Les zadistes (2) : la tentation de la violence
Un mode opératoire original
Une doctrine de la « riposte graduée »
Le recours à la violence
Des actions illégales avec quelquefois un recours à la force
Une confusion fréquente entre violence et non-violence
Des Black Blocs aux eco-warriors
Les mystérieux hommes en noir du Black Bloc
Une importation en France des pratiques des écoguerriers ?
Tensions et addictions au sein des ZAD
Les fléaux de l’alcool et de la drogue
Tensions, assistanat et entraves à la liberté de la presse
Une importante capacité de nuisance
Des dérives inquiétantes
La question du choix du modèle économique pour le pays
Résumé
Les « zones à défendre » (ZAD) et les zadistes ont beaucoup fait parler d’eux ces dernières années. Ce fut tout notamment le cas à l’occasion de la ZAD de Notre-Dame-des-Landes, dont les occupants luttent depuis plus de cinq ans contre le projet d’aéroport près de Nantes. Les zadistes ont été également au cœur de l’actualité suite au décès, en octobre 2014, d’un militant écologiste au sein de la ZAD du Testet, dans le Tarn. Ils suscitent néanmoins de très forts clivages et de nombreuses interrogations.
Les ZAD et les zadistes possèdent, en effet, plusieurs zones d’ombre. Les principales sont l’illégalité des occupations, transformant les « zones à défendre » en de véritables « zones de non-droit » sur le territoire national, ainsi qu’un rapport des zadistes à la violence qui est très ambigu et le recours à cette même violence de la part des éléments les plus radicaux en leur sein, avec un questionnement plus spécifique sur le rôle joué par les individus qui agissent en formant un Black Bloc et sur l’importation éventuelle en France des techniques des écoguerriers.
La multiplication un peu partout en France des « zones à défendre » et des formes de contestation de projets d’aménagement soulève en définitive une question de fond, celle du choix du modèle de société que nous voulons : souhaitons-nous une société axée sur la croissance ou bien sur la décroissance, alors qu’une infime minorité s’arroge le pouvoir d’appliquer de facto une transition écologique dans une partie du territoire et d’imposer sa vision décroissante aux autres soi-disant au nom des intérêts supérieurs de la planète ?
Eddy Fougier,
Politologue, chargé d’enseignement à Audencia Business school, à Sciences Po Aix-en-Provence et à Sciences Po Lille, et chercheur associé à l’Institut de Relations Internationales et Stratégiques (IRIS)
Pour une analyse détaillée des ZAD et des zadistes, je me permets de renvoyer à ma première note, Les zadistes (1) : un nouvel anticapitalisme, Fondation pour l’innovation politique, avril 2016.
Interview accordée à France info le 28 octobre 2014.
Hervé Kempf, notre-dame-des-Landes, seuil, 2014, 80.
Pascal Bruckner, « La tyrannie des idéologues verts s’oppose à la légitimité démocratique », Le Monde, 4 novembre 2014.
Cité in « La Fnsea dénonce les “djihadistes verts” d’un mouvement “bien organisé” », terre-net.fr, 29 octobre 2014.
Entretien sur LCP, 26 novembre 2014.
Les « zones à défendre » et les zadistes1 sont des thématiques extrêmement clivantes. Certains considèrent les zadistes comme des mouvements de résistance qui luttent contre de « grands projets inutiles imposés » et « leur monde ». Ils dénoncent en premier lieu les « violences policières » commises à leur encontre, a fortiori suite au décès de Rémi Fraisse en octobre 2014 sur la ZAD du Testet. On se souvient, par exemple, de Cécile Duflot, qui a voulu faire observer une minute de silence à l’Assemblée nationale le 4 novembre 2014 lors de la séance des questions au gouvernement, ce que le président de l’Assemblée, Claude Bartolone, a refusé, et qui a affirmé sur France Info après le drame : « Depuis quarante-huit heures, aucun membre de ce gouvernement, qui avait théoriquement fait de la jeunesse une priorité, ne s’est exprimé pour présenter ses condoléances, pour dire qu’il regrettait ce qui s’est passé. Nous sommes face à une situation intolérable et qui va finir par être une tache indélébile sur l’action du gouvernement2. » Les pro-ZAD louent également les alternatives qui se mettent en place au sein des « zones à défendre » et l’atmosphère générale qui y règne de leur point de vue. Hervé Kempf, par exemple, parle dans son ouvrage sur Notre-Dame-des-Landes de la « poésie » qui émane de la ZAD3.
D’autres, au contraire, n’ont pas de mots assez durs pour condamner « la tyrannie des idéologues verts », comme le fait le philosophe Pascal Bruckner4, ou le « djihadisme vert », selon les termes du président de la FNSEA Xavier Beulin5, ou encore une « forme de terrorisme vert », expression employée par la députée apparentée PS de l’Aisne Marie-Françoise Bechtel6. Ils tendent ainsi à assimiler les zadistes à des groupes radicaux mus par une idéologie rétrograde, principalement autour de la thématique de la décroissance et de l’écologie radicale, qui ont développé en toute impunité des « zones de non- droit » sur le territoire français et une importante capacité de nuisance en s’opposant à nombre de projets.
Cette note ambitionne de revenir sur les différents sujets de controverse qui existent autour des « zones à défendre » et des zadistes : leurs méthodes d’action, les dérives violentes, le rôle joué par les éléments les plus radicaux, les tensions et addictions que l’on peut observer au sein de ces territoires et, enfin, leur capacité de nuisance.
Un mode opératoire original
Ce sujet est développé dans notre première note, Les zadistes (1) : un nouvel anticapitalisme, art. cit.
Les « zones à défendre » constituent une articulation assez originale, du moins en France, entre des actions dites de résistance, consistant à bloquer la réalisation d’un certain nombre de projets d’aménagement au nom de la lutte contre les « grands projets inutiles imposés7 » (GPII), selon ce que l’on pourrait appeler, en reprenant un concept de l’OTAN durant la guerre froide, une doctrine de la « riposte graduée », et la mise en œuvre d’alternatives au sein de communautés autogérées.
Une doctrine de la « riposte graduée »
Marie-Lys Lubrano, « Gentils anarcho-écolos ou “djihadistes verts” : qui sont les zadistes ? », com, 10 novembre 2014.
Malou Boisson, « J’ai interviewé un mec, il est revenu à l’état sauvage », 17 février 2015, wea- remc.eu.
Inspection générale de la gendarmerie nationale (IGGN), rapport d’enquête administrative relative à la conduite des opérations de maintien de l’ordre dans le cadre du projet de barrage de Sivens (Tarn), ministère de l’intérieur, décembre 2014, p.5.
Malou Boisson, art. cit.
IGGN, art. cit., p. 5.
Ibid.
Malou Boisson, art. cit.
Ibid.
L’objectif des zadistes est, en effet, de faire en sorte de ralentir au maximum la réalisation concrète des projets d’aménagement contre lesquels ils luttent, pendant que les collectifs d’opposants dits « légalistes », eux, tentent d’obtenir leur arrêt d’un point de vue juridique, en recourant à des actions de plus en plus directes et de plus en plus violentes. Il existe donc une sorte de division du travail entre zadistes et autres opposants, mais aussi, à l’intérieur même des ZAD, en fonction des compétences des uns et des autres. Au sein de la ZAD du Testet, qui luttait contre le projet de retenue d’eau de Sivens, il existait ainsi une « équipe légale » chargée des questions juridiques (recours, plaintes), une « équipe médicale » composée d’étudiants infirmiers et de volontaires formés aux premiers soins, et une structure appelée « Info Zad », qui gérait les relations avec les médias et répercutait également les informations sur les arrestations ou les manifestations à venir8.
Les premiers moyens utilisés par les zadistes sont d’ordre juridique, notamment sur la base des expériences acquises dans les squats, comme l’explique un zadiste de la ZAD du Testet : « La première chose qu’on fait, c’est d’aller chercher le cadastre et d’utiliser la loi sur les habitations. On fait une déclaration d’habitation pour dire qu’il y a des personnes qui vivent à cet endroit. On avait un lieu, la métairie, un ancien corps de ferme abandonné. On commence une procédure en disant qu’il y a des gens qui habitent ici depuis plus de 48h. Ça nous donne un certain laps de temps où, sur cette parcelle-là, ils ne peuvent rien faire parce qu’ils sont obligés de passer par une procédure d’expulsion, donc par un tribunal. Or la justice est extrêmement lente. Il y a plein de petits recours, plein de petits traquenards qui font qu’on peut gagner une semaine ou deux par-ci par-là9. » Le rapport d’enquête administrative rédigé par la gendarmerie suite aux événements de Sivens et au décès de Rémi Fraisse mentionne ainsi, à propos de la ZAD du Testet, que « d’octobre 2013 à l’été 2014, l’opposition au projet est le fait de quelques dizaines de militants écologistes non violents plaçant leurs actions essentiellement sur le plan juridique. Il s’agit principalement d’occupations illicites de parcelles en tirant avantage des lourdeurs administratives pour obtenir une ordonnance d’expulsion, sur un périmètre géographique restreint ne permettant pas une interdiction de l’ensemble du site du futur chantier10 ». Ensuite, d’autres zadistes tentent d’occuper le terrain en cherchant autant que faire se peut à ralentir les travaux, par exemple le travail des bûcherons qui veulent déboiser la zone du Testet ou l’avancée des forces de l’ordre. Selon le même zadiste du Testet, « il y a un peu de tout dans les gens et les méthodes. On a des clowns activistes qui essaient de faire rire. […] Ils font des actions non violentes, par exemple ils s’accrochent aux gendarmes, ils font des chaînes humaines, tout ce qu’il faut pour ralentir, mais sans utiliser la violence. Après il y a des grimpeurs, des personnes qui construisent leur cabane ou mettent un hamac dans un arbre. Du coup, ils sont obligés d’envoyer une équipe spéciale pour les décrocher. Ça leur fait perdre aussi beaucoup de temps. Enfin, il y a les plus violents qui essaient de faire en sorte que les gendarmes n’avancent pas. Si les gendarmes n’avancent pas, les machines ne peuvent pas avancer11 ». Le rapport gendarmerie nationale explique, de son côté, qu’à partir du mois d’août 2014 avec en ligne de mire l’« échéance du 1er septembre marquant le début du déboisement […], les opposants mettent dorénavant en œuvre une stratégie de harcèlement quotidien des forces de l’ordre, des élus locaux favorables au projet, des fonctionnaires du conseil général et des entreprises participant aux travaux12 ». D’après les auteurs du rapport, « la tactique des opposants radicalisés » est la suivante : « Les plus violents viennent au contact des GM [gendarmes mobiles] et les harcèlent, mais dès que les gendarmes passent à l’action pour sécuriser le chantier et ses ouvriers, les meneurs se retirent et mettent en avant des opposants non violents (écologistes, clowns, badauds…) généralement inconnus de la gendarmerie et de la police, qui s’interposent entre les forces de l’ordre et les radicaux. […] Tout intervalle dans le dispositif des gendarmes est exploité et fait l’objet d’une concentration immédiate des efforts des activistes (opération de type Black Bloc)13. »
Le rapport des forces entre zadistes et forces de l’ordre est néanmoins a priori très déséquilibré, compte tenu de l’équipement la plupart du temps dérisoire des premiers : « C’est cailloux contre flashballs14 », comme l’affirme un zadiste. En revanche, les zadistes de Notre-Dame-des-Landes semblent, eux, disposer d’une arme redoutable, à savoir le soutien d’agriculteurs locaux, car ceux-ci « peuvent sortir leur tracteur, bloquer les routes, et ça c’est vraiment efficace. C’est de la lutte non violente. Et quand il y a 10 tracteurs sur une route, on ne passe pas15 ».
Le recours à la violence
Les principaux reproches effectués à l’encontre des ZAD et des zadistes concernent bien entendu l’illégalité de l’occupation des lieux et le recours à la violence par les éléments les plus radicaux au sein des zadistes et/ou en provenance de l’extérieur et, plus largement, le fait que ces lieux soient devenus des zones de non-droit. Les zadistes revendiquent d’ailleurs cette volonté de sortir de la sphère d’influence de l’État mais aussi de la sphère marchande. Dans un communiqué de presse « ZAD partout ! » de la ZAD de la haute vallée de l’Aude, les zadistes déclarent : « Si nous voulons voir exister ce nouveau monde nous ne pouvons que rejeter les diktats de l’État et ainsi refuser de nous abaisser devant toute forme de soumission. Aussi, nous ne reconnaissons plus l’État français comme légitime !16 »
Des actions illégales avec quelquefois un recours à la force
Le recours à la violence est également une évidence, même si les zadistes parlent de façon systématique de « désobéissance civile » et d’« actions directes non violentes » (ADNV) et même si certains rejettent l’amalgame effectué entre les zadistes et de soi-disant « éléments agitateurs » extérieurs. Benoît Hartmann, le porte-parole de l’association France Nature Environnement, à laquelle appartenait Rémi Fraisse, dénonce ainsi un tel amalgame : « Il s’agit d’un grand mélange des genres entre les militants écologistes et un certain nombre d’éléments agitateurs que vous retrouverez dans toutes les manifestations, quel que soit le sujet, parce qu’il y a toujours des gens qui ont envie d’en découdre avec la police17. »
Qu’en est-il en réalité ? Si l’on se réfère aux catégories qui avaient été établies en 2005 par les politologues Ariane Jossin et Tangui Coulouarn sur les rapports des mouvements protestataires à la légalité et la violence18, on peut estimer que certaines actions menées par les zadistes relèvent à proprement parler de la violence. D’après les deux chercheurs, les activistes peuvent, en effet, avoir recours à trois modes d’action : les actions légales et non violentes, comme la signature de pétitions, la participation à des manifestations, la distribution de tracts, le boycott, la grève et la grève de la faim ; les actions illégales mais ne recourant pas à l’usage de la force, comme une occupation de bâtiments, de logements, de terres ou de terrains, la résistance aux forces de l’ordre ou une entrave à la circulation ; enfin, les actions à la fois illégales et violentes, qui prennent la forme de destruction ou de détérioration de biens matériels, avec souvent une volonté de sabotage et de pressions physiques exercées sur les personnes. Il est évident que la plupart des actions menées par les zadistes sont des actions illégales non violentes (occupation illégale de lieux et résistance aux forces de l’ordre), mais que, dans certaines circonstances, elles peuvent être à la fois illégales et violentes.
Une confusion fréquente entre violence et non-violence
Les « actions directes non violentes » sont des actes menés à visage découvert (les activistes peuvent même prévenir à l’avance les autorités qu’une action va être entreprise) par des individus ou une organisation qui décident de transgresser intentionnellement la loi en vue d’alerter l’opinion publique en prenant celle-ci à témoin d’une situation spécifique jugée scandaleuse et de faire ainsi pression sur la cible qu’ils visent (un État, une autorité publique, une entreprise, une organisation internationale, ) afin qu’elle change de politique, qu’elle revienne sur un projet ou bien une décision.
Christian Losson, Nicolas de La Casinière et Sylvain Mouillard, « Dans l’écosystème zadiste », fr, 31 octobre 2014.
« Être ou ne pas être violent-e telle n’est pas la question », Lèse Béton, n°2, mars 2012, p.2.
Ibid.
Ibid.
Présentation du collectif “tant qu’il y aura des bouilles”, 4 janvier 2015.
« La ZAD de Sivens : une expérience libertaire dans le Tarn », Le Monde libertaire, n° 1753, 23-29 octobre 2014.
Christian Losson, Nicolas de La Casinière et Sylvain Mouillard, art. cit.
Ibid.
Zadist, « Vous avez dit Charlie ? », 20 janvier 2015.
En réalité, le rapport que les zadistes entretiennent avec la violence est à géométrie variable. Cela s’explique en premier lieu par la confusion qui règne sur la notion même de violence qui n’est pas définie de la même manière par les militants, y compris par ceux adeptes des « actions directes non violentes », et les autorités publiques. Pour les activistes, les ADNV19, qui relèvent de la « désobéissance civile », consistent à ne pas chercher à blesser et a fortiori à tuer intentionnellement des personnes, mais cela n’exclut pas loin de là le recours à des actions généralement considérées comme violentes, par exemple de destruction de biens matériels. On peut penser, de ce point de vue, à l’action des Faucheurs volontaires. Les activistes établissent ainsi une distinction stricte entre une violence physique, qu’ils disent rejeter, et une violence matérielle, qu’ils tendent à tolérer et même dans certaines circonstances à instrumentaliser. Or, en France, d’après l’article 322-1 du Code pénal, « la destruction, la dégradation ou la détérioration d’un bien appartenant à autrui est punie de deux ans d’emprisonnement et de 30.000 euros d’amende, sauf s’il n’en est résulté qu’un dommage léger ». La peine (trois ans) et l’amende (45.000 euros) sont encore plus lourdes lorsque le bien en question est destiné à l’utilité publique et appartient à une personne publique et a fortiori lorsque les destructions, dégradations et détériorations sont dangereuses pour les personnes.
Au bout du compte, la différence entre actions violentes et ce que les activistes considèrent comme « actions non violentes » n’apparaît ainsi pas toujours aussi clairement à partir du moment où les actions sont illégales et où il y a une destruction de biens. Ainsi, par exemple, Aurélien, un zadiste de la ZAD du Testet, interrogé par Libération, se demandait : « Jeter des pierres et des canettes sur des Robocops [forces de l’ordre], est-ce vraiment de la violence ?20 »
Les zadistes tendent en outre à rejeter les clivages entre violence et non- violence opérés, d’après eux, par la « pensée dominante ». Selon une argumentation somme toute assez traditionnelle dans le milieu militant, ils tendent tout d’abord à dénoncer la violence de l’État, plus précisément la violence des forces de l’ordre, et, au-delà, la violence de tout un système : « À Notre-Dame-des-Landes, la prétention bureaucratique construit la réalité de toutes pièces, faisant fi d’un territoire et de ses habitants-e-s […]. Les certitudes des aménageurs ne souffrent aucune discussion […]. La violence d’un tel processus est systématiquement occultée, parce que “légal”, parce qu’avançant sous couvert de “légitimité démocratique”21 ». Ils tendent par ailleurs à délégitimer le débat traditionnel sur la violence et la non-violence en considérant que c’est la « pensée dominante » qui définit ce qui est violent et ce qui ne l’est pas : « Alors, qu’est-ce qui est violent ? Qu’est-ce qui ne l’est pas ? À ces questions nous préférons celles-ci : Qui décide de ce qui est violent ou pas ? À qui profite cette définition ?22 »
Les zadistes en concluent que « ne pas se limiter dans nos moyens de lutte et promouvoir une diversité de tactiques nous paraît alors plus riche et plus efficace. N’oublions pas, à ce sujet que les mouvements “pacifistes” anticolonial en Inde ou antiségrégationniste aux États-Unis (dont Gandhi et Martin Luther King étaient respectivement les figures emblématiques) doivent aux autres groupes de résistance ne se réclamant pas de l’idéologie non violente23 ». C’est également la position du collectif “Tant qu’il y aura des bouilles” de la ZAD du Testet. Celui-ci « se fixe peu de limites quant aux formes d’actions et cherche plutôt la ou les plus adéquates en fonction de la situation et de l’objectif. En lutte contre un système, pas contre des personnes, et respectueux du vivant dans son ensemble, il maintient sa méthode d’action directe non violente, mais sans se désolidariser de celles et ceux qui choisissent d’autres moyens d’action24 », c’est-à-dire notamment les actions violentes perpétrées par ceux qui agissent en formant un Black Bloc. Cela signifie que, de façon implicite, pour les zadistes, les actions violentes sont appelées à servir leur « cause ». Un militant libertaire reconnaît d’ailleurs qu’au sein de “Tant qu’il y aura des bouilles” « actions non violentes et actions insurrectionnelles cohabitent sans difficulté25 ».
En définitive, il n’y a pas chez les zadistes, d’un côté, les purs non-violents, qui se présentent par exemple nus ou déguisés en clown devant les forces de l’ordre, et, de l’autre, les groupes violents cagoulés agissant en formant un Black Bloc. La différence entre violence et non-violence apparaît donc plus comme une différence de degré que de nature. Ainsi que l’affirme un activiste, « il n’y a pas les gentils Bisounours d’un côté, qui se déguisent en arbres vivants, et les méchants masqués, qui caillaissent des flics : ce raisonnement simpliste tient de la construction médiatique26 ». Certains zadistes peuvent ainsi passer de la non-violence à la violence en fonction de la situation. Victoria, une zadiste de la ZAD du Testet, explique ainsi que le recours à la violence, « cela oscille en fonction du moment, de l’humeur, de l’attitude en face27 ».
Enfin, la violence émanant des zadistes peut être aussi verbale. En témoigne, par exemple, un texte publié en janvier 2015 sur le site des occupants de la ZAD de Notre-Dame-des-Landes suite aux attentats contre Charlie Hebdo : « Le terrorisme dénoncé par l’État est à petite échelle ce que l’État fait massivement subir ailleurs », est-il écrit. Et les auteurs de conclure :
« Ni Charlie, ni Coulibaly. Nous ne nous sentons représenté-e-s par aucun “camp” dans cette affaire », avant de terminer par un typique « Que crève l’État, islamique ou pas28 »…
Des Black Blocs aux eco-warriors
Les controverses autour des « zones à défendre » (ZAD) portent aussi sur les actions des éléments radicaux en leur sein ou des éléments qui se seraient greffés à ces zones de non-droit autour de deux questions clés. La première concerne le rôle réel joué par les Black Blocs. La seconde consiste à se demander si, avec les zadistes les plus radicaux, nous ne serions pas en train d’assister à l’émergence d’une version française du mouvement anglo-saxon des écoguerriers ou eco-warriors.
Les mystérieux hommes en noir du Black Bloc
Hakim Bey, zone autonome temporaire, Éditions de l’Éclat, 1997.
Reportage « Écolos, extrémistes ou marginaux : qui sont ces “zadistes” qui défient l’État ? », dans l’émission enquête exclusive diffusée sur M6 le 29 mars 2015.
Fabien Magnenou, « Écologistes, libertaires, utopistes… Qui sont les “zadistes” de Sivens ? », fr, 29 octobre 2014.
C’est à cette occasion que le ministre de l’intérieur de l’époque, Manuel Valls, a mis en cause l’« ultra- gauche » et les « Black Blocs ». D’après le préfet de Loire-Atlantique, les manifestations qui se sont déroulées à Nantes ont été les plus violentes depuis celles qui s’étaient produites lors du sommet de l’OTAN à Strasbourg en 2009, auxquelles avaient participé également des Black Blocs.
IGGN, art. cit., p. 2.
Ibid., p. 9.
Ibid., p.5.
Caroline Beyer, « Les “Black Blocs”, des casseurs expérimentés », lefigaro.fr, 23 février 2014.
« Black Bloc », ou « Bloc noir », est un nom inventé par la police allemande pour désigner des petits groupes éphémères d’anarchistes ou d’« autonomes » qui se forment depuis les années 1980 et agissent de façon souvent très violente, en particulier lors de manifestations, le visage masqué et vêtus de noir en formant un groupe compact, un « bloc ». Ils visent généralement deux cibles : les symboles honnis du capitalisme et ceux de l’État, en particulier les forces de l’ordre. S’ils sont souvent assimilés à des « casseurs » ou à des « hooligans », ils n’agissent pas uniquement par goût de la violence ou par appât du gain. Ils se fondent avant tout sur une réflexion politique, la plupart du temps de nature anarchiste, et aspirent à créer des « zones autonomes temporaires », à savoir des espaces dits « libérés » au sein desquels les règles de l’État et le capitalisme ne s’appliquent plus de façon temporaire. Le principe des « zones autonomes temporaires » (TAZ en anglais, pour « Temporary Autonomous Zone ») a été arrêté par le philosophe américain Peter Lamborn Wilson, plus connu par le pseudonyme de Hakim Bey, auteur de TAZ. Zone autonome temporaire29. Cette idée d’enclaves autonomes s’inspirerait en particulier des « utopies pirates », ces communautés autonomes créées par des pirates, comme la République indépendante pirate de Salé au XVIIe siècle, au Maroc.
Pour les zadistes, l’expression « Black Bloc » renvoie avant tout à une « technique de combat » face aux forces de l’ordre dans certaines circonstances. Un zadiste de la ZAD du Testet filmé en caméra cachée pour l’émission Enquête exclusive explique ainsi que « Black Bloc, c’est une technique de combat. À partir du moment où tu es en noir et où on voit pas ton visage, tu es un Black Bloc. C’est une technique de combat qui justement fait que tu peux reconnaître personne30 ». En octobre 2014, un autre occupant de la même ZAD expliquait dans un reportage de francetv.info : « Les Black Blocs, ce n’est pas un mouvement, comme le raconte Manuel Valls. Chacun peut en être. Moi, ça m’est déjà arrivé. Je ne suis pas là pour caillasser du flic, mais quand ils viennent, je me défends31 ».
Des individus formant un Black Bloc étaient ainsi présents sur la ZAD du Testet le jour du décès de Rémi Fraisse. Dans la nuit du 25 au 26 octobre, de violents affrontements ont en effet opposé les activistes, dont certains étaient cagoulés, aux forces de l’ordre. Ils étaient également présents lors des manifestations violentes qui se sont déroulées à Nantes en février 201432, à Gaillac en octobre 2014 ou à nouveau à Nantes et à Toulouse en février 2015. À Toulouse, lors des affrontements, deux symboles assez typiques chez les activistes réunis en Black Bloc ont été ainsi particulièrement visés : le capitalisme et la finance (bureau de change, agence bancaire, DAB), ainsi que les forces de l’ordre. À Gaillac, près de Sivens, lors des manifestations en hommage à Rémi Fraisse, le monument aux morts de la ville a été détérioré par les manifestants les plus violents, tandis que des drapeaux français ont été brûlés sur la place de la Libération.
Le rapport de l’Inspection générale de la gendarmerie nationale rédigé suite au décès de Rémi Fraisse parle à propos de la situation à Sivens à partir de la fin du mois d’août 2014 d’« affrontements d’une rare violence33 ». Il mentionne, par exemple, la présence dans la nuit du 24 au 25 octobre d’« environ 150 manifestants radicaux équipés de protections (casques, masques, boucliers) et qui emploient des projectiles de toutes sortes (cailloux lancés à l’aide de frondes et de lance-pierres puissants aux montants plantés en terre, mortier artisanal, cocktails incendiaires)34 ». Les auteurs du rapport en concluent d’ailleurs que « le niveau de violence [à Sivens] dépasse celui rencontré à Notre-Dame-des-Landes par la sophistication des moyens employés (mortiers, bouteilles d’acide, piégeages de barricades, herses artisanales). […] Un guide à l’usage des zadistes est saisi le 11 septembre […] à Sivens, dans lequel sont notamment expliqués les modes de fabrication et d’utilisation d’engins explosifs et incendiaires35 ».
Qui sont ces individus formant un Black Bloc ? Il est bien entendu difficile de le savoir, mais selon les services de renseignements cités dans un article du Figaro en février 2014, les Black Blocs seraient un noyau dur de 450 à 500 individus : « Le gros de ces troupes, composé de nihilistes gravitant pour la plupart dans la mouvance autonome parisienne, est complété par des activistes issus de sections grenobloises ou toulousaines menant croisade contre les nanotechnologies, des militants situationnistes ou encore des radicaux venant de Rouen, un des berceaux des contestataires du mouvement Sud36 ».
Une importation en France des pratiques des écoguerriers ?
Voir notamment Paul Watson, Manuel de l’éco-guerrier, actes sud, 2015. Paul Watson est l’un des cofondateurs de Greenpeace.
Ariane Jossin et Tangui Coulouarn, art. cit.
En février 2002, devant le congrès, intervenant sur le thème de la « menace de l’écoterrorisme » (« threat of eco-terrorism »), James Jarboe (FBI) parle d’un terrorisme spécifique à propos de ces groupes qu’il qua- lifie de « special interest terrorism », dont la violence vise à « forcer des segments de la société, y compris le grand public, à changer d’attitude à propos d’enjeux considérés comme importants pour leurs causes » (« to force segments of society, including the general public, to change attitudes about issues considered important to their causes »). Cette forme de terrorisme concerne également les groupes radicaux anti-avortement ou anti-nucléaire.
Yves Calvi, « Sivens, Notre-Dame-des-Landes, center Parc : zoom sur la “terreur verte” », rtl.fr, 8 décembre 2014.
Ibid.
Olivier Auguste et Emmanuelle Ducros, « Notre-Dame-des-Landes, Sivens, Roybon : enquête sur la terreur verte », lopinion.fr, 4 décembre 2014.
http://zad.nadir.org/iMg/pdf/adresse_aux_entreprises_en_ingenierie_ecologique.pdf
Nina Godart, «Notre-Dame-des-Landes : quand les “anti” intimident les entreprises », bfmtv.com, 14 novembre 2014.
« Communiqué suite au blocage de la 4 voies Nantes-Rennes », 19 juillet 2014.
IGGN, art. cit., p. 14.
Ibid., p. 5, note 9.
« La ZAD de Sivens : une expérience libertaire dans le Tarn », art. cit.
Il s’agissait d’un projet de tunnel routier entre la France et l’Espagne. Celui-ci a été finalement inauguré en janvier 2007.
Alain-Marc Delbouys, « Lisle-sur-Tarn. Éric Pétetin “l’indien” d’Aspe en renfort à Sivens », ladepeche.fr, 26 avril 2014.
Malou Boisson, art. cit.
Une autre question importante qui se pose à propos des zadistes est de savoir si nous ne serions pas en train d’assister à une importation en France des pratiques des écoguerriers (eco-warriors)37. Ces derniers se réfèrent notamment aux actions menées dans le monde anglo-saxon par des organisations écologistes radicales clandestines (comme Animal Liberation Front ou Earth Liberation Front), qui sont même signalées aux États-Unis comme terroristes, et qui entendent mettre fin aux abus perpétrés sur les animaux et à leur exploitation par des actions de sabotage visant des entreprises de l’industrie de la fourrure, des abattoirs ou des laboratoires de recherche, mais aussi des entreprises dont les activités sont perçues comme nuisibles à l’environnement. Ces actions de sabotage peuvent prendre la forme de destruction ou de détérioration de propriétés et de biens matériels, mais aussi de harcèlement du personnel des entreprises incriminées et de leurs actionnaires et de « libération » d’animaux captifs. Dans les catégories définies par Ariane Jossin et Tangui Coulouarn dans leur article38, leurs agissements relèvent à l’évidence d’actions illégales et violentes. Aux États- Unis, on parle à ce propos d’« écoterrorisme », défini par le FBI comme « l’utilisation ou la menace d’utiliser la violence de manière criminelle, contre des individus ou des biens, par un groupe domestique d’orientation écologique, pour des raisons politiques liées à l’environnement39 ».
Sommes-nous face à un tel cas de figure en ce qui concerne les zadistes ou bien y a-t-il une menace de dérive écoterroriste en France ? Si l’on en croit Éric Dénécé, directeur du Centre français de recherche sur le renseignement, « à Sivens, nous avons vu des gens ultraviolents, mais il n’y a pas eu d’actes terroristes, comme c’est le cas aux États-Unis ou en Grande-Bretagne40 ». Il note cependant que, « depuis le milieu des années 2000, on voit les germes de ce radicalisme en France. On observe beaucoup d’éléments d’origine anglo-saxonne à Notre-Dame-des-Landes comme à Sivens41 ».
Différents témoignages tendent à montrer que l’on se rapproche ainsi de plus en plus des modes opératoires de ces écoguerriers, sans pour autant tomber dans des actions de type terroriste. Ainsi, un article de L’Opinion de 2014 décrit les types d’actions entreprises par les éléments les plus radicaux autour de la ZAD de Notre-Dame-des-Landes : « Des locaux envahis ou parfumés au purin, des camions et engins de forage vandalisés, des serrures engluées, la maison d’un chef d’entreprise taguée de la mention “on t’a trouvé”, des pneus crevés, des employés harcelés, des disques durs et des dossiers volés, du matériel scientifique brisé, des poteaux électriques détruits. Sur un chantier, une fausse bombe. Et même un charmant cercueil rempli de vieux ossements, livré à domicile42. »
Le responsable de la scierie chargée du déboisement dans la forêt de Chambaran, à Roybon, affirme, quant à lui, dans l’émission Enquête exclusive diffusée sur M6, qu’outre les agressions verbales, les dégâts occasionnés sur le chantier par des « hommes en cagoule qui ont tout saccagé sur leur passage » s’élèvent à plus de 100.000 euros. Par ailleurs, les dirigeants de plusieurs dizaines de sociétés de la région nantaise ont reçu un courrier les menaçant de façon explicite s’ils postulaient à l’appel d’offres relatif à un accès routier au futur aéroport. Celui-ci contient en annexe un « Rappel des incidents, sabotages, délits et perturbations dont diverses entreprises liées au projet d’aéroport ont fait l’objet », ainsi qu’une menace ouverte de racket : « Si vous décrochez l’appel d’offres n°14-134622, vous ferez sans doute vous aussi l’objet d’un “suivi” qu’il vous faudra compenser financièrement. Par conséquent, nous ne saurions trop vous conseiller de réfléchir deux fois avant de répondre à cet appel d’offres, l’intégrité de votre entreprise pourrait en être gravement affectée, ainsi que celle de votre assureur43. » L’auteur du courrier, Alain Michelin, président de l’association Du bordel pour l’Ouest, est domicilié à l’adresse suivante : ZAD, bocage de Notre-Dame-des-Landes. Le site BFM Business indique que, pour ce type de menaces, les peines encourues peuvent aller jusqu’à deux ans d’emprisonnement et 30.000 euros d’amende44. Une plainte a d’ailleurs été déposée. Le même Alain Michelin avait revendiqué une autre action sur le site radical Indymedia Nantes en juillet 2014 où il expliquait que « l’action d’hier [blocage d’une route entre Nantes et Rennes] n’est qu’un avant-goût de ce qui pourrait se passer au niveau régional […] en cas de tentative de travaux ou d’expulsion sur la ZAD45 ».
Le rapport d’enquête de l’Inspection générale de la gendarmerie nationale suite au décès de Rémi Fraisse fait état, quant à lui, d’une « radicalisation progressive des opposants à la retenue d’eau46 », en établissant la liste des moyens utilisés par les manifestants à Sivens – obstacle piégé avec bouteille de gaz, piégeage électrique sur bouteille de gaz, herse de fortune sur chemin forestier ou sur route, préparation de cocktail Molotov – et des actions commises – Algeco incendié, dégradation de monuments publics, dégradation de pylônes ERDF de 20.000 volts, dégradation du pont du Tescou, que les éléments radicaux ont tenté de détruire dans la nuit du 3 au 4 septembre à l’aide d’un marteau-piqueur et « en essayant de faire exploser une bouteille de gaz47 ».
Une vidéo du site Vice News montre ainsi une bombe à gaz fixée à une barricade qui a été installée par les zadistes sur la ZAD du Testet48. Un zadiste interrogé dans cette vidéo explique qu’il s’agit d’une fausse bombe dont l’objectif est de faire perdre du temps aux forces de l’ordre : « L’idée c’est que, si la police pense que c’est une vraie bombe, elle va devoir regarder toutes les bombes avec une équipe spéciale. Ils vont perdre une demi-journée. » Néanmoins, lorsque le journaliste demande au militant si certaines bombes à gaz sont vraies, celui-ci répond de façon évasive : « Je ne sais pas. Je ne crois pas. Peut-être une, mais juste une petite. Tout ça pour dire, elles ne sont pas toutes connectées. » La même vidéo montre, par ailleurs, que les zadistes ont également creusé la route et installé des barres d’acier dans le sol pour empêcher à la police de passer en crevant les pneus des véhicules.
Un autre zadiste de la même ZAD liste lui aussi différentes actions menées à Sivens qui ne sont pas très éloignées des pratiques des écoguerriers : « Déplacement des repères de niveau des bûcherons diminuant ainsi la zone à défricher, cloutage sur certains arbres et utilisation de fil de fer barbelé pour user plus rapidement voire endommager les machines, enfouissement de carcasses d’électroménager dans le sol pour compliquer le curage de l’humus49 ».
Enfin, certains zadistes se présentent explicitement comme des eco-warriors. Éric Petetin, l’un des « héros » de la lutte contre le tunnel de Somport dans les années 1990 dans la vallée d’Aspe, dans les Pyrénées50, et « résident » de la ZAD de Notre-Dame-des-Landes, affirme dans un entretien accordé à La Dépêche du Midi51 s’inscrire dans le mouvement des eco-warriors né dans le monde anglo-saxon au nom du principe selon lequel « plus un hectare de nature ne doit être perdu ». Il se définit lui-même comme « l’écologiste le plus condamné de France ». Il l’a été soixante fois et a été emprisonné à sept reprises.
Guilhem, un eco-warrior de la ZAD du Testet, se réfère à un « écologisme à tendance anarchiste et végétalienne » et dit recourir au sabotage : « Si on veut défendre un espace, il faut un temps pour tout. D’abord essayer les méthodes légalistes, puis la lutte non violente, et si ça suffit pas, il faut pouvoir contrebalancer. On essaie juste de ralentir ou de saboter les machines pour empêcher qu’ils ne déforestent. Personne n’est fondamentalement violent, c’est juste que la violence découle de la situation parce qu’on fait preuve de violence contre nous et contre les espaces naturels. Du coup y’a un moment on peut juste répliquer de la même manière. Pour contrebalancer52. » Les eco-warriors représentent également un choix de vie, celui d’en revenir à une sorte de vie sauvage, ce qui correspond quelque peu au courant du rewilding. Guilhem explique ainsi comment il vit en forêt – « là, j’ai vraiment trouvé ma place. Un peu loin de tout, en ayant une vie tranquille, simple, mais en restant dans une dynamique militante » –, comment allumer un feu – « tu coupes le champignon [amadou] en deux, tu prends la partie la plus tendre, la plus jeune. Tu l’effiloches un peu pour faire une petite boule. Avec la pierre à feu, tu grattes, là tu as une braise. Quand tu as une braise, tu as du feu, et quand tu as du feu, tu as tout » – ou comment il se nourrit – « pour manger, c’est plus compliqué. Y’a toujours des trucs à manger mais faut savoir quoi. Il y a l’églantier, les baies de genièvre en hiver. En été, tu trouves des mûres. Pour le reste, tu fais les poubelles et tu retournes dans ta forêt ».
Tensions et addictions au sein des ZAD
Il existe d’autres zones d’ombre au sein des ZAD. On peut en identifier au moins quatre : les addictions à l’alcool et à la drogue ; les tensions entre les résidents des ZAD ; l’assistanat ; et, enfin, les entraves à la liberté de la presse.
Les fléaux de l’alcool et de la drogue
Nicolas Mollé, « Comment les zadistes de Notre-Dame-des-Landes veulent réinventer la politique », lesinrocks.com, 9 novembre 2014.
Parmi ces zones d’ombre, on peut citer en premier lieu l’usage de la drogue et, semble-t-il, l’omniprésence de l’alcool. C’est en tout cas ce que semblent notamment accréditer certains reportages de l’émission Enquête exclusive diffusée sur M6. Ainsi, à Roybon, Romain, un zadiste, explique qu’« il y a des gens qui prennent de l’opium, tu vois. On s’en fout, chacun fait ce qu’il veut… Mais tant qu’il n’y a pas de business, quoi ». Au sein de la ZAD de Notre-Dame-des-Landes, on peut ainsi voir à l’intérieur de la cabane d’un zadiste, à l’entrée de la ZAD, une cinquantaine de pieds de cannabis cultivés grâce à une lampe à sodium. Il existe d’ailleurs au sein de cette même ZAD un groupe d’écoute pour les personnes souffrant d’addictions à la drogue. Les images diffusées par M6 montrent également que les zadistes consomment beaucoup d’alcool. On y voit même un zadiste de la ZAD de Roybon se plaindre d’avoir bu de l’essence la veille. Un article publié sur Notre-Dame- des-Landes en novembre 2014 dans Les Inrocks indique à ce propos que « l’alcool fait des ravages53 » au sein de la ZAD.
On peut également mentionner une hygiène et des conditions sanitaires précaires au sein des ZAD, en particulier l’hiver dans des zones humides (Notre-Dame-des-Landes, Testet). Les images d’Enquête exclusive montrent que « dans la ZAD [du Testet], il y a pratiquement autant de chiens que d’habitants ». À propos de Sivens, les journalistes indiquent qu’« on découvre une sorte de bidonville fait de bric et de broc » où les zadistes vivent « dans la boue et la saleté ». Cette même émission montre également la présence de migrants illégaux au sein de la ZAD de Notre-Dame-des-Landes : six sans- papiers en provenance du Soudan. Les zadistes leur fournissent une aide pour les demandes d’asile et des cours de français.
Tensions, assistanat et entraves à la liberté de la presse
Emmanuel Daniel, Le tour de France des alternatives, seuil, 2014, 101.
Hervé Kempf, op. cit., p. 91.
Zadist, « À propos du “mépris de classe” sur la ZAD », 23 juillet 2013.
Emmanuel Daniel, op. cit., p. 98.
IGGN,op. cit., p. 6.
Louis Morice, « Portraits de zadistes : “Je fais partie des bisounours de roybon” », nouvelobs. com, 14 décembre 2014.
Camille, Le Petit Livre noir des grands projets inutiles, Le Passager clandestin, 2015, quatrième de couverture.
Laure Noualhat, « Camp action climat, le champ des partisans », liberation.fr, 7 août 2009.
Il semble exister également de nombreuses tensions au sein des « zones à défendre », et même parfois une certaine forme de violence entre les zadistes eux-mêmes. Une femme vivant dans une cabane au sein de la ZAD de Notre- Dame-des-Landes se plaint devant la caméra cachée de M6 d’avoir été jugée de façon arbitraire et d’avoir été menacée d’expulsion après avoir été accusée d’avoir brûlé un camion. Un zadiste de la ZAD du Testet affirme, quant à lui, être « le seul à avoir une conscience dotée d’une mémoire » en parlant d’une femme qui a vécu neuf mois dans la ZAD avant de se suicider. Le journaliste- militant Emmanuel Daniel parle aussi à propos de la ZAD de Notre-Dame- des-Landes de « tensions, parfois violentes, entre occupants54 ». Hervé Kempf, de son côté, dans son ouvrage consacré à Notre-Dame-des-Landes55, fait état de tensions qui se sont produites au moment des affrontements de 2012 entre les zadistes résidents et les « guerriers » ou « mecs à chien », termes employés par une zadiste.
On observe ainsi au sein de la ZAD de Notre-Dame-des-Landes des tensions entre zadistes en fonction de leur origine sociale, comme en témoigne un texte zadiste publié en juillet 201356. Ces tensions opposent des personnes appartenant aux classes moyennes instruites, appelées « petit- e-s-bourgeois-e-s » dans le texte, et des marginaux, les « arraché-e-s ». Or, pour les auteurs du texte, « ce qui se joue généralement entre les “arrachés” et les “petits bourgeois” c’est un rapport de pouvoir asymétrique : les petites bourgeoises se considérant comme des personnes plus respectables, plus investies dans la lutte, de “bonnes militantes” ». En outre, « être intello et sortir d’un milieu universitaire dans ce monde c’est être dans une putain de position de privilège, c’est maîtriser le langage des dominant-e-s, c’est jouer les codes du pouvoir, c’est faire sentir aux autres qu’ils/elles ont qu’à fermer leur gueule ».
Une autre zone d’ombre est celle de l’assistanat, c’est-à-dire le fait que les zadistes « vivent souvent au crochet d’une société que, par ailleurs, ils détestent », pour reprendre la phrase du journaliste Bernard de La Villardière dans l’émission Enquête exclusive, en faisant référence au fait que de nombreux zadistes vivraient du RSA ou d’allocations-chômage. Ceci semble être en partie corroboré par Emmanuel Daniel qui fait état de l’idée au sein de la ZAD de Notre-Dame-des-Landes de « collectiviser une partie des RSA (revenu de solidarité active), principale source de revenus sur la ZAD57 ». Enfin, il est beaucoup reproché aux zadistes d’entraver la possibilité pour les journalistes de faire leur métier au sein des « zones à défendre ». Le rapport de l’Inspection générale de la gendarmerie nationale remis suite au décès de Rémi Fraisse indique ainsi, à propos de la ZAD du Testet, que « les gendarmes constatent à plusieurs reprises des entraves au travail des journalistes (contrôle de ce qui est filmé ou photographié, violences verbales et physiques, restrictions de circulation, dégradation de matériel professionnel ou de véhicule). Un journaliste de BFMTV est molesté, des journalistes de France 3 subissent des violences physiques et la dégradation de leur véhicule. Seule une journaliste de M6 ose porter plainte pour la dégradation de sa voiture le 8 octobre. Au cours des affrontements les plus violents de fin août, septembre et fin octobre, les journalistes sont contraints pour leur sécurité de rester au sein du dispositif des forces de l’ordre et sont très souvent pris à partie verbalement, en particulier par des activistes cagoulés qui ne veulent pas être filmés58 ».
Les zadistes tendent en effet à se montrer très méfiants vis-à-vis des médias dits « dominants » et à « contrôler » au maximum l’information diffusée sur les ZAD. Ceci s’explique, si l’on en croit l’un des zadistes de Roybon cité dans L’Obs, par le fait que les médias seraient, d’après eux, « une arme à double tranchant qui a donné une image dans laquelle on ne se reconnaît pas59 ».
Cette méfiance se traduit, par exemple, par le fait que, depuis 2012, les zadistes souhaitent généralement être appelés Camille lorsqu’ils sont interrogés par la presse. Ce prénom neutre, à la fois masculin et féminin, ferait aussi référence à la première militante qui a été mise en examen à Notre-Dame-des-Landes. Les zadistes l’expliquent eux-mêmes dans un ouvrage : « Afin de préserver l’anonymat des opposants tout en évitant les errements d’une médiatisation à outrance de quelques “porte-parole” autoproclamés, les militants ont décidé de toutes et de tous se dénommer Camille60. » Un autre symptôme de cette méfiance réside dans le fait qu’il est souvent impossible pour les journalistes de filmer la « zone à défendre » en caméra non dissimulée ou des zadistes à visage découvert. Pour pouvoir accéder à la ZAD, ils doivent préalablement appeler un numéro de téléphone destiné aux journalistes. Une fois sur place, ils sont cornaqués par une sorte d’« attaché de presse » et, quoi qu’il en soit, ils doivent attendre une décision collective pour savoir ce qu’ils peuvent filmer. Enfin, les photographes doivent payer pour prendre des photos, l’argent récolté étant censé alimenter une « caisse de soutien aux inculpés ». C’est ce qui a fait dire à une journaliste de Libération, quotidien pourtant a priori peu critique à l’égard des zadistes, envoyée par sa rédaction à Notre-Dame-des-Landes en août 2009 lors du Camp action climat : « Au fond de moi, j’ai l’impression d’être partie en reportage en Corée du Nord, toutes choses égales par ailleurs61. »
Une importante capacité de nuisance
En définitive, que doit-on penser du phénomène zadiste ? Il est tout d’abord très difficile de se faire une idée précise de ce qu’est une « zone à défendre » et de ce que sont les zadistes. Les images qui sont renvoyées d’eux sont en effet extrêmement contrastées.
Des dérives inquiétantes
Cité par Sophie Caillat, « Notre-Dame-des-Landes n’est pas le Larzac (même si ça y ressemble) », nouvelobs.com, 17 novembre 2012.
Cité par alain-Marc delbouys, art. cit.
Mais ce que l’on peut dire en premier lieu, c’est que le recours à des actions illégales et à la violence est inacceptable, notamment aux yeux d’une grande partie de l’opinion, qui se montre sensible à ce que le sociologue Erwan Lecœur appelle les « ultra non-violents62 ». L’argument de la désobéissance civile stipulant qu’il peut y avoir quelquefois une infraction à la légalité au nom d’une légitimité qui lui serait supérieure – c’est aussi l’argument des Faucheurs volontaires – n’apparaît pas très audible car cela soulève très rapidement la question de la représentativité, toute relative, de ces groupes. Ensuite, il paraît aussi difficilement acceptable qu’une infime minorité, souvent composée de personnes se situant aux marges de la société, décide d’appliquer de facto une transition écologique dans une partie du territoire, à l’instar des Faucheurs volontaires qui entendent appliquer de facto un principe de précaution à propos des plants génétiquement modifiés cultivés en plein champ, et d’imposer sa vision décroissante à l’ensemble de la société française en rejetant différents projets d’aménagement et ce que les zadistes appellent leur « monde », à savoir le monde du XXe siècle avec son industrie, son agriculture intensive, son urbanisation, ses infrastructures, ses technologies, son monde structuré autour de l’automobile, sa société de la consommation et son individualisme.
On peut d’ailleurs observer trois glissements significatifs, et sans doute préoccupants, des mouvements protestataires précédents, comme l’altermondialisme, vers le zadisme :
- l’« option préférentielle pour les pauvres » et les citoyens est devenue une option préférentielle pour la Terre et la biodiversité ;
- la volonté de retourner au monde des Trente Glorieuses (avec sa régulation étatique et son économie mixte, ou encore son libéralisme et sa mondialisation « encastrés ») est devenue un rejet des Trente Glorieuses, tout particulièrement des « affreuses » années 1970 ;
- le rejet du néolibéralisme et du capitalisme est devenu un rejet de toute forme d’action de l’homme sur la nature et de la modernité en tant que telle, symbolisés par exemple par la volonté d’en revenir à la traction animale sur le plan agricole ou par l’ambition affichée par le zadiste Éric Petetin, qui proclame que « plus un hectare de nature ne doit être perdu63 ».
La question du choix du modèle économique pour le pays
McKinsey global institute, infrastructure productivity: How to save $1 trillion a year, janvier 2013.
Pascal Bruckner, art. cit.
Le zadisme soulève enfin la question du choix de société et de modèle économique que, collectivement, nous voulons opérer pour le pays. Dès lors que le développement économique est intrinsèquement lié à la combustion d’énergies fossiles depuis le début de l’ère industrielle et donc à l’émission de gaz à effet de serre, devons-nous renoncer au développement économique au nom des intérêts de la planète selon les idéaux de la décroissance ou bien envisager une déconnexion entre développement et émission de gaz à effet via des technologies propres et une croissance verte ? C’est une question décisive pour l’avenir de l’économie française et, au-delà, de la planète, mais, à l’évidence, elle ne doit pas être décidée de façon unilatérale par quelques centaines de zadistes et quelques milliers de personnes appartenant à des collectifs opposés aux projets d’aménagement un peu partout dans le pays. Or la grande difficulté à pouvoir développer les infrastructures en France dans ce contexte, qu’elles soient routières et autres, paraît d’autant plus préoccupante que la demande mondiale en infrastructures devrait être croissante dans les années à venir et que, selon une étude du McKinsey Global Institute64, ce serait même l’un des principaux gisements de la croissance de demain, compte tenu de l’urbanisation croissante dans le monde, des besoins des économies émergentes pour permettre à leur population d’avoir accès à des services de base (eau potable, sanitaires, électricité, routes, etc.) et pour soutenir le rythme de leur croissance en évitant les goulots d’étranglement, et enfin du nécessaire renouvellement d’infrastructures de plus en plus vieillissantes et obsolètes dans les pays développés. Cette demande s’élèverait ainsi à 57.300 milliards de dollars d’ici à 2030. Il va donc falloir choisir entre sortir individuellement de la société (capitaliste, marchande, de consommation, etc.) et sortir collectivement de l’histoire car, comme l’indique Pascal Bruckner à propos des zadistes : « Avec une telle mentalité dans les années 1950-1960, on n’eut jamais construit une ligne de chemin de fer, une centrale nucléaire, une retenue d’eau, une usine, et la France serait restée dans le sous-développement consécutif à la Seconde Guerre mondiale65. »
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