’amnistie pour les déboutés du droit d’asile encore présents sur le territoire national, mais cette mesure, largement symbolique à cette date, n’a pas inversé une politique clairement orientée vers la restriction des flux d’entrants. Ainsi en va-t-il de la réforme, actuellement à l’étude, du Code civil pour interdire les mariages entre cousins, destinée à mettre fin au phénomène dit des « fiancées importées ». Quant à la politique à l’égard des résidents « allochtones », elle aussi a connu  une sensible évolution. Le projet annoncé en 2006 par Rita  Verdonk,  alors ministre de l’Intégration, qui consistait à imposer – à leurs frais – à certains « anciens arrivants » un « parcours d’intégration » (inburgering)  a échoué car il a été jugé contraire au principe de non-discrimination (inscrit dans l’article premier de la Constitution). Mais, depuis dix ans, l’approche des pouvoirs publics est orientée vers l’insertion individuelle – notamment par la formation et l’emploi – et non plus vers l’émancipation collective. Cela commence par la langue nationale, dont  l’apprentissage est désormais renforcé à l’école au détriment des langues d’origine.

Sans jamais qu’il soit question d’« assimilation » à la française, on entend de plus en plus affirmer, notamment par le gouvernement, la prééminence « des normes et des valeurs néerlandaises fondamentales » que les allochtones sont priés d’adopter ou, tout du moins, de respecter.

3

Polarisation autour de l’islam et débat identitaire

Notes

24.

La tentative d’attentat le 25 décembre 2009 sur un avion à destination des Etats-Unis d’un terroriste qui avait transité par l’aéroport de Schiphol a rappelé l’exposition des Pays-Bas aux réseaux islamistes internationaux.

+ -

25.

Fait unique en Europe, la garantie de la liberté d’expression prend place parmi les principales priorités politiques tant nationales qu’européennes des Néerlandais (sources : Eurobaromètre 72 et SSN).

+ -

26.

Dans son livre Het Land van Aankomst (le pays d’arrivée) paru en 2005.

+ -

27.

On peut consulter à l’adresse http://entoen.nu, le site Internet mis en place pour aider les enseignants sur le contenu de ces « fenêtres ».

+ -

28.

Source : Continu Onderzoek Burgerperspectiven 2009/3 (Enquête continue sur les perspectives citoyennes), 3e trimestre 2009, ci-après Cette publication trimestrielle du Sociaal en Cultureel Planbureau rend compte de l’évolution de l’opinion sur de nombreux sujets, allant de la vie politique aux grands sujets de société.

+ -

29.

Source : COB.

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Le fait qu’environ 60% des « allochtones non occidentaux » soient de confession musulmane (le deuxième plus important pourcentage européen après la France) rend la situation plus délicate dans le contexte de l’après-11 septembre. Depuis 2001, il semble que la question de l’islam, soulevée dès les le début des années 1990 par le leader libéral Frits Bolkestein et reprise par Pim Fortuyn et qui a suscité d’abord la réaction hostile de la classe politique et de la plupart des médias cristallise désormais tout le débat sur l’intégration des « allochtones ». À la naïveté et aux contradictions internes de l’idéal multiculturel a succédé le risque des amalgames.

Il est vrai que plusieurs cellules fondamentalistes ont été découvertes aux Pays-Bas, qui jusque-là voulaient se croire préservés de ce phénomène. L’assassinat sauvage en pleine rue à Amsterdam du cinéaste Theo Van Gogh en novembre 2004 par Mohammed Bouyeri, un islamiste radical, d’origine marocaine mais né, élevé – et diplômé – aux Pays-Bas, a démontré que la violence islamiste n’était plus seulement un phénomène d’importation24.

La tension a été régulièrement ravivée, depuis 2004, par une série d’incidents. Agressions contre des homosexuels par des jeunes Marocains à Amsterdam et menaces de mort adressées à des personnalités publiques. Le cas le plus spectaculaire a été celui d’Ayaan Hirsi Ali, député du parti libéral, originaire de Somalie – elle a bénéficié de l’asile politique aux Pays-Bas – et grande pourfendeuse de certaines traditions islamiques, notamment celles relatives aux femmes. Elle avait notamment collaboré au dernier film de Theo Van Gogh, Submission (la réalisation de ce film est le mobile direct de l’assassinat du cinéaste). La lettre laissée par le meurtrier de Theo Van Gogh sur le corps de sa victime désignait Ayaan Hirsi Ali comme la prochaine cible. Sous surveillance policière constante, celle-ci, refusant de renoncer à son franc-parler, est alors devenue une personnalité encombrante pour ses amis politiques qui déploraient ses « provocations ». Le cas Hirsi Ali a tourné, en 2006, au séisme politique : ayant déclaré à la télévision que sa propre demande d’asile aux Pays-Bas reposait sur une fausse déclaration, elle se vit déchue de sa nationalité néerlandaise. Or cette radiation a été décrétée en un temps record par sa consœur de parti, la non moins médiatique Rita Verdonk, alors en plein combat contre les abus relatifs au droit d’asile. L’émotion suscitée par l’affaire, y compris à l’extérieur du pays, aboutit, après bien des péripéties, à la restitution à Ayaan Hirsi Ali de son passeport néerlandais. Trop tard : lasse de la polémique, celle-ci était partie pour les États-Unis.

Depuis cette affaire, le clivage s’est encore agrandi entre les adversaires radicaux de l’islam, les tenants du fondamentalisme islamique, très minoritaires mais actifs, et les partisans d’un « islam néerlandisé », comme la municipalité de Rotterdam – dirigée par un maire d’origine marocaine, Ahmed Aboutaleb. La ville a lancé un ambitieux programme sur le thème

« Islam et intégration ». Mais les partisans du dialogue et de l’apaisement ont connu des déboires à la suite du choix d’une personnalité controversée, l’islamologue suisse Tariq Ramadan, pour occuper la chaire créée dans le cadre du programme de Rotterdam à la prestigieuse université Erasmus et le poste de conseiller spécial à l’intégration auprès de la Mairie. Là encore, l’affaire, après une succession de polémiques, s’est mal terminée : la collaboration de Ramadan avec une chaîne de télévision iranienne a provoqué un tollé général et entraîné son renvoi au cours de l’été 2009. Chacun de ces événements montre que le débat tourne autour de la compatibilité de l’islam avec les principes fondamentaux du vivre-ensemble néerlandais : liberté d’expression25, pluralisme religieux, séparation des Églises et de l’État, égalité des sexes. La perplexité de l’opinion est redoublée par la question de la compatibilité de ces principes avec d’autres, non moins cardinaux, comme la non-discrimination, d’où découle notamment la liberté et le subventionnement de façon égale de l’enseignement public et de l’enseignement confessionnel.

Par un effet de miroir, la problématique de l’intégration renvoie ainsi   la société néerlandaise à elle-même, à une redéfinition de son identité profonde. « Intégration » certes, mais dans quoi? Reprenant les analyses de Paul Scheffer26, on pourrait définir le problème  comme  une  équation à deux inconnues : volonté et capacité des uns à s’insérer dans la société d’accueil, ce qui nécessite un aggiornamento  de  l’islam,  mais  aussi volonté et capacité des « autochtones » à accepter « l’Autre », ce qui requiert au préalable une véritable conscience de soi-même et de règles du jeu clairement établies.

La crise d’identité que traversent les Pays-Bas se mesure à la floraison extraordinaire, depuis une bonne dizaine d’années, de livres, d’articles et de débats passionnés sur la question : qu’est-ce donc qu’être Néerlandais aujourd’hui ? Le phénomène paraît nouveau dans un pays qui laissait jusque-là ce genre de préoccupations à d’autres nations, volontiers accusées de « nombrilisme » et de « nationalisme ». Et les réflexions de tous bords, du maire travailliste d’Amsterdam Job Cohen au Premier ministre chrétien-démocrate J. P. Balkenende, sur la nécessité d’une « nouvelle citoyenneté » (nieuwe burgerschap) se multiplient.

L’une des principales initiatives publiques en la matière a été la rédaction en 2005 d’un « canon » pour l’enseignement de l’histoire, à savoir l’établissement et la transmission des lignes directrices permettant à l’élève de se situer dans l’histoire nationale. Si tout le monde déplorait l’ignorance quasi absolue du passé d’une large partie de la population, la polémique a fait rage sur les enjeux mémoriels sous-jacents. Après bien des controverses, la communauté historienne s’est rassemblée pour dire oui à la transmission des connaissances, mais non à un nouveau « grand récit de la nation » à finalité identitaire, dont paraissaient rêver certains responsables politiques. La commission chargée du nouveau curriculum s’est contentée d’ouvrir « cinquante fenêtres » sur le passé, sélection de moments forts, faisant droit aussi bien aux grands hommes de la tradition nationale qu’aux personnalités moins connues de l’histoire du pays, aux sujets de légitime fierté et aux aspects plus sombres, y compris ceux du fameux « siècle d’or »27.

L’observateur est en tout cas frappé par la tonalité de ces débats caractérisés par une âpreté peu conforme avec l’idéal néerlandais de la « douceur » (zachtmoedigheid) des mœurs nationales et d’où le politiquement correct,  si pesant au moins jusqu’au milieu des années 1990, semble avoir disparu. Ce climat est-il responsable d’un certain malaise chez les jeunes d’origine immigrée, dont 18% expriment le désir de quitter les Pays-Bas28 ?

Il serait excessif de parler d’une montée pure et simple du racisme ; on a plutôt affaire, pour ce sujet comme pour d’autres, à une confusion et à une polarisation croissante des esprits. Ainsi, 41% des Néerlandais estiment que « la présence de cultures différentes est un enrichissement pour la société », mais ils sont presque aussi nombreux (39%) à penser que « les Pays-Bas seraient un plus beau pays si moins d’immigrés y habitaient »29. Le cinéma néerlandais actuel témoigne bien de cette désorientation, avec par exemple le film grinçant du socialiste – critique – Eddy Terstall, Vox populi (2008), où l’on voit un politicien de gauche, sosie de Hans Van Mierlo, le leader historique des Democraten 66 (D66, Démocrates 66), acteur majeur et figure du grand mouvement d’émancipation des années 1960 et 1970, sympathiser avec des « autochtones » de milieu populaire, aux propos ouvertement racistes. Leurs discours ne les empêchent nulle- ment d’avoir les meilleures relations avec certains allochtones, lesquels stigmatisent à leur tour sans retenue d’autres minorités ethniques…

4

Les paradoxes néerlandais en Europe : la fin de l’« euromalaise » ?

Notes

30.

Le SP (socialistische Partij) a fait sensation pendant la campagne du référendum avec une affiche représentant une carte de l’Europe d’où les Pays-Bas avaient tout bonnement disparu.

+ -

L’Europe aura été l’autre victime de ce malaise de l’opinion, avec l’échec retentissant du référendum sur le traité constitutionnel européen en 2005 (61,6% de « non »), qui faisait suite à une abstention massive aux élections européennes de 2004 (60,7%). Ont contribué au rejet du texte européen la campagne tardive d’un camp du « oui » trop sûr de lui, le rôle de bouc émissaire attribué à l’Europe, y compris par certains de ses partisans officiels, notamment les libéraux, qui ont imprudemment joué avec le thème de la « bureaucratie », et le montant, jugé excessif, de la contribution néerlandaise. Les électeurs, qui ont déploré leur manque d’information sur le traité, ont exprimé leur crainte d’une dilution de l’identité néerlandaise.

Quelques   jours   après   la   France,   les   Pays-Bas   sont   ainsi devenus « l’autre pays du non ». Si les motivations exprimées et la coloration politique de ce vote négatif diffèrent de part et d’autre, force est de constater la ressemblance profonde des deux situations : c’est bien la même perte de repères de deux pays fondateurs de l’Union qui explique en dernière instance le rejet franco-néerlandais. Peur d’une disparition  du « modèle social français » ou crainte d’un effacement des « petits Pays-Bas » dans une Union soudainement élargie30. Il s’agit bien dans les deux cas d’une inquiétude identitaire. Pourtant, plus de quatre ans après l’événement, on pourrait penser, au regard des résultats de l’Eurobaromètre standard 72, que cet « euromalaise » appartient au passé, tant les sentiments des Néerlandais à l’égard de l’Union figurent parmi les plus favorables au sein des Vingt-sept.

Se trouvant, pour toutes les rubriques, dans le peloton de tête des réponses positives – tantôt avec les pays d’Europe du Nord, tantôt avec les nouveaux membres –, les Néerlandais paraissent être, au total, les « meilleurs élèves » de la classe européenne. La tentation pourrait alors être grande de considérer l’échec retentissant du référendum de 2005 comme un incident de parcours et/ou de l’attribuer à des enjeux intérieurs. Tentation renforcée par la comparaison avec le cas français, où les esprits ne se sont, à l’évidence, pas remis de l’« euromalaise » de 2005.

En somme, l’« enterrement » du traité constitutionnel, après le vote négatif des Pays-Bas en 2005, pourrait bien avoir eu un effet paradoxal : le « non » aurait servi d’exutoire salutaire à un malaise grandissant et permis aux Néerlandais de retrouver une relation plus sereine avec l’Europe. À cela s’ajoutent les effets de la crise actuelle comme le regain de confiance dans l’euro succédant à un fort scepticisme initial en raison du rôle de bouclier joué par la monnaie unique. Les Néerlandais en sont d’autant plus convaincus qu’ils ont assisté avec angoisse au naufrage financier de l’Islande, où beaucoup d’entre eux avaient placé leurs économies31.

Tableau 3

source : Eurobaromètre standard 72, janvier 2010.

Notes

31.

C’est la délicate affaire Icesave, du nom de la banque islandaise en ligne qui a fait faillite à l’automne 2008 et qui pose le problème de la garantie des dépôts néerlandais et britanniques.

+ -

32.

Ayant compté parmi les principaux acteurs – et bénéficiaires – de la « première mondialisation », celle des Temps modernes, les Néerlandais associent positivement globalisation et opportunités pour leur Ainsi, même au plus fort de la crise actuelle, au printemps 2009, ils étaient encore 61 % à penser que « la globalisation est une chance pour leurs entreprises » et 30 % à affirmer le contraire (respectivement 20 % et 73 % en France…) (source : Eurobaromètre 71). Habitués au vaste monde de par leur longue tradition de commerçants et de colons, les Néerlandais sont beaucoup plus confiants dans le processus en cours que nombre de leurs voisins.

+ -

Sur ce point comme sur d’autres, l’hypothèse l’emporterait alors d’un « retour à la normale » après les premières années troublées du nouveau siècle. Après tout, les Néerlandais n’ont-il pas toujours été des Européens convaincus, et même les champions, contre vents et marées – et contre la France – d’une supranationalité affirmée ?

Cette interprétation se heurte néanmoins à de sérieuses objections. La première est le nouveau record du taux d’abstention (63%) aux élections européennes de juin 2009, traduisant pour le moins un euro-enthousiasme modéré. Quant aux résultats, la double poussée du parti résolument eurosceptique, le Partij voor de Vrijheid (PVV, Parti pour la liberté) de Geert Wilders, et du parti non moins résolument europhile Democraten 66 incline à rendre un jugement contrasté sur l’opinion des Néerlandais en matière européenne. Un jugement en tout cas bien plus nuancé que les enseignements de l’Eurobaromètre standard 71, réalisé pourtant exacte- ment au moment où se tenait le scrutin (printemps 2009).

À vrai dire, les résultats des différents Eurobaromètres méritent un examen plus attentif. Les réponses à certaines questions ne reflètent pas l’« europhilie » affichée dans d’autres. Ainsi, interrogés sur l’« image globale » qu’ils ont de l’Union, les Néerlandais se montrent plus réservés : ils ne sont plus que 49% (48% pour la moyenne des Vingt-sept) à avoir de l’Union une vision positive, alors que 39% se déclarent neutres et 11% défavorables.

Les doutes quant à la nature exacte et à la profondeur de l’engage- ment européen des Néerlandais se renforcent lorsque, consultés sur le meilleur niveau d’action pour lutter contre la crise actuelle, ils ne sont que 14% – contre 22% pour la moyenne européenne – à considérer que l’Union est la mieux placée, 41% d’entre eux optant pour le G20 (chiffre le plus élevé parmi les Vingt-sept), G20 dont les Pays-Bas font partie. De même, les Nations unies suscitent davantage leur adhésion que l’Europe, signe de leur orientation idiosyncratique vers le vaste monde plutôt que vers l’Europe aux anciens parapets32.

Lorsqu’on prend également en compte la perception qu’ont les Néerlandais du cadre national, qui leur paraît nettement plus déterminant que le cadre européen pour leur vie quotidienne, il se dégage une impression qu’entre le niveau mondial, d’une part, et le niveau stricte- ment national, de l’autre, l’Europe trouve malaisément sa place et souffre d’un déficit d’image.

Ces résultats ambivalents ne surprendront guère l’observateur familier de l’habitus national néerlandais et des ambiguïtés de la politique européenne des gouvernements successifs. Ainsi en va-t-il du thème de la supranationalité, dont les Pays-Bas se sont longtemps faits les champions. La plupart des historiens s’accordent à voir dans cette position plutôt un instrument de négociation qu’une véritable option politique ; d’abord parce qu’elle était incompatible avec l’autre exigence simultanée de La Haye, l’adhésion du Royaume-Uni; ensuite parce qu’elle s’accompagnait, dans le domaine de la défense, d’une préférence proclamée pour l’Alliance atlantique et la protection américaine ; enfin et surtout parce qu’elle avait pour but de neutraliser ou de limiter l’influence des « grands pays » dans la construction commune.

Le risque de domination par de puissants voisins, illustré par de trop nombreux précédents historiques – de Louis xIV à Hitler –, est à vrai dire la préoccupation constante de la diplomatie comme de l’opinion publique néerlandaises. Celle-ci renvoie en fin de compte à un intérêt national légitime et bien compris.

Le souci de compter dans une Europe élargie à vingt-sept inspire désormais ouvertement la politique néerlandaise, objet d’une « réorientation » officielle depuis le début des années 2000. En matière européenne, celle-ci a conduit à la défense point par point des intérêts nationaux, de la contribution au budget communautaire au calcul des droits de vote au Conseil européen ou à la représentation au Parlement européen, tous sujets pour lesquels, des négociations de Nice à celles de Lisbonne, La Haye a obtenu gain de cause.

Cette approche pragmatique s’est vue confortée par de nombreuses coopérations sectorielles renforcées en matière de police, de justice ou de défense. Elle exclut désormais clairement toute ambition politique fédérale. Le combat – là encore victorieux – de la diplomatie néerlandaise pour retirer du traité de Lisbonne les éléments de la symbolique européenne (drapeau, hymne) est la meilleure illustration de cette nouvelle orientation.

Mais celle-ci traduit également les limites de l’engagement néerlandais en Europe, avant tout motivé par des considérations pratiques et dépourvu de considération affective, avec la disparition progressive de la génération de la Deuxième Guerre mondiale. Pour ce peuple, qui se sent à l’étroit sur un territoire exigu et surpeuplé, l’Europe est d’abord synonyme d’opportunités de déplacement dans un espace élargi. Elle n’est plus, pour la plupart des Néerlandais d’aujourd’hui, au demeurant bien moins familiers que ne l’étaient leurs aînés avec la culture de leurs voisins, une « communauté d’imaginaire ». Sont-ils les seuls dans ce cas ?

III Partie

Qui veille sur les digues ? Gouvernance de crise et crise de gouvernance

1

Balkenende ou la « rétropolitique »

Notes

33.

Le prochain scrutin parlementaire, initialement prévu au printemps 2011, se déroulera le 9 juin.

+ -

34.

Les Néerlandais affichent l’un des niveaux de confiance dans leurs institutions nationales les plus élevés de toute l’Union européenne.

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35.

La question des normes et des valeurs était considérée en 2008 comme le problème le plus important du pays par l’opinion (source : SNN).

+ -

36.

Il faut rajouter à ces trois figures celle de Piet Hein Donner, personnalité centrale du CDA et ministre en charge des portefeuilles de la Justice et des Affaires sociales depuis 2002, issu lui aussi du milieu protes- tant orthodoxe et ancien étudiant de la VUA.

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37.

De la Frise, au nord-ouest du pays, à la Zélande, au sud-ouest, se trouvent de fortes communautés protes- tantes orthodoxes.

+ -

38.

Soutenue en 1992 et intitulée très significativement, Overheidsregelgeving en maatschappelijke organisaties (Réglementation étatique et organisations sociales).

+ -

39.

Contre les ambitions de « l’Etat-Léviathan », incarné par la Révolution française, Kuyper, théoricien avant l’heure du verzuiling, défendait dans tous les domaines de la vie collective, le principe de la souveraineté des groupes sociaux – et d’abord des groupes religieux – « dans leur propre cercle » (soevereiniteit in eigen kring).

+ -

40.

Contre les ambitions de « l’Etat-Léviathan », incarné par la Révolution française, Kuyper, théoricien avant l’heure du verzuiling, défendait dans tous les domaines de la vie collective, le principe de la souveraineté des groupes sociaux – et d’abord des groupes religieux – « dans leur propre cercle » (soevereiniteit in eigen kring).

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41.

Entretien avec l’auteur.

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Dans la société néerlandaise traditionnelle, un personnage essentiel, le comte des digues (dijkgraaf), était chargé de diriger la lutte contre  les eaux et en particulier de surveiller les digues. Il présidait ainsi aux destinées des communautés locales, rassemblées dans les waterschappen, « organismes de l’eau », où s’est en partie forgé le modèle si particulier de la gouvernance néerlandaise. Pour filer notre métaphore, qu’en est-il des successeurs de ces responsables des digues, les gouvernants actuels ? La réponse à cette question est d’autant plus importante que la grave crise de la coalition au pouvoir depuis février 2007 a conduit à l’organisation d’élections législatives anticipées33. Par ailleurs, la mise en cause de la gouvernance du pays constituait un point essentiel du discours de Pim Fortuyn, et, à vrai dire, recouvrait un grand nombre d’enjeux. Dénoncées comme coupées du peuple, les élites nationales, aussi bien politiques qu’économiques, administratives ou intellectuelles, étaient la cible constante de ses attaques ; relations « incestueuses » irresponsabilité, inefficacité, abandon des véritables intérêts nationaux étaient des thèmes chers au leader populiste disparu.

De fait, l’on reconnaîtra là l’un des éléments centraux du populisme, qui ne constitue pas une spécificité néerlandaise et que l’on retrouve dans de nombreux pays européens, à l’Est comme à l’Ouest. Mais, là encore, l’enjeu doit être apprécié par rapport au contexte national. À  la différence des modèles de confrontation qui caractérisent nombre de leurs voisins, les Pays-Bas donnent – et se donnent – l’image d’une démocratie marquée par une forte confiance dans ses élites34.

Dans ce contexte, comment juger le leadership de Jan Peter Balkenende qui est parvenu à se maintenir avec son parti à la tête du pays depuis 2002, fût-ce à travers des coalitions différentes ? À coup sûr, le discours cher au Premier ministre sur « les normes et les valeurs » (normen en warden), dont le respect par tous est la condition du vivre- ensemble, a fait mouche auprès d’un électorat désorienté35. Au cours des dernières années, la direction du pays par trois hommes (le Premier ministre Jan Peter Balkenende, le travailliste Wouter Bos et le leader de l’Union chrétienne, André Rouvoet) ayant reçu une éducation protestante stricte (gereformeerd), tous trois anciens étudiants de l’ université libre d’Amsterdam (VUA)36, et la présence de  deux  partis  chrétiens (le CDA et la petite formation ChristenUnie (CU), Union chrétienne) dans le gouvernement démissionnaire, pourraient même faire croire à un repli du pays sur ses « fondamentaux » culturels et historiques. Le Premier ministre n’a-t-il pas proclamé que les Pays-Bas demeuraient « une nation chrétienne » ?

C’est là sans doute le rêve d’un homme dont le parcours est des plus parlants. Né en Zélande, bastion calviniste qui constitue le maillon méridional de la Bible Belt néerlandaise,37 J. P. Balkenende a fait toute sa carrière dans l’appareil du CDA, comme membre du bureau scientifique. Car, même s’il n’est guère perçu comme tel par l’intelligentsia du pays, volontiers méprisante à son égard, l’homme est un idéologue. Il plaide, depuis  sa  thèse  de  doctorat38, pour  une  redéfinition  du  partage  des  rôles entre l’État et la société civile, à laquelle il revient selon lui d’encadrer les individus au sein des groupes intermédiaires (famille, Églises, associations, syndicats…) : en somme, un double programme de « désétatisation » et de moralisation de la société, qui renvoie à la proposition centrale d’un des fondateurs des Pays-Bas contemporains dans le dernier quart du xixe siècle, Abraham Kuyper, dont J. P. Balkenende revendique l’héritage. Kuyper fut le fondateur de l’Anti-Revolutionaire Partij (ARP, Parti anti- révolutionnaire  – le premier parti politique fondé aux Pays-Bas, sur une base nationale, devenu l’une des composantes de l’actuel CDA) et de l’uni- versité libre d’Amsterdam39. Après les « excès » de la société de tolérance, imputés par une partie de l’opinion à la « coalition violette »40 des années 1994-2002, après la période agitée qui a suivi, il est bien possible qu’une partie des Néerlandais – surtout l’électorat âgé – soit prise d’une nostalgie des années 1950, qui marquèrent l’apogée du verzuiling. Dans l’imaginaire collectif, la population, animée par un profond civisme (ou conformisme ?) coulait alors des jours paisibles guidée de façon paternelle par des « grandes coalitions » chrétiennes-travaillistes et des leaders modestes, austères et consciencieux. Avec son allure de garçon sage et d’élève modèle qui lui a valu le surnom de Harry Potter,  J. P.  Balkenende,  par  ses  « défauts » mêmes, comme l’absence de tout don oratoire, rappelle indiscutablement les discrets et si rassurants politiciens d’autrefois. Au demeurant, bon père et  bon mari, il ressemble davantage à Monsieur Tout-le-monde que Pim Fortuyn, gay  flamboyant, amateur de Bentleys et amoureux de l’Italie, tout en empruntant à celui-ci nombre de thèmes porteurs : retour aux « valeurs », identité et fierté nationales. Cette représentativité indiscutable, malgré les sarcasmes dont il est l’objet, a été le plus sûr ressort de sa popularité et de ses victoires électorales successives. Reste à voir si, au-delà de la crise politique actuelle, cette forme de « rétropolitique des petits hommes en noir » selon la formule du journaliste Yoeri Albrecht41 est à la hauteur des enjeux principaux du pays et si elle est véritablement souhaitée par la majorité des électeurs, notamment les plus jeunes.

Ainsi, le débat sur « les normes et les valeurs » chères au Premier ministre a montré qu’une restauration morale n’était pas vraiment à l’ordre du jour, et ce, pour une raison simple : personne ne s’accorde sur  le contenu concret de ces principes. Lasse des incivilités en tout genre, la population n’en reste pas moins fondamentalement individualiste et ne reconnaît plus à aucun corps social, et encore moins politique, l’autorité requise pour édicter les règles du vivre-ensemble. Le Wettenschappeke Raad voor het Regeringbeleid (WRR, Conseil scientifique pour la politique  gouvernementale), consulté par le gouvernement en 2003 sur la question des normes et des valeurs, a d’ailleurs renvoyé le Premier ministre à ses propres convictions en concluant que c’était à la société, et non à l’État, de relever ce défi…

2

Persistance de la tentation populiste et crise de la coalition au pouvoir

Notes

42.

Elle a fondé son propre parti au nom évocateur Trots op Nederland (Fiers des Pays-Bas), crédité de deux sièges au Parlement par les sondages de début 2010.

+ -

43.

Cette décision est elle-même source de polarisation de l’opinion, les Néerlandais la condamnant à 50%, alors que 43% y sont favorables.

+ -

44.

L’analyse devrait être approfondie et surtout étendue à d’autres pays pour permettre d’en tirer des conclusions sûres, mais on peut faire l’hypothèse que les réponses néerlandaises à l’Eurobaromètre pourraient bien être affectées par un « effet d’image », à savoir l’affichage, à l’égard du monde extérieur, d’une satisfaction collective et d’une ouverture supérieures à celles exprimées dans les enquêtes strictement Les sentiments vis-à vis des immigrés et de l’Union européenne apparaissent bien plus réservés dans ces dernières, même s’il faut faire la part des différences de formulation des questions et de choix offerts aux répondants.

+ -

45.

Ainsi, la peine maximale prévue par le Code pénal est passée en 2003 à trente ans d’incarcération et le nombre de détenus a augmenté d’un tiers entre 1999 et 2004.

+ -

46.

La tentative d’attentat d’un désespéré contre la famille royale lors de la fête de la Reine en avril 2009 a profondément ému l’opinion publique néerlandaise.

+ -

47.

Les Pays-Bas n’ont participé à aucun conflit européen entre 1815 et 1940.

+ -

48.

Insuffisance de la base juridique de la guerre d’Irak, mauvaise information de la Chambre, leadership défaillant du Premier ministre, telles ont été les principaux points relevés par la Commission Davids, conclusions un peu inattendues, la Commission ayant été nommée par le gouvernement lui-même…

+ -

49.

Selon la formule de Paul Schnabel, directeur du Sociaal en Culturel Planbureau.

+ -

Force est en tout cas de constater la permanence d’un puissant courant populiste, qui a bel et bien survécu à Pim Fortuyn. Certes, ses successeurs directs se sont rapidement déchirés au sein du véritable « club de suicide politique » selon le terme du journaliste Hendrik Jan Schoo, qu’était devenu son parti, la Lijst Pim Fortuyn (LPF, Liste Pim Fortuyn). Mais le flambeau a été repris par d’autres, y compris au sein des partis établis, comme la libérale Rita Verdonk, dont les prises de position sans concession en matière d’intégration ont fini par provoquer sa rupture avec le VVD42.

Mais c’est autour de Geert Wilders, lui aussi ancien membre du VVD, que se cristallisent aujourd’hui le débat et les passions. Discret sur son origine indo-néerlandaise, l’homme met l’accent sur son enracinement dans le très catholique Limbourg, qui est l’un de ses bastions électoraux. Sa formation, le Partij voor de Vrijheid (PVV, Parti pour la liberté),  a été l’un des vainqueurs des élections européennes de 2009 (arrivant en deuxième position avec 17% des voix) et est en forte progression dans tous les sondages. En cas d’élections législatives, il distancierait le parti travailliste et se rapprocherait des chrétiens-démocrates. Dans certaines enquêtes, il est même donné comme le futur premier parti du pays.

Bref, la situation actuelle ressemble étrangement au scénario de 2002. Tout comme les thèses de G. Wilders, qui empruntent beaucoup à celles de P. Fortuyn, avec une concentration marquée sur les thèmes de la gouvernance et de l’islam; tout comme son style, où l’invective constitue la principale figure de rhétorique, même s’il manque à Wilders le charisme et l’humour de son prédécesseur ; tout comme le phénomène de polarisation que suscitent ses idées et sa personnalité ; et tout comme en 2002, la tentation de chercher dans ce nouveau trublion un bouc émissaire du malaise ambiant. Récemment qualifié d’homme « d’extrême droite » par un groupe d’experts chargé de réfléchir sur la « radicalisation » en cours, régulièrement invectivé dans l’enceinte du Parlement, Geert Wilders connaît aujourd’hui le sort de tous ceux « par qui le scandale arrive », de Fortuyn à Ramadan en passant par Van Gogh, Hirsi Ali et Rita Verdonk : une mise à l’écart du débat public. En l’occurrence, la Cour d’appel d’Amsterdam a décidé que Geert Wilders qui fait l’objet d’une plainte déposée par diverses organisations et soutenue par le Ministère public, pour discrimination et incitation à la haine, sera bel et bien jugé l’été prochain43. Tous ces efforts pour « faire taire Wilders » – lequel endosse sans déplaisir l’habit de la victime –  pourraient bien, si l’on en croit ces précédents, ne pas régler le problème d’un mécontentement sous-jacent, diffus, mais tenace, que le contexte de crise, si celle-ci s’avère durable, ne peut qu’aggraver.

Les  enquêtes  d’opinion  nationales  dévoilent  en  effet  un  panorama moins rose que celui dressé par les réponses à l’Eurobaromètre, quelles que soient, nous l’avons vu, les ambiguïtés de ces dernières. Les Néerlandais y sont moins unanimes pour proclamer leur bonheur personnel (82%, contre 96%) et se montrent plus inquiets pour l’avenir, en particulier pour celui de leur pays. Ainsi dans l’Eurobaromètre standard (réalisé au printemps 2009), 36% d’entre eux estimaient que les Pays-Bas allaient dans la mauvaise direction ; au même moment, dans l’enquête trimestrielle sur les « perspectives citoyennes » (COB), la proportion s’élevait à 64%44. Depuis plusieurs années, le mécontentement reste fort en matière de santé ; il en va de même pour l’insécurité, malgré le durcissement sensible des dispositions pénales et de la politique de répression45, et, nous l’avons vu, l’éducation est devenu un souci prioritaire.

Il se pourrait bien que, derrière la crise gouvernementale actuelle, les ingrédients d’une véritable crise de gouvernance, si décisive lors des chocs de 2002, soient à nouveau réunis : sentiment que la coalition au pouvoir est en fin de course après avoir réalisé la totalité de son  programme initial (au demeurant modeste) ; retour des « affaires », comme la récente faillite de la banque DSB, proche des cercles dirigeants ; mauvaise gestion de dossiers très sensibles, comme l’approfondissement de l’Escaut occidental pour lequel, provoquant la fureur des Flamands, le gouvernement néerlandais, Premier ministre en tête, a fait preuve de mauvaise volonté ; retards cumulés et coûts croissants des grands projets d’infrastructure de transports, de la LGV Amsterdam-Bruxelles à la nouvelle gare d’Utrecht  en passant par la ligne nord-sud du métro d’Amsterdam, dont le chantier défigure depuis dix ans le centre historique de la capitale néerlandaise.

La famille royale elle-même n’est pas épargnée par le malaise de l’époque. L’augmentation du budget de la monarchie et les montages fiscaux avantageux dont bénéficient certains membres de la famille royale ont choqué une opinion confrontée aux difficultés de la crise et ravivé les critiques des partisans d’une « monarchie représentative ». Toutefois, l’immense majorité des Néerlandais (86%) restent attachés aux Orange-Nassau, au moment où, officieusement, on parle de la possibilité que Guillaume-Alexandre succède (prochainement) à sa mère la reine Beatrix46.

L’analogie avec la situation de  2002  va  encore  plus  loin. La  rupture de la coalition a eu lieu sur un sujet de politique internationale comme il   y a huit ans, lorsque le gouvernement Kok avait dû démissionner après  les conclusions de la commission d’enquête sur le drame de Srebrenica. Cette fois, c’est l’engagement néerlandais en Afghanistan dans la province d’Uruzgan qui a été le déclencheur. Le PvdA, après bien des atermoiements et dans des circonstances qui, à ce jour (début mars 2010) demeurent encore confuses, a refusé la prolongation – officiellement sollicitée par l’OTAN – de la mission des militaires  néerlandais  en  Afghanistan  au-  delà de l’été 2010. Dans un pays où l’engagement militaire extérieur n’a jamais été populaire et où la tentation neutraliste elle-même constitue un des traits de l’habitus national47, le cas afghan a été à l’évidence « conta- miné » par le souvenir douloureux de Srebrenica et,  plus  directement, par les conclusions de l’enquête sur l’engagement militaire néerlandais   en Irak dans le sillage des États-Unis en 2003. Ces conclusions, sévères pour le Premier ministre48 et rendues publiques en janvier 2010, avaient déjà sérieusement éprouvé la solidarité gouvernementale.

Le choix du PvdA de quitter la coalition sur le dossier afghan s’explique sans doute par la grande impopularité de l’engagement militaire néerlandais ; mais, au-delà, les Travaillistes avaient-ils intérêt à faire perdurer une coalition de plus en plus impopulaire auprès de  leur  base,  alors même que de drastiques mesures d’économie budgétaires étaient à l’étude et devaient être présentées dans le budget de 2011, année initialement prévue pour les élections générales ? Le leader du PvdA, Wouter Bos, ministre des Finances en titre, se serait donc trouvé particulièrement exposé dans les mois à venir.

De son côté, et à l’heure du bilan, J. P. Balkenende peut certes présenter une œuvre consistante. Mais les réformes ont aussi eu un coût politique. Pour apprécier celui-ci, il est nécessaire de prendre en compte l’existence d’un puissant courant populiste de gauche, souvent méconnu ou minimisé par les commentateurs. Il est incarné aux Pays-Bas par le Socialistische Partij (SP, Parti socialiste), qui joue sur la défense des acquis sociaux, en particulier sur le thème actuellement ultra-sensible des retraites. La conjonction des deux populismes, de gauche et de droite, dans une sorte de « conservatisme moderne »49 est une menace qui n’a rien de théorique, comme le montre le précédent du référendum européen de 2005, même si, confronté à une crise de leadership, le SP marque actuellement le pas.

Au vu des provocations successives de Geert Wilders, qui ne pro- pose rien moins que l’interdiction du Coran ou un impôt sur le voile islamique, voire sa proscription dans la plupart des lieux publics, on comprend que le climat actuel aux Pays-Bas, confrontés en outre aux difficiles arbitrages de la crise, ne soit pas des plus sereins. Le Premier ministre a déploré lui-même en des termes forts, lors du dernier congrès de son parti, un climat « plus hargneux, plus crispé et plus polarisé […] où la caricature donne le ton […], où l’on passe d’un extrême à l’autre, où des groupes entiers de la population sont ridiculisés, où tout est poli- tisé et plus rien ne semble bon ». Bref, selon lui, « l’année promet [tait] d’être agitée ». Il ne croyait pas si bien dire…

3

Mise en perspective historique

Notes

50.

Source : SSN.

+ -

51.

Son livre, The Netherlands, publié en 2008 chez Routledge constitue, malgré une présentation chronologique un peu confuse, la meilleure synthèse disponible en anglais sur les évolutions de la société néerlandaise des cinquante dernières années.

+ -

52.

Dans son livre De Nederlandse Revolutie paru en 2005.

+ -

La crise actuelle ne signifie pas pour autant que les Pays-Bas soient au bord d’une révolution ou d’une contre-révolution. Certes, les esprits ont depuis vingt ans sensiblement évolué. Comme dans beaucoup de pays d’Europe, les valeurs traditionnelles de la droite (ordre, responsabilité, morale) sont revenues en force. La population « prudemment progressiste » décrite par le Sociaal en Cultureel Planbureau à la fin des années 1980 pourrait bien être devenue, en vieillissant, « prudemment conservatrice ». Mais tout est dans le prudemment qui caractérise une société viscéralement attachée à la « concertation » (overleg), et réticente aux solutions radicales. Quant au conservatisme, ne concerne-t-il pas tout aussi bien la défense des grands acquis sociaux ? Les cinq priorités politiques constantes des Néerlandais depuis 1998 sont des plus parlantes : maintien à niveau de la protection sociale, stabilité économique, garantie de la liberté d’expression, lutte contre le crime, et maintien de l’ordre50.

Tous ces éléments semblent conforter le discours dominant parmi les observateurs d’une « résilience » du modèle néerlandais dans tous les domaines : correction mais  pas  renoncement  à  l’État  providence  dans le cadre d’une mondialisation régulée ; contrôle de l’immigration et exigence d’intégration mais sans xénophobie ni repli identitaire ; inter- rogations sur l’Europe, certes, mais dans un esprit  pragmatique  et ouvert. En somme, une forme de « nationalisme cosmopolite » (Frank Lechner)51, qui se situe finalement dans la meilleure tradition d’Erasme et de Grotius. Une conclusion qui, nous l’avons vu, ne manque pas d’arguments solides, mais qui pourrait aussi bien relever d’un wishful thinking, très répandu dans les cercles dirigeants du pays, rêvant à voix haute d’une fermeture de la regrettable « parenthèse » des années 2000. Cette interprétation, à laquelle les péripéties politiques du moment opposent le démenti des faits, ne rend pas compte de la persistance de la tentation populiste et de la polarisation de l’opinion qui semble s’être installée.

De sorte qu’un autre schéma d’intelligibilité de la période  actuelle  dans la longue durée se fait jour, même s’il ne rallie qu’une minorité d’observateurs. Il consiste à prendre en compte les nombreux précédents de polarisation dans l’histoire néerlandaise. La radicalité du débat public  a caractérisé d’autres périodes, y compris le siècle d’or partagé entre « parti des États » et « parti des Orange », la fin du xviiie siècle avec la révolution des Patriotes, ou encore la fin du xixe siècle, avec la grande lutte entre libéraux et  confessionnels, sans oublier les années 1960 qui ont mis à bas le système du verzuiling. Cette polarisation pourrait bien constituer, selon l’analyse de l’historien Joost Roosendaal52, un  fil conducteur de l’histoire nationale méconnu, voire censuré par les exigences d’une mémoire unitaire.

Les  Pays-Bas  n’en  sont  d’ailleurs  pas  à  leur  première  remise  en  cause de l’élite dirigeante au nom du « vrai peuple », depuis la révolte de 1672 contre les frères De Witt, symboles de l’oligarchie bourgeoise du siècle d’or (les « Régents »), jusqu’aux attaques contre les « nouveaux régents » dans les années 1960 – reprises par Pim Fortuyn trente ans plus tard – en passant par les invectives d’Abraham Kuyper, le défenseur des « petites gens » (kleine luyden) contre les élites « libéralistes » (sic), à la fin du xixe  siècle. À y bien regarder, l’interrogation identitaire sur la nature profonde du pacte social néerlandais elle-même s’est manifestée à toutes ces époques.

Nous aurions alors affaire aujourd’hui à l’une de ces périodes de transition majeure traversées par la société néerlandaise à intervalles réguliers depuis au moins deux siècles. Le moment historique actuel serait, dans cette perspective, d’autant plus incertain et agité que les nouveaux défis  se sont multipliés à un rythme accéléré depuis une quarantaine d’années. Une fois de plus, les solutions antérieures paraissent inadaptées et font l’objet de contestations radicales. Par un retournement historique spectaculaire, mais qui est finalement dans l’ordre des choses, c’est l’apport   de la génération rebelle des années 1960-1970 et le « politiquement correct » qu’elle a imposé qui sont à leur tour remis en cause.

Cette perspective invite, en tout cas, à rompre avec le cliché d’une société de consensus, la société néerlandaise est bien plus, et ce depuis l’origine du pays, une société de compromis entre des aspirations et des groupes de pensée antagonistes.

IV Partie

La fin de l’exception néerlandaise ?

Notes

53.

Le symbole de cette normalisation pourrait être le changement actuel de politique en matière de drogues, marqué par la fermeture administrative de nombreux coffeeshops et la traque renforcée des réseaux de traficants.

+ -

54.

Pourtant la résolution de ce problème et, plus généralement, la voie d’une intégration réussie, ne paraissent pas hors de portée. Il existe en effet une convergence d’opinion forte sur ce sujet entre « allochtones » et « autochtones » : une forte minorité – y compris parmi les « allochtones » – estiment que la plupart des « nouveaux Néerlandais ne font pas assez pour s’intégrer aux Pays-Bas ». La quasi-totalité des habitants estiment que l’apprentissage du néerlandais est indispensable ; l’immense majorité – y compris chez les autochtones – n’en estime pas moins que les allochtones ne doivent pas pour autant renoncer à leur propre culture (source : SNN).

+ -

À moins que, plus simplement, l’on assiste à une forme de normalisation de l’« exception néerlandaise »53 ? L’ensemble des défis auxquels sont confrontés les Pays-Bas ne sont-ils pas proches de ceux que connaissent les pays voisins ? La société néerlandaise n’est-elle pas, comme les autres sociétés occidentales, traversée par les grands courants de la postmodernité ? Les réactions à ces mutations présentent bien des similitudes avec d’autres cas européens, du débat sur l’État providence à celui sur l’islam en passant par l’essor du populisme, les doutes sur la construction européenne ou l’inquiétude identitaire. Le tout dans une agitation et une confusion qui marquent, ici comme ailleurs, le passage de la démocratie représentative à la démocratie d’opinion.

La question finale est donc de savoir si l’habitus national – la volonté et la capacité de conclure des compromis – existe encore et permettra de trouver plus rapidement que dans d’autres pays des réponses originales   à toutes ces questions. Cette interrogation est au cœur de la conclusion   de la dernière grande enquête réalisée par le Sociaal en Culturel Plan Bureau sur l’Etat social des  Pays-Bas.  De  fait,  si  comme  nous  l’avons vu, de nombreuses réponses donnent l’impression d’une société heureuse, solidaire et confiante, d’autres montrent le trouble d’une partie importante de l’opinion : 47% des Néerlandais expriment ainsi leur insatisfaction politique. Surtout – et là encore le fait plaide en faveur d’un affaiblissement de l’exception néerlandaise –, une sorte de « noyau dur » du mécontentement se manifeste à travers de multiples formes de rejet de la politique et de désengagement social, dans un pays traditionnellement très « civique ».

Dès lors, quelle force l’emportera ? La tradition conciliante du polder-model ou la tentation populiste ? Tel pourrait bien être l’enjeu des prochaines élections générales. Deux scénarios semblent en effet se profiler à la lecture des derniers sondages qui dessinent un paysage politique composé de cinq forces CDA, PVV, PvdA, VVD et D66. A partir de là, trois types de coalitions semblent pouvoir émerger : une coalition de droite à forte composante populiste rassemblant le VVD, le CDA et le PVV; le retour à une coalition de centre-droit (CDA, VVD et D66) ou encore la renaissance de la « coalition violette » de la période antérieure : VVD, PvdA et D66. La réapparition de cette dernière hypothèse, à la suite de la remontée récente du VVD et de D66, n’est-elle pas en dernière instance la raison ultime de la rupture de la coalition par le PvdA, qui dispose désormais d’une solution politique alternative à la « grande coalition » avec le CDA ?

S’il en était besoin, les résultats des élections municipales du 3 mars dernier montrent bien la confusion politique actuelle : record d’abstention (44%), essor du VVD et de D66, recul du PvdA et défaite du  CDA et du SP, qui a conduit à la démission de la leader de cette dernière formation, Agnes Kant. Les jeux sont plus que jamais ouverts pour les élections générales du 9 juin prochain.

Dans tous les cas, la définition d’une série de « nouveaux compromis » paraît être l’enjeu fondamental des années à venir. Compromis entre intégration et diversité culturelle ; entre initiative économique et solidarité sociale ; entre liberté individuelle et impératifs du vivre-ensemble ; entre prérogatives nationales et construction européenne ; entre démocratie représentative et démocratie directe ; entre générations enfin, pour le partage équitable des revenus et des charges dans un contexte de vieillissement de la population.

Le panorama des Pays-Bas en ce début d’année 2010 semble indiquer que les Néerlandais ont commencé à passer certains de ces compromis, mais sans les consacrer en termes politiques – d’où le malaise durable de la gouvernance – et que la question de l’intégration de l’islam dans la société néerlandaise demeure brûlante, non pas tant en raison des racines judéo-chrétiennes de celle-ci qu’à cause de son caractère désormais résolument séculier et individualiste54.

Graphique 1 : évolution du PIB néerlandais (en %).

Source :

source : Direction générale du Trésor et de la politique économique.

Graphique 2 : évolution du taux de chômage aux Pays-Bas (en %).

Source :

source : Direction générale du Trésor et de la politique économique.

Graphique 3 : évolution du taux d’inflation aux Pays-Bas (en %).

Source :

source : Direction générale du Trésor et de la politique économique.

Graphique 4 : évolution de la consommation des ménages aux Pays-Bas (en %).

Source :

source : Direction générale du Trésor et de la politique économique.

Graphique 5 : évolution des investissements aux Pays-Bas (en %).

Source :

source : Direction générale du Trésor et de la politique économique.

Carte 1 : pourcentage de la population née hors des Pays-Bas en 1900.

Source :

source : De Bosatlas van Nederland, septembre 2007.

Carte 2 : pourcentage de la population née hors des Pays-Bas en 2006.

Source :

source : De Bosatlas van Nederland, septembre 2007.

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