Les zadistes (1) : un nouvel anticapitalisme
Les « zones à défendre » (ZAD)
De la « zone d’aménagement différé » à la « zone à défendre »
« Des ZAD partout ! »
Les zadistes
Qui sont les zadistes ?
Absence de profil-type du zadiste
La lutte contre les « grands projets inutiles »
Les « grands projets inutiles imposés »
L’alternative zadiste
Une zone d’expérimentation tous azimuts
Les cinq piliers de l’alternative zadiste
De quoi le zadisme est-il le nom ?
Le fer de lance de la contestation du « système »
Un symptôme de différentes évolutions de la société française
Résumé
Les « zones à défendre » (ZAD) et les zadistes ont beaucoup fait parler d’eux ces dernières années. Ce fut tout notamment le cas à l’occasion de la ZAD de Notre-Dame-des-Landes, dont les occupants luttent depuis plus de cinq ans contre le projet d’aéroport près de Nantes. Les zadistes ont été également au cœur de l’actualité suite au décès en octobre 2014 d’un militant écologiste au sein de la ZAD du Testet, dans le Tarn.
Une ZAD est une « zone à défendre » pour les activistes qui occupent, la plupart du temps de façon illégale, une « zone d’aménagement différé », c’est-à-dire une zone au sein de laquelle un projet d’aménagement doit être réalisé. Il existe actuellement près d’une dizaine de « zones à défendre » en France, alors que près de 30 projets font l’objet de contestations, notamment de la part de collectifs de riverains, d’élus et d’associations, et plus d’une centaine sont critiqués par les associations écologistes.
Les occupants de ces « zones à défendre » sont communément appelés « zadistes ». Même s’il est très difficile d’en établir un profil-type compte tenu de la grande diversité de leurs origines sociales ou de leurs orientations idéologiques, on peut tout de même dire que ce sont souvent des jeunes qui ont décidé de rompre avec une société dont ils rejettent les valeurs et qui entendent vivre autrement. On peut aussi trouver au sein des ZAD d’autres profils, notamment des marginaux, qui sont appelés les « arrachés ».
Ces zadistes s’opposent à ce qu’ils appellent des « grands projets imposés inutiles ». Mais ils ne se contentent pas uniquement de ces actions dites de « résistance ». Ils souhaitent aussi mettre en place une alternative sur les ZAD qu’ils considèrent comme des espaces « libérés ». Cette alternative se réfère en particulier aux idéaux de la décroissance et de la transition post- pétrolière et aux pratiques libertaires. Son objectif principal est d’assurer l’autonomie de cette communauté autogérée vis-à-vis des sphères étatique et marchande. Cette articulation entre luttes et alternative est sans aucun doute l’une des principales singularités des ZAD.
Même si, à ce stade, il est difficile de parler d’un « zadisme » en tant que tel, on peut néanmoins considérer que ce phénomène est vraisemblablement appelé à durer car il est le symptôme de différentes évolutions de la société française : la tentation de l’exit option pour une partie de la population, celle du « précaution-nisme » ou celle de l’auto-organisation d’une société qui ne croit plus en la capacité de l’État et du marché à régler les problèmes du pays.
Eddy Fougier,
Politologue, chargé d’enseignement à Audencia Business school, à Sciences Po Aix-en-Provence et à Sciences Po Lille, et chercheur associé à l’Institut de Relations Internationales et Stratégiques (IRIS)
Un article du Figaro indiquait que les recherches sur internet du terme « zad » ont explosé à partir de novembre 2012 et que celles concernant le terme « zadiste » apparaissent pour la première fois en octobre 2014, soit au moment du décès de rémi voir Blandine Le cain, « comment le mot “zadiste” s’est intégré dans le langage courant », le figaro.fr, 7 février 2015.
Ces sujets sont développés dans ma seconde note : Les zadistes (2) : la tentation de la violence, Fondation pour l’innovation politique, avril 2016.
Août 2007 : premier squat d’opposants au projet d’aéroport de Notre- Dame-des-Landes, près de Nantes. Ces jeunes opposants s’installent dans la ferme du Rosier, bâtiment abandonné au sein de la « zone d’aménagement différée » (ZAD). Celle-ci devient l’un des grands symboles de la lutte contre le projet d’aéroport. Elle est détruite en novembre 2012.
Août 2009 : premier Camp Action Climat (CAC) organisé en France, en l’occurrence à Notre-Dame-des-Landes, en perspective du sommet sur le climat de Copenhague. Certains des participants décident alors de s’installer dans la « zone d’aménagement différé », où ils occupent des bâtiments abandonnés et construisent les premières cabanes. On commence à les appeler « zadistes ».
Juillet 2011 : mise en place d’un village autogéré à Notre-Dame-des- Landes sur la base d’un « appel à convergence des luttes anticapitalistes » à l’occasion de l’organisation en France du G8 et du G20. De nouvelles installations d’activistes ont lieu au sein de la ZAD.
Octobre 2012 : intervention des forces de l’ordre qui conduit à l’évacuation des occupants illégaux de la zone de Notre-Dame-des-Landes.
17 novembre 2012 : plusieurs dizaines de milliers de manifestants réoccupent la ZAD. Cette « réoccupation » sera suivie une semaine plus tard par une nouvelle intervention des forces de l’ordre. Dans ce contexte, les zadistes émergent véritablement en France comme une nouvelle figure de la contestation. En janvier 2016, la ZAD de Notre-Dame-des-Landes est toujours occupée par des opposants au projet d’aéroport.
26 octobre 2014 : une autre « zone à défendre » (ZAD), celle du Testet, dans le Tarn, qui lutte contre le projet de retenue d’eau de Sivens, fait parler d’elle suite au décès de Rémi Fraisse, un étudiant botaniste âgé de 21 ans, adhérent de l’association France Nature Environnement, tué par l’explosion d’une grenade offensive lancée par un gendarme lors de violents affrontements entre manifestants et forces de l’ordre. Les zadistes deviennent alors une figure incontournable du « paysage de la contestation » et le terme « zadiste » s’impose dans les médias1.
Mars 2015 : intervention des forces de l’ordre pour faire évacuer les zadistes de Sivens.
Les zadistes viennent ainsi compléter la galerie de portraits des courants contestataires contemporains qui dénoncent l’évolution ou, pour certains, la nature même du système économique et social, et, de plus en plus, celle du système politique, après les mouvements dits des « sans », les altermondialistes, les Black Blocs, les écologistes radicaux, les décroissants, les Indignés ou les mouvements de type Occupy. Ils représentent néanmoins une forme sans doute inédite de contestation en mêlant à la fois des actions de résistance ou de blocage, selon les points de vue, d’un certain nombre de projets concrets d’aménagement, et la mise en œuvre d’une alternative, de l’embryon d’un autre monde qu’ils appellent de leurs vœux. Ils sont par ailleurs extrêmement controversés, notamment en raison de l’illégalité de leurs occupations et des actions de violence perpétrées par certains d’entre eux, les « zones à défendre » constituant de véritables « zones de non-droit » sur le territoire français2.
Cette note ne vise pas à revenir sur la nature des différents projets d’aménagement contestés, ni sur les débats qu’ils ont générés, ou a fortiori à se positionner sur ces débats. Elle s’intéresse avant tout aux « zones à défendre » et aux zadistes en ambitionnant de répondre aux principales questions que l’on peut se poser à propos d’un phénomène dont on entend beaucoup parler ces derniers temps, sur lequel on peut avoir spontanément un avis, souvent très tranché d’ailleurs, mais que l’on ne connaît pas très bien au fond : qu’est-ce qu’une ZAD ? Qui sont les zadistes ? À quoi s’opposent-ils ? Quelle alternative prônent-ils ?
Les « zones à défendre » (ZAD)
Voir infra.
Pour les activistes, une ZAD est une « zone à défendre » contre ce qu’ils appellent des « grands projets imposés inutiles3 ». À l’instar des altermondialistes qui ont souvent cherché à singer leur adversaire, par exemple en créant le Forum social mondial (FSM) pour contrer le Forum économique mondial (FEM) de Davos, les zadistes ont détourné le sigle ZAD, qui signifiait initialement « zone d’aménagement différé ». Ils estiment également qu’une fois les projets d’aménagement abandonnés, les espaces alternatifs pourront se pérenniser. La ZAD deviendra alors une « zone d’autonomie définitive ».
De la « zone d’aménagement différé » à la « zone à défendre »
Voir « Qu’est-ce qu’une zad ? », sur le site de l’observatoire régional du foncier en Île-de-France. Voir également www.rhone.gouv.fr/politiques-publiques/amenagement-du-territoire-urbanisme-construction- logement/urbanisme/La-zone-d-amenagement-differee-zad.
Reportage « Écolos, extrémistes ou marginaux : qui sont ces “zadistes” qui défient l’État ? », dans l’émission enquête exclusive diffusée sur M6 le 29 mars 2015.
Une « zone d’aménagement différé » est « un secteur à l’intérieur duquel s’applique, au bénéfice de la collectivité publique, un droit de préemption sur toutes les cessions à titre onéreux de biens immobiliers ou de droits sociaux (art. L212-1 du code de l’urbanisme) et dont l’objet est la réalisation, dans l’intérêt général, des actions ou opérations répondant aux objets définis à l’article L300-14 ». Ce dernier article concerne « les actions ou opérations d’aménagement [qui] ont pour objets de mettre en œuvre un projet urbain, une politique locale de l’habitat, d’organiser le maintien, l’extension ou l’accueil des activités économiques, de favoriser le développement des loisirs et du tourisme, de réaliser des équipements collectifs ou de locaux de recherche ou d’enseignement supérieur, de lutter contre l’insalubrité et l’habitat indigne ou dangereux, de permettre le renouvellement urbain, de sauvegarder ou de mettre en valeur le patrimoine bâti ou non bâti et les espaces naturels ».
Ces projets d’aménagement suscitent souvent deux formes d’opposition, qui sont d’ailleurs la plupart du temps complémentaires. La première est celle de riverains, d’élus locaux, d’associations ou d’agriculteurs dont les terres sont ou risquent d’être expropriées, qui se rassemblent dans des collectifs. C’est le cas, par exemple, de l’Association citoyenne intercommunale des populations concernées par le projet d’aéroport de Notre-Dame-des-Landes (Acipa), de Nos villages se soucient de leur environnement (Novissen), qui lutte contre le projet de ferme dite des « Mille vaches », dans la Somme, ou encore du Collectif pour la sauvegarde de la zone humide du Testet, qui s’oppose au projet de retenue d’eau de Sivens. Ce ne sont pas des zadistes à proprement parler, mais ils tendent généralement à considérer que « les zadistes sont une composante de la lutte », pour reprendre l’expression employée par un agriculteur opposé à l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes5. Il existe par ailleurs des liens évidents entre ces collectifs et les ZAD. Le site Internet de l’ACIPA6 contient, par exemple, des informations et un lien vers la ZAD de Notre-Dame-des-Landes. La seconde forme d’opposition à ces projets est, dans certains cas, celle des zadistes à proprement parler.
« Des ZAD partout ! »
« Tour de France des “grands projets inutiles” », lemonde.fr, 28 octobre 2014.
Amélie Mougey, « Sivens, 1.000 vaches, stade de l’OL : la France protestataire en 30 points chauds », terraeco.net, 29 octobre 2014.
« Sivens, Roybon, NDdL : découvrez les 104 projets contestés », francetvinfo.fr, 17 décembre 2014.
Voir zadist, « Une explosion de (grands) projets contestés : les GPII (grands projets inutiles imposés) », 12 décembre 2014.
Le nombre de projets d’aménagement faisant l’objet de contestations est très élevé en France. En octobre 2014, le site lemonde.fr8 en recensait 28 au total et le mensuel écologiste Terraeco9, 27. France Info10, qui s’est appuyée sur une évaluation faite par l’association France Nature environnement, estimait en décembre 2014 à 104 le nombre de projets contestés sur le territoire français par les associations environnementalistes.
Il est cependant difficile de savoir combien il y a de « zones à défendre », d’autant que les projets qui font l’objet d’une contestation n’ont pas tous nécessairement conduit à la création d’une ZAD ou alors il y a pu y avoir une ZAD à un moment donné qui n’existe plus à ce jour. C’est le cas de la ZAD de Décines, près de Lyon, et de celle du Testet. Les évaluations du nombre de ZAD effectuées par les médias, ou même par les zadistes de Notre-Dame-des-Landes11, sont ainsi la plupart du temps erronées car elles y intègrent souvent des projets contestés mais où il n’y a pas de ZAD, comme le projet de ferme des Mille Vaches, par exemple.
Selon notre propre évaluation, on peut estimer qu’il y a eu ainsi au total 11 ZAD en France (voir tableau 1), dont près de la moitié n’existaient plus en janvier 2016. Ce chiffre est bien entendu susceptible d’évoluer rapidement dans un sens (évacuation des lieux par les forces de l’ordre) comme dans un autre (réinstallation de zadistes sur les lieux évacués ou constitution de nouvelles ZAD). La ZAD du Testet, par exemple, qui a été démantelée en mars 2015, l’avait déjà été en février 2014, avant de se reconstituer à partir du mois d’août de la même année.
Tableau 1 : Principales ZAD en France depuis 2009
Il existe également d’autres formes d’occupation de lieux en France de la part de militants qui s’opposent à des projets d’aménagement. Ce ne sont pas des « zones à défendre » à proprement parler (voir tableau 2), même si certaines sources les classent également parmi les ZAD. C’est notamment le cas de la ferme des Bouillons, dans la périphérie de Rouen, qui s’oppose à un projet d’implantation d’un supermarché Auchan.
Tableau 2 : Autres formes d’occupations de lieux en France (liste non exhaustive)
Camille Bordenet, « Moi, Martin, 20 ans, zadiste à visage découvert », lemonde.fr, 14 décembre 2014.
La ZAD dont on parle le plus dans les médias est bien évidemment la plus ancienne, celle de Notre-Dame-des-Landes, contre le projet d’aéroport. Elle est considérée par les militants comme la plus importante car elle a été bien entendu la première et le « modèle » à suivre. Certains l’appellent ainsi la « ZAD mère12 ».
Sylvain mMouillard, « À notre-dame-des-Landes, on rêve d’une “commune libre de la ZAD” », fr, 17 décembre 2014.
Louis Morice, « Portrait de zadistes : “Je fais partie des bisounours de roybon” », nouvelobs. com, 14 décembre 2014.
Fabien magnenou, « Écologistes, libertaires, utopistes… Qui sont les “zadistes” de sivens ? », francetvinfo.fr, 29 octobre 2014.
Les deux autres ZAD très médiatisées dans une période plus récente ont été celle du Testet (projet de retenue d’eau de Sivens), suite au décès de Rémi Fraisse, et celle de Roybon (projet de parc de loisirs Center Parcs). Dans la plupart des cas, ces ZAD ont contribué à retarder la mise en œuvre de projets d’aménagement (cela a été le cas d’OL Land) ou à les suspendre (aéroport de Notre-Dame-des-Landes).
Enfin, il existe des liens évidents entre les différentes ZAD et autres lieux d’occupation. Des zadistes se rendent souvent de ZAD en ZAD. Nombreux sont ceux qui sont ainsi allés de Notre-Dame-des-Landes à Sivens, par exemple. Par ailleurs, ceux-ci tendent à mettre l’accent sur la « convergence des luttes ». Après le décès de Rémi Fraisse, les activistes de la ZAD du Testet ont ainsi lancé un Appel à une coordination des « zones à défendre » où ils affirment que « pour aller plus loin, il nous semble opportun d’appeler à une coordination des ZADs d’ici et d’ailleurs ». Cet appel fait notamment suite au fait que la ZAD de Notre-Dame-des-Landes avait appelé ses comités de soutiens à soutenir la ZAD du Testet.
Il est néanmoins difficile de savoir combien il y a de zadistes en France, d’autant qu’il y a des zadistes résidents mais aussi de nombreux zadistes de passage, nous y reviendrons. Cela signifie donc que les effectifs peuvent être très fluctuants, notamment en fonction des saisons : ils sont bien entendu plus nombreux l’été que l’hiver, a fortiori dans des zones humides (Notre- Dame-des-Landes, Testet). Les médias, qui ont pu réaliser des reportages sur le terrain, ont tout de même fourni quelques estimations. Ainsi, en décembre 2014, Libération donnait le chiffre de 200 zadistes à Notre- Dame-des-Landes13 et L’Obs d’une cinquantaine pour la ZAD de Roybon14, tandis que francetvinfo.fr estimait en octobre 2014 qu’il y avait entre 200 et 300 personnes en permanence au sein de la ZAD du Testet (Sivens)15. L’émission Enquête exclusive, diffusée en mars 2015 sur M6, indiquait, quant à elle, que la ZAD de Notre-Dame-des-Landes pouvait accueillir jusqu’à 2.000 personnes en été.
La France est cependant loin d’être le seul pays dans lequel des « grands projets inutiles » font l’objet d’une contestation. Une ZAD a même été créée en tant que telle en Belgique, à Haren, au nord-est de Bruxelles (ZAD de Keelbeek), pour lutter contre le projet de construction d’une prison géante. Dans d’autres pays européens, divers projets ont également fait l’objet de vives oppositions et d’occupations de terrains, sans pour autant avoir une appellation de « ZAD ». C’est notamment le cas en Grande-Bretagne, où le projet d’extension de l’aéroport d’Heathrow suscite une importante protestation. Les opposants occupent ainsi illégalement un terrain privé près de Heathrow depuis 2010 où ils ont créé une communauté, qui ressemble beaucoup à une ZAD française, qu’ils appellent Grow Heathrow. La justice britannique a donné raison au propriétaire des lieux et a ordonné aux occupants illégaux de quitter le terrain, ce que ces derniers ont refusé de faire jusqu’à présent. Il existe d’ailleurs des connexions entre la ZAD de Notre-Dame-des-Landes et Grow Heathrow.
Les zadistes
« Barrage de sivens : Rémi Fraisse “n’était pas un militant radical de l’écologie” », nouvelobs. com, 27 octobre 2014.
En janvier 2016, la consultation de cette base de données indiquait qu’aucun thèse n’avait été soutenue ou était en préparation sur le thème des ZAD, des zadistes ou de la zad de Notre-Dame-des-Landes.
Il est difficile de définir qui sont les « zadistes ». On l’a bien vu lors du décès de Rémi Fraisse. Pouvait-on considérer celui-ci comme un zadiste en tant que tel ? A priori, c’était la première fois qu’il se rendait sur une « zone à défendre » et, selon le témoignage de son père recueilli par iTélé, il s’était rendu sur la ZAD « un peu en touriste, avec sa copine16 ». Par ailleurs, les groupes formant un Black Bloc qui étaient présents la nuit du décès de Rémi Fraisse et qui se sont battus avec les forces de l’ordre étaient-ils des zadistes ou bien des éléments extérieurs à la ZAD ?
Il est sans doute bien délicat de pouvoir le dire, d’autant qu’en ce qui concerne les zadistes et ce qui se passe à l’intérieur d’une ZAD, on se heurte rapidement à un manque d’informations fiables. Les informations relatives aux zadistes sont tout d’abord de seconde main. À ce jour, il existe a priori peu de recherches académiques sur ce sujet, du moins si l’on consulte les bases de données d’articles de revues non militantes (Cairn, Persée…) ou encore la base de données de theses.fr17. On doit donc s’appuyer soit sur des informations militantes, soit sur les reportages effectués par les médias, c’est- à-dire sur des informations qui ne sont pas toujours très fiables.
En se basant uniquement sur des sources médiatiques, on risque en effet de se heurter à un certain nombre de biais dans la couverture des ZAD. Certains médias peuvent être tentés de mettre l’accent en premier lieu sur les actes violents ou des comportements « déviants ». D’autres, au contraire, peuvent avoir la tentation de mettre en avant certains personnages hauts en couleur, même s’ils peuvent très bien ne pas être très représentatifs des zadistes. Enfin, les médias qualifiés de « libres » par les zadistes ou les très nombreux films-documentaires engagés tendront, de leur côté, à présenter une image idyllique des ZAD et de leurs occupants dans une optique militante.
Qui sont les zadistes ?
Il existe une ZAD légale dans la région d’Agen. Elle est légale car elle s’est implantée sur le terrain privé d’un agriculteur à sa demande pour lutter contre un projet de ZAC.
« Présentation de “tant qu’il y aura des bouilles” », version du 19 janvier 2015.
Zadist, « Appel à occupation ZAD du Testet », 3 février 2014.
Blog du collectif de lutte contre l’aéroport de notre dame des Landes, « Qui sommes-nous ? »
Ibid.
« Présentation des collectifs existants », 28 novembre 2014.
Voir infra.
« Collectifs contre l’aéroport et son monde », 23 février 2013,
Les zadistes s’opposent à divers projets d’aménagement en occupant la plupart du temps de façon illégale18 des territoires sur lesquels ces projets doivent se réaliser pour bloquer leur mise en œuvre et s’efforcent de mettre en place dans ces espaces dits « libérés » des idées et des pratiques alternatives au nom d’un « autre modèle de société » par rapport à une société qu’ils perçoivent comme progressiste, ou « croissanciste », consumériste, techniciste et productiviste et, plus largement, par rapport au système capitaliste.
Ce sont des individus qui sont généralement organisés par groupes d’affinités et qui sont souvent réunis dans des collectifs spécifiques. C’est le cas, par exemple, du collectif “Tant qu’il y aura des bouilles”, créé en octobre 2013 et qui a occupé une ancienne ferme (la Métairie neuve) sur la zone d’aménagement de la retenue d’eau de Sivens avant de lancer un appel en faveur de la création d’une « zone à défendre ». Il affirme bien entendu lutter « contre le barrage de Sivens et contre le monde qui le produit19 » par l’occupation du site et le recours à ce que les militants qualifient d’« action directe non violente » en s’inspirant de l’« expérience de la ZAD de Notre- Dame-des-Landes ». Ce collectif est aussi à l’origine de la création de la ZAD du Testet sur la base d’un Appel à occupation lancé en janvier 201420 : « Le collectif “Tant qu’il y aura des bouilles” appelle celles et ceux qui refusent ce monde à venir construire dans les arbres et habiter la zone [du Testet] pour bloquer le projet jusqu’à son annulation ».
Les collectifs sont très nombreux du côté de la ZAD de Notre-Dame-des- Landes. L’un des principaux est le Collectif de lutte contre l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes (CLCA). Celui-ci est « né d’une volonté commune de militant(e)s de se réunir au sein d’un collectif, avec pour principe central d’amplifier la lutte radicale contre le projet d’aéroport de NDDL [Notre- Dame-des-Landes]21 ». Parmi ses objectifs, il mentionne notamment qu’« avec les nombreux autres militant(e)s et les occupant(s) de la ZAD, nous souhaitons amplifier le processus d’occupation de la ZAD22 ». Sur le site Internet des « occupants de la ZAD23 », on peut trouver également de nombreux collectifs « agricoles » liés à l’initiative « Sème ta ZAD24 ». Enfin, ont été créés un peu partout en France, mais aussi en Belgique, de très nombreux collectifs s’opposant au projet d’aéroport de Notre-Dame-des- Landes et de soutiens aux opposants et à la ZAD25.
Mais les zadistes, ce sont aussi des médias qui peuvent prendre la forme de sites Internet, de radios, comme la radio pirate Radio Klaxon de la ZAD de Notre-Dame-des-Landes, qui émet sur la même fréquence que la radio autoroutière de Vinci, l’opérateur de l’aéroport, ou de journaux, tel que ZAD News, distribué tous les lundis après-midi à Notre-Dame-des-Landes.
Absence de profil-type du zadiste
« Zone à défendre »
Par exemple, et de façon non exhaustive, les reportages de francetvinfo.fr sur les militants du Testet (Sivens) diffusé le 29 octobre 2014, de liberation.fr (Sivens, 31 octobre 2014), de rue89.nouvelobs.com (Sivens, 2 novembre 2014), de france24.com/fr/ (Notre-Dame-des-Landes, 17 novembre 2014), de tempsreel. nouvelobs.com (Notre-Dame-des-Landes, 10 et 12 décembre 2014, et roybon, 14 décembre 2014), de lemonde.fr (Roybon, 14 décembre 2014) ou de liberation.fr (Sainte-Colombe-en-Bruilhois, dans le Lot-et-Garonne, 18 décembre 2014, et Sivens, 21 décembre 2014).
Même si les zadistes présentés dans les reportages sont souvent assez jeunes, ils ne le sont pas tous, loin de là, comme différentes enquêtes journalistiques ont pu le montrer.
Hervé Kempf, notre-dame-des-Landes, seuil, 2014.
Cité par Hervé Kempf, cit., p. 74.
Marie-Lys Lubrano, « Gentils anarcho-écolos ou “jihadistes verts” : qui sont les zadistes ? », com, 10 novembre 2014.
Hervé Kempf, cit., p. 85.
« Nous sommes une multitude de groupes et d’individus avec des idées communes mais aussi beaucoup de différences26 ». C’est ainsi que le site des occupants de la ZAD de Notre-Dame-des-Landes présente les zadistes. Il paraît, en effet, bien difficile de tenter d’établir un profil-type ou un portrait- robot du zadiste, que ce soit en termes d’âge, d’origine sociale, d’orientation idéologique ou, par exemple, de position vis-à-vis des actions violentes. Le zadiste moyen n’est donc ni le gentil jeune naturaliste soucieux de la pérennité de l’habitat des oiseaux que l’on voit dans certains reportages, ni le marginal montré dans d’autres avec une canette de bière à la main et un chien, et qui veut « casser du flic ».
Cela n’empêche pas pour autant de tenter d’identifier qui sont les zadistes en se basant principalement sur les nombreux reportages effectués par la presse27. Il semble tout d’abord que l’investissement des personnes se trouvant dans une ZAD soit à géométrie variable. On peut tenter d’identifier à ce propos quatre catégories.
Il y a celles et ceux qui y restent longtemps – les résidents – et qui paraissent être donc de fait les plus impliqués. Il y a celles et ceux qui y sont seulement de passage quelques jours, que l’on pourrait qualifier de zadistes par intermittence, qui peuvent même travailler et venir quelques jours dans une ZAD pendant leur temps libre, les week-ends et lors de leurs congés. Il y a celles et ceux que l’on pourrait désigner de compagnons de route, souvent des riverains de la ZAD qui peuvent apporter aux zadistes, de façon régulière ou seulement de temps en temps, une aide matérielle et/ou un soutien moral. Enfin, il y a les curieux, qui viennent y passer quelques heures ou un week-end. C’était semble-t-il le cas de Rémi Fraisse et de son amie sur la ZAD du Testet.
Le profil qui revient néanmoins souvent dans les témoignages dont font état les médias est celui d’un jeune (20-30 ans)28 qui ne se sent pas bien dans la société actuelle et qui décide de s’en extraire en choisissant de « vivre autrement ». Dans son ouvrage29, Hervé Kempf indique aussi que beaucoup de « résidents » au sein de la ZAD de Notre-Dame-des-Landes sont jeunes. Mais ce sont aussi des étudiants, des personnes qui ont milité dans de nombreuses associations, voire des partis politiques, ou qui ont décidé à un moment donné de quitter la ville pour la campagne et de vivre au plus près de la nature en exerçant une activité agricole ou bien un métier manuel. Un zadiste de Notre-Dame-des-Landes parle d’ailleurs à propos de la ZAD de « zone de non-droit » permettant d’« établir un refuge pour les marges30 ». D’autres encore vont jusqu’au bout de la démarche de « sortie » de la société en décidant tout simplement de vivre dans une forêt.
Socialement, deux catégories semblent néanmoins se détacher au sein des ZAD. La première est celle des jeunes issus de classes moyennes, qui ont fait des études supérieures pour nombre d’entre eux. Léa, une zadiste de la ZAD du Testet, indique ainsi qu’« on est un mouvement de petits Blancs, il n’y a aucun Noir, aucun Arabe parmi nous. Malgré les différences de nos parcours, on vient globalement tous de milieux aisés. Ce n’est pas un hasard : on a le temps et l’opportunité de s’intéresser aux questions écologiques alors que dans les quartiers populaires, ils se prennent les violences policières toute la journée, ils ont d’autres priorités. Nous, on est dans une logique de précarisation volontaire ; eux, ils sont dans une injonction d’intégration permanente. La lutte est devenue un luxe31 ». La seconde catégorie est celle des individus qui sont surnommés « les arrachés ». D’après un texte rédigé par des zadistes eux-mêmes32, ceux-ci sont décrits comme des marginaux en rupture avec la société, « qui viennent d’une culture de la rue, qui peuvent se retrouver à faire la manche sur la route, ou qui volent des bagnoles ; qui trimballent des casseroles juridiques au cul (du sursis, un casier, des interdictions de territoires, etc.) ».
Enfin, il semble tout aussi délicat de tenter d’établir un profil idéologique type des zadistes. On y trouve ainsi des individus qui se réfèrent à l’écologie, à l’anarchisme, à l’anticapitalisme, à la décroissance, au féminisme, au luddisme (anti-technologie), etc. Il est cependant à noter que, d’après le journaliste Hervé Kempf, le seul point commun entre les zadistes serait non pas l’anarchisme ou l’altermondialisme, mais bien l’anticapitalisme33.
La lutte contre les « grands projets inutiles »
Les « zones à défendre » constituent une articulation assez originale, du moins en France, entre des actions dites de résistance, consistant à bloquer la réalisation d’un certain nombre de projets d’aménagement au nom de la lutte contre les « grands projets inutiles imposés » (GPII), et la mise en œuvre d’alternatives au sein de communautés autogérées.
Les « grands projets inutiles imposés »
Camille, Le Petit Livre noir des grands projets inutiles, Le passager clandestin, en fait, il est difficile de savoir qui a rédigé cet ouvrage, puisqu’il est indiqué que « Camille est l’auteur de ce livre écrit à mille mains ».
Ibid., p. 16.
« Présentation de “tant qu’il y aura des bouilles” », version du 19 janvier 2015.
Camille, cit., p. 10.
Ibid., p. 26.
Ibid., p. 10.
Ibid., p. 25.
Ibid., p. 10.
Ibid., p. 11.
Ibid., p. 16.
Ibid.
Le dénominateur commun des zadistes et des personnes qui les soutiennent est de lutter contre ce qu’ils appellent donc les « grands projets imposés inutiles ». Les zadistes ou assimilés ont d’ailleurs rédigé en 2014 un ouvrage sur ce thème intitulé Le Petit Livre noir des grands projets inutiles34.
Les zadistes critiquent en premier lieu les projets d’aménagement en raison de leur impact environnemental en dénonçant la destruction d’espaces naturels, comme des forêts ou des zones humides (Notre-Dame-des-Landes, Sivens…), mais aussi de leur impact agricole compte tenu de l’artificialisation de terrains agricoles qu’occasionnent ces constructions (ZAD Patate). Ils considèrent ces projets comme « inutiles », compte tenu des infrastructures déjà existantes, notamment en matière de transport, et « démesurés35 ». Ces GPII sont aussi vus comme « imposés », à partir du moment où, selon les zadistes, le point de vue des opposants et des citoyens n’est pas suffisamment pris en compte alors même qu’ils tendent à délégitimer les études officielles d’experts. Ils estiment ainsi que la réalisation de ces projets sert avant tout les intérêts d’entreprises multinationales avec la complicité de l’État français et des collectivités territoriales via des partenariats public-privé (PPP). Enfin, ces projets sont souvent perçus par les zadistes comme « dépassés ». Ils seraient, d’après eux, le symptôme d’un « monde finissant36 » ou du
« manque d’imagination de décideurs politiques qui s’accrochent aux vieilles recettes des trente glorieuses, devenues vingt ans plus tard, les “cinquante gaspilleuses”37 ». Or, de leur point de vue, les « vieilles recettes d’un productivisme déclinant produisent les mêmes catastrophes écologiques et sociales : déplacement de populations locales, artificialisation des terres agricoles, pollution des cours d’eau, destruction de la nature qu’on recrée de manière artificielle, destruction d’emplois38… ».
Les zadistes appellent en conséquence à un « changement de paradigme39 » en souhaitant rompre avec un « modèle consumériste, climaticide et énergivore40 ». Pour eux, « la crise est systémique41 » et les réponses apportées à la crise économique avec ces « projets coûteux, obsolètes, inutiles et destructeurs » contribuent à engendrer « des situations pires encore que celles qu’elles prétendent résoudre42 » alors que « les grands projets d’infrastructures sont pour la plupart, pour ne pas dire tous, incompatibles avec l’urgence climatique43 ».
Ils s’opposent ainsi à ce qu’ils estiment être deux mythes, celui qui relie infrastructures de transport et développement économique et celui des grands travaux pour lutter contre la crise économique. Ils prônent, au contraire, une quête systématique de la proximité en luttant contre l’« étalement urbain », en relocalisant les activités et en mettant en place des « circuits courts44 ».
Ce concept de GPII est loin d’être uniquement porté par les zadistes. En France, des organisations comme Attac ou Agir pour l’environnement y font désormais référence de façon explicite. Ce n’est pas non plus une préoccupation seulement franco-française, puisqu’un Forum des grands projets inutiles est également organisé à l’échelle internationale depuis 2011. Le second forum s’est d’ailleurs déroulé à Notre-Dame-des-Landes en 2012. Enfin, le concept de « grands projets imposés inutiles » a été « reconnu » en tant que tel lors du Forum social mondial de Tunis de 2013 à travers la Charte de Tunis.
L’alternative zadiste
D’après un zadiste cité par Le Monde, dans les « zones à défendre », « on n’est pas seulement dans une contestation du système, on recherche, on construit et on propose un mode de vie alternatif45 ». Hervé Kempf46 explique ainsi qu’à Notre-Dame-des-Landes, « on n’attend plus le grand soir, on s’active tout de suite au petit matin, et tant pis si le crépuscule n’advient pas ». C’est la raison pour laquelle, selon lui, « la ZAD [de Notre-Dame-des-Landes] a capté un imaginaire de l’alternative en lui donnant un contenu concret : “Eh oui, il est possible de vivre autrement”47 ».
Une zone d’expérimentation tous azimuts
Une « zone à défendre » permet en effet de mettre en œuvre une véritable zone en transition. Le concept de ville, de village, de quartier ou de territoire en transition a été élaboré par le Britannique Rob Hopkins dans l’objectif de sortir de la dépendance vis-à-vis des énergies fossiles en privilégiant une transition énergétique et, plus globalement, ce qu’il appelle la « résilience locale » dans une logique de décroissance. La première expérience de transition a été tentée en 2006 dans la petite ville de Totnes, dans le sud- ouest de l’Angleterre. Les initiatives de ce type se sont multipliées puisqu’on en dénombre plus de 2.500 dans le monde, dont 150 en France.
Les auteurs du Petit Livre noir des grands projets inutiles parlent ainsi à propos des zadistes d’« un véritable petit peuple de l’écologie et de la transition, qui expérimente grandeur nature, la permaculture, fabrique éoliennes et fours solaires, invente de nouvelles formes de démocraties horizontales, etc.48 », en estimant que les ZAD représentent une « convergence » entre ces villes en transition et l’opposition aux GPII. Le collectif Plaines-Terres, à l’origine de la ZAD Patate, dans les Yvelines, explique ainsi, dans un courrier envoyé au préfet des Yvelines le 23 août 2013, que « fort du projet que nous présentons alliant intérêt économique, intérêt social et préservation du patrimoine agricole de ces plaines, nous accompagnerons et soutiendrons dans la durée cette initiative pour que la plaine de Montesson soit définitivement connue comme un des premiers endroits de transition tant énergétique qu’écologique49 ».
Plus largement, une ZAD est une véritable zone d’expérimentations en tous genres, mais plus particulièrement des idéaux de la décroissance. Hervé Kempf cite ainsi plusieurs zadistes de Notre-Dame-des-Landes qui estiment qu’« il s’agit d’expérimenter la survie dans un esprit de coopération50 » (Lucinde) et qu’au sein de la ZAD, « on applique la décroissance51 » (Alphonga). Hervé Kempf explique d’ailleurs lui-même que « la frugalité est la logique de la ZAD, imposée par la modestie des ressources, mais pleinement assumée – voire revendiquée52 ».
Les cinq piliers de l’alternative zadiste
Emmanuel Daniel, Le tour de France des alternatives, seuil, 2014, 100.
Sylvain Mouillard, art. cit.
En outre, au sein des zad, des riverains apportent souvent de la nourriture et des boissons aux des « glaneurs » récupèrent aussi des produits invendus dans les poubelles de la grande distribution.
Voir « Semons l’avenir d’un territoire en lutte »,
« Deux ans après le départ des flics – point sur les quelques grandes dynamiques à l’œuvre sur la zad de notre-dame-des-Landes », 1er avril 2015. La « zone travaux » correspond aux terres des agriculteurs qui ont accepté de céder leurs terrains à l’opérateur de l’aéroport (Ago, une filiale de Vinci). Elles n’ont plus été cultivées depuis 2012.
Cité par Grégory Souchay, « À la zad du Testet, on n’oublie pas l’essentiel : on sème », net, 8 décembre 2014.
Emmanuel Daniel, cit., p. 97.
Ibid., p. 93.
Ibid., p. 95.
Ibid., p. 98.
Ibid.
Hervé Kempf, cit., p. 89-90.
Cette alternative zadiste s’articule principalement autour de cinq éléments. Le premier est bien évidemment la vie en collectivité, même si le passage de la théorie à la pratique n’est pas toujours aisé. Ainsi, d’après le journaliste- militant Emmanuel Daniel, au sein de la ZAD de Notre-Dame-des-Landes, de nombreux zadistes se plaignent du manque d’implication de certains d’entre eux dans les tâches collectives53. Une sorte de contre-société se met néanmoins en place au sein de cette ZAD. Un article de Libération publié en décembre 2014 mentionne ainsi l’existence à Notre-Dame-des-Landes d’une « Maison des enfants » où plusieurs accouchements ont eu lieu, d’une « université populaire autogérée », mais aussi d’un groupe d’écoute pour les personnes ayant des difficultés psychologiques ou bien souffrant d’addictions à la drogue54.
La base de cette alternative reste tout de même la quête d’une autonomie, et notamment d’une autosuffisance sur les plans alimentaire et énergétique. Sur une ZAD, les activités principales sont, dans un premier temps, la construction d’un habitat autonome, à l’aide de matériaux de récupération, mais aussi généralement d’une sorte de « mirador » pour prévenir l’arrivée des forces de l’ordre. Certains zadistes vivent ainsi dans des camions, des caravanes ou des camping-cars, tandis que d’autres construisent leur propre cabane, de façon plus ou moins élaborée, y compris dans les arbres, ou leur yourte. D’autres peuvent aussi résider dans des maisons ou des fermes abandonnées sur les sites d’occupation.
Ensuite, ce sont les activités agricoles, visant à nourrir les membres de la communauté en toute autonomie, qui tendent à primer55. Ainsi, selon l’émission Enquête exclusive diffusée sur M6, « la ZAD [de Notre-Dame- des-Landes] aurait atteint l’autosuffisance alimentaire ». Elle produirait plus de 30 tonnes de pommes de terre par an sur plusieurs dizaines d’hectares. Selon les zadistes, la ZAD de Notre-Dame-des-Landes produirait aussi des légumes, des céréales panifiables, des légumineuses, du lait et du fromage et aurait des moutons, des chèvres, des vaches (qui ont été offertes aux zadistes par des agriculteurs opposés à l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes), etc.56 Ces activités, souvent menées en collaboration avec ces mêmes agriculteurs, sont aussi un moyen stratégique auquel les zadistes ont recours pour pérenniser la « zone à défendre ». Ainsi, l’opération « Sème ta Zad ! », lancée en avril 2013 suite à la réoccupation des lieux opérée par les zadistes de Notre-Dame-des-Landes, a visé à remettre collectivement les terres en culture. Ensuite, les zadistes ont lancé des « actions d’occupation par des semis collectifs ou des plantations de haies […] avec les paysan-ne-s installées sur la ZAD et aux alentours pour reprendre des terres qui étaient mises en “zone travaux” AGO (Aéroports du Grand Ouest, société concessionnaire du projet d’aéroport) ou attribuées à des agriculteurs qui collaborent avec le projet57 ». Les activités agricoles sont devenues par conséquent une sorte d’instrument de la désobéissance civile. La Zad Patate, dans la plaine de Montesson, dans les Yvelines, a procédé de la même manière. En avril 2013, les membres du collectif Plaines terres ont décidé d’occuper un terrain en friche se situant entre une voie de circulation et le parking d’une enseigne vestimentaire pour s’opposer à l’implantation d’une « zone d’aménagement concerté » (ZAC) et à un projet de déviation de la RD121 par la création d’un jardin collectif, la ZAD Patate, où ils ont planté un champ de pommes de terre.
Les zadistes mettent bien entendu l’accent sur des pratiques agricoles alternatives et écologiques, ou bien anciennes, en dehors de toutes contraintes légales. Au sein de la ZAD du Testet, les zadistes entendaient ainsi « planter des variétés de blé ancien à la volée, puis travailler la terre en traction animale58 ».
Un troisième élément de cette alternative est la prédominance des rapports non marchands entre les individus présents sur une ZAD. Selon un zadiste de Notre-Dame-des-Landes cité dans Le Tour de France des alternatives, « l’idée n’est pas de faire des bénéfices, nous sommes dans une logique d’entraide59 ». L’exemple typique est, de ce point de vue, l’organisation d’un « non-marché » le vendredi sur la ZAD de Notre-Dame-des-Landes. On peut y trouver des légumes cultivés sur la ZAD, mais aussi des fromages, du lait et du pain produits par les zadistes eux-mêmes. Le principe sur ce « non- marché » est une « participation libre » : chaque personne présente peut contribuer à la caisse commune en fonction de ses moyens et/ou de ses envies. En effet, le quatrième élément est une économie du partage, davantage basée sur le troc que sur les échanges monétaires. On peut voir ainsi dans l’émission Enquête exclusive une pancarte au sein de la ZAD de Notre- Dame-des-Landes qui mentionne : « Dépôt de nourriture en accès libre » où l’on peut trouver également des vêtements et même de la lingerie. Ce partage vaut aussi pour les connaissances. Emmanuel Daniel parle à propos de la ZAD de Notre-Dame-des-Landes d’« une école à ciel ouvert60 » où « chacun est tour à tour professeur et élève61 ». Malgré tout, derrière l’image paradisiaque qui peut être donnée par certains médias, la réalité est souvent plus crue. Ainsi, Damien, zadiste de la ZAD de Notre-Dame-des-Landes, explique que « Sur la ZAD, le “tout appartient à tous” ne marche pas62 ». On y déplore ainsi de nombreux vols.
Enfin, le cinquième et dernier élément de cette alternative zadiste réside dans le refus, typiquement libertaire, de toute forme de hiérarchie et de pouvoir (et donc de porte-parole ou de leader officiel), l’obsession de l’« horizontalité » et des décisions prises collectivement par consensus lors de réunions et d’assemblées générales régulièrement organisées. Encore une fois, la réalité semble aussi souvent éloignée de la pratique puisque, selon Emmanuel Daniel, ces réunions au sein de la ZAD de Notre-Dame-des- Landes, par exemple, attirent peu de monde et certains se plaignent même d’une « tendance aiguë à la réunionnite » ou des « “joutes rhétoriques” qui parasitent les rencontres et les font durer des heures63 ».
Au-delà d’un storytelling souvent idyllique dans la bouche et les écrits des militants, il convient malgré tout de noter à quel point les conditions de vie sur une ZAD sont difficiles. Comme le dit un zadiste cité par Hervé Kempf, « vivre de rien, sortir du monde marchand, du marché du travail, c’est bien ponctuellement, ça devient plus compliqué si ça dure, si on est plus nombreux, si on devient vieux et malade… parce que cela signifie également pas de retraite, pas de sécu, pas de service public, école, hôpital64 ». C’est, semble-t-il, le prix à payer pour cette sortie volontaire de la société.
De quoi le zadisme est-il le nom ?
En premier lieu, peut-on parler d’un zadisme ? C’est sans doute trop tôt pour le dire. Néanmoins, les « zones à défendre » et les zadistes présentent plusieurs singularités. La première est d’établir une sorte de synthèse de trois courants radicaux : l’anticapitalisme, l’écologie radicale et l’anarchisme. La seconde est de lier leur rejet du « système » à la mise en œuvre d’une alternative ici et maintenant qui consiste à sortir du système. La troisième est de ne pas s’attaquer au « système » de front, comme pouvaient le faire les altermondialistes en manifestant lors de sommets internationaux, mais à ses marges, tout en ayant certainement davantage d’influence sur celui-ci que n’en avaient les altermondialistes. Enfin, la quatrième est d’incarner de façon concrète cette critique du « système » à travers un rejet de projets d’aménagement du territoire et du monde qui les ont produits, selon leur expression.
Le fer de lance de la contestation du « système »
Sylvain Mouillard, « Naissance d’une ZAD “légale” dans le Lot-et-Garonne », liberation.fr, 18 décembre 2014.
Ce phénomène est-il appelé à durer ? Là aussi, il est difficile de répondre à cette question. On s’aperçoit néanmoins que ce phénomène, à partir de l’expérience de la ZAD de Notre-Dame-des-Landes, tend à s’étendre sur le territoire français, et même au-delà, et qu’il opère une grande séduction sur le monde militant. On peut même affirmer que les zadistes jouent actuellement le rôle de fer de lance en France de la contestation du système économique et social, comme ont pu l’être à un moment donné les mouvements altermondialistes, tel Attac. Leur attractivité aux yeux des contestataires est liée certainement en partie au fait que les ZAD ont réussi là où les altermondialistes ont échoué, notamment sur deux points.
Tout d’abord, les zadistes réussissent à « bloquer » le système, au moins sur certains projets d’aménagement, au point que, selon Ben, zadiste de la ZAD près d’Agen, cité par Libération, « aujourd’hui, quand les préfets apprennent qu’une ZAD est en train de se lancer, ils ont peur65 », alors que les altermondialistes n’ont pas du tout réussi à modifier le cours de la mondialisation dans le sens qu’ils souhaitaient. Le second point concerne la mise en œuvre d’une alternative : pendant que les altermondialistes se réunissent encore au sein des forums sociaux pour tenter de définir une alternative à la « mondialisation libérale », les zadistes, eux, mettent en œuvre la leur de façon concrète. En clair, si Attac reste cantonnée à la recherche fondamentale alors que l’association altermondialiste vise, selon ses statuts, « la reconquête, par les citoyens, du pouvoir que la sphère financière exerce sur tous les aspects de la vie politique, économique, sociale et culturelle dans l’ensemble du monde66 », Notre-Dame-des-Landes en est aux travaux pratiques au sein d’un laboratoire d’application de la réappropriation par les « citoyens » de leur pouvoir. La réussite des ZAD aux yeux des militants est donc d’allier l’« efficacité » des Faucheurs volontaires dans la « résistance » au système et l’attractivité de la « commune libre » à la manière de Christiana, à Copenhague, en ayant le sentiment d’être une avant-garde de cette contestation et de participer à une expérience assez unique de « pionnier » du monde de l’après-capitalisme, de l’après-pétrole (ou carbone) et de l’après-croissance.
Un symptôme de différentes évolutions de la société française
Voir sur ce sujet Emmanuel Daniel, cit. ; Bénédicte manier, un million de révolutions tranquilles, Les Liens qui libèrent, 2012 ; et Isabelle Fremeaux et John Jordan, Les sentiers de l’utopie, La découverte, 2012.
Par ailleurs, on peut estimer que ce phénomène zadiste et la multiplication des contestations de projets d’aménagement un peu partout sur le territoire français sont appelés à durer car ils semblent être les symptômes de trois évolutions récentes en France. La première réside dans le fait qu’une partie de la société française, notamment les jeunes, ne semblent plus croire aux valeurs dominantes de la société et à leur capacité à pouvoir s’y intégrer, et sont tentés de choisir une exit option. En l’état actuel des choses, ils ne croient plus à l’amélioration possible de la situation économique et sociale du pays, notamment sur le front du chômage – c’est la thématique du déclin –, ni à l’idée d’ascenseur social et à celle selon laquelle le mérite a encore une quelconque valeur – c’est la grande crainte du déclassement social, notamment au sein des classes moyennes –, ni à la sincérité, à l’honnêteté et même à la compétence des élites politiques et économiques et au fonctionnement de la démocratie représentative – c’est la critique de l’« oligarchie » faite par de nombreux militants.
Un certain nombre de Français en tirent la conclusion que la seule solution est de s’extraire volontairement de cette société, par exemple en partant vivre à l’étranger ou en sortant de la société de consommation.
Pour certains, les ZAD et les résistances face aux projets d’aménagement peuvent être aussi interprétés comme un symptôme supplémentaire des blocages de la société française face à un certain nombre d’évolutions économiques et technologiques. Cette société, mais aussi ses élites, paraissent en effet comme « tétanisées » face à ces évolutions en étant tentées par une sorte de « précautionnisme », le principe de précaution étant érigé en principe cardinal, et une obsession du « risque zéro », notamment en termes de santé et d’environnement, au risque de nuire fortement à toute forme d’innovation. Le phénomène zadiste est à la fois symptôme et accélérateur de cette forme d’inhibition collective.
Enfin, les ZAD sont aussi le symptôme d’une multiplication des alternatives67 ces dernières années, notamment mises en place au sein de communautés autogérées et qui visent à développer l’économie sociale et solidaire, l’économie collaborative, le modèle coopératif, le système d’échange local (SEL), les monnaies alternatives, l’agriculture citadine, les énergies renouvelables, etc. Si les ZAD en sont une version radicale ou bien dénaturée, selon les points de vue, ces alternatives sont néanmoins le reflet d’une montée du pouvoir des individus et de la société civile qui entendent de plus en plus s’autoréguler en dehors de la sphère étatique et marchande car ils tendent à considérer que la solution aux problèmes du pays ne passe plus par l’État ou le marché, mais par leur auto-organisation. Les initiatives libertaires, comme le projet de villes flottantes du Seasteading Institute, aux États-Unis, ou plus mainstream, comme l’association Bleu Blanc Zèbre (BBZ) de l’écrivain Alexandre Jardin, tendent à montrer que ces alternatives ne sont pas uniquement écologistes et/ou décroissantes.
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