Énergie nucléaire : la nouvelle donne internationale
Les principaux enseignements
Liste des principales abréviations et des principaux acronymes
Introduction
L’énergie nucléaire aujourd’hui et demain
L’énergie nucléaire dans le monde
Les économies avancées
Les économies émergentes et en développement
La décarbonation du système énergétique
La complémentarité entre le nucléaire, les énergies renouvelables et les autres technologies
Déclassements, prolongations de durée de vie et remplacements
Marchés de l’énergie, investissements et mécanismes de soutien
Les autres usages énergétiques
Les incidences géopolitiques
Industrie manufacturière et exportation de technologies
Sécurité énergétique, résilience et impact de la crise du Covid-19
Innovation technologique
Radio-isotopes médicaux
Conclusion
Résumé
Depuis des décennies, l’énergie nucléaire est une source majeure de production d’électricité bas carbone, garantissant l’accès de millions de personnes dans le monde à une énergie abordable. Aujourd’hui, l’industrie nucléaire est encore très dynamique. L’année 2018 a ainsi été une année record en termes de capacités mises en service, plus de cinquante réacteurs sont actuellement en construction dans le monde et de nombreux autres sont prévus. L’innovation se poursuit sur de nombreux fronts, des Générations III et IV aux petits réacteurs modulaires, des réacteurs expérimentaux à la fusion nucléaire.
Ces dernières années, le centre de gravité de l’expansion du nucléaire s’est nettement déplacé des économies avancées vers les économies émergentes et en développement. Cette tendance devrait se poursuivre : la part prise dans la capacité nucléaire mondiale par les économies émergentes et en développement va doubler au cours des vingt prochaines années.
Sécurité énergétique, production d’électricité bas carbone et fiabilité sont les éléments essentiels qui sous-tendent le déploiement de l’énergie nucléaire. Celle-ci a également de fortes implications sur le plan économique et sur le plan géopolitique. Propulsées par un programme solide et cohérent de déploiement sur leur territoire, la Russie est actuellement le plus grand exportateur de technologie nucléaire et la Chine est amenée à devenir également un acteur majeur du nucléaire. Les économies avancées, constituant autrefois les principaux acteurs et exportateurs, sont à présent confrontées au vieillissement de leur parc et aux questionnements sur l’opportunité de prolonger la durée de vie de certaines centrales et la nécessité d’en construire de nouvelles.
De nombreux challenges se posent au nucléaire : coûts d’investissement initiaux importants, modes de financement coûteux, allongement des délais de construction et forte opposition de certaines parties de la population qui a pu conduire, en particulier dans certains pays européens, à l’interruption immédiate de programmes nucléaires ou à leur abandon progressif. Face aux défis économiques, des solutions existent, comme le démontrent clairement les cas de la Russie et de la Chine. L’Europe possède le plus grand parc nucléaire du monde, une chaîne d’approvisionnement industriel totalement intégrée et un important écosystème d’innovation.
Pour certaines régions du monde, le fait de ne pas poursuivre ou d’abandonner l’option nucléaire rendra difficile, en termes de coûts comme de calendrier, l’atteinte des objectifs de décarbonation. Un avenir sans carbone exige que toutes les technologies soient mises à profit, et le nucléaire peut prendre part à ces efforts de façon décisive, y compris pour les applications non électriques telles que la production de chaleur, la production d’hydrogène et le dessalement de l’eau. Les décideurs politiques devraient prendre des mesures pour garantir cette contribution de l’industrie nucléaire à un monde décarboné en 2050.
Marco Baroni,
Expert de l’énergie, anciennement responsable de l’analyse de la production d’énergie pour le World Energy Outlook (Agence internationale de l’énergie), actuellement consultant dans le domaine de l’énergie et maître de conférences à l’Institut d’études politiques de Paris (Sciences Po).
Relocaliser en décarbonant grâce à l'énergie nucléaire
Une civilisation électrique (1) un siècle de transformations
Une civilisation électrique (2) vers le réenchantement
Prix de l’électricité : entre marché, régulation et subvention
Vers une société post-carbone
Relever le défi énergétique et climatique en europe : Les propositions de cinq think tanks
L’avenir de l’hydroélectricité
Le nouveau monde de l'automobile (1) : L'impasse du moteur à explosion
Le nouveau monde de l'automobile (2) : Les promesses de la mobilité électrique
Good COP21, Bad COP21 (1) : le Kant européen et le Machiavel chinois
Good COP21, Bad COP21 (2) : une réflexion à contre-courant
Énergie-climat : pour une politique efficace
Transition énergétique européenne : bonnes intentions et mauvais calculs
Politique énergétique française (1) : les enjeux
Politique énergétique française (2) : les stratégies
Les principaux enseignements
Les grands réseaux électriques sont définis ici comme ceux dont la production d’électricité est supérieure à 200 TWh/an.
1. L’énergie nucléaire est toujours très dynamique dans le monde, mais le centre de gravité de son développement s’est déplacé. Entre 1970 et 1999, les trois quarts des nouvelles capacités mondiales ont été mises en service en Amérique du Nord et en Europe, et seulement 6% en Russie et en Sur la période 2000-2019, cette situation s’est entièrement inversée, avec près des deux tiers des capacités mises en service en Chine et en Russie, et seulement 5% en Amérique du Nord et en Europe. Depuis 1990, l’année 2018 a été celle du plus grand nombre de nouveaux réacteurs connectés aux réseaux électriques, 80% d’entre eux se situant en Chine et le reste en Russie.
2. La Chine devrait dépasser l’Europe et les États-Unis vers 2030 en termes de capacité nucléaire installée, s’appuyant principalement sur des technologies domestiques. La Chine et la Russie ont des programmes de développement futur du nucléaire plus robustes et mieux définis que la plupart des économies avancées. Dès le milieu de la prochaine décennie, la capacité de production nucléaire des pays émergents et en développement dépassera celle des économies avancées, quand bien même ces dernières renouvelleraient l’ensemble de leurs capacités nucléaires actuelles.
3. La plupart des grands systèmes électriques recourent à l’énergie nucléaire. Les trois quarts des grands pays consommateurs d’énergie 1 utilisent le nucléaire dans leur mix énergétique. Ils accueillent près de 90% de la capacité nucléaire Le niveau de demande en électricité, la sécurité énergétique, l’innovation technologique, le développement économique et industriel – et donc la souveraineté économique – sont les principaux facteurs présidant à ce choix. Tous les grands acteurs industriels du nucléaire sont issus des dix plus grands systèmes de production d’électricité.
4. L’énergie nucléaire est une option de décarbonation importante dans les stratégies de transition énergétique de nombreux pays. La réalisation des objectifs de l’Accord de Paris nécessitera des efforts sans précédent. Énergies renouvelables, efficacité énergétique, technologies de captage, stockage et utilisation du carbone (dites CCUS), énergie nucléaire : toutes ces solutions ont un rôle à jouer. Limiter l’éventail des choix rendra l’atteinte des objectifs plus difficile et, en fin de compte, plus coûteuse. Le nucléaire fait partie des technologies de production d’électricité qui contribuent le plus à la résilience des systèmes électriques. Il a fait la preuve, en Europe notamment, de son potentiel de flexibilité – un facteur essentiel pour les futurs systèmes électriques.
5. La fabrication de réacteurs à l’échelle industrielle pour les marchés nationaux et internationaux a de fortes implications géopolitiques. Au cours des dix dernières années, les deux tiers du marché international ont adopté les technologies russe et Cette part pourrait encore augmenter avec la place qu’est appelée à prendre l’industrie nucléaire chinoise. Mais l’espace dans lequel s’exerce cette concurrence est vaste : plus de 400 nouveaux réacteurs devraient être construits dans le monde au cours des trente prochaines années. Les économies avancées doivent faire un choix stratégique à cet égard.
6. Dans leurs décisions, les gouvernements devraient évaluer et prendre en compte les risques et les coûts liés à la perte de savoir-faire industriel. L’innovation et la recherche restent fondamentales pour l’énergie nucléaire, que ce soit dans le domaine des petits réacteurs modulaires, des réacteurs Génération IV, de la fusion nucléaire, des réacteurs expérimentaux (pour des usages médicaux, par exemple), mais aussi pour améliorer la maintenance ou l’utilisation du combustible et accroître le potentiel de flexibilité des réacteurs.
7. Le parc nucléaire vieillit : à court terme, de nombreux pays doivent prendre des décisions clés en matière de prolongation de durée de vie des réacteurs ou de nouvelles constructions. Si aucune mesure n’est prise, plus de la moitié du parc nucléaire des économies avancées sera amenée à fermer dans les dix prochaines années. Dans la plupart des pays, la prolongation de la durée de vie des réacteurs est l’option la moins coûteuse pour une production d’énergie bas carbone pilotable, tandis que la construction de nouvelles centrales implique de longs délais d’exécution et, comme l’ont montré certains projets, des coûts d’investissement élevés. Une planification rigoureuse à long terme et un flux constant de nouvelles constructions doivent sans délai être envisagés pour réduire les coûts, tout en offrant davantage de garanties aux investisseurs et de visibilité à l’industrie nucléaire.
8. L’Europe est à la croisée des chemins. Son parc nucléaire est le plus important au monde et l’énergie nucléaire y est la plus grande source de production d’électricité, répondant à un quart de la demande européenne – autant que l’hydroélectricité, l’éolien et le solaire photovoltaïque réunis. L’énergie nucléaire a des implications majeures pour la sécurité énergétique, la décarbonation des systèmes énergétiques, le développement économique, l’innovation, les systèmes industriels et les relations géopolitiques. Elle peut apporter une contribution significative à l’objectif de zéro émission nette de gaz à effet de serre du système énergétique de l’Union européenne en 2050.
Liste des principales abréviations et des principaux acronymes
AIEA/IAEA | Agence internationale de l’énergie atomique/ International Atomic Energy Agency. |
AIE/IEA | Agence internationale de l’énergie/International Energy Agency. |
ARIS | Advanced Reactor Information System (Système d’information sur les réacteurs avancés). |
CCUS | Carbon capture, utilisation and storage (captage, stockage et utilisation du carbone). |
CfD | Contract for difference (contrat sur la différence). |
DoE | Department of Energy (département de l’Énergie, États-Unis). |
DSM | Demand side management (gestion de la demande en énergie). |
EIA | Energy Information Administration (Agence d’information sur l’énergie, États-Unis). |
EPR | European Pressurised Reactor (réacteur pressurisé européen). |
FiT | Feed-in-tariff (tarif de rachat). |
GW | Gigawatt. |
GIEC | Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (Intergovernmental Panel on Climate Change, IPCC). |
Gt | Gigatonne. |
ITER | International Thermonuclear Experimental Reactor (réacteur thermonucléaire expérimental international). |
LCOE | Levelised Cost of Electricity (coût actualisé de l’électricité). |
LWR | Light Water Reactor (réacteur à eau légère). |
MW | Mégawatt. |
NEI | Nuclear Energy Institute (institut de l’énergie nucléaire, États-Unis). |
NRC | Nuclear Regulatory Commission (commission de réglementation nucléaire, États-Unis). |
PPA | Power-purchasing agreements (accord d’achat d’électricité). |
PRIS | Power Reactor Information System (système d’information sur les réacteurs de puissance, issu de l’Agence internationale de l’énergie atomique – AIEA). |
PWR/REP | Pressurised Water Reactor (réacteur à eau pressurisée). |
SDS | Sustainable Development Scenario (scénario de développement durable, issu de l’Agence internationale de l’énergie -AIE). |
SMR | Small Modular Reactor (petit réacteur modulaire). |
VVER | Vodo-Vodianoï Energuetitcheski Reaktor (réacteur de puissance à caloporteur et modérateur eau ou Water-Water Energetic Reactor en anglais). |
ZEC | Zero Emission Credit (crédit d’émission zéro). |
Introduction
La Génération I est constituée des prototypes et des réacteurs qui ont lancé le nucléaire civil dans les années 1950 et 1960 ; la Génération II a débuté à la fin des années 1960 et représente la majorité des réacteurs en exploitation aujourd’hui ; la Génération III comprend des avancées majeures en termes de combustible et de sécurité (voir partie II.3).
Selon la définition du Fonds monétaire international (FMI), les économies avancées comprennent les membres de l’Union européenne, le Canada, la Corée du Sud, les États-Unis, le Japon, leRoyaume-Uni et la Suisse.
L’accident nucléaire de Tchernobyl s’est produit en Ukraine le 26 avril 1986, lors d’un test de sûreté du réacteur numéro 4. Il est considéré comme le pire accident nucléaire de l’histoire de l’énergie nucléaire civile.
L’accident nucléaire de Fukushima Daiichi a eu lieu au Japon le 11 mars 2011, suite au tremblement de terre et au tsunami de Tōhoku. Après cet accident, l’Allemagne a décidé de fermer huit de ses réacteurs nucléaires.
Le premier des quatre réacteurs en construction aux Émirats arabes unis (Barakah 1) a été raccordé au réseau en août 2020.
Depuis longtemps, les décideurs politiques s’efforcent de fournir à leur pays une énergie accessible et abordable. L’importance croissante des enjeux environnementaux, conjuguée à la prise en compte de l’impact potentiellement nocif de certains usages énergétiques, renforce désormais la nécessité d’assurer cette fourniture de façon durable. Aujourd’hui, les deux tiers des gaz à effet de serre émis dans le monde sont liés à l’énergie. Ces préoccupations ont abouti en 2015 à la signature de l’Accord de Paris, avec la volonté de rendre nos modes de production et de consommation d’énergie plus durables. Les systèmes énergétiques sont en constante évolution depuis leur création mais des étapes supplémentaires doivent maintenant être franchies pour atteindre les objectifs de cet accord.
L’énergie nucléaire est une technologie qui a permis d’assurer une électricité abordable et décarbonée pendant des décennies dans plus de 30 pays : on estime à 60 Gt la quantité de CO2 qu’elle a permis d’économiser dans le monde au cours des cinquante dernières années (voir partie II). L’innovation est au cœur de son succès : la recherche et le développement se poursuivent activement avec la conception et le déploiement au niveau mondial de nouveaux réacteurs plus sûrs. Quelque 63 réacteurs ont été mis en service au cours des dix dernières années autour du globe (un tous les deux mois en moyenne) et 50 autres sont actuellement en construction, dont la grande majorité allie les plus hauts niveaux de sûreté et de modernité (de type Génération III 2).
L’énergie nucléaire joue un rôle majeur, non seulement pour la sécurité énergétique et la décarbonation de la production d’électricité mais aussi pour le développement économique, l’industrie de l’énergie, la résilience des systèmes énergétiques (par exemple, pendant la pandémie de Covid-19), sans oublier les aspects géopolitiques de son déploiement. Le nucléaire est particulièrement utile dans les grands systèmes électriques. Dans ces derniers, sans le concours de cette technologie bas carbone, l’atteinte, dans le calendrier prévu, des objectifs de réduction des émissions de carbone peut se révéler très difficile ou fortement compromise, pour ceux qui prévoient de réduire ou d’abandonner progressivement son utilisation. Cette situation peut en outre être accentuée par l’électrification de nouveaux usages et l’augmentation de la demande d’électricité qui en résulte, comme l’exigent de nombreux scénarios visant à contenir le réchauffement climatique « bien en dessous de 2 °C ».
On observe aujourd’hui deux grandes tendances en matière d’énergie nucléaire : les économies avancées 3 disposent d’une part importante de nucléaire dans leur mix énergétique, mais les parcs vieillissent et elles doivent prendre des décisions urgentes concernant la prolongation ou le renouvellement de ceux-ci. D’un autre côté, la part de nucléaire dans le mix électrique des pays émergents et en développement est faible. Ces pays cherchent à agrandir leur parc : plusieurs d’entre eux ont établi de solides plans de déploiement, avec néanmoins pour certains des enjeux de financement.
Ce sont les économies avancées qui ont d’abord déployé l’énergie nucléaire, tant au niveau domestique qu’à l’étranger. Elle leur a permis de soutenir leur développement économique, l’emploi et leur savoir-faire industriel. Pourtant, à présent, la Russie est le plus grand exportateur de technologie nucléaire et la Chine devrait bientôt en devenir un acteur important. Alors que de nombreux pays envisagent désormais de la déployer, cette technologie présente un fort potentiel de développement mais doit relever plusieurs défis.
Quel que soit le pays, la sûreté nucléaire, la gestion des déchets radioactifs et la non-prolifération des armes nucléaires sont des préoccupations fondamentales pour l’opinion publique. Comme l’a prouvé la catastrophe de Tchernobyl en 1986 4, les accidents ont des conséquences économiques et sociétales importantes, faisant fi des frontières. La sûreté est une question à la fois locale, régionale et internationale, et l’acceptation du nucléaire dans l’opinion publique est essentielle pour son déploiement futur. La compétence et l’indépendance des instances de réglementation sont cruciales, tout comme la transparence et la rapidité avec laquelle on communique auprès des populations. Les économies avancées sont depuis longtemps à l’avant-garde dans ce domaine, notamment le Canada, les États-Unis, la France, et les pays scandinaves.
Le recours à l’énergie nucléaire polarise souvent les émotions, avec une partie de la population qui s’y oppose fortement et une autre qui y est favorable. L’accident nucléaire de Fukushima Daiichi en 2011 5 a encore renforcé cette polarisation. Certaines personnes remettent en cause le fait que l’énergie nucléaire puisse être considérée comme une technologie durable et décarbonée, tandis que d’autres estiment qu’elle est résolument une option solide dans la lutte contre le changement climatique.
Ces différentes approches se reflètent dans l’action – ou l’inaction – de nombreux gouvernements. Elles ont contribué au ralentissement du développement de l’énergie nucléaire ces dernières années. Il existe ainsi un large éventail de cas : certains pays, comme l’Allemagne, ont décidé d’accélérer leur abandon progressif de l’énergie nucléaire en raison d’une forte opposition locale. D’autres pays européens, comme la Belgique, la Suisse et l’Espagne, ont l’intention de renoncer au nucléaire, avec néanmoins des approches et des calendriers différents. Certains États ont décidé de poursuivre l’option nucléaire, avec parfois, comme en Chine, un ralentissement dans la mise en œuvre de nouvelles constructions et une transition vers des technologies plus récentes et plus sûres. D’autres pays manifestent un vif intérêt pour l’adoption de la technologie nucléaire : quatre d’entre eux construisent actuellement leurs premiers réacteurs (les Émirats arabes unis, le Bangladesh, la Biélorussie et la Turquie) 6, les autres se trouvant à des stades moins avancés de leur programme. Parmi les gouvernements favorables au nucléaire, certains se heurtent à une forte opposition de la part de l’opinion publique ; d’autres sont confrontés à des problèmes financiers ou de marché, ou bien n’ont pas encore établi de stratégies ou de feuilles de route claires. Dans l’ensemble, le nombre de pays qui souhaitent introduire le nucléaire dans leur mix énergétique – principalement des économies en développement – est égal, sinon supérieur, au nombre de pays qui veulent s’en défaire.
L’aspect économique des nouveaux projets nucléaires est également essentiel. Les dépassements de coûts et l’allongement des délais de construction de plusieurs projets en Europe et en Amérique du Nord ont fait naître des doutes sur la compétitivité économique des nouveaux réacteurs. Il s’agissait là des premiers réacteurs de Génération III construits dans ces pays, et des efforts supplémentaires seront donc nécessaires pour réduire les coûts des futures unités. La Chine, la Russie et la Corée du Sud ont mieux réussi à respecter les estimations de coûts et les délais de construction initiaux, principalement grâce à un flux continu de construction de nouveaux réacteurs – une situation similaire à celle de la France dans les années 1970 et 1980.
Passant en revue l’évolution historique et la situation actuelle de l’énergie nucléaire, cette étude se concentre sur une analyse factuelle, laissant pour la conclusion certaines considérations et recommandations politiques, notamment en ce qui concerne la situation en Europe. Nous y examinons comment l’innovation est essentielle à l’évolution en continu de l’énergie nucléaire, le rôle que cette dernière peut jouer dans la décarbonation du secteur énergétique, les implications géopolitiques du changement des équilibres régionaux et les défis qui attendent les décideurs politiques.
L’énergie nucléaire aujourd’hui et demain
Voir International Energy Agency (IEA), Global Energy Review The latest trends in energy and emissions in 2019, 2020 (rapport téléchargeable).
L’histoire du secteur de l’énergie est celle d’un changement permanent, incluant innovation et perfectionnement des systèmes électriques dans leur ensemble. L’évolution des technologies de production d’électricité est au cœur de cette transformation incessante, mais les réseaux de transport et de distribution et la gestion efficace des usages jouent un rôle important, aujourd’hui plus que jamais.
Initialement fondés principalement sur l’hydroélectricité et le recours au charbon – qui représentaient à eux deux environ 80% de la production mondiale d’électricité en 1950 –, les systèmes électriques ont connu plusieurs transformations majeures au fil du temps. Parmi elles, la production d’électricité à partir de pétrole et l’émergence de l’énergie nucléaire furent les plus importantes au niveau mondial, avant la récente montée en puissance des technologies éoliennes et solaires photovoltaïques (voir graphique 1). La production d’électricité à partir de charbon est restée stable à environ 40% de la production mondiale au cours des cinquante dernières années, pour diminuer à environ 35% en 2019 7, et plus encore en 2020 en raison de la crise du Covid-19. La part de la production à partir de gaz a connu une croissance progressive au niveau mondial, avec une forte augmentation dans certains paysou régions tels que le Moyen-Orient, l’Afrique du Nord, la Russie ou les États-Unis (en particulier au cours des deux dernières décennies et après la révolution du gaz de schiste).
De 1963 à 1973, en dix ans seulement, la production d’électricité à partir de pétrole a fortement augmenté, passant d’environ 9 à 25% de la production mondiale. Cette croissance rapide de la part du pétrole dans la production électrique mondiale a été plus de deux fois supérieure, en points de pourcentage absolus, à celle de l’éolien et du solaire photovoltaïque au cours des quinze dernières années, lesquels ont augmenté globalement d’environ 7 points. Après le premier choc pétrolier de 1973, la part de la production d’électricité à partir de pétrole a commencé à diminuer sensiblement dans de nombreux pays, pour atteindre moins de 4% aujourd’hui.
Graphique 1 : Production mondiale d’électricité par source d’énergie, 1971-2018 (en %)
Copyright :
Fondation pour l’innovation politique – février 2021
Source :
International Energy Agency (IEA), « World Energy Balances », 2020.
Avec le déclin de la production d’électricité à partir de pétrole, une nouvelle source d’énergie a pu connaître une croissance rapide : l’énergie nucléaire est ainsi passée de moins de 2% de la production mondiale en 1970 à près de 18% au début des années 1990, principalement en raison de son expansion rapide dans les économies avancées. La part de la production nucléaire dans le monde a diminué à l’entrée du XXIe siècle. Ceci est dû, d’une part, aux fermetures de réacteurs dans les économies avancées, fermetures non compensées par le rythme des mises en service, et, d’autre part, à la forte augmentation de la demande d’électricité dans les pays émergents et en développement, pour lesquels la part de nucléaire est beaucoup plus faible. Sa part mondiale est désormais stable, à environ 10-11%, depuis l’accident de Fukushima Daiichi en 2011.
Ces dernières années, l’éolien et le solaire photovoltaïque ont connu une croissance rapide à l’échelle mondiale grâce à d’importantes mesures de soutien et à la baisse des coûts. Ceci amorce une troisième vague de transformation du mix électrique mondial. Leurs quinze dernières années de déploiement dans ce mix sont très similaires à celles rencontrées 40 ans plus tôt par l’énergie nucléaire (voir graphique 2). La question de savoir si cette pénétration croissante dans le mix électrique suivra les traces de l’énergie nucléaire ou si elle sera inférieure ou supérieure dépendra essentiellement des investissements futurs et des mesures qui seront mises en place après la crise liée à la pandémie de Covid-19 (voir parties II.3 et III.2).
Graphique 2 : Part du nucléaire et part de l’éolien et du solaire photovoltaïque dans la production mondiale d’électricité, 1963-2019 (en %)
Copyright :
Fondation pour l’innovation politique – février 2021
Source :
International Energy Agency (IEA), « World Energy Balances », 2020 et estimations de Marco Baroni sur la période 1963-1970, fondées sur la capacité nucléaire historique.
L’énergie nucléaire dans le monde
Dans cette étude, tous les chiffres relatifs à la capacité nucléaire sont exprimés en termes de capacité nette, c’est-à-dire après déduction de l’autoconsommation de la centrale.
a) Évolution historique
Si le nucléaire a représenté pendant plusieurs décennies une success-story des économies avancées, il s’opère depuis quelques années un déplacement de son centre de gravité. Alors que, depuis l’origine du nucléaire jusqu’à la fin du siècle dernier, la plupart des réacteurs étaient construits dans des économies avancées, depuis le début des années 2000 ils le sont majoritairement dans les économies émergentes et en développement.
C’est avec des petits réacteurs expérimentaux développés aux États-Unis, au Royaume-Uni, en France et en Russie qu’est née l’énergie nucléaire au cours des années 1950. Durant les années 1960, dix autres pays ont mis en service des réacteurs : l’Allemagne, la Belgique, le Canada, l’Espagne, l’Inde, l’Italie, le Japon, les Pays-Bas, la Suède et la Suisse. À la fin de la décennie, le nucléaire ne représentait qu’à peine 1% de la production mondiale d’électricité. Ces premiers prototypes et les réacteurs mis en service dans les années 1960 sont souvent appelés « Génération I ». En regard des standards actuels, leur capacité de production était assez faible, avec une moyenne d’environ 136 MW. Plus de 90% d’entre eux ont été déployés dans les économies avancées et tous ont depuis été déclassés.
Les années 1970 et 1980 ont ensuite connu la plus forte croissance de construction de réacteurs nucléaires dans le monde, avec près de 400 réacteurs mis en service au cours de ces deux décennies, presque tous de type Génération II.
La taille moyenne de ces réacteurs a été multipliée par un facteur 7-8 par rapport à la génération précédente, tandis que la capacité mondiale 8 totale installée a crû d’un facteur supérieur à 20 en vingt ans. Comme pour la génération précédente, la plupart des nouvelles constructions ont eu lieu dans les économies avancées, cinq centrales sur six ayant été construites dans ces pays (voir tableau 1).
Deux événements majeurs, l’accident de Three Mile Island en 1979 et la catastrophe de Tchernobyl en 1986, vont fortement accentuer, en particulier aux États-Unis et en Europe, un ralentissement des mises en chantier. Celui-ci avait déjà commencé dans les années précédentes pour de multiples raisons, notamment à cause de la saturation du marché dans certains pays (par exemple la France), d’une baisse de la croissance de la demande électrique dans les économies avancées et d’autres facteurs économiques tels que les problèmes de financement. Ce ralentissement se poursuivra au cours des années 1990, le Japon, la France et la Corée du Sud représentant alors près des deux tiers de la capacité mondiale mise en service au cours de la décennie.
Tableau 1 : Capacité nucléaire installée et nouvelles capacités, 1950-2019
Copyright :
Fondation pour l’innovation politique – février 2021
Source :
International Atomic Energy Agency (IAEA), « Power Reactor Information System » (PRIS), 2020.
Durant les années 1990 et la première moitié des années 2000, le démarrage de nouvelles constructions a connu son plus bas niveau, en raison de la très faible croissance de la demande électrique dans plusieurs économies avancées. L’activité accélère à nouveau après 2005, notamment à la suite d’un programme nucléaire fort en Chine qui lance la construction de dix-neuf nouveaux réacteurs en deux ans seulement (2009-2010). L’accident survenu à Fukushima en mars 2011 modifie ou ralentit les projets nucléaires dans plusieurs pays, y compris en Chine, où s’opère alors une transition nette de la Génération II à la Génération III. Malgré ce ralentissement, 63 réacteurs sont mis en service et un nombre similaire de réacteurs mis en construction au cours des dix dernières années (2010-2019). Parmi ces derniers, dix-neuf sont d’ores et déjà opérationnels, les autres devant être mis en service à court terme.
Jusqu’à l’accident de Fukushima, le Japon avait déployé des réacteurs nucléaires de manière continue pendant plus de 40 ans. Depuis l’accident, aucune construction de réacteur n’a été lancée. En Corée du Sud, au cours de ces quinze dernières années, dix réacteurs ont été mis en chantier, dont quatre à la suite de l’accident de Fukushima (la construction de ces derniers est toujours en cours) ; en 2017, le pays entame une politique de sortie progressive à long terme, mais certains doutes subsistent quant à la poursuite de cette politique à l’issue des prochaines élections.
Graphique 3 : Nombre de réacteurs par début de construction et début d’exploitation dans les économies avancées et les économies émergentes et en développement, 1960-2019 (en unités)
Copyright :
Fondation pour l’innovation politique – février 2021
Source :
International Atomic Energy Agency (IAEA), « Power Reactor Information System » (PRIS), 2020.
Les constructions au Japon et en Corée du Sud ont limité la chute du nombre de nouvelles constructions dans les économies avancées. Néanmoins, 80% des réacteurs mis en chantier sur la période 2000-2019 se trouvent dans les pays émergents et en développement (voir graphique 3). La Chine représente plus de la moitié des nouveaux réacteurs construits dans ces économies. La Russie et l’Inde représentent la majeure partie du reste, mais huit autres pays émergents et en développement ont également inauguré des chantiers. Dans l’ensemble, près des deux tiers des capacités mises en service au cours des 20 dernières années (2000-2019) sont situées en Chine et en Russie, et seulement 5% en Amérique du Nord et en Europe, ce qui contraste fortement avec les 30 années précédentes (1970-1999).
b) L’énergie nucléaire aujourd’hui
En dépit de la décision prise par plusieurs pays d’abandonner cette technologie, l’énergie nucléaire est toujours très dynamique. En 2018, les nouvelles capacités nucléaires connectées aux systèmes électriques dans le monde ont atteint leur niveau le plus élevé depuis 1990. Elles se sont partagées entre la Chine (80%) et la Russie (20%), alors qu’en 1990 plus de 90% d’entre elles se situaient dans les économies avancées. Après un ralentissement en 2019, les trois prochaines années devraient connaître des niveaux de nouvelles capacités similaires (en moyenne) à ceux enregistrés en 2018, sans toutefois les dépasser. Ces niveaux sont la conséquence de l’état des chantiers actuels, avec 53 réacteurs en construction dans dix-neuf pays, dont plusieurs sont en voie d’achèvement.
À la fin de l’année 2019, près des trois quarts de la capacité nucléaire installée dans le monde se situaient dans les économies avancées (voir graphique 4). L’Europe est en tête, avec 30% de cette puissance installée mondiale, suivie par les États-Unis qui en représentent 25%, mais ces deux régions ont un parc vieillissant, avec respectivement un âge moyen de 36 et 40 ans. À l’inverse, les pays émergents et en développement disposent de parcs jeunes et de plans ambitieux pour leur développement futur. C’est la Chine qui possède les plus jeunes réacteurs (8 ans en moyenne pour ses 48 réacteurs). Elle accueille le troisième parc mondial après les États-Unis et la France, après avoir dépassé la Russie en 2015 et le Japon en 2018.
Aujourd’hui, environ 95% de la capacité nucléaire en exploitation est de type Génération II, tandis que la majorité des réacteurs en construction relèvent de la Génération III. L’innovation permanente est une caractéristique essentielle de la technologie nucléaire, qui a évolué tout au long de son développement. Aujourd’hui, la recherche porte à la fois sur les divers modèles à l’étude pour la Génération IV, sur les SMR et sur la fusion nucléaire (voir partie III.3).
Cet écart entre économies avancées et économies émergentes et en développement en matière de déploiement de la technologie nucléaire se reflète dans la part prise par l’énergie nucléaire dans la production totale d’électricité. Dans la plupart des économies avancées qui y ont recours, la part d’électricité d’origine nucléaire dans le mix est comprise entre 20 et 40% (c’était également le cas du Japon avant l’accident de Fukushima), la France dépassant les 70%. À l’inverse, dans la plupart des économies émergentes et en développement, cette part est inférieure à 10%, la Russie et l’Ukraine étant des exceptions notables. En effet, alors que la Russie produit environ un cinquième de son électricité à partir du nucléaire, la Chine et l’Inde en produisent respectivement 4 et 3%, ce qui laisse une grande marge de manœuvre en termes de déploiement. Dans les pays émergents et en développement, il est donc possible de remplacer dès à présent la production d’électricité à partir de combustibles fossiles – en particulier la production d’électricité à partir du charbon – aussi bien par l’augmentation de la production d’énergie nucléaire que par celle de sources d’énergie renouvelables.
Graphique 4 : Capacité installée nette (en GW net), nombre de réacteurs et âge moyen des réacteurs par pays ou région en 2019
Copyright :
Fondation pour l’innovation politique – février 2021
Source :
International Atomic Energy Agency (IAEA), « Power Reactor Information System » (PRIS), 2020.
Note : Les économies avancées européennes figurant dans ce schéma comprennent les pays de l’Union européenne qui possèdent des centrales nucléaires, ainsi que le Royaume-Uni et la Suisse. Les autres économies avancées comprennent le Canada, la Corée du Sud et le Japon.
La majorité des grands systèmes électriques disposent de nucléaire dans leur mix. Il existe ainsi une forte corrélation entre les pays gros consommateurs d’électricité et le choix qu’ils font de retenir l’énergie nucléaire dans leur mix de production. À l’échelle mondiale, 21 pays ont une production totale d’électricité supérieure à 200 TWh (voir tableau 2). Les trois quarts d’entre eux recourent à l’énergie nucléaire, représentant la moitié des pays dotés de cette technologie et 90% de la capacité installée dans le monde. Tous les grands constructeurs nucléaires sont présents dans les dix plus grands systèmes électriques, ce qui souligne encore le lien entre déploiement de l’énergie nucléaire et développement industriel et économique.
Plus leur système électrique est petit, moins les pays ont recours au nucléaire. Un peu plus du tiers (36%) des pays dont la production électrique annuelle se situe entre 100 et 200 TWh utilisent l’énergie nucléaire. Pour ceux dont la production est comprise entre 50 et 100 TWh, cette part tombe à 25%. Enfin, seuls 4% des pays dont la production d’électricité annuelle est située entre 0 et 50 TWh ont recours au nucléaire. Plusieurs raisons peuvent expliquer le fait que le nucléaire soit peu adapté aux petits systèmes électriques, parmi lesquelles le coût financier, la situation géographique ou les circonstances géopolitiques. Un facteur assurément important est la potentielle difficulté à gérer de grandes centrales dans les petits systèmes électriques, sauf si ces systèmes sont très bien interconnectés avec les pays voisins. À l’inverse, dans les grands réseaux électriques, des économies d’échelle peuvent être réalisées grâce à une construction standardisée et continue. Les petits réacteurs modulaires pourraient potentiellement changer la donne en ouvrant de nouveaux marchés à l’énergie nucléaire (voir partie III.3.a).
Tableau 2 : Répartition des pays en fonction de leur intérêt pour le nucléaire et de la taille de leur système électrique (2019)
Copyright :
Fondation pour l’innovation politique – février 2021
Source :
International Atomic Energy Agency (IAEA), « World Energy Balances », 2020.
Dans le rapport du FMI, Taïwan est considéré comme une province de la Chine.
On dénombre davantage de pays prévoyant d’adopter l’énergie nucléaire que de pays ayant l’intention d’en sortir. À la suite de l’accident de Fukushima de 2011, les préoccupations relatives au nucléaire ont conduit certains pays à décider d’en sortir progressivement. Pour ce faire, ils prévoient soit de déclasser leurs réacteurs de manière anticipée, soit de ne pas les remplacer lorsqu’ils seront arrivés en fin de vie. Actuellement, six pays prévoient d’abandonner le nucléaire : l’Allemagne, la Belgique, Taïwan 9, l’Espagne, la Suisse et la Corée du Sud. Les trois premiers devraient le faire d’ici à 2022-2025 et les trois derniers à plus long terme. La Corée du Sud est le seul pays de ce groupe qui possède des réacteurs en construction.
Tableau 3 : Pays nouveaux entrants dans le nucléaire suivant le statut de leur programme
Copyright :
Fondation pour l’innovation politique – février 2021
Source :
International Atomic Energy Agency (IAEA), « Power Reactor Information System » (PRIS), 2020, statistiques de l’AIE, articles de presse.
Plusieurs pays envisagent d’adopter la technologie nucléaire. La plupart d’entre eux sont des économies émergentes et en développement dotées de systèmes électriques de taille moyenne (correspondant au deuxième et troisième groupe du tableau 2). Quatre pays construisent actuellement des réacteurs (Émirats arabes unis, Biélorussie, Bangladesh et Turquie), tandis que plusieurs autres en sont à différents stades de planification (voir tableau 3).
Les économies avancées
Concernant la France, voir Valérie Faudon, Relocaliser en décarbonant grâce à l’énergie nucléaire, Fondation pour l’innovation politique, janvier 2021.
Voir Nuclear Energy Agency (NEA)-Organisation for Economic Co-Operation and Development (OECD), Measuring Employment Generated by the Nuclear Power Sector, 2018.
Voir « Investing in low-carbon nuclear generates jobs and economic growth in Europe », foratom.org, 25 avril 2019.
Voir PricewaterhouseCoopers (PWC), Le Poids socio-économique de l’électronucléaire en France, mai 2011.
L’annulation de projets et le ralentissement des nouvelles constructions avaient déjà commencé avant l’accident de Three Mile Island en raison d’une combinaison de facteurs, dont les coûts de financement. L’accident a aggravé cette situation. Les réacteurs en cours de construction ont accusé de nombreux retards et il a fallu attendre jusqu’à récemment pour que soit lancée la construction de nouveaux réacteurs.
Le réacteur EPR, produit par Framatome, est un réacteur à eau pressurisée (REP) de Génération III+, d’une taille standard de 1,6 GW.
Une augmentation de puissance représente l’augmentation de la puissance thermique et électrique maximale dans une centrale en fonctionnement. Aux États-Unis, elle ne peut avoir lieu qu’après l’approbation de la Nuclear Regulatory Commission.
Voir « Country profile: United States », oecd-nea.org, 2018.
C’est dans les économies avancées que le nucléaire s’est le plus déployé, notamment grâce aux transferts de technologie vers des pays géopolitiquement proches. La technologie des réacteurs à eau légère a été transférée des États-Unis en Europe (par exemple par Framatome en France), au Japon, en Corée du Sud et dans d’autres pays, tandis que le Royaume-Uni et le Canada ont, jusque dans les années 1980, continué à développer différents types de réacteurs.
Plusieurs de ces pays ont donné naissance à une importante industrie de fabrication nucléaire et à un savoir-faire industriel 10, contribuant ainsi au développement économique et à la création de milliers d’emplois dans les secteurs de la construction, de l’exploitation et de la maintenance des centrales, ainsi que dans ceux liés à la gestion du cycle du combustible nucléaire. Les emplois directs, indirects et induits sont estimés à plus de 90.000 en Corée du Sud 11 et à plus de 1 million en Europe 12, dont 400.000 en France 13.
a) Les États-Unis
L’énergie nucléaire est un élément important du mix énergétique aux États-Unis mais son rôle futur sera fonction des choix politiques. Jusqu’au milieu du siècle dernier, le mix électrique américain était principalement fondé sur le charbon et l’hydroélectricité. En 1950, ces deux sources représentaient respectivement 46 et 32% de la production totale d’électricité (voir graphique 5). Jusqu’au début des années 2000, la production d’électricité à partir du charbon répond à la majeure partie de la demande croissante d’électricité dans le pays. La part de charbon se maintient ainsi pendant plusieurs décennies, tandis que celle de l’hydroélectricité diminue en raison des contraintes, principalement environnementales, liées aux nouveaux sites.
Après les premiers réacteurs expérimentaux dans les années 1950 et ses premières percées, au demeurant limitées, au sein du mix électrique dans les années 1960, l’énergie nucléaire américaine a connu sa plus forte croissance dans la période 1969-1989. On constate cependant un ralentissement sur la période 1979-1984 dû à des retards de construction à la suite de l’accident de Three Mile Island 14.
La production d’électricité a continué à augmenter jusqu’au début des années 2000 et s’est ensuite stabilisée. La part de l’énergie nucléaire dans la production totale des États-Unis est restée plutôt constante au cours des 30 dernières années (1988-2019) – autour de 20% environ – malgré la fermeture de neuf réacteurs au cours des sept dernières années (2013-2019). Cette perte de capacité, représentant 6,8 GW au total (soit l’équivalent d’environ quatre réacteurs EPR 15), a été compensée au fil du temps par l’augmentation de puissance 16 des réacteurs en exploitation, en hausse de 7,7 GW depuis la première autorisation d’augmentation de puissance en 1977 17.
Graphique 5 : Part de la production d’électricité par source aux États-Unis, 1949-2019 (en %)
Copyright :
Fondation pour l’innovation politique – février 2021
Source :
U.S. Energy Information Administration (EIA), Annual Energy Review 2011, 2012, p. 224, et Id., Electric Power Monthly with Data for October 2020, 2020, p. 18.
Voir Office of Nuclear Energy, « Advanced Small Modular Reactors (SMRs) », energy.gov.
Au cours des dix dernières années, la production à partir de charbon a enregistré une baisse très spectaculaire aux États-Unis, tant en termes absolus qu’en termes de part dans la production électrique. Cette part s’est ainsi réduite de moitié, passant d’environ 50% du total à environ 25%. Alors que les parts relatives prises par le nucléaire et l’hydroélectricité sont restées pratiquement in changées, deux sources d’énergie sont venues compenser la chute de la production à partir de charbon. Il s’agit, pour les deux tiers, de la production à partir de gaz (grâce à des prix bas faisant suite au fort accroissement de la production de gaz de schiste) et, pour la part restante, de l’éolien et du photovoltaïque (principalement grâce aux politiques de soutien).
Actuellement, les États-Unis possèdent le plus grand parc nucléaire au monde (97 GW), réparti sur 29 de ses 50 États. Les centrales abritent trois réacteurs au maximum, une vaste majorité d’entre elles n’en abritant qu’un ou deux. Cette situation est très différente de celle de tous les autres grands producteurs nucléaires (Canada, Chine, Corée du Sud, France, Inde, Japon et Russie), dont la majorité des centrales ont tendance à abriter quatre à huit réacteurs. De même, la propriété des centrales est bien plus fragmentée aux États-Unis que dans les autres pays.
À présent, 70% du parc américain est concentré dans douze États qui disposent en moyenne de cinq réacteurs chacun, tandis que les 30% restants sont localisés dans des États ne disposant que de deux réacteurs en moyenne. Quatre constructeurs, dont principalement Westinghouse et General Electric, ont construit la plupart des centrales. L’absence de standardisation limite souvent les économies d’échelle et la petite taille des centrales (22 centrales n’ont qu’un réacteur et 32 centrales en ont deux) peut souvent conduire à une augmentation des coûts d’exploitation et de maintenance ainsi qu’à de longues procédures d’autorisation pour la prolongation de leur durée de vie. Ces éléments peuvent représenter un obstacle, en particulier pour un pays en concurrence sur des marchés déréglementés avec des prix du gaz faibles, tels que les connaissent les États-Unis depuis la « révolution du gaz de schiste ».
Avant l’accident de Three Mile Island, les États-Unis avaient initié la construction de plus de 90 réacteurs en une décennie. Par la suite, aucun nouveau projet n’a été lancé pendant 30 ans, jusqu’à récemment. Aujourd’hui, deux nouvelles unités Génération III sont en construction, tandis que deux autres projets sont abandonnés depuis que Westinghouse s’est placé sous la protection de la loi sur les faillites en mars 2017.
Alors que la construction de nouveaux grands réacteurs reste incertaine et que plusieurs projets sont suspendus ou annulés, le pays a lancé un programme de recherche et développement (R&D) sur les petits réacteurs modulaires à eau pressurisée (REP) ainsi que sur les réacteurs avancés 18. Plusieurs entreprises investissent dans de nouveaux modèles et les premiers réacteurs de démonstration sont attendus pour la fin des années 2020. Des efforts similaires sont menés au Canada, pays avec lequel les États-Unis travaillent à une standardisation des modèles.
En dépit de la récente fermeture de certains réacteurs, les États-Unis ne connaissent pas encore de déclin global de la production d’énergie nucléaire. Presque tous les réacteurs ont reçu l’autorisation de fonctionner jusqu’à 60 ans, tandis que quatre ont obtenu une prolongation de leur durée de vie jusqu’à 80 ans (voir partie II.2). Néanmoins, plusieurs unités, au-delà des neuf fermées au cours des sept dernières années, devraient être déclassées dans les années à venir (deux nouvelles unités ont été fermées sur la période janvier-octobre 2020), principalement en raison de situations économiques défavorables. Un déclin rapide pourrait être observé si des mesures urgentes ne sont pas prises afin de garantir, d’une part, que les conditions effectives sont réunies pour prolonger la durée de vie des réacteurs et en construire de nouveaux, et, d’autre part, que la R&D et l’innovation sont en mesure de continuer leurs travaux sur de nouvelles technologies avancées et leur sécurisation.
Dans cette étude, le terme « Europe » désigne les pays européens qui font partie des économies avancées, telles que définies au début de ce document. Ce terme comprend les pays de l’Union européenne qui ont des centrales nucléaires ou qui prévoient d’en avoir, ainsi que le Royaume-Uni et la Suisse.
Voir Valérie Faudon, op. cit.
En septembre 2020, la Pologne a présenté sa politique énergétique actualisée pour 2040. L’énergie d’origine éolienne en mer et l’énergie nucléaire sont deux piliers essentiels de cette stratégie. Le premier réacteur nucléaire devrait être mis en service d’ici à 2033 et les cinq unités suivantes au cours des dix prochaines années, pour un investissement total d’environ 35 milliards d’euros.
Parmi les grands systèmes électriques, l’Italie est le seul pays européen qui ne recourt pas au nucléaire.
a) L’Europe 19
En 2018, un quart de l’électricité produite en Europe provenait du nucléaire, soit plus que toute autre source d’énergie et autant que l’hydroélectricité, l’éolien et le solaire photovoltaïque réunis. Cette part passe à 33% si l’on ne tient compte que des pays disposant de nucléaire. Il s’agit de la plus importante source de production d’électricité décarbonée. Elle contribue de manière significative à la sécurité énergétique et à la stabilité des systèmes électriques ainsi qu’au développement économique et à l’industrie, avec des relations et des conséquences géopolitiques essentielles. Le nucléaire constitue également une part importante du trading de l’électricité et contribue à la baisse des prix de l’électricité dans plusieurs pays européens.
Au total, les économies européennes avancées possèdent le plus grand parc nucléaire du monde et le deuxième plus ancien, en moyenne, après les États-Unis. Environ la moitié des pays qui utilisent l’énergie nucléaire dans le monde se trouvent en Europe. La France représente à elle seule plus de la moitié de la capacité européenne et abrite le deuxième plus grand parc nucléaire au monde 20. Comme aux États-Unis, la période la plus dynamique a été celle des années 1970-1980, lorsque plus de 120 réacteurs ont été mis en chantier. En Europe, les trois quarts de la capacité installée en exploitation actuellement ont été mis en service entre 1978 et 1988.
Après la catastrophe de Tchernobyl, les nouvelles constructions se sont presque toutes arrêtées en Europe, avec seulement sept réacteurs construits sur vingt ans. De nombreux réacteurs ont été fermés avant la fin de leur durée de vie et l’Italie a abandonné son programme nucléaire. Après l’accident de Fukushima, plusieurs réacteurs ont été fermés prématurément, principalement en Allemagne. Actuellement, quatre pays européens ont décidé d’abandonner progressivement l’énergie nucléaire : l’Allemagne et la Belgique prévoient de fermer leur parc respectivement d’ici à 2022 et 2025, tandis que l’Espagne et la Suisse prévoient de fermer le leur à plus long terme, d’ici au milieu des années 2030. Ces quatre pays représentent 24 GW, soit 20% de la capacité nucléaire européenne.
Aujourd’hui, un cinquième de l’électricité européenne est produite par les parcs nucléaires de pays qui ont l’intention de conserver, voire d’amplifier, cette option. Environ la moitié des économies avancées européennes (15 pays sur 29) ont actuellement recours au nucléaire. Quatre d’entre eux ont donc l’intention d’en sortir progressivement, un pays a prévu de l’adopter (la Pologne 21), neuf construisent ou prévoient de construire des réacteurs et deux n’ont pas de projets fermes mais n’excluent pas l’option (voir tableau 4). Actuellement, six réacteurs sont en construction dans quatre pays, pour une capacité totale de 7,3 GW. L’exception la plus notable parmi les pays sans nucléaire et sans intention d’y recourir est l’Italie 22 qui, à la suite de la catastrophe de Tchernobyl, a décidé en 1987 de fermer ses centrales nucléaires par référendum. Les douze pays restants sont des systèmes électriques plus petits, représentant au total environ 8,5% de la production électrique européenne.
Sept pays européens construisant ou prévoyant de construire des réacteurs ont une production d’électricité inférieure à 100 TWh. Sur ces sept pays, six se trouvent en Europe centrale et orientale, et, pour également six pays sur sept, la part de nucléaire dans la production électrique est élevée, typiquement de l’ordre de 30 à 50%. Les économies européennes avancées visent à éliminer progressivement la production d’électricité à partir du charbon. Plusieurs pays parmi ceux disposant d’une part importante de nucléaire dépendent encore largement de cette production d’électricité à partir de charbon, et, dans la mesure où le potentiel des énergies renouvelables est limité dans certains d’entre eux, le nucléaire reste une option importante pour réduire leurs émissions de carbone.
Tableau 4 : Parc nucléaire et politiques énergétiques en place dans les économies européennes avancées
Copyright :
Fondation pour l’innovation politique – février 2021
Source :
International Atomic Energy Agency (IAEA), « Power Reactor Information System » (PRIS), 2020, notamment.
* En rouge, les pays qui prévoient de sortir progressivement du nucléaire.
Voir International Energy Agency (IEA), « Data and Explore energy data by category, indicator, country or region. United Kingdom », iea.org.
Voir HM Governement, The Clean Growth Leading the Way to a Low Carbon Future. Presented to Parliament pursuant to Sections 12 and 14 of the Climate Change Act 2008, octobre 2017.
Voir Commission européenne, Une planète propre pour tous. Une vision européenne stratégique à long terme pour une économie prospère, moderne, compétitive et neutre pour le climat, Communication de la commission au Parlement européen, au Conseil européen, au Conseil, au Comité des régions, au Comité économique et social et à la Banque européenne d’investissement, 28 novembre 2018.
Voir Technical Expert Group on Sustainable Finance, Final report, Commission européenne, mars 2020.
Ces projections et analyses reflètent uniquement le point de vue de l’auteur. La capacité installée globale présentée pour l’Europe resterait en deçà de la fourchette étudiée dans les scénarios de la Commission européenne. La différence impliquerait soit des constructions de réacteurs supplémentaires, soit des extensions de durée de vie supplémentaires.
Un exemple notable en Europe est le Royaume-Uni, qui a réussi à exclure presque entièrement la production d’électricité à partir de charbon en la réduisant de 40% en 2012 à 5% en 2018. Les deux tiers ont été compensés via l’augmentation des énergies renouvelables (principalement l’éolien et la bioénergie) et un tiers l’a été grâce à la production électrique à partir de gaz 23. Doté de l’une des meilleures ressources éoliennes offshore au monde, le Royaume-Uni cherche à atteindre ses objectifs bas carbone en combinant énergies renouvelables et énergie nucléaire. Investir dans l’innovation pour toutes les technologies à faible intensité de carbone (y compris le captage, stockage et utilisation du carbone) constitue un élément clé de cette stratégie 24. L’énergie nucléaire représente un pourcentage stable de 20% de la production d’électricité dans le pays, mais quatorze des quinze réacteurs en exploitation devraient être fermés d’ici à 2030. Il est urgent de les remplacer et cela requiert un engagement fort du gouvernement britannique. À ce stade, cependant, seules deux nouvelles centrales sont en construction et plusieurs autres projets sont en attente.
La France, elle, possède le plus grand parc d’Europe et la plus grande part d’énergie nucléaire dans un mix électrique au monde. C’est le résultat à la fois d’un programme mené avec succès par l’État, d’un fort écosystème industriel (y compris dans la gestion et le retraitement des combustibles) et de coûts très compétitifs obtenus grâce à un processus d’apprentissage constant, à la standardisation des modèles de réacteurs, et à un rythme de construction continu (voir graphique 11). La France prévoit de réduire la part de sa production nucléaire, qui représente aujourd’hui plus de 70%, à 50% d’ici à 2035, en fermant quatorze des plus anciennes unités de 900 MW. Un réacteur est actuellement en construction et le gouvernement envisage également de lancer un programme de six nouveaux EPR afin d’entamer un renouvellement partiel du parc nucléaire au début des années 2030. Cela permettrait, couplé à la prolongation de la durée de vie de certains réacteurs, de tempérer l’effet falaise dû à la fermeture des réacteurs les plus anciens et d’apporter un appui à l’industrie nucléaire française (voir partie II.2). Tout changement de politique en France aura un impact significatif non seulement au niveau national (sur la sécurité énergétique, la décarbonation et l’industrie), mais aussi sur les tendances générales en matière de nucléaire en Europe.
Prolongations de la durée de vie et nouvelles constructions sont des décisions clés qui doivent être prises dans plusieurs pays européens. Les systèmes électriques nécessitent une planification à long terme : sans mesures claires prises dès maintenant pour préparer des stratégies énergétiques robustes, le nombre de réacteurs nucléaires en Europe devrait connaître un déclin rapide dans les années 2030 (voir partie II.2). La prolongation de la durée de vie est une option peu coûteuse pour maintenir une production d’électricité bas carbone et est essentielle pour assurer le temps nécessaire à la programmation et à la construction de nouveaux réacteurs en remplacement des plus anciens.
Plusieurs scénarios ont été présentés par la Commission européenne dans sa vision stratégique à long terme pour 2050 25, qui prévoit à cet horizon une capacité de production nucléaire se situant, selon les options, entre 100 et 120 GW. Compte tenu à la fois des pays ayant adopté une politique de sortie progressive du nucléaire, du retrait des réacteurs en exploitation, des différentes stratégies nationales en cours et des évolutions possibles à long terme, il faudra, même pour atteindre la limite inférieure de la vision de la Commission européenne, une augmentation importante de la construction de réacteurs dans toute l’Europe.
Fin 2019, le Parlement européen et le Conseil européen sont parvenus à un accord politique sur la création d’un système de classification des activités économiques durables. Cet accord a été suivi, en mars 2020, d’un rapport technique, et la réglementation correspondante est entrée en vigueur au milieu de cette même année. Ce système, appelé « Taxonomie européenne » (EU Taxonomy) est fondé sur six objectifs environnementaux. Il fixe des seuils de performance et vise à fournir un outil aux investisseurs et aux organismes de prêt en vue d’assurer une transition vers une économie décarbonée, résiliente et économe en ressources 26. La décision d’inclure ou non le nucléaire dans la liste des sources durables a été reportée et fait l’objet d’une évaluation par le Joint Research Center (JRC) de la Commission européenne, qui sera publiée en 2021 (voir partie III.2).
Selon une évaluation faite à l’occasion de ce rapport à partir des stratégies de chaque pays européen et portant à la fois sur les prolongations de durée de vie et sur les nouvelles constructions, quelque 75 GW de capacité nucléaire seraient construits en Europe d’ici à 2050 27 (voir graphique 6). Ces nouvelles capacités seraient réparties entre la France, pour environ la moitié, et les dix autres pays européens dotés de nucléaire. Selon cette analyse, 16 GW de nouvelles capacités seraient mises en service d’ici à 2035 (c’est-à-dire 9 GW de plus que celles déjà en construction) et 59 GW seraient construites d’ici à 2050. Pour la France, cela équivaut à mettre en service un à deux réacteurs EPR d’ici à 2035, et 22 à 23 réacteurs supplémentaires d’ici à 2050. Bien que ce chiffre soit inférieur à la fourchette envisagée dans les scénarios à long terme de l’Union européenne, il nécessite une action urgente et une planification à long terme pour que les projets puissent aboutir en temps voulu.
Graphique 6 : Capacité installée en Europe (1960-2019), déclassements et nouvelles capacités prévus (2020-2050), en GW
Copyright :
Fondation pour l’innovation politique – février 2021
Source :
International Atomic Energy Agency (IAEA), « Power Reactor Information System » (PRIS), 2020 pour les données sur la capacité installée antérieure et celle en cours de construction ; estimations de l’auteur pour l’évolution future.
Le volume de ces nouvelles capacités dépend d’une variété de facteurs, parmi lesquels le niveau de la demande en électricité, le nombre de prolongations de durée de vie pour les réacteurs existants et la compétitivité économique des nouveaux projets. En Finlande et en France, les projets actuels, souvent appelés FOAK (first of a kind, « premiers du genre »), ont connu d’importants retards de construction et de très fortes augmentations de coûts par rapport aux prévisions initiales. La réduction de ces coûts sera essentielle pour assurer la viabilité future des nouveaux projets (voir partie II.3).
Les économies émergentes et en développement
La part des pays émergents et en développement dans la capacité nucléaire mondiale a doublé au cours des 20 dernières années et devrait encore doubler dans les 20 prochaines. Si, durant la seconde moitié du siècle dernier, la technologie nucléaire a été développée principalement par des économies avancées, depuis le début des années 2000 son centre de gravité se déplace vers les pays émergents et en développement. En effet, sur cette période, la Chine et la Russie ont mis en service près des deux tiers de la nouvelle capacité mondiale et l’Inde 5%. C’est ainsi que, avec le déclassement de réacteurs dans les économies avancées (plus de 50 GW) et la croissance des constructions dans les pays émergents et en développement, ces derniers ont vu leur part de la capacité nucléaire mondiale doubler, de 13% en 2000 à 27% en 2019.
Dans plusieurs pays, le déploiement futur de nouveaux réacteurs est soumis à de nombreuses incertitudes, qu’il s’agisse des politiques énergétiques, de la situation économique, de l’accès aux financements ou encore de l’acceptation du public. Certaines choses sont néanmoins beaucoup plus sûres. La Chine dispose de solides plans de déploiement (voir partie I.3.b), de même que la Russie et l’Inde. La Chine et la Russie affichent toutes deux l’ambition forte de jouer un rôle clé en matière d’exportation de technologies nucléaires. De nombreuses économies émergentes et en développement envisagent l’option nucléaire pour des raisons de sécurité énergétique et de décarbonation. Le développement industriel et économique est également un facteur important, en particulier pour les pays impliqués dans la construction nucléaire.
Dans un scénario qui envisage une mise en œuvre prudente des stratégies actuelles des différents pays, qui prévoit plusieurs retards possibles et qui, par ailleurs, intègre le remplacement (principalement en Europe et en Amérique du Nord) de plusieurs réacteurs dont l’arrêt programmé est proche, un élément ressort clairement : le rôle décroissant des économies avancées et celui croissant des économies émergentes et en développement (voir graphique 7), dont la part dans la capacité mondiale installée d’ici à 2050 fera plus que doubler, pour atteindre 60%. Propulsées par le déploiement de nouveaux réacteurs en Chine, ces économies dépasseront les économies avancées à l’horizon 2035 (la Chine et la Russie y parviendront à elles seules à la fin des années 2040). S’il existe des incertitudes concernant le niveau et le rythme de ce déploiement en Chine, elles jouent plutôt en faveur d’une amplification et d’une accélération.
Graphique 7 : Capacité nucléaire mondiale installée par groupe de pays, 1950-2050 (en GW)
Copyright :
Fondation pour l’innovation politique – février 2021
Source :
International Atomic Energy Agency (IAEA), « Power Reactor Information System » (PRIS), 2020, notamment ; estimations de l’auteur.
Voir le site de l’entreprise publique russe Rosatom, spécialisée dans le secteur de l’énergie nucléaire.
a) La Russie
La Russie est aujourd’hui le principal exportateur de technologie nucléaire sur le marché international. Pionnier dans le domaine, le pays avait déployé les premiers réacteurs dans les années 1950. Avec 38 réacteurs en service à ce jour, qui satisfont près de 20% de la demande d’électricité, la Russie est à présent le quatrième producteur mondial d’électricité d’origine nucléaire. La stratégie énergétique russe prévoit une croissance du nucléaire aussi bien en termes de capacité installée que de part dans la production d’électricité. La faiblesse de la demande d’électricité fait cependant douter de l’ampleur exacte de ces évolutions et de leur calendrier.
La moitié du parc actuel a été mis en service au cours de la décennie 1979-1988 et un quart au cours des dix dernières années, qui ont vu la capacité installée augmenter de 30%. Huit réacteurs ont démarré dans ces cinq dernières années, dont une barge flottante équipée de deux SMR de 35 MW chacun, destinés à être utilisés dans des régions reculées. Actuellement, trois réacteurs sont en construction, celle d’un quatrième a été suspendue et celle de quatre autres est sur le point de démarrer 28. À l’étranger, la Russie construit également onze réacteurs dans six pays et d’autres projets de construction sont sur le point de démarrer (voir partie III.1).
Ce grand programme de construction, tant national qu’international, s’est déroulé principalement au cours des dix dernières années, l’entreprise publique russe Rosatom affichant également de fortes ambitions pour les années et décennies à venir. Cette relance majeure de l’industrie nucléaire est arrivée après une période de près de vingt ans, suite à la catastrophe de Tchernobyl, durant laquelle aucune nouvelle centrale n’a été mise en service dans le pays. Plusieurs projets prévus, du même modèle de réacteur de grande puissance à tube de force (RMBK) que celui de Tchernobyl, ont été annulés, aussi bien à l’intérieur du pays qu’à l’étranger.
L’industrie nucléaire russe est un exemple d’intégration verticale, avec une chaîne de valeur fortement numérisée et une production industrielle très efficace. Sa technologie phare est basée sur la Génération III (du type VVER, similaire à la technologie occidentale à eau légère). Rosatom développe cependant tous les types de réacteurs, y compris les SMR, les réacteurs flottants et les réacteurs rapides. La recherche est très active, en particulier sur les réacteurs de type Génération IV, tout comme la coopération internationale, notamment le partenariat dans le projet ITER de fusion nucléaire (voir partie III.3.b).
Rosatom vise à augmenter la part de son chiffre d’affaires à l’international. Un élément déterminant de cette stratégie est l’assistance qu’elle apporte à toutes les étapes d’un projet. Celle-ci comprend la sécurisation du financement, la construction d’infrastructures, la formation des employés et la garantie d’une chaîne d’approvisionnement de combustible à long terme.
b) La Chine
Vers 2030, la Chine devrait dépasser aussi bien l’Europe que les États-Unis en termes de capacité nucléaire installée, grâce à un solide programme de déploiement. Le pays dispose d’un parc nucléaire très jeune, avec un âge moyen par réacteur de seulement 8 ans. Les premières centrales nucléaires chinoises ne sont entrées en service qu’au cours des années 1990. Depuis 2010, la capacité nucléaire totale a été multipliée par cinq, avec la mise en service de 37 GW, soit les deux tiers de la capacité nucléaire construite dans le monde sur cette période.
Disposant aujourd’hui du troisième plus grand parc après les États-Unis et la France, la Chine a dépassé la Russie en 2015 et le Japon en 2018. Néanmoins, le nucléaire ne représente que 4% de la production d’électricité chinoise, ce qui laisse une grande marge de manœuvre pour des déploiements ultérieurs. Le pays a mis en service 28 réacteurs au cours des six dernières années, soit l’équivalent de la moitié du parc nucléaire français. Cela a fait suite à un programme nucléaire très ambitieux lancé dans le cadre du 11e plan quinquennal, avec un début de construction record de dix-neuf réacteurs en deux ans, pour une capacité de plus de20 GW (alors que le pays ne disposait alors que d’un parc de 9,2 GW).
La Chine s’est d’abord appuyée sur des technologies françaises, canadiennes et russes. Depuis peu, elle déploie à la fois des technologies étrangères, telles que l’AP-1000 de Westinghouse (États-Unis) et l’EPR français, et des technologies domestiques. Le pays a acquis un savoir-faire considérable tout au long de la chaîne de valeur (qu’il s’agisse de l’ingénierie, de la production ou de l’exploitation), à l’exception, pour l’instant, du retraitement des combustibles.
Le programme nucléaire chinois a connu un ralentissement marqué à la suite de l’accident de Fukushima. Il fut alors décidé de limiter ou d’arrêter les constructions de réacteurs Génération II et, incidemment, tous les projets à l’intérieur du territoire, et de passer progressivement à la technologie Génération III. Fin 2019, la moitié des réacteurs Génération III opérationnels autour du globe se trouvaient en Chine, notamment les deux premiers EPR français et les quatre premiers AP-1000 américains mis en service dans le monde. Six autres (sur 33 dans le monde) y étaient en construction. Après une longue période sans démarrage de nouveaux chantiers, deux ont commencé fin 2019, suivis de deux autres en septembre et en octobre 2020. De nombreux observateurs y voient le signal d’un redémarrage de l’ambitieux programme de déploiement chinois, dont l’ampleur et le rythme restent cependant incertains.
La Chine a mis au point son propre design de Génération III : le Hualong-One, ou HPR1000, dont elle entend faire un produit phare à l’exportation. Dix réacteurs de ce type sont actuellement en construction, dont huit en Chine et deux au Pakistan. Sur le territoire national, quatre en sont à un stade avancé et devraient être mis en service prochainement. Plusieurs autres devraient être mis en chantier dans les mois et les années à venir, ce qui permettra de maintenir une chaîne continue de construction et d’apprentissage. L’achèvement, dans le calendrier et le budget prévus, des quatre premiers projets nationaux et des deux projets au Pakistan est particulièrement crucial pour que la Chine puisse démontrer, à des fins d’exportation, la viabilité de cette technologie.
La décarbonation du système énergétique
Voir Daniel Huppmann et al., IAMC 1.5°C Scenario Explorer and Data hosted by IIASA, version 2.0., IPCC, 8 août 2019.
Id., World Energy Outlook 2014, 2014.
Id., World Energy Outlook 2014, op. cit.
L’énergie nucléaire est une option bas carbone clé depuis des décennies. Elle est appelée à jouer un rôle important dans les stratégies de décarbonation de nombreux pays. Actuellement, le nucléaire est la deuxième source de production d’électricité décarbonée, après l’hydroélectricité. Il représente 10% de la production mondiale d’électricité, contre 16% pour l’hydroélectricité. Sa part dans les économies avancées est deux fois plus importante, dépassant d’environ 40% celle de l’hydroélectricité.
Aujourd’hui, le secteur de l’électricité est la source principale des émissions de CO2 liées à l’énergie. On peut s’attendre par ailleurs à un rôle croissant de l’électricité, l’atteinte des objectifs de l’Accord de Paris nécessitant une électrification substantielle des usages finaux. Par conséquent, la décarbonation du secteur électrique et l’assurance d’un déploiement d’options bas carbone pour répondre à la nouvelle croissance de la demande jouent un rôle charnière dans toute stratégie de décarbonation. Toutes les technologies bas carbone seront nécessaires pour atteindre les objectifs en temps voulu. C’est d’ailleurs ce qu’indiquent les scénarios du GIEC 29, ainsi que ceux de l’AIE 30 et de plusieurs autres institutions, qui préconisent un mix entre efficacité énergétique, énergies renouvelables, énergie nucléaire et technologies CCUS.
De 1970 à aujourd’hui, l’énergie nucléaire a permis d’éviter l’émission d’environ 60 Gt de CO2 31 au niveau mondial, soit l’équivalent de 60 fois les émissions annuelles actuelles du secteur de l’électricité dans l’Union européenne. Limiter l’éventail futur des options disponibles en termes de technologies rendra plus difficile et plus coûteuse la réalisation des objectifs de décarbonation. En 2018, en Europe, la production d’énergie nucléaire a été de 60% supérieure aux productions d’énergie éolienne et solaire photovoltaïque réunies. En 2019, la capacité installée du solaire photovoltaïque y a dépassé celle du nucléaire, mais pour une production d’électricité six fois moins importante. Le remplacement de la production actuelle d’électricité nucléaire dans cette région nécessiterait un effort majeur, sans gains en termes de réduction des émissions de CO2.
Au total, en Europe, le remplacement de la production actuelle d’électricité nucléaire nécessiterait environ 500 GW de capacité éolienne et photovoltaïque, à comparer aux 300 GW actuellement installés. Ce volume est très similaire à l’augmentation de 500 GWde capacité éolienne et solaire photovoltaïque d’ici à 2040 telle que prévue par le scénario de développement durable de l’IEA 32.
Ainsi, le remplacement de la production nucléaire actuelle en Europe nécessiterait un doublement des efforts que ce scénario ambitieux considère déjà comme nécessaires en termes de décarbonation. Il conduirait à une capacité installée d’énergie éolienne et photovoltaïque quatre fois plus importante qu’aujourd’hui. Couplé avec le développement des réseaux correspondants et la question de leur acceptabilité, cela compliquerait d’autant la réalisation des objectifs de décarbonation d’ici à 2050. Ajoutons un point crucial : le temps qu’il nous reste pour la décarbonation. L’« enveloppe » du total d’émissions est limitée et un report des réductions d’émissions de CO2 ne rendra que plus difficile la réalisation des objectifs. L’énergie nucléaire peut jouer un rôle important, en particulier dans les grands systèmes électriques. Les pays qui recourent à des stades divers à cette énergie peuvent être répartis en trois catégories (voir graphiques 8a à 8d) :
- les pays où l’hydroélectricité représente une part importante de la production d’électricité, que le nucléaire complète pour atteindre de très faibles émissions de CO2 par unité d’électricité produite ;
- les pays où la part de nucléaire est faible ou nulle (de 0 à 10%) et qui, pour une grande majorité d’entre eux, sont des économies émergentes et en développement, et où les émissions sont généralement de l’ordre de 400 à 800g CO2/kWh. Les plus gros consommateurs de charbon et de pétrole se situent dans la partie supérieure de cette fourchette ;
- les pays ayant une part plus importante de nucléaire et qui, pour une grande majorité d’entre eux, sont des économies avancées, où les émissions se situent généralement dans une fourchette de l’ordre de 250 à 500g CO2/kWh.
Graphique 8a à 8d : Intensité des émissions de CO2 et part de l’énergie nucléaire dans la production électrique pour les systèmes disposant de nucléaire en exploitation et en construction (2018)
a. Systèmes électriques disposant de nucléaire en exploitation ou en construction selon l’intensité de leurs émissions de CO2 et la part de nucléaire dans leur production électrique
Copyright :
Fondation pour l’innovation politique – février 2021
Source :
International Energy Agency (IEA), « World energy balances and statistics », 2020, et Id., « CO2 emissions statistics », 2020.
Note : Le point « Japon (2010) » montre la situation avant l’accident de Fukushima. Actuellement, 9 des 33 réacteurs opérationnels ont redémarré et plusieurs autres sont en attente d’approbation. Le 5e plan fondamental pour l’énergie vise à atteindre 20 à 22% de part du nucléaire dans la production d’électricité d’ici à 2030.
b. Systèmes électriques utilisant l’énergie nucléaire, selon leur niveau de développement économique
Copyright :
Fondation pour l’innovation politique – février 2021
Source :
International Energy Agency (IEA), « World energy balances and statistics », 2020, et Id., « CO2 emissions statistics », 2020.
Note : Le point « Japon (2010) » montre la situation avant l’accident de Fukushima. Actuellement, 9 des 33 réacteurs opérationnels ont redémarré et plusieurs autres sont en attente d’approbation. Le 5e plan fondamental pour l’énergie vise à atteindre 20 à 22% de part du nucléaire dans la production d’électricité d’ici à 2030.
c. Systèmes électriques utilisant le nucléaire, selon leurs programmes de construction de centrales nucléaires
Copyright :
Fondation pour l’innovation politique – février 2021
Source :
International Energy Agency (IEA), « World energy balances and statistics », 2020, et Id., « CO2 emissions statistics », 2020.
Note : Le point « Japon (2010) » montre la situation avant l’accident de Fukushima. Actuellement, 9 des 33 réacteurs opérationnels ont redémarré et plusieurs autres sont en attente d’approbation. Le 5e plan fondamental pour l’énergie vise à atteindre 20 à 22% de part du nucléaire dans la production d’électricité d’ici à 2030.
d. Vue d’ensemble des systèmes électriques utilisant l’énergie nucléaire
Copyright :
Fondation pour l’innovation politique – février 2021
Source :
International Energy Agency (IEA), « World energy balances and statistics », 2020, et Id., « CO2 emissions statistics », 2020.
Note : Le point « Japon (2010) » montre la situation avant l’accident de Fukushima. Actuellement, 9 des 33 réacteurs opérationnels ont redémarré et plusieurs autres sont en attente d’approbation. Le 5e plan fondamental pour l’énergie vise à atteindre 20 à 22% de part du nucléaire dans la production d’électricité d’ici à 2030.
Ibid.
On peut souligner trois grandes tendances. Premièrement, environ 60% des plus grands systèmes électriques (ceux qui produisent plus de 100 TWh) recourent au nucléaire dans leur mix électrique (voir tableau 2). Parmi ces pays, près des deux tiers ont des centrales nucléaires en cours de construction. Deuxièmement, parmi les systèmes électriques comportant une part de nucléaire faible ou nulle, deux vont progressivement abandonner le nucléaire et quatre nouveaux entrants construisent neuf réacteurs. La plupart des pays de ce groupe sont de gros consommateurs d’électricité et ont l’intention d’augmenter leur part de nucléaire, la Chine et l’Inde faisant la course en tête. Troisièmement, parmi les pays où la part de nucléaire est plus importante, trois prévoient une sortie progressive du nucléaire à long terme, tandis que la plupart planifient la construction de nouveaux réacteurs.
Environ la moitié des pays où la part de nucléaire est plus importante est constituée de systèmes électriques plus petits avec une production d’électricité inférieure à 100 TWh. Pour neuf de ces dix pays, la part de nucléaire dans la production électrique est comprise entre 30 et 55%. Il s’agit pour la plupart d’États d’Europe centrale et orientale, où les ressources renouvelables sont plus limitées et où la dépendance à l’égard de la production d’électricité à partir du charbon est encore forte. Le nucléaire étant une option très importante pour la poursuite de leur décarbonation, certains pays ont exprimé leur déception à l’égard de la non-inclusion de l’énergie nucléaire dans le Pacte vert pour l’Europe (European Green Deal).
La situation de la France est unique : disposant de la part de nucléaire la plus élevée au monde ainsi que d’une part importante d’énergies renouvelables, ses émissions par unité d’électricité produite sont parmi les plus faibles au monde, s’élevant à environ 50-60g CO2/kWh. Ce faible taux d’émission situe la France au cinquième rang des économies avancées, après l’Islande, la Norvège, la Suède et la Suisse – tous grands producteurs d’hydroélectricité – et est le plus faible parmi les 20 plus grands systèmes électriques. Améliorer ou même simplement maintenir cette position tout en diminuant la part de nucléaire représente un énorme challenge.
La réalisation des objectifs de l’Accord de Paris nécessite une réduction substantielle de l’intensité des émissions mondiales de CO2 issues du secteur de l’électricité, qui doit passer d’environ 480g CO2/kWh en 2018 à 80g CO2/kWh en 2040 33, et diminuer encore les années suivantes. Seuls quelques pays présentent aujourd’hui un tel niveau d’émissions et la plupart d’entre eux disposent d’importantes ressources hydroélectriques.
Graphique 9 : Augmentation de la production d’électricité à partir de technologies bas carbone entre le scénario de politiques annoncées (Stated Policies Scenario) et le scénario de développement durable (SDS) de l’AIE sur la période 2018-2040 (en TWh)
Copyright :
Fondation pour l’innovation politique – février 2021
Source :
International Energy Agency (IEA), World Energy Outlook 2019, 2019.
Estimations de Marco Baroni.
L’énergie nucléaire joue un rôle important dans la plupart des scénarios de décarbonation du GIEC, ce rôle donnant néanmoins lieu à plusieurs variantes. Au niveau mondial, elle est le troisième contributeur – après l’éolien et le solaire photovoltaïque – à l’augmentation de la production d’électricité décarbonée entre le scénario de politiques annoncées (Stated Policies Scenario) et le scénario de développement durable (SDS) présentés par l’AIE (voir graphique 9). On relève des contributions de même ampleur provenant de l’hydroélectricité, du charbon avec CCUS et du gaz avec CCUS.
Dans le scénario de développement durable de l’AIE, le nucléaire fournit 11% de la production mondiale d’électricité et représente 13% du total de l’électricité bas carbone en 2040. En poursuivant les tendances actuelles, la part de nucléaire augmente significativement en Chine et en Russie, et de façon générale dans toutes les économies émergentes et en développement. En 2040, l’énergie nucléaire en Europe représentera plus de 1 kWh sur 6 kWh produits. Cette part double pour atteindre environ 40% si l’on netient compte que des onze pays disposant de nucléaire 34.
La complémentarité entre le nucléaire, les énergies renouvelables et les autres technologies
Voir Nuclear Energy Agency (NEA)-Organisation for Economic Co-Operation and Development (OECD), The Costs of Decarbonisation: System Costs with High Shares of Nuclear and Renewables, 2019.
La flexibilité d’une installation et, en général, d’un système électrique représente sa capacité à modifier rapidement son niveau de production (en tenant compte d’un seuil minimum en deçà duquel l’installation devrait être arrêtée) en fonction des variations de la Dans les futurs systèmes électriques, des modes flexibles d’exploitation seront également nécessaires pour s’adapter à la variabilité de la production des technologies éoliennes et solaires photovoltaïques.
Voir International Energy Agency (IEA), Nuclear Power in a Clean Energy System, mai 2019.
Voir Nuclear Energy Agency (NEA)-Organisation for Economic Co-Operation and Development (OECD), Nuclear Energy and Renewables. System Effects in Low-carbon Electricity Systems, 2012.
Voir Paul Joskow, « Comparing the costs of intermittent and dispatchable electricity generating technologies », American Economic Review, vol. 101, n° 3, mai 2011, p. 238-241.
Lion Hirth, « The market value of variable The effect of solar wind power variability on their relative price », Energy Economics, vol. 38, juillet 2013, p. 218-236.
Voir International Energy Agency (IEA), World Energy Outlook 2018, 2018.
Voir S. Energy Information Administration (EIA), « Levelized Cost and Levelized Avoided Cost of New Generation Resources in the Annual Energy Outlook 2020 », février 2020.
Voir Clean Energy Ministerial (CEM), Flexible Nuclear Energy for Clean Energy Systems, septembre 2020.
Voir Jesse Jenkins et al., « The benefits of nuclear flexibility in power system operations with renewable energy », Applied Energy, vol. 222, 15 juillet 2018, p. 872-884.
Voir International Energy Agency (IEA), The Future of Seizing today’s opportunities. Report prepared by the IEA for the G20, Japan, juin 2019.
Voir Deutsche Energie-Agentur (dena), dena Study Integrated Energy Impulses to shape the energy system up to 2050, octobre 2018.
L’atteinte des objectifs de la transition énergétique va nécessiter de recourir à toutes les technologies bas carbone. Sans l’énergie nucléaire, ce processus sera plus difficile et plus coûteux. Les énergies renouvelables, le nucléaire et le CCUS sont toutes des technologies et des sources d’énergie clés pour décarboner le mix électrique. Une planification globale doit être mise en place pour assurer la cohérence des politiques permettant de déployer ces technologies. Ce déploiement doit être associé à l’autre grand pilier de la transition énergétique, à savoir les mesures d’efficacité énergétique.
Un mix optimal de diverses options technologiques bas carbone doit être soigneusement évalué et identifié en prenant en compte, pour chaque pays et pour chaque zone d’équilibrage 35, les potentiels technologiques, les aspects économiques, les questions liées aux besoins de flexibilité 36 et à la sécurité énergétique. L’abandon, sur la base d’a priori, d’options technologiques telles que le nucléaire ou le CCUS conduirait à un accroissement des coûts : quelque 1.600 milliards de dollars d’investissements supplémentaires seraient nécessaires au cours de la période 2019-2040 si aucune prolongation de durée de vie et aucun nouveau projet nucléaire n’étaient mis en œuvre dans les économies avancées 37.
Parallèlement au remplacement des combustibles fossiles par des sources bas carbone, la substitution de formes existantes de production décarbonée par des formes alternatives rend la réalisation des objectifs de décarbonation plus difficile dans la mesure où elle entraîne des efforts et des coûts supplémentaires. En Allemagne, la moitié de l’augmentation de la production d’énergie renouvelable entre 2005 et 2018 a servi à compenser la décroissance de la production d’énergie nucléaire. Le volume de production nucléaire perdu a ainsi représenté le double de celui du solaire photovoltaïque installé sur la période, sachant que l’Allemagne est le pays qui a le plus déployé cette technologie en Europe. Le remplacement de la production d’électricité des six réacteurs encore en fonctionnement aujourd’hui et dont le déclassement est prévu d’ici à 2022 nécessitera l’équivalent de 75 GW supplémentaires de solaire photovoltaïque, soit une fois et demie la capacité installée actuelle en Allemagne (environ 50 GW).
L’évaluation du mix électrique optimal est un sujet complexe car de nombreuses variables sont à prendre en compte. Estimer la compétitivité de différentes technologies nécessite de considérer les coûts globaux du système 38, dont les coûts d’équilibrage, les coûts d’adéquation, les coûts de réseau et le coût des mesures d’intégration. Un indicateur souvent utilisé pour comparer les technologies est le coût actualisé de l’électricité (Levelised Cost of Electricity, LCOE). Cet indicateur, cependant, ne fournit qu’une approximation des coûts, sans tenir compte de la valeur de l’électricité produite. Il est ainsi imparfait pour évaluer la compétitivité des technologies 39. La valeur de l’électricité produite par l’éolien et le solaire photovoltaïque diminue avec l’augmentation de leurs niveaux de pénétration dans le mix 40. Des indicateurs supplémentaires sont donc en cours d’élaboration pour permettre une meilleure comparaison 41, tels que le coût actualisé de l’électricité ajusté à la valeur (Value-Adjusted LCOE) ou le coût évité actualisé de l’électricité (Levelised Avoided Cost of Electricity) 42.
La transformation des systèmes électriques va nécessiter un changement profond du mix électrique et plusieurs modifications importantes dans la manière dont nous produisons et consommons l’électricité. L’éolien et le solaire photovoltaïque vont voir leur rôle s’accroître de manière significative. Pour pouvoir s’adapter à leur variabilité, le recours à tous les moyens répondant au besoin de flexibilité, tant du côté de l’offre que de la demande, va également augmenter. Ces moyens comprennent principalement la flexibilité des centrales électriques pilotables, l’expansion des réseaux de transport et de distribution, le stockage de l’énergie (par exemple, le stockage hydroélectrique par pompage ou les batteries) et la gestion de la demande (demand side management, DSM).
En fonction du design des réacteurs, le nucléaire peut offrir une grande flexibilité permettant d’accompagner de façon satisfaisante la production éolienne et solaire photovoltaïque 43. Le nucléaire est souvent considéré comme une technologie non flexible, mais des exemples empruntés à l’exploitation courante des parcs français et allemand ainsi qu’à la période de pandémie de Covid-19 montrent les performances possibles des réacteurs (voir partie III.2).
Une étude menée aux États-Unis montre qu’une exploitation flexible des centrales nucléaires actuelles peut, en dépit d’une diminution de leur production, augmenter leurs revenus 44. Des investissements supplémentaires permettant aux centrales de fonctionner sur ce mode pourraient être nécessaires, selon les types de technologie, afin d’éviter une usure accélérée. Dans la mesure où ce type d’exploitation sera crucial dans les futurs systèmes électriques, prévoir une rémunération appropriée pour les centrales procurant un tel service va devenir fondamental (voir partie II.3).
La place croissante prise par les énergies réparties va également modifier la façon dont vont devoir être exploités les réseaux tant de transport que de distribution. L’expansion des réseaux électriques pourrait être confrontée à des problèmes d’acceptabilité, similaires ou supérieurs à ceux rencontrés pour l’implantation des centrales nucléaires ou des centrales CCUS, ainsi que pour l’utilisation des terres par les énergies renouvelables.
La décarbonation des quelques derniers points de pourcentage de la production d’électricité et de certains secteurs finaux peut s’avérer difficile et coûteuse à réaliser. Le nucléaire peut apporter une contribution significative à la production d’hydrogène, qu’il peut assurer de manière stable et fiable, même si plusieurs études montrent qu’elle devrait rester encore relativement coûteuse 45 (voir partie II.4).
Le niveau d’électrification des secteurs finaux et de la production d’hydrogène varie considérablement selon les études et les scénarios, avec des conséquences directes sur le niveau de déploiement des technologies telles que l’éolien, le solaire photovoltaïque et l’énergie nucléaire. Selon une étude récente de la Deutsche Energie Agentur portant sur un scénario de décarbonation du secteur de l’énergie avec deux objectifs possibles et quatre scénarios à travers un recours exclusif aux énergies renouvelables, donc sans appui du nucléaire ou des technologies CCUS, le potentiel des énergies renouvelables trouve ses limites. En effet, aux niveaux d’ambition croissants de décarbonation correspondent des niveaux croissants d’importation d’énergie décarbonée en Allemagne, en provenance de pays de l’Union européenne et de pays hors Union européenne 46.
Déclassements, prolongations de durée de vie et remplacements
Dont cinq réacteurs au Japon, qui n’ont pas produit d’électricité depuis 2011, un réacteur en Corée du Sud et un autre à Taïwan, qui n’ont pas produit d’électricité depuis 2017.
Le parc nucléaire mondial vieillit rapidement et requiert en urgence des prises de décision en matière de prolongation de durée de vie des centrales et de remplacements. Sa moyenne d’âge actuelle est de 30 ans. Elle s’élève à 37 ans en moyenne pour l’Amérique du Nord et l’Europe. La grande majorité des réacteurs en exploitation aujourd’hui sont de type Génération II (près de 95% du total) et ont été initialement conçus pour une durée de vie de 35 à 40 ans.
La durée de vie initiale prévue peut être portée à 60 ans et même au-delà dans certains cas, si les conditions adéquates sont réunies et si des investissements importants sont réalisés pour améliorer la sûreté et remplacer certains composants. On peut citer comme exemples le plan de rénovation en cours au Canada ou le projet « Grand Carénage » en France. Plusieurs autres pays ont mis en œuvre de tels programmes ou s’apprêtent à le faire. La grande majorité des réacteurs aux États-Unis ont reçu des licences d’exploitation jusqu’à 60 ans et, récemment, quelques-uns ont été autorisés à fonctionner jusqu’à 80 ans, plusieurs autres envisageant d’en faire la demande.
Bien que ces prolongations de durée de vie soient déjà approuvées, les faibles prix du gaz aux États-Unis rendent plus difficiles pour les centrales nucléaires de recouvrer leurs coûts et plusieurs d’entre elles ont dû ces dernières années fermer de façon anticipée. L’incertitude politique, comme c’est le cas pour la construction de nouveaux réacteurs, a également une incidence sur les décisions d’investissement pour prolongation de durée de vie. Enfin, d’autres facteurs économiques, comme des taxations supplémentaires et de faibles prix de gros, peuvent l’emporter sur les critères de rentabilité d’un investissement additionnel et le rendre peu attrayant.
Dans la plupart des pays, les prolongations de durée de vie constituent l’option la moins chère pour une production bas carbone et pilotable : elles sont essentielles pour le maintien d’une production d’électricité décarbonée dans le mix et réduisent le potentiel recours aux centrales à combustible fossile. En outre, elles jouent un rôle crucial en donnant les moyens d’une planification à long terme. La planification et la construction de nouveaux réacteurs vont prendre plusieurs années. Il faut donc pouvoir mettre en place des programmes robustes au moment d’envisager le remplacement ou la prolongation du parc.
Le vieillissement du parc et les conditions économiques qui lui sont défavorables font prévoir, dans les années qui viennent, une vague sans précédent de déclassement de réacteurs. En 2019, treize unités ont été fermées dans le monde 47, dont 85% dans les économies avancées. Un tel niveau n’avait été atteint que deux fois dans l’histoire, avec les pics de fermetures ayant suivi les accidents de Tchernobyl et de Fukushima. Au niveau mondial, 85 unités (soit près de 20% des 443 unités dans le monde) ont plus de 40 ans. Parmi elles, 70 unités se trouvent dans les économies avancées (soit 23% d’un total de 300).
Dans un scénario « sans prolongation de durée de vie » ou « avec prolongation limitée », plus de la moitié du parc mondial est menacé de fermeture au cours de la prochaine décennie (voir graphique 10). Cela équivaut à 25% de plus que le nombre de réacteurs fermés dans le monde au cours de l’histoire, avec des conséquences importantes sur la sécurité énergétique, les émissions de CO2 et la capacité de l’industrie à démanteler autant de centrales en même temps.
Même si les prolongations de durée de vie se voient privilégiées, environ 270 réacteurs seront fermés au cours des trente prochaines années, dont près des trois quarts dans les économies avancées. Plus de 60 réacteurs devraient être mis à l’arrêt au cours des seules six prochaines années. Dans les économies avancées, au cours de la prochaine décennie (2020-2030), un quart des réacteurs sont amenés à fermer dans un scénario « avec prolongation », et plus de la moitié dans un scénario « sans prolongation ».
Graphique 10 : Déclassements des réacteurs nucléaires dans le monde, 1960-2050 (en unités)
Copyright :
Fondation pour l’innovation politique – février 2021
Source :
International Atomic Energy Agency (IAEA), « Power Reactor Information System » (PRIS), 2020 et analyses de Marco Baroni.
Note : Le scénario « sans prolongation de durée de vie » se traduit par une durée de vie moyenne de 42 ans dans le monde (hors États-Unis) et de 52 ans aux États-Unis. Le scénario « avec prolongation de durée de vie » se traduit par une durée supplémentaire de 10 ans en moyenne dans le monde, et de 15 ans en France et aux États-Unis.
Marchés de l’énergie, investissements et mécanismes de soutien
Voir, par exemple, Paul Joskow, « Challenges for Wholesale Electricity Markets with Intermittent Renewable Generation at Scale: The U.S. Experience », MIT CEEPR Working Paper 2019-001, janvier 2019.
Voir Karolina Daszkiewicz, « Policy and Regulation of Energy Transition », in Manfred Hafner et Simone Tagliapietra (dir.), The Geopolitics of the Global Energy Transition, Springer Open, 2020, 203-226.
Voir Nuclear Energy Institute (NEI), Zero-Emission credits, avril 2018.
International Energy Agency (IEA), Nuclear Power…, op. cit.
Voir Massachusetts Institute of Technology (MIT), The Future of Nuclear Energy in a Carbon-Constrained World. An interdisciplinary MIT study, 2018.
Les technologies bas carbone sont intensives en capital et la plupart d’entre elles requièrent des mesures de soutien. L’énergie nucléaire ne fait pas exception. Les marchés de l’électricité libéralisés ont été mis en place à une époque dominée par la production à partir de combustibles fossiles, avec néanmoins une part significative d’énergie hydraulique et nucléaire. L’objectif était d’optimiser à court terme le dispatching des centrales électriques et de fournir des signaux de long terme pour les investissements dans de nouveaux actifs.
Ce modèle est en train de changer avec l’objectif de renoncer à la production d’électricité à partir des combustibles fossiles. L’introduction de parts importantes d’éolien et de solaire photovoltaïque sur le marché a généralement tendance à faire baisser les prix de l’électricité et, pour la plupart des technologies (y compris l’éolien et le solaire photovoltaïque), il est alors difficile d’investir dans de nouvelles capacités sans une forme de soutien. Certes, des mécanismes de marché supplémentaires permettent à des capacités pilotables, disponibles aux heures de pointe et pouvant apporter de la flexibilité au système, de disposer de revenus additionnels. Néanmoins, la capacité des marchés de l’électricité à procurer des signaux pour le long terme est remise en question dans plusieurs études 48. Des mesures de soutien sont notamment nécessaires pour les technologies bas carbone, les investissements reposant uniquement sur les forces du marché n’ayant pas fait leurs preuves.
Les capacités éoliennes (terrestres et en mer) et solaires photovoltaïques se sont fortement accrues au cours des quinze dernières années, grâce à des mesures de soutien et à la baisse des coûts obtenue par les économies d’échelle. Les mesures de soutien ont évolué au fil du temps, les décideurs politiques recherchant des formes de soutien améliorées et plus sophistiquées. Celles-ci comprennent les tarifs de rachat (feed-in-tariffs, FiT), les primes, les exonérations ou crédits d’impôt, les contrats pour différence (Contract for Difference, CfD), les crédits d’émission zéro (Zero Credit Emission, ZEC) et les contrats d’achat d’électricité à long terme (long-term power-purchasing agreements, PPA), attribués ou non par enchères 49. Initialement conçus pour soutenir les énergies renouvelables, ces outils sont désormais aussi utilisés pour d’autres technologies bas carbone (par exemple, le CfD pour le nucléaire au Royaume-Uni) et, dans certains cas, pour des capacités à base de combustibles fossiles (souvent alimentées au gaz) permettant à un pays de s’assurer qu’il dispose de suffisamment de capacités de production pilotable.
L’objectif premier de ces mesures de soutien est de permettre le déploiement de technologies dont la construction serait trop coûteuse si elle était uniquement fondée sur les forces du marché ; elles rendent possibles les économies d’échelle et donc les réductions de coût. L’un des meilleurs exemples en a été donné, ces dernières années, par le solaire photovoltaïque. Une deuxième finalité de ces mesures est de fournir des revenus supplémentaires aux technologies bas carbone (par exemple les ZEC pour le nucléaire 50, rétribuant sa faculté de ne pas émettre de CO2 et d’autres polluants) et de leur permettre de compenser une baisse des prix de gros. Une troisième raison est de minimiser l’incertitude sur les revenus futurs, réduisant ainsi le risque et par conséquent le coût du capital, composante majeure du coût des énergies bas carbone telles que le nucléaire, l’éolien ou le solaire photovoltaïque. Comme le coût de ces mesures de soutien est le plus souvent inclus dans la facture de l’utilisateur final, un sujet de préoccupation majeur reste celui du caractère abordable de l’électricité pour tous les consommateurs.
L’énergie nucléaire présente un certain nombre de similitudes avec les autres technologies bas carbone mais également certaines caractéristiques qui lui sont propres. Parmi les similitudes, on peut citer la nature capitalistique des projets, la forte incidence du coût moyen pondéré du capital (CMPC) sur le coût global et l’importance de réduire les risques associés à chaque projet, et enfin le rôle des politiques de soutien pour en assurer le déploiement. Ses particularités sont les suivantes : d’énormes capacités (la plupart des réacteurs se situent dans la fourchette 1.000-1.600 MW et sont construits par paires), qui se traduisent par des investissements globaux très importants ; de longs délais de construction des centrales, qui les exposent à un risque majeur d’augmentation du coût global en cas de retards ; et une très longue durée de vie, qui garantit une production fiable pendant plusieurs décennies mais qui expose à d’éventuels changements de politique.
De même que pour certains investissements dans des énergies renouvelables, telles que l’hydroélectricité, la prolongation de la durée de vie des centrales existantes (sous réserve qu’elles continuent à offrir toutes les conditions de sûreté et de sécurité) est généralement le moyen le plus économique d’assurer une production d’électricité bas carbone pilotable. Le coût de ces prolongations peut être estimé entre 40 et 60 dollars/MWh 51, en supposant un coût du capital de 8%. La limitation des risques – réels comme perçus – liés à ces investissements permet, en abaissant le coût du capital, de réduire encore cette estimation. À l’inverse, de faibles prix de gros sur le marché de l’électricité, des obstacles politiques et un manque de vision à long terme peuvent entraver les investissements.
Les éléments décisifs qui influent sur le coût unitaire d’un nouveau réacteur sont le type de modèle et sa localisation, son niveau de standardisation et l’organisation industrielle dans le pays où il sera construit, ainsi que le cadre réglementaire. Les coûts additionnels et les dépassements des délais de construction de certains projets en Europe et en Amérique du Nord ont semé le doute sur la compétitivité économique des nouveaux réacteurs dans ces régions. Ces projets, dits FOAK (first of a kind, « premiers du genre »), étaient les premiers exemplaires d’une nouvelle technologie, après une période prolongée sans nouvelle construction dans les pays concernés. Des réductions de coûts significatives sont attendues de la fabrication en série de centrales standardisées 52. Elles seront déterminantes pour assurer la compétitivité future du nucléaire par rapport à d’autres technologies.
Dans les économies avancées, la situation actuelle concernant les coûts de construction des réacteurs contraste fortement avec celle rencontrée durant les années 1970 et 1980, notamment en France, où un flux constant de constructions et la standardisation des centrales ont permis d’accroître le savoir-faire industriel et ont significativement réduit les coûts d’investissement (voir graphique 11). Les différences de coût constatées entre la France et les États-Unis reposent essentiellement sur deux critères : le nombre de réacteurs par site et par région concernés, et la standardisation des réacteurs, favorisant leur construction en série, laquelle est fondamentale pour parvenir à des réductions de coûts. Ces dernières années, ces réductions de coûts se sont mieux reflétées – dans une moindre mesure, cependant – dans d’autres pays, comme la Russie et la Chine, qui construisent actuellement de nombreux réacteurs, tant sur leur territoire qu’à l’international.
Graphique 11 : Coûts de construction overnight* des centrales nucléaires en France et aux États-Unis
Copyright :
Fondation pour l’innovation politique – février 2021
Source :
International Energy Agency (IEA), Energy Outlook 2014, 2014.
* Un coût overnight est une mesure usuelle de coût supposant un ouvrage théorique construit en une nuit.
Les autres usages énergétiques
Voir International Atomic Energy Agency (AIEA), « Industrial Applications of Nuclear Energy », IAEA Nuclear Energies Series, n°NP-T-4.3, 2017.
Le nucléaire peut servir à d’autres usages énergétiques, en contribuant à la décarbonation. Décarboner un système énergétique requiert de décarboner les trois principales composantes de la demande d’énergie que sont les secteurs de l’électricité, du chauffage et des transports. Si le nucléaire peut apporter une contribution essentielle à la décarbonation du secteur de l’électricité, il peut également être intéressant économiquement pour décarboner plusieurs autres applications énergétiques, notamment le chauffage urbain, les applications industrielles de la chaleur, la production d’hydrogène, les transports et le dessalement de l’eau.
L’usage de l’énergie nucléaire pour le chauffage urbain, où les centrales sont utilisées pour produire à la fois de l’électricité et de la chaleur (Combined Heat and Power, CHP), n’est pas nouveau. On y a recouru dès les débuts de l’exploitation de l’énergie nucléaire, par exemple, parmi les économies avancées, au Royaume-Uni, en Suède et en Suisse, et son usage subsiste en Russie et en Europe centrale et orientale. Ce type d’usage peut être particulièrement important dans des régions reculées : c’est le rôle que remplit par exemple la nouvelle barge flottante SMR Akademik Lomonosov à Pevek, en Russie. En novembre 2019, dans sa centrale de Haiyang (province du Shandong), la Chine a aussi débuté l’exploitation de deux nouveaux réacteurs du type AP-1000 de Westinghouse pour chauffer 700.000 mètres carrés de logements. Le pays est également à un stade avancé de développement de deux modèles de réacteurs dédiés au chauffage urbain – ils ne produiront que de la chaleur à basse température, sans électricité – d’une puissance respective de 200 et 400 MW thermiques. Dans le nord du pays, ces réacteurs sont considérés comme une alternative bas carbone clé face au chauffage urbain au charbon.
D’autres pays manifestent un grand intérêt pour les réacteurs dédiés exclusivement à la production de chaleur à basse température, comme moyen de décarboner les systèmes actuels de chauffage urbain. C’est le cas de la Finlande, dont le centre de recherche technique VTT a annoncé en février 2020 le lancement d’un projet de développement d’un SMR pour le chauffage urbain qui pourrait être utilisé dans plusieurs villes pour remplacer la production de chaleur à partir de combustibles fossiles.
L’utilisation de l’énergie nucléaire pour la production de vapeur destinée à des applications industrielles dépend du type d’usage ainsi que du niveau de température et de pression requis. La plage de température de fonctionnement élevée de certains réacteurs – comme c’est le cas pour le réacteur SMR à gaz à haute température (HGTR) en construction en Chine – les rend plus adaptés à certaines de ces applications. Le déploiement de ce type de réacteurs dans des centres industriels pour de la production combinée de chaleur et d’électricité (CHP) pourrait s’avérer très intéressant 53.
Comme brièvement abordé dans la partie II.1, l’hydrogène pourrait jouer un rôle fondamental dans les scénarios bas carbone futurs. Le coût de production de l’hydrogène repose sur plusieurs paramètres, selon qu’un prix du CO2 est inclus ou non. En l’absence de prix du CO2 et au prix actuel du gaz, le gaz naturel est la principale source de production d’hydrogène et la moins chère, tandis que le coût de production du nucléaire devient compétitif si l’on ne retient que les technologies bas carbone. Le choix du type de réacteur peut également varier considérablement, qu’il s’agisse de SMR uniquement dédiés à la production d’hydrogène ou de grands réacteurs assurant la production conjointe d’électricité, de chaleur et d’hydrogène.
L’énergie nucléaire peut également être utilisée pour le dessalement de l’eau, ce qui présente un intérêt particulier pour les pays où l’eau douce est rare. C’est le cas de l’Arabie saoudite, qui a signé un protocole d’entente avec la Corée du Sud pour la première commercialisation de son SMR System-integrated Modular Advanced ReacTor (SMART), pour la production d’électricité et le dessalement de l’eau de mer.
Historiquement, l’utilisation du nucléaire pour le transport a été presque exclusivement réservée à des fins militaires, principalement pour les sous-marins et les porte-avions. Les brise-glaces civils, en particulier les brise-glaces russes Arktika, constituent une exception notable. Sur le plan militaire, il convient de noter que si la plupart des pays qui abritent des centrales nucléaires n’ont pas de dispositifs de dissuasion nucléaire, presque tous les pays qui en disposent abritent également des centrales.
Les incidences géopolitiques
Voir Onne Hoogland et Stephan Slingerland, Study on Energy Technology Dependence, Commission européenne, mars 2019.
Le recours à la technologie nucléaire a toute une série d’incidences géopolitiques. Parmi celles-ci, les liens créés entre l’entreprise/le pays de fabrication et l’entreprise/le pays où la centrale est construite, ainsi que l’impact sur la résilience énergétique, sur l’innovation technologique, sur les utilisations dans le domaine médical et sur la sécurité énergétique. Ce dernier point a été particulièrement mis en lumière lors de la crise du Covid-19, soulignant par ailleurs un possible déplacement des questions traditionnelles liées aux importations de pétrole et de gaz vers celles liées aux technologies et matériaux nécessaires à la décarbonation 54.
Industrie manufacturière et exportation de technologies
Voir Jane Nakano, The Changing Geopolitics of Nuclear Energy. A Look at the United States, Russia, and China, Center for Strategics & International Studies (CSIS), mars 2020.
Voir « Westinghouse significantly expands fuel supply in Ukraine », westinghousenuclear.com, 16 janvier 2015.
Voir U.S. Department of Energy, Restoring America’s Competitive Nuclear Advantage. A strategy to assure U.S. national security, 2020.
Analyse de l’auteur suite à une mise en œuvre prudente des plans de déploiement des pays et tenant compte des possibles obstacles et délais.
Construction d’une deuxième unité en Turquie commencée en avril 2020.
Voir Jane Nakano, op. cit., p. 10.
Les filières industrielles liées au nucléaire pour les marchés domestiques et internationaux sont à l’origine de solides relations géopolitiques, ce qui peut avoir de profondes répercussions. Historiquement, la technologie nucléaire, née aux États-Unis, a été transférée en Allemagne, en Belgique, en Corée du Sud, en France, en Italie, au Japon, en Suède, et dans plusieurs autres pays européens, où se vérifiait une grande proximité géopolitique. Des réacteurs nucléaires issus des économies avancées ont ensuite été installés en Afrique du Sud, en Argentine, au Brésil, en Chine, en Inde, au Mexique, au Pakistan et à Taïwan.
La construction d’une centrale crée des liens, non seulement sur la durée du chantier mais aussi au cours des années ou décennies suivantes, notamment en ce qui concerne le cycle du combustible nucléaire (approvisionnement et retraitement) et, éventuellement, dans le cadre d’un appui à la maintenance 55. Pour les pays nouveaux entrants, la formation du personnel peut également revêtir une certaine importance.
L’importation de combustible nucléaire auprès d’un seul fournisseur crée un risque de dépendance comparable à l’importation de combustibles fossiles à partir d’un seul pays, avec une différence cependant : une quantité de combustible nucléaire correspondant à plusieurs années d’exploitation peut être stockée sans peine. L’importance de disposer d’une diversité de fournisseurs autour du monde peut être illustrée par le cas de l’Ukraine, qui importe du combustible nucléaire produit par Westinghouse pour l’utiliser dans ses centrales nucléaires russes VVER 56.
Le financement des nouvelles centrales est également un enjeu fondamental. Les nouveaux projets nécessitent des investissements très élevés, souvent de l’ordre de plusieurs milliards d’euros. Sur des marchés en concurrence et sans mesures de soutien, des difficultés peuvent survenir, mais les investissements sur des marchés réglementés peuvent également présenter des défis en raison de la grande ampleur des projets. Ces difficultés sont susceptibles de constituer un obstacle important, notamment dans les pays émergents et en développement où l’accès au financement est plus difficile, comme c’est le cas pour l’Afrique du Sud qui, depuis une dizaine d’années, a du mal à sécuriser le financement de ses nouveaux projets nucléaires. Le russe Rosatom et les constructeurs chinois renforcent souvent l’attractivité de leurs projets en y incluant des conditions de financement favorables. L’U.S. International Development Finance Corporation (DFC) a récemment proposé de revoir l’interdiction du financement international des projets nucléaires, principalement afin de de pouvoir financer des SMR. Le département américain du Commerce estime que le marché des réacteurs nucléaires au cours des dix prochaines années représentera entre 500 et 740 milliards de dollars 57.
De 2010 à 2019, dans le monde, 63 nouveaux réacteurs ont été mis en chantier (contre 53 au cours de la décennie précédente). Les deux tiers des nouveaux réacteurs sur le marché international ont adopté la technologie russe ou chinoise. Cette part est amenée à augmenter dans les années à venir en corrélation avec l’important déploiement de réacteurs sur le sol chinois et en conséquence des accords déjà conclus entre la Russie et plusieurs autres pays, ainsi que du nombre décroissant de projets dans les économies avancées.
Au cours des trente prochaines années, plus de 400 réacteurs (hors SMR) devraient être mis en chantier 58 (voir graphique 12). Environ 150 d’entre eux se trouvent sur les marchés internationaux (c’est-à-dire en dehors des pays où le fabricant est implanté).
Actuellement, la Chine est le pays qui a le plus vaste programme de déploiement de centrales sur son territoire, tandis que la Russie est le plus grand exportateur de technologie nucléaire au monde. La Russie représente actuellement plus de 60% du marché des centrales nucléaires à l’exportation, aussi bien vers des pays qui disposent déjà de cette technologie que vers de nouveaux entrants – dont trois sur quatre ont opté pour la centrale russe VVER. Au cours de ces dix dernières années, la Chine a mis en service les deux tiers des nouvelles capacités nucléaires mondiales, à l’aide de technologies aussi bien domestiques qu’importées. La Russie, de son côté, a mis en service dix réacteurs ; elle en a trois actuellement en chantier et quatre autres qui se trouvent au tout début des travaux préparatoires à la construction. Elle construit neuf réacteurs dans cinq autres pays – le Bangladesh (2), la Biélorussie (2), l’Inde (2), l’Iran (1) et la Turquie (2) 59 – et participe aux chantiers de quatre réacteurs en Slovaquie (2) et en Ukraine (2) en utilisant divers modes contractuels. La Russie a également d’autres projets, en phase proche d’un début de construction, en Chine (4), en Égypte (2 + 2), en Finlande (1), en Hongrie (2), et en Ouzbékistan (2). Plusieurs autres en sont à différents stades de planification, y compris dans les pays ayant des centrales déjà en chantier. Des discussions et des accords sont en cours avec l’Arménie, l’Indonésie, la Jordanie, le Kazakhstan et la République tchèque. La Russie est également en lice pour l’obtention de marchés supplémentaires tels que l’Afrique du Sud et l’Arabie saoudite.
Le déploiement de l’énergie nucléaire en Chine est relativement récent, s’appuyant à ses débuts sur des technologies françaises et canadiennes. L’énergie nucléaire ne représente qu’une petite partie du mix électrique en Chine.
À partir de la fin des années 2000, le pays a lancé un programme qui a permis de quintupler la capacité installée, laquelle est passée de 9 à46 GW en seulement dix ans. Le développement de technologies domestiques et la ferme intention de faire une plus grande place au nucléaire dans le mix électrique sont en train de positionner la Chine comme un fabricant nucléaire clé, à la fois pour le marché domestique et pour l’exportation. Jusqu’à présent, la Chine n’a construit de nouveaux réacteurs à l’étranger qu’au Pakistan, en utilisant sa technologie CNP (Génération II), et elle y construit actuellement deux réacteurs Hualong One (Génération III). Le modèle Hualong est la technologie phare de la Chine, pour laquelle elle nourrit clairement de grandes ambitions à l’exportation. Actuellement, la Chine prévoit de construire une ou plusieurs de ces unités en Argentine et a candidaté pour deux autres projets au Royaume-Uni (où les entreprises chinoises détiennent également une part de 33,5% dans le projet Hinkley Point C).
La Chine compte sur l’initiative de la Nouvelle Route de la soie (Belt Road Initiative) pour faciliter l’adoption de cette technologie, dont l’industrie nucléaire chinoise prévoit de pouvoir exporter plus de dix unités par an après 2030 60.
Graphique 12 : Début de construction de réacteurs par les principaux fabricants pour les marchés domestiques et internationaux, pardécennie entre 2000 et 2050 (en unités)
Copyright :
Fondation pour l’innovation politique – février 2021
Source :
International Atomic Energy Agency (IAEA), « Power Reactor Information System » (PRIS), 2020 pour les données en cours de construction ; estimations de Marco Baroni pour les évolutions futures.
Note : Les SMR ne sont pas inclus dans ce graphique.
Les deux tiers environ du marché international (non domestique) sur la période 2030-2050 restent ouverts à la concurrence (voir graphique 12). Les fabricants historiques, au Canada, en Corée du Sud, aux États-Unis, en France et au Japon, éprouvent actuellement des difficultés à développer de nouveaux projets, tant au niveau domestique qu’international, souvent en raison de facteurs économiques et d’un manque de soutien politique. Pourtant, le développement en continu de projets peut constituer un levier important pour réduire les coûts. Au cours des vingt dernières années, 17 réacteurs utilisant la technologie des économies avancées ont été mis en chantier au niveau domestique et 13 au niveau international. Ceci est insuffisant pour garantir une forte réduction des coûts.
Les treize réacteurs déployés sur les marchés internationaux ont été développés avec l’AP-1000 de Westinghouse (4 réacteurs en Chine), l’APR-1400 de KEPCO (4 réacteurs aux Émirats arabes unis) et l’EPR de Framatome (1 réacteur en Finlande, 2 réacteurs en Chine et 2 réacteurs au Royaume-Uni). Au vu des difficultés que les États-Unis et la Corée du Sud rencontrent pour déployer leurs réacteurs sur leur propre territoire, on peut douter de leur capacité à exporter davantage les technologies respectives de Westinghouse et de Kepco. La nécessité de renouveler le parc à partir de la fin des années 2020 et au début des années 2030 représente une opportunité majeure pour faire baisser les coûts de fabrication, à condition qu’une planification détaillée soit mise en place. Un rythme soutenu de construction est essentiel pour maintenir le savoir-faire industriel – par exemple en Europe – en tirant parti des compétences existantes, ainsi qu’en fournissant l’occasion de renforcer la chaîne de valeur et les actifs industriels existants, et de valoriser leur avantage concurrentiel.
Sécurité énergétique, résilience et impact de la crise du Covid-19
« The IEA defines energy security as the uninterrupted availability of energy sources at an affordable price » (International Energy Agency-IEA, « Energy security. Ensuring the uninterrupted availability of energy sources at an affordable price », iea.org, 2 décembre 2019).
Voir International Energy Agency (IEA), « Electricity Vital to well-functioning modern societies and economies », iea.org, 29 octobre 2020.
Commission européenne, op. cit.
Le nucléaire est une technologie clé qui contribue à la sécurité énergétique, mais pour garantir l’approvisionnement en énergie, il faut aussi sécuriser la technologie. La sécurité énergétique est définie par « la disponibilité ininterrompue de sources d’énergie à un prix abordable 61 ». Jusqu’à récemment, on se préoccupait principalement de la dépendance vis-à-vis des importations de combustibles fossiles (principalement le pétrole et le gaz), des origines géopolitiques de ces sources d’énergie et de leur prix. Ces préoccupations étaient d’une importance capitale pour les économies avancées, qui consommaient la majeure partie de ces ressources. Aujourd’hui, une croissance de la demande faible ou nulle et une production croissante de sources non conventionnelles caractérisent les économies avancées.
Ces préoccupations en matière de sécurité pétrolière et gazière tendent ainsi à se déplacer vers les pays émergents et en développement – avec la Chine et l’Inde en tête – où se fait l’essentiel de la croissance de la demande pour ces combustibles fossiles.
Au cours des dernières décennies, l’énergie nucléaire a contribué à réduire la dépendance de plusieurs économies avancées vis-à-vis de la production d’électricité via des combustibles fossiles. En France, par exemple, la production d’électricité à partir de pétrole représentait 40% de la production totale en 1973 (premier choc pétrolier), avant que le pays mette en œuvre son important programme nucléaire. En termes de sécurité énergétique et de plus ou moins grande dépendance aux importations, il reste cependant à porter attention à la chaîne logistique du combustible nucléaire – extraction, conversion, enrichissement de l’uranium. De ce point de vue, l’énergie nucléaire est généralement considérée comme une énergie domestique dans la mesure où de nombreux pays disposent de stocks de combustible pour une durée moyenne de deux à trois ans.
Les inquiétudes en matière de sécurité énergétique incluent de plus en plus celles concernant la sécurité des systèmes électriques. Au cours des dix dernières années, un plan d’action pour la sécurité électrique (Electricity Security Action Plan, ESAP) a été adopté par les ministres des pays membres de l’IEA. Ce plan se concentre sur les défis entourant la sécurité de l’approvisionnement en électricité durant la transition vers des systèmes énergétiques à faibles émissions de carbone 62. Avec l’augmentation, dans les systèmes électriques, de la production issue de sources intermittentes telles que l’éolien et le solaire photovoltaïque, le nucléaire confirme le rôle essentiel qu’il joue au sein des technologies bas carbone pour maintenir la stabilité et l’inertie du réseau et, en cas de nécessité, pour apporter de la flexibilité au système (voir partie II.1).
L’incitation à recourir à des formes d’énergie plus propres et aux technologies qui leur sont associées a commencé à soulever de nouvelles questions quant à l’origine de ces technologies et aux matériaux utilisés pour les produire, mettant en évidence le risque de passer d’une dépendance aux combustibles fossiles à une dépendance technologique. Les lieux de production de ces technologies et, le cas échéant, d’approvisionnement en combustible présentent un intérêt géopolitique primordial. De nombreuses technologies bas carbone sont concernées, dont l’énergie nucléaire (voir partie III.1), l’énergie éolienne, le solaire photovoltaïque et les technologies de stockage par batterie. Une étude de la Commission européenne, qui a examiné en détail les dépendances critiques de ces trois dernières technologies formule des recommandations visant à modifier les politiques de l’Union européenne en matière de sécurité d’approvisionnement et de compétitivité industrielle 63.
La pandémie de Covid-19, qui a eu de fortes répercussions sur la production et la consommation d’énergie, a soulevé à son tour de nouvelles questions quant à la sécurité énergétique et la nécessité de disposer de systèmes énergétiques résilients. La propagation du virus a modifié de façon spectaculaire l’organisation des activités dans nos sociétés. Cela a également été le cas pour les systèmes énergétiques, avec une diminution importante de la demande de combustibles fossiles et une baisse du prix de certaines énergies, par exemple en ce qui concerne l’utilisation du pétrole dans le secteur des transports. La sécurité de l’approvisionnement en électricité a réaffirmé son rôle clé dans nos sociétés, pour le fonctionnement de services essentiels tels que les hôpitaux, mais aussi pour permettre aux réseaux Internet de soutenir le télétravail.
La plupart des systèmes électriques ont connu une baisse significative de la demande globale et, côté production, une adaptation s’est faite selon trois grandes tendances : augmentation de la production à partir d’énergies renouvelables (principalement issues des capacités éoliennes et solaires photovoltaïques installées fin 2019), recul de la production à partir de combustibles fossiles (principalement le charbon) et réduction de la production à partir du nucléaire dans certains cas (en Europe, notamment, où le nucléaire a contribué de manière significative à la flexibilité des systèmes). Ce contexte a entraîné une nouvelle augmentation de la part de la production éolienne et solaire photovoltaïque dans le mix énergétique par rapport aux années précédentes. Cette situation ne peut cependant pas être considérée comme un test de ce à quoi les futurs systèmes pourraient ressembler à des stades plus avancés de la transition énergétique. Pendant ce récent épisode, il faut en effet tenir compte de la sécurité (liée à la redondance des moyens de production et de flexibilité) qu’ont offerte des systèmes dimensionnés pour une demande plus élevée.
Il dépendra des investissements à venir que cette hausse de l’éolien et du solaire photovoltaïque constitue une évolution permanente des systèmes électriques et que le nucléaire puisse jouer son rôle en tant qu’option de décarbonation et de flexibilité. Ces investissements pourraient être revus à la baisse ou retardés en raison de la diminution des capitaux disponibles, de la baisse des revenus des compagnies d’électricité (et même des particuliers qui investissent dans ces projets) et du report d’un certain nombre de projets. Mais ils pourraient aussi être revus à la hausse si les décideurs politiques les incluaient dans les mesures de relance envisagées dans de nombreux pays.
Les centrales nucléaires ont fait preuve d’une grande résilience face aux variations de la demande d’électricité lors de la pandémiede Covid-19, ce qui a permis leur exploitation en continu et sans arrêt forcé. Dans certains pays, en diminuant leur production pour répondre à cette évolution de la demande et aux besoins des systèmes électriques, elles ont démontré leur aptitude à une plus grande flexibilité, tout en continuant à assurer la sécurité du personnel, en contribuant à la stabilité du réseau et en fournissant une production bas carbone. Les plans de relance à venir peuvent contribuer de deux manières aux investissements dans le nucléaire : à court terme, en créant les conditions favorables pour une prolongation de la durée de vie des centrales ; à long terme, en apportant un soutien à la construction de nouveaux réacteurs. L’Europe peut encore se saisir de cette opportunité, même si cela n’a pas encore été le cas dans le cadre du plan européen NextGeneration EU et même si elle a reporté la décision d’inclure ou non l’énergie nucléaire dans la taxonomie européenne. Cette dernière décision peut en effet jouer un rôle fondamental (voir partie I.2.b), ses conséquences ne se limitant d’ailleurs pas à l’Europe. Dans la mesure où il s’agit de la toute première classification au monde, la décision de ne pas y inclure le nucléaire pourrait avoir des répercussions importantes dans plusieurs autres économies, émergentes ou en développement, les exposant à rencontrer davantage de difficultés pour obtenir des crédits d’investissement. Une telle décision favoriserait encore plus les modèles de financement tels que ceux fournis par les entreprises russes ou chinoises.
Innovation technologique
Voir Stephen Goldberg et Robert Rosner, Nuclear Reactors: Generation to Generation, American Academy of Arts and Sciences, 2011.
Voir Philippe Passebon, « Nucléaire : les robots et technologies de maintenance d’Areva récompensés par les WNE Awards », Industrie & Technologies, industrie-techno.com, 29 juin 2016.
Voir United States Nuclear Regulatory Commission (U.S. NRC), « Backgrounder on High Burnup Spent Nuclear Fuel », nrc.gov, septembre 2018.
L’histoire de l’énergie nucléaire est celle d’une innovation constante, s’étendant sur plusieurs décennies et toujours aussi déterminante aujourd’hui. Le savoir-faire industriel correspondant devrait donc être soigneusement évalué, tout comme les risques et les coûts liés à sa perte. La conception des réacteurs n’a cessé d’évoluer, aussi bien en termes d’efficacité, de sécurité que de performance. Globalement, trois grandes catégories de réacteurs ont marqué cette évolution : la Génération I (prototypes et précurseurs, dont aucun n’est en service aujourd’hui), la Génération II (qui représente près de 95% des réacteurs actuellement en service, avec une durée de vie initiale de 35 à 40 ans et la possibilité de la prolonger jusqu’à 60 ans, dans certains cas jusqu’à 80 ans) et la Génération III (la majorité des réacteurs en construction aujourd’hui, avec des mesures de sûreté active et passive renforcées leur permettant de résister à des agressions et des accidents majeurs avec un impact minimal ou nul en dehors de la centrale elle-même, une durée de vie de 60 ans et la possibilité de la prolonger jusqu’à 80 ans et éventuellement au-delà) 64. La Génération III comprend une grande variété de conceptions et de modèles, utilisant différentes technologies, différents types d’assemblages de combustible, de modérateurs et de fluides de refroidissement.
Cette variété a connu une convergence progressive vers la filière LWR, qui représente 90% des réacteurs actuellement en construction, et en particulier la filière PWR.
La R&D actuelle porte sur un certain nombre de nouveaux modèles, suivant quatre grands axes : les SMR (voir partie III.3.1), les réacteurs de Génération IV, la fusion nucléaire et les réacteurs expérimentaux (y compris ceux destinés à produire des radio-isotopes médicaux). La distinction entre ces groupes n’est pas toujours nette, certains SMR étant de type Génération IV.
Outre la R&D pour de nouveaux réacteurs, des étapes déterminantes sont en train d’être franchies en matière d’innovation, permettant d’accroître la flexibilité des centrales actuelles et futures, d’en améliorer la maintenance et en réduire les coûts grâce à la numérisation, à la création de « jumeaux numériques » et à l’utilisation de robots 65, et d’utiliser de façon plus efficiente le combustible, avec un apport de combustible toujours moindre pour produire le même kilowattheure d’électricité 66.
Dans les économies avancées, une large partie de cette innovation se fait grâce aux connaissances rassemblées par les entreprises et les milieux académiques, et à l’expérience accumulée au cours des dernières décennies. Les États-Unis et le Canada sont particulièrement actifs sur le front des SMR, le plus grand projet au monde sur la fusion nucléaire est en cours de construction dans le sud de la France et de nombreux laboratoires et centres de recherche explorent de nouvelles avancées dans ces domaines. Néanmoins, progressivement, il s’opère un transfert de la recherche scientifique, du savoir-faire et de l’innovation en dehors des économies avancées. Ce phénomène ne se limite pas au seul nucléaire mais s’observe également dans le domaine, par exemple, du solaire photovoltaïque (fabriqué majoritairement en Chine et à Taïwan) et dans celui des batteries.
a) Les petits réacteurs modulaires (SMR)
Les SMR visent quatre objectifs : réduire les coûts, accroître la sûreté, s’adapter aux besoins de flexibilité croissants des systèmes électriques et s’étendre à de nouveaux marchés. Avec le temps, les réacteurs nucléaires ont vu leur taille passer de seulement 136 MW en moyenne pour la Génération I à une taille moyenne de 1.000-1.600 MW pour la Génération III (bien qu’il existe des versions plus petites), principalement dans le but de renforcer la sûreté et de réduire le coût par unité de puissance.
Graphique 13 : Taille moyenne mondiale des réacteurs, par décennie et selon l’année de début de la construction, 1950-2019 (en MW)
Copyright :
Fondation pour l’innovation politique – février 2021
Source :
International Atomic Energy Agency (IAEA), « Power Reactor Information System » (PRIS), 2020.
Les SMR ont cependant une puissance installée inférieure à 300 MW, la plupart des versions se situant dans la fourchette 50-200 MW (voir tableau 5). Un sous-ensemble de cette catégorie est représenté par les réacteurs micro-modulaires (Micro Modular Reactor, MMR), qui ont une capacité installée inférieure à 10 MW. Comme nous l’avons vu dans la partie II.3, l’une des clés pour réduire les coûts des grands projets est de pouvoir disposer d’une série continue de réacteurs en construction, afin de profiter du savoir-faire et de l’expérience des acteurs industriels. Dans une même logique, l’objectif est de réduire les coûts des SMR non pas en augmentant la taille des unités mais bien en obtenant des économies d’échelle grâce à la production de nombreuses unités toutes identiques.
La taille réduite des réacteurs présenterait également un certain nombre d’avantages, notamment des besoins d’investissement beaucoup plus faibles et des délais de réalisation plus courts, ces deux facteurs contribuant à faciliter le financement des projets. Comme plusieurs de ces projets – par exemple, NuScale aux États-Unis ou le réacteur HTGR en Chine – prévoient le déploiement de dix ou douze unités sur chaque site, l’effet de série devrait compenser l’absence d’économies d’échelle par la taille. En outre, les SMR peuvent contribuer à la flexibilité des systèmes électriques grâce à leur modularité. Cette caractéristique peut être particulièrement intéressante dans les petits systèmes électriques, ce qui à terme ouvre la voie vers de nouveaux marchés pour lesquels les grands modèles standards de la Génération III apparaissent peu adaptés.
Tableau 5 : Principaux projets de SMR et fabricants/pays associés
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Fondation pour l’innovation politique – février 2021
Source :
International Energy Agency (IEA), Nuclear Power in a Clean Energy System, mai 2019; International Atomic Energy Agency (IAEA), Advances in Small Modular Reactor Technology Developments, 2018; Id., « Advanced ReactorInformation System », s.d.
Voir Agence pour l’énergie nucléaire (AEN)-Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), 2019 AEN Rapport annuel, 2020.
Voir Canadian Small Modular Reactor Roadmap Steering Committee, A Call to Action: A Canadian Roadmap for Small Modular Reactors, 2018.
Voir World Nuclear Association (WNA), « Generation IV Nuclear Reactors », world-nuclear.org, décembre 2020; International Atomic EnergyAgency (IAEA), « Advanced Reactor Information System », s.d.
Le déploiement commercial de ce type de réacteurs n’est pas prévu avant la seconde moitié des années 2020, au plus tôt. Leur succès dépendra de leur capacité à réaliser les réductions de coûts attendues et à parvenir à une standardisation complète. À cet égard, des efforts considérables sont déployés aux États-Unis et au Canada, avec d’importantes dépenses de R&D 67 et des accords en vue d’une standardisation commune 68. Plusieurs autres pays explorent l’option SMR : la Chine construit actuellement un prototype de HTGR, qui devrait être mis en service l’année prochaine, année où elle prévoit également de lancer la construction de deux ACP100 ; la Russie a mis en service l’année dernière une barge flottante avec deux unités nucléaires pour une utilisation dans les régions reculées du pays ; l’Argentine construit un prototype ; la Corée du Sud (dans le cadre d’un partenariat avec l’Arabie saoudite), le Japon, la France et plusieurs autres pays étudient d’autres types de modèles. Selon le moment où les SMR deviendront compétitifs et fabricables à une échelle industrielle, ils pourraient modifier le développement du nucléaire dans le monde et les équilibres en place entre les pays.
b) Génération IV
La R&D continue à soutenir la quête d’une énergie nucléaire plus sûre, plus efficace, plus économique et universelle. La prochaine génération de réacteurs nucléaires, dite Génération IV, vise à renforcer encore la sûreté, à réduire au minimum les déchets (tant en termes de quantité que de durée de vie), à être résistante à la prolifération de par sa conception et à pouvoir fournir des solutions pour la production d’hydrogène, le chauffage industriel et le dessalement de l’eau. Six filières ont été identifiées, la plupart avec un cycle de combustible fermé pour pouvoir réduire au minimum les déchets de haute activité 69. Certains de ces projets sont à un stade de recherche très avancé, tandis que d’autres en sont encore au stade du concept. Dans l’ensemble, les réacteurs Génération IV comprennent :
- les réacteurs à neutrons rapides refroidis au gaz (Gas-cooled Fast Reactors, GFR) ;
- les réacteurs à neutrons rapides refroidis au plomb (Lead-cooled Fast Reactors, LFR), avec des projets en Russie et en Belgique;
- les réacteurs à sels fondus (Molten Salt Reactors, MSR) ;
- les réacteurs à neutrons rapides refroidis au sodium (Sodium-cooled Fast Reactors, SFR), en cours de construction en Russie (1), en Chine (1) et en Inde (1) ;
- les réacteurs à eau supercritique (Supercritical water-cooled reactors, SCWR) ;
- les réacteurs refroidis au gaz à très haute température (Very High-Temperature Gas-cooled Reactors, VHTGR), avec un prototype en cours de construction en Chine.
Voir « ITER, c’est quoi ? », iter.org, s.d.
c) La fusion nucléaire
Des recherches sont également menées sur le front de la fusion nucléaire, avec une échéance plus lointaine cependant. Parmi les nombreux projets à l’étude dans le monde, ITER (International Thermonuclear Experimental Reactor) est le plus important 70. Il est actuellement en construction à Cadarache, dans le sud de la France, et son financement s’appuie sur une collaboration internationale entre l’Union européenne, les États-Unis, le Japon, la Corée du Sud, la Chine, la Russie et l’Inde.
Démarré en 2013 et devant être mis en service vers 2025, ITER sera un dispositif à fusion de 500 MW de type tokamak (nécessitant un apport d’énergie correspondant à environ 10% de sa puissance de sortie), conçu pour démontrer la faisabilité de la fusion nucléaire (un phénomène comparable à ce qui se passe sur le soleil). Avec des déchets nucléaires très limités et aucun risque de fusion du cœur du réacteur en raison des caractéristiques propres à cette technologie, la fusion nucléaire est très prometteuse, mais un réacteur commercial n’est pas envisageable avant plusieurs décennies.
Radio-isotopes médicaux
Voir International Atomic Energy Agency (IAEA), Research Reactor Database, iaea.org, s.d.
Le molybdène 99 est l’un des principaux isotopes. Il est largement utilisé pour diagnostiquer les maladies cardiaques et les cancers, ainsi que pour d’autres applications médicales d’importance.
Nuclear Energy Agency (NEA)-Organisation for Economic Co-Operation and Development (OECD), The Supply of Medical Radioisotopes: 2018 Medical Isotope Demand and Capacity Projection for the 2018-2023 period, 2018.
Un aspect clé du savoir-faire nucléaire est lié à la production de radio-isotopes dans le cadre médical. Ils sont surtout utilisés à des fins diagnostiques (avec des millions d’examens en Europe chaque année) et thérapeutiques (principalement pour le traitement du cancer). Compte tenu de leur courte durée de vie, leur production doit se faire en continu. Elle peut se faire dans des cyclotrons ou dans des réacteurs nucléaires. Il existe environ 1.200 cyclotrons en activité dans le monde, dont 200 en Europe et une vingtaine uniquement en France. Les cinq premiers acteurs principaux représentent environ 90% de la production mondiale. Par ailleurs, 220 réacteurs nucléaires de recherche existent dans le monde 71, dont ceux servant à la production d’isotopes. Il en existe deux types principaux : les réacteurs d’irradiation (moins nombreux et plus complexes) et les réacteurs sources de neutrons (moins efficaces mais plus simples).
Les réacteurs d’irradiation sont la principale source de production de molybdène 99 72. Après la fermeture d’Osiris en France en 2015 et du réacteur NRU (National Research Universal Reactor) au Canada en 2018 (qui étaient en termes de taille respectivement troisième et premier réacteurs au monde à usage médical), il y a maintenant dix réacteurs dans le monde qui assurent la production de molybdène. Cinq d’entre eux se trouvent en Europe (en Allemagne, en Belgique, aux Pays-Bas, en Pologne et en République tchèque) et représentent plus de la moitié de la production mondiale 73.
Tout comme les réacteurs destinés à la production d’électricité, les réacteurs expérimentaux vieillissent rapidement. En 2016, environ 90% de la production mondiale de molybdène était assurée par sept réacteurs, dont cinq en Europe et quatre qui ont aujourd’hui plus de 45 ans (voir tableau 6). Plusieurs pénuries ont été constatées au cours de la dernière décennie, principalement en raison d’arrêts ou de pannes de réacteurs. À court terme, pour éviter de telles pénuries, une meilleure coordination au niveau européen et mondial a été mise en place. Mais des remplacements seront bientôt nécessaires. D’ici à 2025 environ, trois nouveaux réacteurs sont prévus, mais les projets ont pris du retard et font face à des problèmes de financement.
Le savoir-faire industriel nucléaire constitue un point essentiel, que ce soit pour la production d’électricité, l’approvisionnement médical ou nombre d’autres utilisations. La R&D, l’innovation et les investissements dans de nouveaux moyens seront déterminants pour maintenir et développer ce savoir.
Tableau 6 : Principaux réacteurs expérimentaux en Europe pour la production de molybdène
Copyright :
Fondation pour l’innovation politique – février 2021
Source :
Nuclear Energy Agency (NEA)-Organisation for Economic Co-Operation and Development (OECD), The Supply of Medical Radioisotopes: 2018 Medical Isotope Demand and Capacity Projection for the 2018-2023 period, 2018.
Conclusion
Le changement climatique devient une question plus urgente que jamais, nécessitant des actions sans précédent. L’Accord de Paris de 2015 engage à limiter l’augmentation de la température mondiale nettement en dessous de 2°C et à s’efforcer de la maintenir à 1,5°C. Pour atteindre cet objectif, toutes les options bas carbone sont nécessaires : efficacité énergétique, énergies renouvelables, énergie nucléaire, ainsi que le captage, stockage et utilisation du carbone (CCUS). La façon dont ces technologies peuvent se déployer et se combiner est appelée à varier suivant le potentiel et les contraintes de chaque région. Cependant, certains pays ont décidé d’écarter certaines technologies éprouvées, comme l’énergie nucléaire et les grandes centrales hydroélectriques, ou émergentes, comme le CCUS. Si le choix entre les options disponibles est une prérogative évidente de chaque pays, la décision de se dispenser de certaines d’entre elles risque de rendre problématique la réalisation, dans le temps imparti, des objectifs de décarbonation et d’en augmenter notablement le coût. Elle pousse aussi à se questionner sur la frontière entre politiques fondées sur la science et idéologies.
La décarbonation du secteur de l’électricité est une étape importante vers la décarbonation de l’ensemble du secteur de l’énergie, mais elle n’est pas suffisante. Pour atteindre les objectifs fixés dans l’Accord de Paris, il faut décarboner tous les secteurs d’utilisation finale en quelques décennies. Trois leviers importants permettront d’y parvenir : l’électrification des usages finaux, la décarbonation de la demande de chaleur et une plus grande pénétration de l’hydrogène dans le mix énergétique. En conséquence, la consommation électrique pourrait plus que doubler au cours des prochaines décennies. L’énergie nucléaire peut jouer un rôle important dans chacun de ces trois domaines, répondant notamment aux trois impératifs que sont la décarbonation, la flexibilité du système électrique et la sécurité d’approvisionnement.
Pour que le nucléaire puisse contribuer avec succès à l’atteinte de ces objectifs, certaines conditions sont nécessaires. Il estessentiel de répondre aux préoccupations de l’opinion publique, par le biais d’autorités de sûreté proactives, transparentes et indépendantes. Il nous faut tirer les leçons des succès et des échecs passés, établir des feuilles de route claires pour donner une visibilité à long terme à tous les acteurs, et permettre des réductions de coûts grâce à un flux continu de constructions. Il sera également essentiel de poursuivre les efforts de standardisation des réacteurs tout en atteignant les standards de sûreté les plus élevés, d’identifier les réformes les plus efficaces du market design tout en préservant la concurrence entre les technologies et, enfin, de maintenir un bon écosystème industriel tout en garantissant l’innovation et un processus constant d’apprentissage.
L’Europe vise à être le premier continent neutre en carbone d’ici à 2050, mais la politique énergétique européenne manque de cohérence et, souvent, de clarté en ce qui concerne l’énergie nucléaire. D’une part, l’énergie nucléaire est aujourd’hui la plus importante source de production bas carbone et est incluse dans les scénarios futurs de l’Union européenne comme une technologie bas carbone essentielle. D’autre part, l’Union européenne peine à l’inclure dans son projet de taxonomie en tant qu’option clé pour un futur décarboné. Retarder cette décision peut finir par la rendre inefficace et mettre en danger la capacité de l’Europe à atteindre ses objectifs climatiques.
En matière de nucléaire, l’Europe est dotée d’une industrie et d’un savoir-faire solides ainsi que d’une longue tradition d’innovation. Mais, aujourd’hui, ce sont la Chine et la Russie qui développent le plus grand nombre de projets. L’Inde montre de fortes ambitions dans le domaine, et les États-Unis, avec le Canada, impulsent les projets de SMR. Sans feuille de route claire en France, et, avec le risque qu’en l’absence d’une politique nucléaire européenne solide et cohérente plusieurs pays d’Europe orientale se tournent à terme vers d’autres fournisseurs, l’Europe risque de perdre son avantage concurrentiel. Les conséquences économiques, industrielles et géopolitiques de l’inaction sont fortes et le fait même de retarder les décisions peut mettre en danger la souveraineté économique et énergétique européenne.
Le message est clair : l’Europe doit agir. Maintenant.
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