Le Front national en campagnes. Les agriculteurs et le vote FN.
Introduction
Le vote des « mondes agricoles »
La percée récente du Front National dans le monde agricole
Des agriculteurs tentés par le vote protestataire
* * *
Résumé
Le vote des agriculteurs lors de l’élection présidentielle de 2017 devrait être scruté de près car on observe depuis le début des années 2000 une montée notable de la popularité des idées du Front national au sein du monde agricole. En 2017, Marine Le Pen pourrait donc y effectuer une nouvelle percée spectaculaire. Or le vote des agriculteurs continue à compter. Même si leur part dans la population active (1,9%), et a fortiori dans la population française totale (1%), est devenue aujourd’hui très marginale, ce que l’on appelle l’« électorat agricole » n’en représente pas moins quelque 8% du corps électoral français. Ce vote continue également de pencher vers la droite, en particulier vers les partis gaullistes et néogaullistes, et désormais de plus en plus souvent vers l’extrême droite.
Pourtant, jusqu’au début des années 2000, les agriculteurs figuraient parmi les catégories les moins sensibles au discours du Front national. Lors des élections présidentielles de 1988 et de 1995, Jean-Marie Le Pen n’a ainsi recueilli que 10% des suffrages des agriculteurs, soit un score bien plus faible que sa moyenne nationale.
Le tournant s’est opéré le 21 avril 2002, lorsque les agriculteurs ont apporté un soutien significatif à Jean-Marie Le Pen (22%) relativement à l’ensemble de la population française (16,9%). Malgré des scores plutôt en dents de scie par la suite, Marine Le Pen a presque reproduit la performance de son père en 2012 en obtenant 21% des votes des agriculteurs lors de la présidentielle (17,9% au total).
Différents facteurs semblent expliquer ce phénomène : une déception des agriculteurs vis-à-vis des politiques, l’impression d’être victimes d’une mutation économique liée à la mondialisation, un sentiment de déclassement social, la perception d’une montée del’insécurité physique, la progression d’un euroscepticisme et une profonde crise identitaire traversée par la profession. L’une des grandesinconnues concernant le scrutin de 2017 sera donc l’impact électoral de la crise particulièrement prononcée vécue par plusieurs secteurs agricoles en 2015-2016. Les agriculteurs pourraient en profiter pour exprimer leur mécontentement et donner un bon « coup de pied dans la fourmilière ».
Eddy Fougier,
Politologue, consultant indépendant, chargé d’enseignement à Sciences Po Aix-en-Provence et à l’Audencia Business School.
Jérôme Fourquet,
Directeur du département Opinion et Stratégies d’entreprise de l’Ifop.
Départementales de mars 2015 (1) : le contexte
Départementales de mars 2015 (2) : le premier tour
Départementales de mars 2015 (3) : le second tour
Régionales 2015 (1) : vote FN et attentats
Régionales 2015 (2) : les partis, contestés mais pas concurrencés
Européenne 2014 (2) : poussée du FN, recul de l'UMP et vote breton
Européenne 2014 (1) : la gauche en miettes
Introduction
Marine Le Pen, discours de clôture du meeting du Front national, Metz, 11 septembre 2011.
« Ne paniquez pas Beulin ! Réponse à la lettre ouverte du patron de la FNSEA », 14 mai 2014.
Dans un entretien accordé à La Marseillaise le 2 mars 2016, en réponse à une question sur l’évolution la plus récente du vote Front national des agriculteurs, la spécialiste du Front national Nonna Mayer affirmait ainsi : « Pour être franche, je n’ai pas suffisamment de chiffres dans mes sondages concernant les agriculteurs [pour pouvoir y répondre] ».
« Agriculteurs, ouvriers, chômeurs, jeunes, artisans, commerçants, employés, fonctionnaires, retraités, habitants des campagnes françaises : vous êtes ces oubliés, vous êtes cette majorité invisible. Cette majorité des oubliés, broyée par un système financier devenu fou, un système financier devenu l’horizon indépassable de la caste au pouvoir. Votre sort les intéresse infiniment moins que celui desmarchés financiers. Pour eux, face à leur dieu le triple A, vous êtes des triples rien2. » Cette citation de Marine Le Pen tend à montrer que le monde rural et les agriculteurs figurent désormais parmi les catégories ciblées électoralement par le Front national.
En effet, il semble communément admis, tant par ceux qui s’en réjouissent que par ceux qui le redoutent, que l’on assiste à une montée significative du vote Front national chez les agriculteurs ces dernières années. Les frontistes le revendiquent. Un élu du Front nationalexpliquait ainsi en 2015 que « depuis 2011, on sent une progression importante du vote FN chez les agriculteurs, alors qu’avant c’était un électorat totalement UMP ». Les médias et certains universitaires se sont saisis du sujet, alors que le monde agricole et le monde politique s’émeuvent de cette progression. Cela a notamment été le cas avant les élections européennes de 2014 et les élections départementales de 2015. Le 14 mai 2014, Xavier Beulin, président de la Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles (FNSEA), le syndicat agricole majoritaire, a ainsi publié une lettre ouverte intitulée « Des hommes d’Europe, l’Europe des hommes » afin de dissuader les agriculteurs de voter en faveur du Front national. Ce dernier a immédiatement réagi par un communiqué de presse dans lequel il dénonce la position de Xavier Beulin : « Affolé par la progression toujours plus impressionnante de nos idées dans le monde agricole et rural, Xavier Beulin, président de la FNSEA […], entonne le refrain des eurofanatiques cher à l’UMPS3 ». Un certain nombre d’hommes politiques ont également exprimé leurs préoccupations face à la séduction croissante que produisent les idées de Marine Le Pen sur les agriculteurs, à l’image du premier ministre Manuel Valls et d’Alain Juppé lors de leur visite respective au Salon de l’agriculture en février 2015. Pour le premier, « voter Front national, c’est détruire le modèle européen qui a aussi soutenu l’agriculture française », tandis que le second déclarait : « Ne croyez pas au miroir aux alouettes que le Front national est en train de brandir dans le monde rural. »
Il convient néanmoins d’interpréter avec prudence cette montée du vote Front national chez les agriculteurs, notamment depuis l’arrivée de Marine Le Pen à la tête du parti en 2011. Ce vote présente souvent, en effet, l’aspect d’une boîte noire. À l’exception des élections présidentielles, on ne dispose que d’une très faible quantité de données relatives au vote des agriculteurs, compte tenu de la diminution de leurs effectifs. À notre connaissance, il n’existe aucun résultat de type « jour du vote » concernant les agriculteurs pour les élections européennes de 2014 ni pour les élections départementales et régionales de 2015 4. Seuls les résultats du premier tour des élections présidentielles sont fournis de manière systématique. Bien qu’il s’agisse, à l’évidence, du principal rendez-vous électoral en France, le scrutin présidentiel comporte néanmoins certains biais. Avec les élections européennes, le premier tour de l’élection présidentielle s’avère en effet le plus favorable au Front national puisqu’il permet aux électeurs, donc potentiellement aux agriculteurs, d’exprimer un mécontentement qui n’agit pas directement sur la désignation de l’élu, a contrario du second tour de l’élection présidentielle ou des élections législatives. Enfin, si la montée du vote du monde rural en faveur du parti d’extrême droite est bien réelle, on ne saurait assimiler le vote rural au seul vote des agriculteurs. Nous y reviendrons.
Cette étude vise par conséquent à faire le point sur les rapports que les agriculteurs entretiennent avec le Front national en tenant compte de ces différents aspects. Dans une première partie, nous replacerons ce phénomène dans un contexte plus large en étudiant les caractéristiques du vote des « mondes agricoles ». Dans une deuxième partie, nous analyserons les résultats récents du Front national auprès des agriculteurs avant de tenter d’avancer, dans une troisième partie, différentes explications sur les raisons de cette tentation du vote protestataire de la part d’une catégorie socioprofessionnelle encore prégnante politiquement en France, en dépit de son caractère de plus en plus minoritaire.
Le vote des « mondes agricoles »
Bertrand Hervieu et François Purseigle, Sociologie des mondes agricoles, Armand Colin, 2013.
Ibid.
Insee, Tableaux de l’économie française, édition 2016.
Joël Gombin et Pierre Mayance, «Contextualiser le « “vote agricole ».”. Une analyse écologique », Les Cahiers du CEVIPOF,Cevipof, n° 48, avril , p. 189. La population agricole est définie ici comme « la population exerçant ou ayant exercé (retraités) une profession agricole (exploitant ou ouvrier agricole) ».
Les agriculteurs ont une place à part dans l’histoire du pays mais de plus en plus marginale dans la population active et, plus globalement, dans la population française. Bertrand Hervieu et François Purseigle expliquent ainsi qu’ils sont « le seul groupe professionnel à être passé, en un siècle, de la situation de majorité absolue au sein de la population française au statut de simple minorité parmi d’autres5 ». En effet, la moitié de la population active travaillait dans l’agriculture au début du XXe siècle6. En 2014, d’après l’Insee7, les agriculteurs exploitants représentaient seulement 1,9% de la population en emploi et 1,0% de la population totale de 15 ans ou plus (2,5% si l’on y rajoute les anciens agriculteurs exploitants à la retraite).
En raison d’effectifs de plus en plus réduits, les informations concernant les agriculteurs dans les enquêtes d’opinion se font rares. Les sondages dits « jour du vote » ne prennent ainsi pas systématiquement en compte cette catégorie socioprofessionnelle, les agriculteurs étant souvent agrégés avec les autres indépendants (artisans, commerçants et chefs d’entreprise). Dès lors, il est souvent difficile de dégager les tendances relatives au comportement électoral des agriculteurs.
En outre, nous l’avons vu, il convient de ne pas assimiler trop rapidement le vote des zones rurales, ou des communes de petite taille, et le vote des agriculteurs. En effet, les agriculteurs sont de plus en plus minoritaires dans les zones rurales, certaines communes rurales pouvant parfois ne compter aucun agriculteur au sein de leur population. D’après Joël Gombin et Pierre Mayance, « dans les communes classées comme rurales par l’Insee, la population agricole représente en moyenne 16,7% de la population totale8 ». Dès lors, il paraît important d’opérer une distinction entre agriculteurs et monde rural. En effet, selon les calculs de l’Ifop pour l’élection présidentielle de 2012 et les régionales de 2015, les résultats du Front national dans ces communes divergent en fonction de la part des agriculteurs en leur sein. En raisonnant à partir des communes « très » rurales, c’est-à-dire celles comptant moins de 1.000 habitants (soit environ 700 inscrits), et par le calcul des résultats du premier tour de l’élection présidentielle de 2012 en fonction du poids des agriculteurs dans la population communale, on obtient les résultats présentés dans le tableau 1. En tendance, on constate que plus la proportion d’agriculteurs est forte dans une commune, plus les votes en faveur de François Bayrou et Nicolas Sarkozy sont élevés et qu’inversement, moins les votes Hollande et Le Pen sont importants. À cet égard, il convient de noter que Marine Le Pen a réalisé ses meilleurs scores dans les communes rurales ne comptant aucun agriculteur.
Tableau 1 : Vote au premier tour de l’élection présidentielle de 2012 dans les communes de moins de 1.000 habitants (700 inscrits) en fonction du taux d’agriculteurs dans la population commune
Si l’on se livre à la même analyse pour le premier tour des élections régionales de 2015, les tendances sont assez similaires (voir graphique 1). Une nouvelle fois, on constate que plus la proportion d’agriculteurs est forte dans une commune, plus le vote en faveur des listes de la droite et du centre est élevé. On observe en outre une réelle corrélation négative entre la forte présence d’agriculteurs dans la commune et le score du Front National.
Graphique 1 : Scores au premier tour des élections régionales de 2015 dans les communes de moins de 1.000 habitants (700 inscrits) en fonction du taux d’agriculteurs dans la population communale
Source :
« François Hollande face à la fronde paysanne », Ifop Focus, n° 134, janvier 2016, p. 5
C’est dans les communes rurales comptant le plus d’agriculteurs que le parti de Marine Le Pen a réalisé ses moins bons scores. L’électorat agricole, bien que lui aussi travaillé par la tentation frontiste et alors que de nombreuses filières (lait, porc, etc.) étaient entrées en crise profonde, a donc davantage résisté que les autres segments de la population rurale. Si l’on dresse une typologie de l’espace rural en trois catégories, on voit apparaître les rapports de force suivants : (1) dans les communes rurales à forte présence agricole, la droite et le centre continuent de dominer nettement le FN ; (2) les deux forces font à peu près jeu égal dans les communes où laproportion d’agriculteurs oscille entre 3 et 15 % ; (3) en revanche, le Front national surclasse très nettement la droite et le centre dans les communes de l’espace rural où les agriculteurs ont disparu ou presque. C’est aussi, comme le montre le graphique 2, dans ces communes rurales sans paysan que le score du Front national a le plus progressé par rapport à l’élection présidentielle de 2012.
Graphique 2 : Evolution du score national entre 2012 et 2015 dans les communes de moins de 1.000 habitants (700 inscrits) en fonction du taux d’agriculteurs dans la population communale
Les situations des agriculteurs sont extrêmement diverses, que ce soit en fonction du type de culture (élevage, grandes cultures, maraîchage, viticulture, horticulture, etc.) ou d’agriculture (conventionnelle, « raisonnée », biologique), de la taille de l’exploitation (grande, moyenne ou petite), de son statut juridique (exploitations individuelles ou formes sociétaires) ou encore de l’affiliation syndicale (FNSEA, Confédération paysanne…).
Joël Gombin et Pierre Mayance, art. cit.
Bertrand Hervieu et François Purseigle, « Les mondes agricoles : une minorité éclatée, ancrée à droite », Élections Les électorats sociologiques, n° 13, février 2012.
Bertrand Hervieu et François Purseigle, « Les mondes agricoles… », art. cit., p. 1.
Cité par Céline Hussonnois Alaya, in « Salon de l’agriculture : le Front national de plus en plus populaire chez les agriculteurs », 1er mars 2016, bfmtv.com.
Joël Gombin et Pierre Mayance, « Tous conservateurs ? Analyse écologique du vote de la population agricole lors de l’élection présidentielle de 2007 », in Bertrand Hervieu, Nonna Mayer, Pierre Muller,François Purseigle et Jacques Rémy (dir.), Les Mondes agricoles en politique, Les Presses de Sciences Po, 2010.
Bertrand Hervieu et François Purseigle, « Les mondes agricoles… », art. cit., p. 4.
Ibid. , p.3
Les agriculteurs se montrent généralement plus attachés aux valeurs traditionnelles et plus conservateurs que la moyenne de la population française sur denombreux sujets, par exemple sur la valeur travail ou bien sur l’acceptation de l’homosexualité.
Joël Gombin et Pierre Mayance, art cit.,
« Votes Paysans », Ifop Focus, n° 104, février 2014, p. 2.
Les caractéristiques du vote des « mondes agricoles »
Compte tenu de la grande diversité des situations des agriculteurs9, le vote du monde agricole, ou plutôt des « mondes agricoles », si l’on suit les analyses de Joël Gombin et Pierre Mayance10 ou celles de Bertrand Hervieu et François Purseigle11, présente trois grandescaractéristiques.
Premièrement, malgré le caractère de plus en plus minoritaire de la population agricole, le vote des agriculteurs compte toujours et leur poids électoral apparaît non négligeable. En 2012, Bertrand Hervieu et François Purseigle évaluaient ainsi ce qu’ils appellent l’« électorat agricole » à plus de 3 millions d’inscrits, soit environ 8% du corps électoral français12. En outre, cette population se caractérise généralement par une forte participation électorale, à la différence des catégories populaires par exemple. En définitive, comme l’affirme François Purseigle, « si, à lui seul, le vote agricole ne peut faire gagner une élection, il peut néanmoins la faire perdre13 ».
La deuxième caractéristique de ce vote renvoie à l’absence d’unité du monde agricole dans son orientation politique ou dans ses choix électoraux. D’après Joël Gombin et Pierre Mayance, on observe même une « hétérogénéité des comportements électoraux des agriculteurs14 ». Bertrand Hervieu et François Purseigle ont identifié, de ce point de vue, un important clivage géographique : «Les départements où la population agricole vote très à droite ou à droite sont tous concentrés dans le quart nord-est de la France (à l’exception des Bouches- du-Rhône) tandis que les départements dans lesquels la population agricole semble voter majoritairement en faveur de la gauche sont tous au sud d’une ligne La Rochelle-Gap, à l’exception des Côtes-d’Armor et du Finistère. Entre ces deux blocs, se trouve une zone médiane assez incertaine15».
Enfin, le vote agricole se caractérise par un fort ancrage à droite, que Bertrand Hervieu et François Purseigle identifient comme une « tendance lourde16 ». Cette orientation conservatrice d’une majorité d’agriculteurs, que l’on constate également lorsque l’on étudie leurs valeurs17, est liée à plusieurs éléments structurels. En premier lieu, le statut d’indépendant des chefs d’exploitations agricoles les amène le plus souvent à partager les orientations politiques des indépendants. Les enquêtes tendent en effet à montrer que les agriculteurs partagent en majorité le point de vue des autres indépendants sur le rôle de l’État dans l’économie ou sur les questions environnementales. Aussi, on observe une forte appartenance religieuse chez les agriculteurs, à tout le moins plus forte que celle de l’ensemble de la population française. Enfin, les agriculteurs sont davantage propriétaires de leur résidence principale que le reste de la population et sont en moyenne plus âgés. Or le statut, la pratique religieuse, la propriété ou l’âge sont autant d’indicateurs d’un vote à droite. Ce penchant conservateur s’est longtemps traduit sous la Ve République par un soutien souvent massif apporté aux candidats de droite, notamment aux candidats gaullistes ou néogaullistes, ou par la grande popularité de Jacques Chirac. Cette tendance s’est récemment vue confirmée. En 2007, les candidats de droite au sens large (extrême droite inclus) ont obtenu 69% des voix agricoles au premier tour de l’élection présidentielle18. Au second tour, Nicolas Sarkozy a recueilli 63% des suffrages de cette catégorie, contre 22% pour Ségolène Royal. Cette tendance s’est accentuée lors de l’élection présidentielle de 2012 : au premier tour, les candidats de droite et du centre ont totalisé 76,5% des suffrages des agriculteurs, Nicolas Sarkozy obtenant 17 points de plus auprès de cet électorat que sur l’ensemble des électeurs (44% des suffrages) et François Hollande, 15 points de moins (avec 13,5%)19.
Graphique 3 : Le vote des agriculteurs lors du premier tour de l’élection présidentielle de 2012
Source :
« Votes Paysans », Ifop Focus, n° 104, février 2014, p. 2.
Ces résultats correspondent au collège 1 des chefs d’exploitation et assimilés.
Les résultats des élections aux chambres d’agriculture font également état d’une large domination de la droite, même si les adhérents des syndicats agricoles ne partagent pas tous la même opinion politique. La FNSEA, les Jeunes Agriculteurs et la Coordination rurale penchent plutôt à droite, tandis que la Confédération paysanne et le Modef se situent plutôt à gauche. Or, les résultats de ces élections depuis trois décennies font apparaître le caractère structurel de cette domination des syndicats plutôt orientés à droite. Ainsi, lors des dernières élections en 2013, la FNSEA-JA a recueilli 53,4% des suffrages et la Coordination rurale 20,5%, contre 18,5% pour la Confédération paysanne et 1,5% pour le Modef20.
Graphique 4 : Résultat des élections aux chambres d’agriculture, 1983-2013 (collège des chefs d’exploitation, en %)
Source :
Roger Le Guen et Serge Cordellier, «Le vote des agriculteurs aux élections professionnelles 1983-2007», Économie rurale, n° 312, juillet-août 2009, p. 17, pour les données de 1983 à 2007 ; pour les données de 2013.
Graphique 5 : Résultat cumulé des élections aux chambres d’agriculture, 1983-2013 (collège des chefs d’exploitation, en %)
Source :
Ministère de l’Agriculture, de l’Agroalimentaire et des Forêts.
La percée récente du Front National dans le monde agricole
Gilles Ivaldi et Joël Gombin, « The Front national and the new politics of the rural in France », in Dirk Strijker, Gerrit Voerman et Ida Terluin (dir.), Rural Protest Groups and Populist Political Parties, Wageningen Academic Publishers (Pays-Bas), 2015, p.243-264.
Nonna Mayer, « Les hauts et les bas du vote Le Pen 2002 », Revue française de science politique, vol. 52, no° 5-6, octobre-décembre 2002, p. 505-520.
Id., « Les choix politiques des agriculteurs », Les Cahiers du Cevipof, « Attitudes politiques des agriculteurs », n° 12, mars 1995, p. 27-38.
Id., « Comment Nicolas Sarkozy a rétréci l’électorat Le Pen », Revue française de science politique, 57, n° 3-4, juin-août 2007, p. 434.
Bertrand Hervieu et François Purseigle, Une force politique isolée : les mondes agricoles, note n° 121, Fondation Jean-Jaurès, 2 mars 2012, p.6.
Bertrand Hervieu, «Les agriculteurs et l’Europe», Les Cahiers du Cevipof, « Attitudes politiques des agriculteurs », n° 12, mars 1995, p.54.
Jean Chiche et Bertrand Hervieu, « Les agriculteurs dans les consultations électorales de 1992 à 1995 », Économie rurale, vol. 237, n° 1, janvier-février 1997, p. 5-6.
Bertrand Hervieu, art.cit., p. 55.
Bertrand Hervieu et François Purseigle, Une force politique isolée…, op. cit., p. 11.
Gilles Ivaldi et Joël Gombin, art. cit.
Nonna Mayer, « Les hauts et les bas… », art. cit., p. 511.
Nonna Mayer, « Le plafond de verre électoral entamé, mais pas brisé », in Sylvain Crépon, Alexandre Dézé et Nonna Mayer (dir.), Les Faux-Semblants duFront Sociologie d’un parti politique, Les Presses de Sciences Po, 2015. Joël Gombin et Pierre Mayance évaluent quant à eux ce vote à 12 % (Joël Gombin et Pierre Mayance, art. cit.).
À la différence d’autres mouvements européens de la droite populiste ou de l’extrême droite, comme les Vrais Finlandais ou Autodéfense de la république de Pologne, le Front national ne s’est pas initialement appuyé sur un « populisme agrarien » soutenu par des agriculteurs mais est apparu comme un parti avant tout urbain. L’intérêt du Front national pour les agriculteurs et le monde rural s’est néanmoins manifesté très tôt. En effet, dès 1973, le parti d’extrême droite dénonce l’exode rural et la paupérisation des agriculteurs. Pourtant, le Front national décide véritablement de faire du monde rural et agricole l’une de ses cibles électorales prioritaires en mars 1990, lors de son 8e congrès organisé à Nice.
Cette stratégie électorale a obtenu des succès variables selon les périodes. Malgré des données relatives au vote des agriculteurs souvent parcellaires, il est néanmoins possible de dégager quelques tendances dans les rapports que les agriculteurs entretiennent avec le Front national en distinguant trois périodes.
Une catégorie hermétique au Front national jusqu’à la fin des années 1990
Dans un premier temps, c’est-à-dire au cours des années 1980-1990, les résultats électoraux du Front national auprès des agriculteurssont décevants, à la différence de ce que l’on peut observer dans le monde ouvrier, par exemple. Les observateurs remarquent alors que les agriculteurs figurent même parmi les catégories les plus hermétiques au discours du Front national. Ils sont, avec les catholiques pratiquants, les deux groupes sociaux les plus réfractaires au vote d’extrême droite. Se situant en deçà de 10%, il est systématiquement inférieur aux résultats nationaux du Front national. D’après les données électorales synthétisées par Gilles Ivaldi et Joël Gombin, le Front national aurait ainsi recueilli 8% des suffrages des agriculteurs aux élections européennes de 1984 (contre une moyenne nationale de 11%), 7% aux élections législatives de 1986 (contre 10%), 7% ou 10% à l’élection présidentielle de 1988 (contre 14%), 10 % aux élections législatives de 1993 (contre 12%), 8% ou 10% à l’élection présidentielle de 1995 (contre 15%) et 2% aux élections législatives de 1997 (contre 15%)21. Selon Nonna Mayer, les agriculteurs étaient même la catégorie socioprofessionnelle qui avait le moins voté en faveur de Jean-Marie Le Pen en 1988 avec 10% des suffrages, contre 14% pour les employés et les cadres supérieurs et, a fortiori, 17% pour les ouvriers et 19% pour les petits patrons22. Sept ans plus tard, 10% des agriculteurs ont également accordé leurs suffrages au leader du Front National. Ils étaient, après les cadres (4%), la catégorie qui avait également le moins opté en faveur de Le Pen.
Nonna Mayer expliquait alors cette « résistance » des agriculteurs face au FN par plusieurs facteurs : un taux élevé de pratique religieuse et « l’influence modératrice de l’Église catholique », un fort encadrement syndical, le lien que les dirigeants du principal syndicat agricoles (FNSEA) entretiennent avec la droite néogaulliste ou encore une fidélité aux notables locaux23.
La pratique religieuse catholique semble avoir notamment joué un rôle «protecteur» face à l’influence du Front national, du moins jusqu’au début des années 2000. Nonna Mayer rappelait en 2007 l’existence d’un « lien négatif entre le soutien à l’extrême droite et l’intégration à la communauté catholique et à ses valeurs24». Bertrand Hervieu et François Purseigle estiment, de leur côté, que «pour de nombreux observateurs, les agriculteurs, attachés à certaines valeurs héritées d’un catholicisme social, rejetaient valeurs et politique de gauche et adhéraient à une droite républicaine. Ils adoptaient un comportement électoral refusant les extrêmes25».
Une part notable des agriculteurs était en effet influencée par le catholicisme social, incarné notamment au cours des précédentes décennies par la Jeunesse agricole catholique (JAC) d’abord, puis par le Mouvement rural de la jeunesse chrétienne (MRJC) à partir de 1965. La JAC, fondée en 1929, était, selon Bertrand Hervieu, « la grande école de formation civique et professionnelle de la génération d’agriculteurs qui a impulsé le CNJA [Centre national des jeunes agriculteurs], inspiré les lois d’orientation de 1960 et 1962 et dont l’influence est encore considérable parmi les représentants de la profession agricole26 ». Elle a joué un rôle déterminant dans la modernisation de l’agriculture française (motorisation, mécanisation, recours aux intrants chimiques – engrais et pesticides notamment– et aux semences sélectionnées), en incitant notamment les agriculteurs des régions catholiques, au premier rang desquels les Jeunes Agriculteurs à l’époque du CNJA, à accepter cette modernisation et la construction européenne. En 1997, Jean Chiche et Bertrand Hervieu notaient d’ailleurs, à propos des résultats du référendum sur le traité de Maastricht de 1992, que « la carte du « oui » rural est étonnamment proche de la carte de l’implantation la plus massive de la JAC. La Jeunesse agricole catholique a formé et rallié à l’idée européenne une génération de leaders dont l’influence est encore considérable au sein de la profession agricole27 ».
Ce catholicisme social s’opposait bien entendu à un catholicisme traditionnel, conservateur et anti-européen. Dans le milieu agricole, il a sans aucun doute constitué dans un premier temps une « digue » face aux idées du Front national. Bertrand Hervieu expliquait ainsi, à propos des élections législatives de 1993, que «l’appartenance religieuse – le catholicisme en l’occurrence – avait servi de verrou à la pénétration du Front national». Il remarquait qu’au début des années 1990, le vote FN était faible dans les régions influencées par le catholicisme, alors qu’il était bien plus fort dans celles « détachées du catholicisme28».
Le grand tournant de 2002
Pourtant, le 21 avril 2002, à la surprise de nombreux observateurs, Jean-Marie Le Pen effectue une percée spectaculaire dans le monde agricole, suivie par une décennie de résultats électoraux plutôt inégaux en fonction des élections mais moyennement bien plus élevés que durant la période précédente. Bertrand Hervieu et François Purseigle en concluent qu’« il s’agit là d’un virage qui ne marque pas un ralliement massif au vote lepéniste mais témoigne d’une pénétration durable des thèmes portés par l’extrême droite au sein des mondes agricoles29 ».
Pour Gilles Ivaldi et Joël Gombin, c’est entre 1997 et 2002 que l’on peut observer une percée du Front national chez les agriculteurs et dans le monde rural, symbolisée par les scores du 21 avril 200230. Outre la qualification de Jean-Marie Le Pen pour le second tour, cette percée constitue l’autre événement majeur de cette élection. Alors qu’en 1988 et en 1995, le parti Jean-Marie Le Pen ne totalisait que 10% des suffrages des agriculteurs, il en recueillait 22% en 200231. Ces derniers sont donc passés des catégories les moins enclines à voter Front national à celles qui sont les plus enclines à le faire, avec les petits patrons (22%), les employés (22%) et les ouvriers (23%).
Pour autant, il ne s’agit pas d’un « ralliement massif » aux idées du Front national, pour reprendre l’expression de Bertrand Hervieu et François Purseigle. Au second tour de l’élection présidentielle de 2002, 17% des agriculteurs ont voté en faveur de Jean-Marie Le Pen, soit moins qu’au premier tour, bien que la part des petits patrons et des ouvriers votant pour le candidat d’extrême droite ait été plus élevée au second tour qu’au premier. Lors des élections législatives de 2002, les agriculteurs, à la fois légitimistes et pragmatiques, étaient seulement 5% à avoir voté en faveur des candidats frontistes, soit le score le plus faible de toutes les catégories socioprofessionnelles. En outre, lors de l’élection présidentielle de 2007, Jean-Marie Le Pen n’a pas retrouvé les scores enregistrés dans le monde agricole en 2002, puisqu’il n’a obtenu que 10% des suffrages dans ce milieu32.
Le 21 avril 2002 semble néanmoins avoir constitué un tournant décisif dans le rapport que les agriculteurs entretiennent avec le Front national. La « digue » qui existait jusqu’alors dans le milieu agricole par rapport au parti d’extrême droite apparaît beaucoup moins efficace. Lors des élections présidentielles de 1988 et de 1995, la part des suffrages des agriculteurs en faveur du Front national était bien plus faible que la moyenne nationale : – 4,4 points en 1988 et – 5 points en 1995. Ce n’est plus le cas durant la période 2002-2012. Le score des agriculteurs est soit plus élevé que la moyenne nationale (+ 5,1 points en 2002), soit équivalent (en 2007). Durant la première période, les agriculteurs figuraient, avec les cadres, parmi les catégories socioprofessionnelles qui soutenaient le moins le Front national. Ce n’est plus le cas durant la période suivante, notamment en 2002. Les graphiques 6 et 7 tendent à montrer que, durant la première période, l’attitude des agriculteurs vis-à-vis du Front national correspond en grande partie à celle des catholiques pratiquants, alors que, dans la seconde période, ceux-ci semblent voter avant tout comme les autres indépendants, en l’occurrence les petits patrons. En 1988 et en 1995, l’écart entre le vote Front national des agriculteurs et celui des petits patrons est de 9 points, alors qu’en 2002 et en 2007, il n’y a plus aucun écart entre les deux.
Graphique 6 : Vote Front National des agriculteurs et des catholiques pratiquants au premier tour de l’élection présidentielle, 1988-2012 (en%)
Source :
Nonna Mayer, « Le plafond de verre électoral entamé, mais pas brisé », in Sylvain Crépon, Alexandre Dézé et Nonna Mayer (dir.), Les Faux-Semblants du Front national. Sociologie d’un parti politique, Les Presses de Sciences Po, 2015.
Graphique 7 : Vote Front National des agriculteurs et des patrons au premier tour de l’élection présidentielle, 1988-2012 (en %)
Source :
Nonna Mayer, « Le plafond de verre électoral entamé, mais pas brisé », in Sylvain Crépon, Alexandre Dézé et Nonna Mayer (dir.), Les Faux-Semblants du Front national. Sociologie d’un parti politique, Les Presses de Sciences Po, 2015.
Joël Gombin et Pierre Mayance, art. cit.
Nonna Mayer, « Le plafond de verre… », art. cit. D’après l’Ifop, Marine Le Pen aurait obtenu 19,5% des suffrages des agriculteurs.
La vague 1 de l’Enquête électorale française 2017 indique que 31% des agriculteurs interrogés avaient l’intention de voter pour le Front national au premiertour des élections régionales de 2015, soit un taux équivalent à la moyenne nationale (voir Bruno Cautrès, « Les trois France », L’Enquête électorale française : comprendre 2017, La Note/#5/vague 1, décembre 2015).
Ministère de l’Intérieur.
Il s’agit ici d’un parti pris par les auteurs pour rassembler ces deux régions similaires géographiquement.
Enfin, malgré un recul des suffrages accordés à Jean-Marie Le Pen en 2007, que l’on observe par ailleurs dans toutes les catégories socioprofessionnelles, Joël Gombin et Pierre Mayance33 ont montré que le vote FN cette année-là avait été très élevé chez les agriculteurs dans certains départements : il était supérieur à 25% dans le Bassin parisien (Val-d’Oise, Oise, Seine-et-Marne, Loiret) et sesituait entre 20 et 25% dans le Territoire de Belfort, les Bouches- du-Rhône, l’Eure-et-Loir, la Meurthe-et-Moselle, le Nord, la Seine-Maritime et l’Essonne.
Nouvelle poussée du FN dans le monde agricole depuis 2012 ?
Une troisième période semble s’être ouverte depuis l’arrivée de Marine Le Pen à la tête du Front national et l’élection présidentielle de 2012, bien que plutôt difficile à évaluer puisqu’on ne dispose pas nécessairement de données relatives aux agriculteurs pour tous les scrutins qui se sont déroulés depuis lors.
À l’élection présidentielle de 2012, Marine Le Pen a obtenu 21% des suffrages des agriculteurs34, soit un score à peu près équivalent à celui réalisé par son père dix ans auparavant. Comme en 2002, les agriculteurs figureraient à nouveau parmi les catégories socioprofessionnelles les plus enclines à voter Front national, après les employés (23%) et les ouvriers (28,5%), et en devançant cette fois de façon assez nette les petits patrons (16%).
On dispose néanmoins de très peu d’éléments à propos des élections suivantes, caractérisées par d’importants succès du Front national à l’échelle nationale, en particulier dans le monde rural. On peut néanmoins supposer que la part des agriculteurs ayant voté en faveur du Front national s’est maintenue à un niveau élevé ou a même progressé, dans certaines régions35.
L’Ifop a en effet étudié les résultats du premier tour des élections régionales de 2015 pour les communes de moins de 1.000 habitants en fonction du pourcentage d’agriculteurs. Or, même si le Front national enregistre des scores bien plus élevés lorsqu’il y a peu ou pas d’agriculteurs dans la commune, les communes les plus «agricoles» (c’est-à-dire qui comptent 20% d’agriculteurs et plus) accordent également une partie notable de leurs suffrages aux candidats frontistes. Le Front national aurait ainsi obtenu 26,3% des suffrages dans les communes de France métropolitaine où se trouvent 20% d’agriculteurs et plus.
Ces résultats sont même particulièrement élevés dans certaines régions pour ce type de communes : 44,6% pour le Nord-Pas-de-Calais Picardie, 29,6% pour l’Île-de-France et le Centre, 27,8% pour la Normandie ou 27,6% pour le Languedoc-Roussillon36. Il n’y a que dans la zone Auvergne-Limousin37 que les communes «agricoles» accordent moins de 20% de leurs suffrages au FN. Autre enseignement de cette étude, les communes « agricoles » (comprenant 20% d’agriculteurs et plus) enregistrent une progression assez nette des suffrages en faveur du Front National entre l’élection présidentielle de 2012 et le premier tour des élections régionales de 2015 : +7,6 points en moyenne pour l’ensemble des communes de ce type. Cette progression demeure néanmoins plus forte dans les communes avec peu d’agriculteurs.
Dans certaines régions, cette progression du vote FN dans les communes «agricoles» s’affirme plus nettement : + 18,8 points pour le Nord-Pas-de- Calais-Picardie, + 10,3 points en Normandie, + 9,3 points pour l’Île-de-France- Centre et + 9,1 points en Bretagne. On peut remarquer que dans l’ensemble Île-de-France-Centre, qui recouvre la Beauce et la Brie et où dominent les grandes cultures céréalières, la progression frontiste entre 2012 et 2015 est particulièrement marquée et homogène, avec une poussée aussi virulente dans les communes rurales ne comptant d’agriculteurs que dans celles pour lesquelles cette catégorie représente encore 10% ou plus de la population. Cette capacité du parti frontiste à pénétrer tous les milieux ruraux se retrouve également plus au nord, dans la nouvelle région des Hauts-de-France, qui regroupe le Nord-Pas-de-Calais et la Picardie. Dans ces terroirs de grandes cultures où l’élevage laitier est également pratiqué, Marine Le Pen, qui y était candidate aux élections régionales, a amélioré son score de la présidentielle de 18 à 20 points, tous types de communes rurales (à forte ou à faible activité et/ou identité agricoles) confondus. Plus au sud, en Provence-Alpes-Côte d’Azur, où les activités agricoles sont très différentes et localement diversifiées, Marion Maréchal-Le Pen a, elle aussi, fortement fait progresser l’audience du Front national en milieu rural. On peut enfin remarquer qu’en Bretagne, région agricole par excellence, c’est dans les communes «agricoles» que la progression du vote Front national entre 2012 et 2015 est la plus forte. Au total, excepté la zone Auvergne-Limousin, cette progression est visible partout.
Tableau 2 : Evolution du score du Front National entre 2012 et 2015 dans les communes de moins de 1.000 habitants (700 inscrits) en fonction du taux d’agriculteurs dans la population communale
Source :
Ministère de l’Intérieur.
Graphique 8 : Vote Font National des agriculteurs au premier tour de l’élection présidentielle, 1988-2012 (en %)
Source :
Nonna Mayer, « Le plafond de verre électoral entamé, mais pas brisé », in Sylvain Crépon, Alexandre Dézé et Nonna Mayer (dir.), Les Faux-Semblants du Front national. Sociologie d’un parti politique, Presses de Sciences Po, 2015.
Graphique 9 : Vote Front National de différentes catégories socioprofessionnelles au premier tour de l’élection présidentielle, 1988-2012 (en %)
Source :
Nonna Mayer, « Le plafond de verre électoral entamé, mais pas brisé », in Sylvain Crépon, Alexandre Dézé et Nonna Mayer (dir.), Les Faux-Semblants du Front national. Sociologie d’un parti politique, Presses de Sciences Po, 2015.
En définitive, comme l’affirment Gilles Ivaldi et Joël Gombin38, alors que le vote FN des agriculteurs était plus faible que la moyenne nationale dans les années 1980-1990, celui-ci croît plus rapidement que la moyenne et se situe désormais à des niveaux supérieurs à celui du reste de l’électorat. Bien que l’ensemble des scrutins ne soient pas concernés, on a pu en effet observer une montée des suffrages agricoles en faveur du Front national avec les deux étapes clés qu’ont été les élections présidentielles de 2002 et de 2012.
Le vote FN des agriculteurs présente néanmoins deux spécificités par rapport au vote FN moyen. La première est de nature sociologique.Ainsi que l’affirme Joël Gombin, « c’est un paradoxe, une particularité du vote FN paysan. Contrairement aux autres catégories d’électeurs du Front national, chez les agriculteurs, ce sont les plus riches et les plus éduqués qui se tournent vers la droite radicale39 ». La seconde est de nature géographique. La géographie électorale du vote FN des agriculteurs (élection présidentielle 2012 et élections régionales 2015) ne correspond pas nécessairement à l’implantation traditionnelle du Front national avec des scores élevés réalisés dans le Grand Bassin parisien et une zone qui s’étend des Landes jusqu’au Nord en passant par la Bretagne et la Normandie40.
Des agriculteurs tentés par le vote protestataire
Bertrand Hervieu et François Purseigle, op. cit.
Pierre Boiteau, « Le quarté gagnant des agriculteurs », terre.net, 10 janvier 2016.
Voir son portrait et son interview par Antoine Jeandey, « Philippe Loiseau, céréalier, député européen FN » fr, 13 mai 2015.
« “Je suis persuadé que 40 % des agriculteurs présents ici votent FN” », fr, 25 février 2014.
Cité par Eddy Fougier, in « La spectaculaire poussée du FN dans les campagnes », fr, s.d.
Ibid.
« En Normandie, le Front National courtise l’électorat rural », lemonde.fr, 16 octobre 2015.
Ibid.
Pierre Daucé, Agriculture et monde agricole, La Documentation française, 2003.
Ministère de l’Agriculture, de l’Agroalimentaire et des Forêts.
Interview d’Hervé Le Bras, « Le FN ouvre une toute petite fenêtre à ses électeurs », lexpress.fr, 1er décembre 2015.
Perraudeau Éric, « Les Français dans le miroir européen. Le référendum du 29 mai 2005 », Pouvoirs 1/2006 (n° 116), p. 149-161.
Lors des élections européennes de 1994, si 38% des agriculteurs ont voté en faveur de la liste UDF-RPR, ils étaient tout de même 37% à avoir voté en faveur de la liste conduite par le souverainiste Philippe de Villiers.
Perraudeau Éric, « Les Français dans le miroir européen. Le référendum du 29 mai 2005 », Pouvoirs 1/2006 (n° 116), p. 149-161.
« Vers une grande politique agricole française », programme présidentiel de 2012 de Marine Le Pen.
Michel Bussi, « Le vote Saint-Josse : la protestation en campagne », in Pascal Perrineau et Colette Ysmal (dir.), Le Vote de tous les refus, Presses de SciencesPo, 2003.
- Gilles Ivaldi et Joël Gombin, art. cit.
FNSEA, « Stop aux vols sur les exploitations agricole », communiqué de presse, fnsea.fr, 2 septembre 2013.
« Le sentiment d’insécurité en hausse à la campagne », Libération, 13 septembre 2013.
Bertrand Hervieu et François Purseigle, Une force politique isolée…, op. cit. p. 14.
«Que reste-t-il encore dans le pré ? Ce que la France et les Français sont devenus en s’éloignant toujours plus de leurs racines rurales», entretien avec Laurent Chalard et François Purseigle, fr, 2 février 2014.
Bertrand Hervieu et François Purseigle, Une force politique isolée…, op. cit., p. 5.
Ibid . , p. 8.
Bertrand Hervieu et François Purseigle, Sociologie des mondes agricoles, op. cit.,
De nombreux facteurs ont été mis en avant pour expliquer la montée du Front national dans le monde rural. C’est moins le cas en ce qui concerne le vote des agriculteurs. Malgré ses spécificités, on peut néanmoins considérer qu’il est, comme pour d’autres catégories socioprofessionnelles, avant tout un vote de crise, de peur et de désenchantement. Il apparaît comme le symptôme tout à la fois d’une déception vis-à-vis des politiques, d’un sentiment d’être victimes d’une mutation économique liée à la mondialisation, d’un sentiment de déclassement social, de la perception d’une montée de l’insécurité physique, de la progression d’un euroscepticisme et, enfin, d’une profonde crise identitaire.
Une grande désillusion vis-à-vis des politiques
Le premier facteur explicatif est de nature politique. Les agriculteurs tendent à reprocher aux hommes politiques traditionnels, notamment de droite, de ne plus faire du monde agricole une priorité, de ne plus être à l’écoute de leurs préoccupations et de ne plus leur apporter de solutions qu’ils jugent crédibles. Cette tendance générale s’est aggravée par trois évolutions que l’on a pu observer ces dernières années.
La première évolution est une désillusion ressentie par une partie notable des agriculteurs vis-à-vis de la droite post-chiraquienne incarnée par Nicolas Sarkozy. À ce propos, on peut presque parler de « désamour » tant Nicolas Sarkozy était extrêmement populaireauprès des agriculteurs dans la seconde moitié des années 2000 et a très largement bénéficié de leurs suffrages lors des élections présidentielles de 2007 et de 2012. Cette désillusion était déjà perceptible durant sa présidence, puisque sa cote de popularité chez les agriculteurs est passée de 87% en août 2007 à 47% en février 201041. Elle semble s’être aggravée depuis 2012. Ainsi, dans une enquête BVA pour Terre-net publiée en novembre 2015, il est étonnant de s’apercevoir que Nicolas Sarkozy n’apparaît qu’en quatrième position dans les préférences des agriculteurs pour la primaire des Républicains de 2016, après Bruno Le Maire, Alain Juppé et François Fillon. De même, dans l’indice de popularité des politiques auprès des agriculteurs établi par BVA pour Terre-net et publié en janvier 2016, Nicolas Sarkozy arrive très loin derrière les principaux leaders des Républicains (Alain Juppé, Bruno Le Maire et François Fillon). Comme l’affirme Terre-net, « le divorce entre le monde agricole et Nicolas Sarkozy se confirme. Baromètre après baromètre, l’ancien président de la République s’enfonce dans l’impopularité42 ». On peut noter que cette défiance concerne également le leader du syndicat agricole majoritaire, lui aussi classé à droite, puisque Xavier Beulin, le président de la FNSEA, semble également faire l’objet d’une impopularité croissante auprès des agriculteurs.
La seconde évolution est la marginalisation d’un certain nombre de courants politiques qui étaient pourtant parvenus à capter une partie du vote protestataire agricole durant les années 1990-2000, tels le Mouvement pour la France (MPF) de Philippe de Villiers ou Chasse, Pêche, Nature et Traditions (CPNT). De ce point de vue, l’intégration en 2009 du MPF et de CPNT dans la nébuleuse UMP, viaun comité de liaison de la majorité présidentielle, a sans doute constitué une erreur stratégique majeure de la droite traditionnelle. Elle a contribué à marginaliser ces partis en réduisant de facto leur dimension proprement « antisystème » et a laissé un vide entre l’UMP d’alors et l’extrême droite que le Front national, jugé plus «présentable» sous la présidence de Marine Le Pen, a facilement comblé. Dès lors, la droite traditionnelle a sans nul doute eu le tort de ne pas saisir l’occasion d’une montée de l’euroscepticisme au sein de la profession agricole, évidente depuis le début des années 1990. Nous y reviendrons.
Enfin, de manière plus évidente, la troisième évolution notable est l’activisme dont a su faire preuve le Front national sous la présidence de Marine Le Pen en direction des agriculteurs. À titre d’exemple, elle organisait en 2013 un « Tour de France des oubliés » durant lequel elle s’est rendue dans les communes rurales où elle avait réalisé les scores les plus élevés lors de l’élection présidentielle dans l’objectif explicite de faire du Front national le « premier parti des agriculteurs ». Bien entendu, Marine Le Pen a régulièrement fait la visite du Salon de l’agriculture, comme en 2014 où elle y a été accueillie sous les applaudissements et dit être venue « faire une déclaration d’amour aux agriculteurs français » en s’y baladant pas moins de sept heures et quart. On peut également souligner l’activisme d’élus Front national en direction du monde agricole, comme celui de l’eurodéputé et conseiller régional de Centre-Val de Loire Philippe Loiseau, lui-même agriculteur de profession43. Cette séduction semble s’opérer auprès des agriculteurs qui estiment que le Front national est à l’écoute de leurs préoccupations, à la différence des autres partis politiques, comme semble le démontrer le témoignage de certains d’entre eux dans la presse. Denis, un éleveur du Pas-de-Calais, affirmait ainsi au Salon de l’agriculture, en 2014, à propos de Marine Le Pen : « C’est l’une des seules qui défend le monde agricole. On est dans une période de grande galère et on compte sur elle. Elle tient la route et, contrairement aux autres partis, elle nous écoute plutôt que de nous faire des promesses44. ». De la même façon, Rémy Benson, éleveur ovin et ancien responsable de la Fédération départementale ovine, expliquait dans La Provence du 10 décembre 2015, à propos de Marion Maréchal-Le Pen, que « c’est la seule qui est venue nous voir pour essayer de comprendre les problématiques locales. Elle a entendu le malaise45 ». À cet égard, il dit avoir voté pour le Front national aux régionales de 2015, alors qu’il avait opté pour la liste PS aux régionales de 1998. Yanic Bodin, un agriculteur de la Manche cité dans Le Monde du 4 décembre 2015, également président de la Coordination rurale de la Manche, explique que « plusieurs agriculteurs du coin votent désormais FN, car c’est le seul parti qui nous écoute et défend des structures de productionfamiliales. Les autres, qui ne jurent que par l’ultralibéralisme et l’agriculture intensive, sont en train d’éradiquer les petits paysans commenous46 ». Le discours du Front national séduit d’autant plus ces agriculteurs que celui-ci dénonce tout ce que ces derniers tendent généralement à abhorrer : la politique agricole commune (PAC), le libre-échange, l’Organisation mondiale du commerce (OMC), la surréglementation, la complexité des normes européennes et françaises, la fiscalité, les écologistes, etc. En témoigne, par exemple, laproposition du Front national de réviser la convention de Berne afin que le loup ne soit plus classé comme espèce protégée. Enfin, il tend bien entendu à mettre l’accent sur ce qui est cher au cœur de nombreux agriculteurs, à savoir le lien entre agriculture et identité des terroirs.
Une crise économique structurelle
Le second facteur explicatif est bien évidemment de nature économique, l’année 2015-2016 l’ayant démontré de manière spectaculaireavec les grandes difficultés rencontrées par les éleveurs de porcs, de bovins ou les producteurs de lait, consécutives à la baisse de leurs revenus, de la volatilité des prix de vente et/ou de leur surendettement. Un éleveur de porc breton expliquait ainsi sur France Info, le 7 décembre 2015, que cela fait cinq ans qu’il « galère » et que c’est la raison pour laquelle il a voté Front national au premier tour des élections régionales. Yanic Bodin, un agriculteur de la Manche cité plus haut, admet quant à lui être « écœuré » et « en profonde détresse » parce qu’il ne parvient pas à vivre de son travail : « Je vais compter près de 35.000 euros de perte à la fin de l’année et je ne peux même plus me verser un salaire, alors que je bosse douze heures par jour, sept jours sur sept47. » Et il conclut ainsi : « Comment voulez-vous qu’on vote pour une gauche et une droite normalisées, qui nous ont laissés tomber depuis vingt ans ? C’est humain de vouloir les sanctionner, non ?48 ». Il affirme en conséquence s’être tourné vers Marine Le Pen après avoir été déçu par Nicolas Sarkozy, puis par François Hollande.
Plus largement, selon Pierre Daucé, l’agriculture a été, le secteur d’activité qui a subi les plus fortes mutations avec une productivité du travail qui a augmenté bien plus rapidement que dans les autres secteurs49. Le nombre d’exploitations agricoles a ainsi baissé de 56% entre 1988 et 201350. Par ailleurs, l’agriculture est l’un des secteurs les plus exposés aux conséquences de l’ouverture des frontières, notamment depuis la réforme de la PAC de 1992 qui a contribué à libéraliser les échanges agricoles en abaissant les prix garantis, en réduisant les subventions aux exportations et en remettant en cause la notion de « préférence communautaire ». Or, la théorie économique nous rappelle que les catégories les plus susceptibles de pâtir d’une ouverture de l’économie sont plus enclines à opter en faveur de solutions protectionnistes. La crise agricole actuelle, dans un contexte de mondialisation, semble être en conséquence un puissant facteur d’attraction d’une partie des agriculteurs envers le discours eurosceptique et protectionniste du Front national, appelant notamment à une renationalisation de la politique agricole avec la mise en place d’une « politique agricole nationale ».
La grande peur du déclassement
Le troisième facteur explicatif est celui de la grande peur du déclassement social que vivent nombre d’agriculteurs et qui hante aussi de nombreux autres Français. Ainsi que l’affirme le démographe Hervé Le Bras, ce ne sont pas les plus pauvres qui votent Front national, mais « ceux qui sont juste au-dessus : les 35-50 ans, qui ont déjà fait leur vie, voient les difficultés de leurs enfants. Ils sont ligotés dans leurs perspectives, ils n’ont pas de prise sur la société. Souvent, ils vivent dans des régions fragiles économiquement51 ». Or, cette situation semble concerner beaucoup d’agriculteurs qui craignent un déclassement social dans un contexte d’isolement croissant au sein d’un monde rural où ils deviennent de plus en plus minoritaires. D’autres symptômes de cette détresse sont désormais bien renseignés, comme le taux relativement élevé de dépression, de burnout ou même de suicide dans la profession.
La montée d’un euroscepticisme
Le quatrième facteur est celui de la critique de plus en plus virulente de la construction européenne par une partie des agriculteurs, qu’il s’agisse de la réforme de la PAC du début des années 1990 ou la fin des quotas laitiers en 2015, la dénonciation récurrente de la surabondance de normes européennes ou encore l’impact de l’embargo russe sur de nombreux produits agricoles européens, en représailles aux sanctions de Bruxelles contre la Russie. Ce phénomène n’est pas nouveau puisqu’on a pu observer une césure dans le monde agricole au début des années 1990 à propos de l’approbation du traité de Maastricht. La FNSEA n’avait pas donné de consignes de vote aux agriculteurs mais son président de l’époque, Luc Guyau, avait indiqué qu’à titre personnel, il voterait « oui » au traité. Or, les agriculteurs ont représenté lors de ce scrutin la catégorie socioprofessionnelle la plus opposée au traité, avec 62,2% de non52. C’est dans ce contexte qu’a émergé un nouveau syndicat agricole, la Coordination rurale, qui va rapidement rencontrer un important succès électoral en séduisant une partie des sympathisants de la FNSEA et des JA, et qu’une partie des suffrages agricoles va se porter vers des courants eurosceptiques et souverainistes (ou bien localistes) comme Chasse, Pêche, Nature et Traditions (CNPT) ou le Mouvement pour la France (MPF) de Philippe de Villiers53. Près d’une décennie plus tard, les résultats du référendum de 2005, portant sur le traité établissant une constitution pour l’Europe, confirment la progression des idées eurosceptiques au sein de la population agricole, cette dernière ayant refusé le traité à plus de 70%54.
Nous l’avons vu, la marginalisation de certains mouvements politiques, en premier lieu desquels le CNPT et le MPF, depuis la fin des années 2000 a sans aucun doute permis à Marine Le Pen de bénéficier, pour une bonne part, du soutien du courant protestataire eurosceptique au sein du monde agricole dénonçant « l’Europe à la fois bureaucratique et gagnée par la doctrine ultra-libérale mondialiste » contribuant à « la mise en concurrence sauvage de nos agriculteurs avec les producteurs du monde entier55 », ou encore les sanctions contre la Russie ayant abouti à un embargo qui a lourdement pesé sur l’agriculture française. Différents auteurs ont d’ailleurs montré le lien qui pouvait exister, par exemple, entre vote CPNT et vote FN. Michel Bussi indiquait ainsi, à propos de l’élection présidentielle de 2002, que « les cartes laissent apparaître un lien assez net entre les zones de progrès de l’extrême droite entre les deux tours, et les “fiefs” du CPNT au premier tour56 ». Gilles Ivaldi et Joël Gombin soulignent, de leur côté, les évidences empiriques d’un transfert entre le vote Nihous de 2007 et le vote Le Pen de 2012 dans plusieurs régions (Picardie, Nord-Pas-de-Calais, Aquitaine, Auvergne, Haute- Normandie)57.
Une montée de l’insécurité dans les campagnes
Le cinquième facteur est de nature sécuritaire. Ces dernières années, les agriculteurs sont, en effet, de plus en plus confrontés à unemontée de l’insécurité physique. La FNSEA a ainsi publié un communiqué de presse intitulé « Stop aux vols sur les exploitations agricoles » afin d’alerter les autorités publiques françaises sur « la recrudescence des vols sur les exploitations agricoles françaises58». Ce communiqué de presse fait notamment écho aux conclusions d’une étude de l’Observatoire national de la délinquance et des réponses pénales (ONDRP) qui révèle une hausse du sentiment d’insécurité dans les zones rurales59. Les vols que dénonce la FNSEA, qui peuvent être parfois commis avec effraction, concernent le matériel mais aussi les animaux d’élevage ou encore les récoltes. En l’occurrence, ils ne relèvent plus du « chapardage », mais bien souvent de la criminalité organisée notamment. Cela concerne en premier lieu les vols commis sur les exploitations. Les agriculteurs sont également confrontés à un certain nombre d’incivilités : des rodéos sauvages de moto-cross, de quads ou d’automobiles sur leurs champs, aux prostituées s’installant dans certaines régions en bordure de terrains agricoles. Ces différents facteurs suscitentbien évidemment l’exaspération des agriculteurs (« choc » psychologique, coût financier des pertes occasionnées, sentiment d’impuissance face à ces phénomènes et d’impunité envers ces délinquants) et alimentent à coup sûr le vote FN.
Une crise identitaire profonde
Enfin, le sixième et dernier facteur explicatif est de nature identitaire. Les agriculteurs représentent, en effet, d’après l’expression de Bertrand Hervieu et de François Purseigle, « une minorité venue d’une majorité et se sentant, à ce titre, isolée au sein du corps social y compris dans les campagnes et se sentant menacée de déclassement quels que soient les niveaux de revenu60 ». Pour une partie d’entre eux, les agriculteurs peuvent en effet se sentir mal à l’aise au sein d’une société dans laquelle ils sont désormais très minoritaires et qui est désormais très éloignée des préoccupations des mondes agricole et rural ou, a fortiori, des « valeurs paysannes». Cet isolement se traduit par une incompréhension vis-à-vis des critiques dont ils font régulièrement l’objet de la part de la société française, notamment d’organisations de la société civile qui dénoncent régulièrement l’agriculture intensive, l’utilisation de pesticides ou d’OGM, la pollution des nappes phréatiques, l’élevage intensif, la maltraitance supposée des animaux, l’impact de l’agriculture sur lechangement climatique, la pratique de la chasse ou les subventions perçues dans le cadre de la PAC. En découlent certaines tensions auquotidien avec les néoruraux qui, d’après le géographe Laurent Chalard, sont symptomatiques d’une « incompréhension entre les urbains qui privilégient une gestion écologiste et de récréation des espaces ruraux et les habitants du monde rural qui s’attachent préférentiellement au maintien de l’emploi au travers d’une agriculture productiviste et de son corollaire une puissante industrie agro- alimentaire61». Cette crise identitaire prend également la forme d’une crise de sens. Alors que leur mission était claire durant la période de l’après-guerre – contribuer à la souveraineté alimentaire du pays et, plus largement, à sa modernisation –, ce n’est plus vraiment le cas dans la période récente, d’autant qu’ils n’adhèrent pas tous et pas toujours de gaieté de cœur à la transition vers l’agroécologie prônée par le gouvernement actuel. Les agriculteurs souffrent ainsi d’une incapacité à se projeter vers l’avenir et même d’une difficulté à donner un sens à leur métier.
Tout ceci contribue à une forme de crispation identitaire chez nombre d’entre eux, phénomène lié aussi à l’affaiblissement de l’influence du catholicisme social et au passage de plus en plus notable d’un catholicisme social vers un catholicisme identitaire. Bertrand Hervieu et François Purseigle notent à ce propos que « les résultats des enquêtes d’opinion démontrent qu’aujourd’hui l’expression du catholicisme agricole s’inscrirait moins dans une ouverture sur le monde et un partage de valeurs communes au reste de lasociété française que dans un repli traduisant le passage d’un catholicisme social à un catholicisme identitaire62 ». Quand le catholicisme social contribuait à rapprocher quelque peu les agriculteurs du reste de la société en termes de valeurs, la montée d’un «catholicisme identitaire» témoignerait, d’après eux, d’un « repli identitaire au sein d’une couche sociale déstabilisée par son entrée en minorité63 ». Ce phénomène comprend en outre une dimension générationnelle. Les mêmes auteurs ont ainsi noté qu’une «différence entre la résistance des couches les plus âgées et la vulnérabilité des couches plus jeunes aux thèmes lepénistes n’est sans doute pas sans lien […] avec la disparité du rapport des unes et des autres à la pratique religieuse. On constate, chez les premières, la persistance d’une appartenance religieuse forte64», ce qui est moins le cas chez les secondes. Or, la séduction des idées du Front national semble s’opérer en premier lieu chez les jeunes. Il est évident que cette crise identitaire et, en particulier, la baisse d’influence du catholicisme social ont ébranlé la « digue » que ce dernier représentait face aux idées d’extrême droite.
* * *
Pierre Boiteau, « Hollande, Valls et Le Foll au plus bas auprès des agriculteurs », terre-net.fr, 15 mai 2016.
Selon une enquête de l’institut BVA pour Terre-net.fr publiée en avril 2015, 36% des agriculteurs interrogés affirmaient pouvoir voter en faveur de Marine LePen en 2017, la moyenne française se situant alors à 24%.
Dès lors, va-t-on assister à une nouvelle poussée du Front national dans le monde agricole lors de l’élection présidentielle de 2017 ? À ce stade, nous pouvons affirmer qu’en toute vraisemblance, les agriculteurs devraient voter massivement à droite, compte tenu notamment de la très forte impopularité de François Hollande et des personnalités politiques de gauche en général auprès des agriculteurs. L’indice de confiance de l’exécutif français auprès des agriculteurs évalué par BVA pour Terre-net indique ainsi que, depuis le mois d’avril 2013, cet indice est passé en dessous de 10% pour François Hollande65. En février 2016, il a même atteint son niveau le plus bas depuis la création de ce baromètre en 2010, avec un taux de 4%, alors que Nicolas Sarkozy, quant à lui, n’était jamais descendu en dessous de 20%. Dans cette même enquête, 93% des agriculteurs estimaient que la politique agricole du gouvernement était mauvaise (63% la jugeaient même très mauvaise).
Dans ce contexte, Marine Le Pen pourrait réaliser un score plutôt élevé auprès des agriculteurs, au moins équivalent à celui qu’elle aobtenu en 2012, soit au moins 20% des suffrages agricoles66. L’ampleur de ce score devrait néanmoins dépendre d’au moins deux facteurs. Le premier d’entre eux est l’impact sur le scrutin de la crise particulièrement prononcée que traversent de nombreux secteurs agricoles, alors que le premier tour de la présidentielle est généralement l’occasion d’exprimer un mécontentement. Il est évident qu’il existe dans une partie du monde agricole un terreau favorable à l’expression d’un tel mécontentement, comme on a pu le voir avec lesmobilisations de 2015-2016, et à l’envie sans doute de « donner un coup de pied dans la fourmilière », ce qui pourrait bénéficier au Front national. Le second facteur est l’impact du Brexit sur l’agriculture britannique. Annoncée en août 2016, la décision du gouvernement britannique de verser aux agriculteurs le même montant de subventions que celui qui était versé jusqu’alors par l’Union européenne peut contribuer, si elle s’avère viable, à apporter de l’eau au moulin du Front national qui défend le même type derenationalisation de la politique agricole et de son financement.
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