1.

Dans une France inquiète, les fonctionnaires sont mécontents

2.

La globalisation transforme le statut de la fonction publique en privilège d’extra-temporalité

3.

L’affirmation d’une opposition organique a la réforme de l’état

4.

Une question de justice sociale et un problème démocratique

Résultats d’ensemble
Les 27 et 28 janvier 2009

1.

Le désir de transformation de la société

2.

Le mouvement de grève du 29 janvier

3.

Le rôle du gouvernement et de diverses organisations politiques et syndicales

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Le 29 janvier dernier a vu la plus forte mobilisation sociale depuis
l’élection de Nicolas Sarkozy à la présidence de la République, et ce
dans un contexte de crise économique et financière globale.
La Fondation pour l’innovation politique a voulu éclairer le climat
enveloppant cette journée. Pour ce faire, elle a conçu une enquête d’opinion,
réalisée par TNS Sofres. Les premiers résultats ont été publiés par
La Tribune, le samedi 31 janvier 2009. Au-delà de l’appréciation de ce
mouvement social, de l’évaluation de sa légitimité ou de la question de
sa finalité, l’enquête met en lumière le jugement porté par les Français
sur la réforme – comme idée et comme politique.
Aujourd’hui, la fondation publie l’analyse de ce sondage par
Dominique Reynié, directeur général, professeur des universités
(Sciences Po Paris); elle fait apparaître un clivage caché au cœur de
ce moment : un clivage entre les salariés de la fonction publique et le
reste de la société civile – associé à la possibilité de l’avènement d’une
« classe sociale étatique » –, et qui risque fort, en l’absence d’arbitrage
politique, de poser une question de justice sociale et in fine un
problème démocratique.

Le 29 janvier 2009, grèves et manifestations ont donné à la France le visage d’une Marianne en colère. La journée fut un succès pour les organisations syndicales. Les médias ont rapporté l’affluence aux manifestations. Des chiffres de participation impressionnants ont été évoqués. Accompagnant ce moment, des grèves ont eu lieu, presque exclusivement dans la fonction publique, tandis que les perturbations n’atteignaient pas les niveaux autrefois enregistrés, sans que l’on sache exactement si ce résultat en demi-teinte devait être attribué à l’application du service minimum, à la prudence de certaines organisations syndicales sensibles au coût de l’impopularité ou tout simplement à l’échec de l’appel à la grève. Malgré ces zones d’ombre, le succès du 29 janvier ne fait aucun doute parce que telle en fut l’interprétation immédiate. Il est vrai que la crise financière, la crise économique, les réformes gouvernementales et les maladresses politiques fournissaient un contexte idéal.

Grèves par procuration?

Le jour même, et par la suite, la lecture dominante de l’événement fut celle d’un sursaut social, du retour d’une France protestataire, exprimant la colère des classes populaires et moyennes salariées. Beaucoup y ont vu les prémisses d’un rejet des gouvernants issus des élections de 2007, la réaction que l’on désespérait de voir un jour, face à un pouvoir jugé arrogant et face à une opposition entièrement tournée vers ses querelles internes. L’impatience d’en découdre politiquement avec la droite explique peut-être pourquoi n’a pas été posée la question de savoir quelles forces sociales pouvaient sous-tendre le mouvement du 29 janvier. Certes, des sondages annonçaient la sympathie de l’opinion pour la journée de revendication, conformément à un certain type d’utilisation des enquêtes devenu une habitude depuis les grèves mémorables de 1995. Les sondages jouent un rôle précis. Il leur est demandé de mesurer le degré de sympathie générale qui entoure ces conflits sociaux. En mesurant un niveau élevé de sympathie, on a même parlé de « grèves par procuration », une manière de montrer que le conflit social repose sur des bases beaucoup plus larges qu’il n’y paraît, et donc aussi une façon, bien involontaire, de reconnaître que les apparences sont problématiques. Or, en 1995 comme en 2009, si les apparences sont problématiques, c’est bien parce que ce que l’on qualifie de « mouvement social » et ce dans quoi on assure voir une protestation de l’ensemble du monde salarié est en réalité limité au monde social très circonscrit de la fonction publique.

Les sondages sur la sympathie éprouvée par l’opinion à l’égard d’un mouvement de revendication permettent de nourrir la thèse d’un mouvement social général et donc de combattre la thèse contraire d’un mouvement particulariste ou de dissimuler les signes de ce particularisme. Or, si l’on considère que les Français éprouvent de la sympathie pour – voire soutiennent – un mouvement de revendication limité à la fonction publique, on peut en conclure prématurément que les fonctionnaires engagés dans le conflit agissent en représentants du monde social, notamment du salariat. Poussée jusqu’au bout, cette thèse autorise à penser que les salariés de la fonction publique mettent en quelque sorte leur statut à la disposition de la société tout entière pour porter à la place des salariés du secteur privé – c’est-à-dire du secteur exposé – une protestation que ceux-ci ne peuvent assumer eux-mêmes sans prendre des risques importants. Dans ce schéma, les membres de la fonction publique protégés par leur statut rempliraient en quelque sorte une fonction de représentation similaire à celle des délégués syndicaux ou des élus de la nation à l’abri de leur immunité.
La thèse des « grèves par procuration », qui ressurgit dans les sondages à l’occasion des principales journées d’action syndicale, dessine le tableau d’une société solidaire dans laquelle les plus fragiles confient aux salariés protégés le soin d’exprimer publiquement une colère ressentie par tous.

Les raisons du soutien au mouvement du 29 janvier : distinguer l’inquiétude du mécontentement

Pour vérifier l’homogénéité des points de vue entre les salariés de la fonction publique et le reste de la société, la Fondation pour l’innovation politique a conçu et réalisé avec l’institut TNS Sofres une enquête d’opinion : il s’agissait non seulement d’évaluer le niveau de soutien à la journée du 29 janvier 2009, mais aussi de comprendre les motivations de ceux qui déclarent soutenir cette journée de revendication. Pour éviter les risques de malentendu, nous avons opté non pas pour des questions testant la « sympathie» ou la «compréhension», mais pour une question testant le soutien. Cette question, nous l’avons posée sous la forme suivante : « Huit organisations syndicales ont signé une plateforme de revendications communes et appelé à une journée de grève et de manifestation le 29 janvier. Vous-même, quelle est votre attitude à l’égard de ce mouvement ? Y êtes-vous très favorable, assez favorable, indifférent, assez opposé, très opposé ? » L’ensemble du questionnaire vise alors à préciser et à analyser le degré de l’adhésion, dans ses diverses expressions.
Ce questionnaire a été administré les 27 et 28 janvier auprès d’un échantillon de 1.000 personnes, représentatif de la population nationale âgée de 15 ans et plus. Les résultats montrent que 51% des personnes interrogées se déclarent « favorables» à la journée d’action. Parmi celles-ci, la moitié justifie son soutien par la volonté d’exprimer son mécontentement à l’égard de la politique du gouvernement, l’autre moitié par celle d’exprimer son inquiétude face aux conséquences de la crise économique. Ceux qui déclarent soutenir le mouvement se divisent donc en mécontents et en inquiets. Or, il importe d’autant plus de distinguer ces deux systèmes d’opinion que les mécontents et les inquiets correspondent à des mondes sociaux bien distincts. Du côté des «mécontents», on trouve les salariés de la fonction publique ; du côté des «inquiets », on trouve les salariés et les actifs relevant du secteur exposé.

1

Dans une France inquiète, les fonctionnaires sont mécontents

Comme mouvement social, la mobilisation du 29 janvier repose sur les bases sociales limitées de la fonction publique, laquelle forme un monde éminemment singulier. Les grévistes et les manifestants se recrutent presque exclusivement parmi les salariés de l’État. Si la fonction publique a manifesté, ce n’est pas parce que la crise économique l’affecte, mais parce que les réformes du gouvernement la concernent. Le fait que l’opinion publique, dans son ensemble, a regardé cette mobilisation avec une certaine bienveillance et peut-être une forme de sympathie ne suffit pas pour accréditer la thèse d’un vaste mouvement de protestation débordant les frontières habituelles d’une revendication particulariste.

Pour quelle raison principale êtes-vous favorable à ce mouvement ?
(Cette question n’est posée qu’à ceux qui sont favorables au mouvement de grève, soit 51% de l’échantillon)

À la veille du 29 janvier, 51% des personnes interrogées se déclarent favorables au mouvement annoncé, tandis que 27% s’y disent opposés et 21% indifférents. La ventilation par le statut montre que les salariés du public sont la catégorie la plus favorable (67%), loin devant les salariés du secteur privé (50%). Si nous considérons la situation professionnelle de la personne interrogée, il n’y a pas de catégorie plus favorable au mouvement de revendication, que ce soit parmi les ouvriers (58%), les chômeurs (52%) ou les employés (47%). Si l’on considère les 51% de personnes interrogées se déclarant favorables au mouvement du 29 janvier, près de la moitié d’entre elles (47%) justifie son soutien par un mécontentement face à la politique du gouvernement et du président de la République, ce qui représente moins d’un quart de l’ensemble de la population interrogée (24%). Une proportion équivalente (46%) justifie son soutien par l’inquiétude que suscite la crise (23%).

Les quatre points de vue face au mouvement social du 29 janvier

Notes

1.

On notera que les chômeurs sont plus mécontents (50%) qu’inquiets (44%). On peut faire l’hypothèse que la situation des chômeurs interrogés dans cette enquête n’étant pas imputable à la crise, ils se trouvent conduits à considérer le gouvernement comme le responsable de la perpétuation de leur problème. Ils peuvent en outre manifester ici leur mécontentement face au durcissement des mécanismes d’indemnisation du chômage, ce qui relève bien d’une décision gouvernementale. Cela laisse entrevoir selon quelles logiques les inquiets d’aujourd’hui pourraient devenir les mécontents de demain, dès lors que, dans un second temps, la perpétuation de la crise sera jugée comme une conséquence de l’action du gouvernement, de son inaction ou encore de son impuissance.

+ -

Parmi les salariés de la fonction publique qui déclarent soutenir le mouvement, la justification par le mécontentement à l’égard de la politique du gouvernement est majoritaire (54%). Chez les salariés du secteur privé qui déclarent soutenir le mouvement, cette justification atteint 48%, soit un écart de 6 points. Parmi les 50% de salariés du secteur privé déclarant soutenir le mouvement, 45% justifient leur soutien par une inquiétude face à la crise. Toujours parmi ceux qui déclarent soutenir le mouvement, la justification par l’inquiétude s’élève à 53% chez les ouvriers et à 51% chez les employés, contre 38% chez les salariés du secteur public1. Si les manifestants du 29 janvier sont mécontents, ils ne sont pas inquiets. Le 29 janvier, des salariés mécontents ont pris appui sur des Français inquiets pour donner à leur mobilisation une force que celle-ci n’aurait pas eue sans ce contexte de crise. En d’autres termes, les salariés de la fonction publique ont profité de la crise économique en captant l’inquiétude que celle-ci génère nécessairement parmi les actifs les plus menacés. Le mécontentement des uns a trouvé dans l’inquiétude de tous les autres un effet de levier d’une grande efficacité. Les premiers, les salariés de la fonction publique, peuvent en effet dire qu’ils sont mécontents parce que la politique du gouvernement les affecte directement sous la forme du non-renouvellement d’un fonctionnaire sur deux partant à la retraite ou de l’instauration d’un service minimum garanti lors des grèves. Mais les autres, ceux qui n’appartiennent pas à la fonction publique, sont, eux, touchés par la crise économique et non par la politique du gouvernement.

2

La globalisation transforme le statut de la fonction publique en privilège d’extra-temporalité

Notes

2.

On pourrait se demander si les fonctionnaires ne sont pas tendanciellement mieux rémunérés, si l’on fait l’hypothèse qu’une rémunération versée sans interruption tout au long de la vie active fournit in fine un revenu supérieur à celui que peut générer, au cours de la même période, une rémunération qui à un moment donné peut être supérieure, mais dont le niveau pourra varier fortement, sera même susceptible de s’effondrer, par exemple pendant les périodes de chômage, et s’orientera probablement à la baisse passé un certain âge. Ce calcul pourrait s’étendre jusqu’à la fin de la vie en incluant le calcul des retraites perçues par les uns et par les autres.

+ -

Si nous accordions plus d’attention à l’exceptionnelle singularité de la fonction publique française, nous anticiperions davantage le conflit à venir. Au moins trois éléments caractérisent la situation professionnelle des fonctionnaires : leur emploi est garanti à vie, leur activité n’est pas délocalisable et leur mode de recrutement est strictement réservé aux nationaux. Le niveau de protection est maximal.

Les fonctionnaires sont les grands gagnants de la globalisation

De telles caractéristiques n’entraînent pas les mêmes conséquences selon la conjoncture économique et selon le contexte historique. Elles n’ont évidemment pas la même portée ni la même valeur selon que nous sommes en 1960, en 1980 ou en 2009. Aujourd’hui, on s’interdit de comprendre la portée de l’écart entre le salariat du public et celui du privé si l’on garde à l’esprit les grilles d’analyse mises en place au cours des années 1950-1960. La France était alors une société démographiquement jeune, portée par une forte croissance économique, évoluant au cœur d’une compétition internationale plus avantageuse qu’aujourd’hui en raison de la guerre froide et de la faiblesse du « tiers-monde ». Ce schéma est resté pertinent jusqu’au début des années 1990. Depuis, la France a vieilli, la globalisation a rendu le monde incomparablement plus compétitif pour les salariés du secteur privé tandis que l’endettement public a atteint des niveaux unanimement jugés préoccupants. Cette rupture historique redéfinit nécessairement la position de la fonction publique dans la population active française en lui offrant une exceptionnelle amélioration relative de sa condition. Les fonctionnaires sont de fait les grands gagnants de la globalisation.

Le fameux clivage opposant une France protégée à une France exposée ne peut résonner de la même manière en 1982 et en 2009. Entre ces deux dates, le statut organisant des carrières sécurisées mais modestes – on exclut ici le cas marginal des hauts fonctionnaires – fournit un avantage qui n’est le même qu’en apparence. En réalité, celui-ci a crû au point de devenir tendanciellement un privilège exorbitant. Plus le monde économique devient instable, plus les salariés de la fonction publique sont favorisés. Plus l’économie est compétitive, plus ils sont protégés ; plus les actifs du secteur exposé sont bousculés, plus les salariés de la fonction publique sont avantagés2.

Pour le « changement de société », contre la « réforme de l’État »

Si les fonctionnaires sont les plus opposés aux réformes des gouvernements qui cherchent à réduire la dépense publique, ils sont cependant ceux qui font montre de la plus forte disponibilité pour le changement de la société. Ainsi, c’est très massivement qu’ils affirment leur soutien à l’idée qu’il faut changer la société (79%), soit 18 points de plus que les salariés du privé (61%). Au sein de la fonction publique, le « changement de société » est un thème plus populaire que celui de la « réforme de l’État », comme le montre l’opposition non moins massive (81%) à la politique de non-renouvellement d’un fonctionnaire sur deux partant à la retraite.

À propos de la société, quelle opinion se rapproche le plus de la vôtre ?

La distribution des réponses révèle qu’une personne interrogée est d’autant plus rétive au thème du changement de la société que le milieu auquel elle appartient est populaire. Inversement, la disponibilité déclarée pour le changement est d’autant plus fréquente au sein d’une catégorie sociale que celle-ci est favorisée. Une comparaison des données recueillies montre que la déclaration d’une forte disponibilité pour le changement de la société est caractéristique des milieux sociaux les plus favorisés. Les réponses fournies par les salariés de la fonction publique s’apparentent à celles d’une catégorie sociale favorisée.

À propos de la société, quelle opinion se rapproche le plus de la vôtre ?

S’il est évident que les personnes interrogées n’attribuent pas le même contenu à l’idée de « changement », force est de constater que les catégories sociales les plus populaires et les plus exposées y voient plus volontiers une menace qu’une opportunité. Le conservatisme des catégories populaires mesuré ici n’a cependant pas nécessairement un contenu idéologique. Il exprime une demande de protection en réaction aux menaces et aux agressions dont est porteuse la crise économique, et plus largement la globalisation. Les cadres et les membres des professions intellectuelles redoutent moins le monde nouveau parce qu’ils s’estiment capables d’en saisir les opportunités. Les membres de la fonction publique, eux, constituent la seule catégorie d’actifs que la globalisation ne concerne pas directement.

L’avènement d’une classe sociale étatique

Au regard de leur situation objective, les salariés de la fonction publique n’ont rien à craindre de la globalisation économique. Ils sont à l’abri. En termes d’opinion, leur appétence déclarée pour le changement social les apparente aux catégories sociales les moins inquiètes et qui sont les plus aisées. Sur ce plan, les salariés de la fonction publique sont très éloignés des classes populaires en général et de la classe ouvrière en particulier, lesquelles occupent paradoxalement une place prédominante dans les références symboliques, les codes sociaux et la rhétorique que mobilisent les membres de la fonction publique lors de leurs actions collectives.
La proximité culturelle de la classe sociale étatique avec les classes sociales dominantes se déploie en ressemblance idéologique sur certains thèmes particulièrement révélateurs des clivages existants. C’est le cas, par exemple, de l’enjeu des reconduites à la frontière des immigrés en situation irrégulière, face auxquelles l’opinion des membres de la fonction publique est plus proche de l’opinion des cadres et professions intellectuelles que de celle des classes populaires.

Dites-moi si vous êtes favorable ou opposé à la reconduite à la frontière d’au moins 25.000 immigrés en situation irrégulière par an ? Réponse : « Favorable »

On voit comment la combinaison du statut protecteur et d’un mode de recrutement de type «nationaliste », dans la mesure où il dépasse en intransigeance le principe de la « préférence nationale », détermine un système d’opinion propre à la fonction publique et pour le moins très différent de celui des classes populaires. Une fois encore, le monde de la fonction publique est plus proche de celui des classes supérieures que de celui des classes moyennes et a fortiori des classes populaires. À la lecture de ces données, on peut comprendre que plus les actifs sont fragiles dans la compétition économique, plus ils deviennent sensibles aux dispositifs de fermeture, au protectionnisme – soit, ici, les sévères dispositions contre l’immigration clandestine. Face à un enjeu symbolique particulièrement saillant, les salariés de la fonction publique se situent à l’opposé des classes populaires. Assurée de ses revenus, peu inquiète, favorable au thème du «changement », ouverte aux valeurs permissives, la classe sociale des fonctionnaires est devenue une sorte de petite bourgeoisie d’État, ancrée à gauche.

3

L’affirmation d’une opposition organique a la réforme de l’état

En considérant l’ensemble des variables d’analyse, le soutien au mouvement de protestation et de revendication du 29 janvier n’atteint ou ne dépasse le niveau que l’on trouve au sein de la fonction publique (67%) que parmi les personnes proches de la gauche (76%), de l’extrême gauche (70%) ou du Parti socialiste (78%). Même chez les Verts, le soutien est relativement moins fort (56%), tandis qu’il diminue sensiblement chez les personnes sans préférence partisane (45%). Parmi les salariés de l’État interrogés pour notre enquête, 33% disent avoir voté pour l’un des candidats de gauche lors du premier tour de l’élection présidentielle en 2007, 16% pour François Bayrou et 13% pour Nicolas Sarkozy. Chez les seuls salariés du privé, les réponses donnent 26% pour la gauche, 12% pour François Bayrou et 18% pour Nicolas Sarkozy.

Une classe sociale de gauche, mais sceptique vis-à-vis de l’opposition

Sans qu’il soit plébiscité par les fonctionnaires, c’est tout de même parmi ceux-ci que le Parti socialiste trouve ses appuis les plus importants : 45% des membres de la fonction publique estiment qu’il exprime assez bien ou bien leurs idées et leurs attentes, contre 35% pour les salariés du privé, lesquels considèrent au contraire largement (57%) que ce parti représente assez mal ou très mal leurs points de vue. Ces quelques données confirment qu’une large partie du soutien à la journée du 29 janvier est ancrée à gauche. Si ce fait ne constitue pas une surprise, il ne semble cependant pas avoir été pris en compte dans le commentaire et l’interprétation, rendant difficile la compréhension de ce mouvement et, par suite, l’évaluation de sa portée.
L’ampleur du mécontentement à l’égard de la politique du gouvernement est doublement limitée : d’abord par le fait que, à ce stade, les difficultés sont attribuées à une crise dont la dimension planétaire dédouane momentanément le pouvoir, ensuite parce que l’opposition n’est pas créditée d’une capacité supérieure à surmonter de telles difficultés, comme en témoigne l’absence de crédibilité politique accordée au mouvement de protestation et de revendication du 29 janvier, y compris au sein de la fonction publique.

Pensez-vous que le Parti socialiste, s’il était au pouvoir, ferait mieux, moins bien ou ni mieux ni moins bien que le gouvernement actuel ?

Plus précisément, diriez-vous que ce mouvement de protestation et de revendication :

Dans l’ensemble, les personnes interrogées jugent que les organisations syndicales et politiques associées au mouvement du 29 janvier sont incapables de trouver les solutions aux problèmes du moment. C’est le fait le plus notable. Cela dit, il faut remarquer que l’écart entre l’opinion des deux mondes du salariat demeure significatif. Plus d’un quart des membres de la fonction publique entrevoit dans ce mouvement la possibilité d’une autre politique (26%), contre 15% chez les salariés du privé. On ne trouve un niveau plus élevé que chez les personnes déclarant une préférence partisane de gauche (33%). Cette opinion est en revanche très faible parmi les personnes sans préférence partisane (11%), les employés (12%), les salariés du privé (15%) et les ouvriers (20%).

Et, face à ce mouvement, qu’espérez-vous que le gouvernement fasse ?

On retrouve ici le fait que les tenants du changement ne sont pas nécessairement les défenseurs de la réforme. Tandis que les salariés du secteur public sont les plus favorables à l’idée qu’il faut changer la société plutôt que la conserver en l’état (79%), ils sont en même temps relativement les plus nombreux à souhaiter que le gouvernement renonce à la plupart de ses réformes (23%). Cependant – on le voit ici avec la question sur les réformes –, s’il existe un point de vue dominant au sein de la fonction publique, tous les fonctionnaires n’ont pas nécessairement le même avis sur les questions qui se posent.

Conservateurs et progressistes

L’enquête met aussi en lumière l’existence d’une division au sein de la classe sociale étatique. Comme l’ont montré les conflits sociaux qui ont eu lieu précédemment – au moins depuis 1995 –, toute la fonction publique n’est pas hostile à la réforme de l’État ni, globalement, à une évolution de sa place et de son rôle au sein de la société. La pluralité des points de vue s’exprime régulièrement à travers les différentes positions adoptées par les organisations syndicales, comme on l’a vu notamment en 2003 et en 2007.

Nettement majoritaires, les conservateurs ne représentent cependant pas toute la fonction publique. Les réponses aux questions font apparaître une frange disposée à la réforme de l’État. Les indications fournies par notre enquête permettent d’estimer son poids : entre un cinquième et un quart de l’ensemble des membres de la fonction publique.

4

Une question de justice sociale et un problème démocratique

La globalisation radicalise le statut de la fonction publique. Un processus de dissociation s’est mis en route, conduisant le salariat public à s’éloigner de plus en plus du salariat général. La crise économique précipite la marche de ce processus. Pour des raisons historiques, la culture de la classe étatique est imprégnée de références progressistes où le thème de la «vocation» et l’idée de services «gratuits» – et donc la notion d’égalité – jouent un rôle déterminant. Dans la tradition politique française, singulièrement depuis le Conseil national de la résistance (CNR) et la construction de notre État providence aux lendemains de la Libération, l’appareil d’État est devenu l’instrument chargé d’accomplir le projet égalitariste dans un contexte marqué par l’idéologie socialisante de la Libération, la force du PCF – avec un poids électoral situé entre 20% et 25% des suffrages exprimés au cours des années 1950-1960 – et le culte de l’État propre à la droite gaulliste. L’État protecteur, redistributeur et aménageur a rempli son rôle pendant les Trente Glorieuses, mais la période était incomparablement plus favorable qu’elle ne l’est aujourd’hui. Depuis, la puissance publique remplit plus difficilement les nombreuses missions qu’elle s’est attribuées, cherchant l’adaptation dans l’expansion de la classe étatique. Ainsi, pour la seule période 1982-2006, le nombre des fonctionnaires est passé de 3,8 millions à plus de 5,2 millions. Les Trente Glorieuses, qui avaient permis à la France de financer l’accroissement continu de cette nouvelle classe sociale, sont loin. Les revers de conjoncture, le vieillissement démographique et l’endettement croissant ont incité les gouvernements à réduire le poids de l’État dans l’économie – privatisations – et à revenir sur certains avantages importants réservés à la fonction publique et aux salariés protégés – réforme des retraites et suppression des régimes spéciaux. Il est aussi question de réduire le nombre des fonctionnaires en profitant de leur départ à la retraite. Une nette majorité des salariés de la fonction publique organise la lutte contre ces réformes, mais cette partie conservatrice n’est pas toujours soutenue par l’opinion. La globalisation associée au basculement démographique du pays pose aujourd’hui, et pour longtemps, la question de savoir si les intérêts de la classe étatique n’entrent pas en contradiction avec ceux du reste de la société. La crise confère à cette question une intensité inédite.

Mais, paradoxalement, c’est aussi la crise qui fournit à la fraction la plus conservatrice de la fonction publique l’occasion de préserver ses positions, comme on l’a vu le 29 janvier 2009, lorsque les salariés mécontents ont bénéficié de l’inquiétude de tous les actifs, y voyant un puissant levier permettant de contraindre le gouvernement à céder du terrain sur la réforme de l’État tandis que celle-ci conditionne précisément la redistribution de la richesse nationale au profit des actifs les plus modestes, les plus exposés aux effets de la globalisation et aux conséquences de la crise.

On peut lire comme un signe de l’enrôlement de tous les salariés au profit de la cause de la fonction publique l’opposition majoritaire dans l’opinion à la réduction du nombre des fonctionnaires. Le mécanisme est simple : la globalisation et la crise suscitent l’inquiétude des salariés, lesquels espèrent un soutien de l’État et imaginent qu’il est plus puissant si les fonctionnaires sont au moins aussi nombreux. C’est un tour de force culturel et politique que d’avoir à ce point convaincu une société que la qualité des services publics ou l’efficacité des mécanismes de solidarité dépendait du statut et non du métier.

La société française voit fonctionner un étrange mécanisme où les plus exposés sont mobilisés à leur insu pour assurer aux salariés parmi les mieux protégés du monde la pérennité et l’intégrité de leurs avantages dans une économie globalisée. Le 29 janvier 2009, les opposants à la politique du gouvernement se comptent principalement parmi les salariés de la fonction publique parce qu’il s’agit de s’opposer à des réformes qui les concernent spécifiquement. Mais ce n’est qu’en parvenant à s’approprier l’inquiétude qui imprègne une société confrontée à la crise qu’ils parviennent à déstabiliser le gouvernement. Si l’on en reste au monde du salariat, force est de constater qu’une singulière redistribution se réalise au détriment des plus fragiles et au profit des mieux dotés.

Si la diminution du poids de la fonction publique devait échouer, il deviendrait impossible de transférer une partie de la richesse nationale, aujourd’hui allouée à l’État, vers la société civile, celle d’aujourd’hui comme celle de demain, si l’on songe au désendettement. C’est une autre façon d’observer comment la classe étatique est capable de mettre la société civile à contribution pour conserver son niveau et son style de vie, à l’abri des conjonctures économiques et des bouleversements historiques. Dans un pays persuadé d’avoir la passion de l’égalité et le culte de l’État redistributeur, le résultat est plus que paradoxal. Au-delà de la conjoncture, il s’agit cette fois d’un profond changement, car il est de nature historique.

Face au mouvement du 29 janvier 2009, il faut inverser le schéma d’analyse : ce ne sont pas les salariés du secteur exposé qui se sentent représentés dans les conflits sociaux menés par ceux de la fonction publique, mais la fonction publique qui trouve dans le climat général de préoccupation une protection supplémentaire contre les réformes qui la concernent.

* * *

Préservé du chômage, des délocalisations et de la concurrence, le fonctionnaire est en passe de constituer une classe sociale en apesanteur et, en même temps, un parti organique interne à la puissance publique, capable de freiner, voire d’empêcher la réforme de l’État, malgré le niveau d’endettement public, malgré la conjoncture et malgré une préférence collective démocratiquement exprimée. Si l’on admet qu’en régime démocratique l’appareil d’État est l’instrument de la souveraineté populaire, il faut cependant constater qu’il conserve la possibilité de résister à la volonté démocratique dès lors qu’il est lui-même l’objet des réformes envisagées. Entre la volonté du peuple et celle de la fonction publique, la relation de subordination semble inversée.

Un conflit entre la fonction publique et le reste de la population active semble programmé si l’on fait l’hypothèse, d’une part, que les salariés exposés en appellent à l’État pour réussir la globalisation et traverser la crise qui commence et, d’autre part, que la mobilisation des moyens nécessaires commande de prélever une partie de la richesse nationale consommée par l’appareil administratif. Or, par leur statut et par le poids stratégique de leur activité, les membres de la fonction publique possèdent la capacité d’empêcher cette redistribution des richesses. Sans arbitrage en faveur des plus fragiles, ce conflit posera une question aiguë de justice sociale et, pour finir, un grave problème démocratique.

Dominique REYNIÉ
Directeur général de la Fondation pour l’innovation politique
Professeur des universités (Sciences Po Paris)

Résultats d’ensemble
Les 27 et 28 janvier 2009

Sondage TNS Sofres pour la Fondation pour l’innovation politique, réalisé par téléphone les 27 et 28 janvier 2009 auprès d’un échantillon national de 1.000 personnes, représentatif de l’ensemble de la population française âgée de 15 ans et plus (méthode des quotas – sexe, âge, profession du chef de ménage PCS – et stratification par région et catégorie d’agglomération).

1

Le désir de transformation de la société

2

Le mouvement de grève du 29 janvier

L’opinion sur le mouvement du 29 janvier

Les raisons du soutien au mouvement du 29 janvier

Le sentiment d’adéquation entre le mouvement de protestation et ses propres idées

3

Le rôle du gouvernement et de diverses organisations politiques et syndicales

Les souhaits de réponse du gouvernement

Si le Parti socialiste était au pouvoir…

La proximité avec les idées de différentes organisations

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