Introduction
I.

Un pluralisme assumé dans le texte : l’universalisme de l’islam

1.

« La religion, auprès de dieu, est l’islam » (3 : 19).

2.

« Celui qui recherche une religion autre que l’islam se verra refuser son choix, et il sera dans la vie future parmi les perdants » (3 : 85)

II.

La reconnaissance des autres religions dans le contexte

1.

Chez le prophète

2.

Le devoir de protection des croyants non musulmans : la dhimma

3.

La question de la « tolérance » à l’égard des non-musulmans dans la civilisation islamique classique

4.

À l’épreuve de l’histoire

III.

Du jihâd au « djihadisme »

Voir le sommaire complet Replier le sommaire

Introduction

Le comportement de certains individus ou groupes se réclamant indûment de l’islam – nous pensons notamment au prétendu État islamique d’Irak et de Syrie – force le questionnement à propos de l’attitude de cette religion vis-à-vis des non musulmans et du pluralisme religieux en général.

La réalité contemporaine fait émerger, de fait, un contraste saisissant entre, d’une part, les principes énoncés par le Coran, appliqués par le Prophète et, dans une large mesure, par les sociétés musulmanes du passé, et, d’autre part, leur négation, leur inversion, par les usurpateurs actuels des valeurs essentielles de l’islam. Pour y voir clair, il faut donc partir de ces principes scripturaires qui, à l’échelle des siècles, ne sont pas restés vœux pieux mais ont globalement été incarnés par les musulmans jusqu’à ces dernières années.

 

Les traductions des versets du Coran proposées dans cette note sont l’œuvre de l’auteur et ont été effectuées à partir de l’édition du Caire.

 

 

Le conseil scientifique de la série Valeurs d’islam a été assuré par Éric Geoffroy, islamologue à l’Université de Strasbourg.

Eric Geoffroy,

Islamologue à l’Université de Strasbourg, spécialiste du soufisme et écrivain.

I Partie

Un pluralisme assumé dans le texte : l’universalisme de l’islam

Notes

1.

Coran 2 : 115.

+ -

2.

Mohammed talbi et Gwendoline Jarczyk, Penseur libre en islam, albin Michel, 2002, p.158.

+ -

3.

Muhammad al-Ghazâlî, Al-ta‘assub wa l-tasâmuh bayna al-masîhiyya wa l-islâm [« fanatisme et tolérance entre le christianisme et l’islam »], Damas, 2005, p.76.

+ -

4.

Voir par exemple soubhi saleh, Réponse de l’islam aux défis de notre temps, Beyrouth, arabelle, 1979, 102 ; Muhammad al-Ghazâlî, op. cit., p. 77.

+ -

5.

Coran 30 : 30.

+ -

6.

Coran 7 : 156.

+ -

7.

Coran 1 : 2.

+ -

8.

Coran 17 : 44.

+ -

9.

Coran 11 : 118.

+ -

10.

Coran 49 : 13.

+ -

11.

Coran 30 : 22.

+ -

Dès le départ, l’islam s’inscrit dans l’universel. « Où que vous vous tourniez, là est la face de Dieu », lit-on dans le Coran1. Autrement dit, tout ce qui se trouve dans l’univers est un signe divin et fait sens. C’est ce qu’induit encore le verset 148 de la deuxième sourate : « Il y a pour chacun une direction vers laquelle il se tourne. Cherchez plutôt à vous surpasser les uns les autres dans les bonnes actions. » Le musulman ne peut donc exclure de la Présence divine aucune religion, aucune culture, aucun visage. C’est bien ainsi que l’ont compris et vécu les premières générations, qui ont absorbé avec une curiosité insatiable et une rapidité stupéfiante les valeurs civilisationnelles de la Grèce antique, de Byzance, de l’Iran ou bien encore de l’Inde. Le terme « islam », qui signifie en son essence « remise confiante de soi à Dieu2 », ou encore « adhésion consciente et active à la Paix (salâm) de Dieu », décrit une attitude religieuse universelle. Il ne s’agit pas d’un nom éponyme, relatif à une personne, comme dans le cas du bouddhisme ou du christianisme (Bouddha, le Christ), mais d’un « nom à partager » entre les humains, comme l’écrit le savant égyptien Muhammad al-Ghazâlî (m. 1996)3.

C’est en ce sens que les oulémas les plus reconnus affirment que l’islam n’est pas une nouvelle religion – ou n’aurait pas dû être telle –, mais qu’elle  est un « rappel pour les mondes », afin que l’humanité « se souvienne » (dhikr) de Dieu. Le projet métaphysique de l’islam le détermine à revivifier la Révélation originelle donnée à Adam. C’est bien cette tradition primordiale, adogmatique – ou prédogmatique –, dont le seul axe est celui de la reconnaissance de l’unicité de Dieu (Tawhîd), que vise le verset suivant : « Tourne-toi en pur monothéiste vers la Religion,  en accord avec la Nature de Dieu [fitrat Allâh] par laquelle Il a façonné les hommes, car il n’y a pas de changement dans la création de Dieu. Telle est la Religion immuable [al-dîn al-qayyim]. Mais la plupart des hommes ne savent pas5. »

La doctrine islamique du pluralisme découle d’un principe logique : puisqu’en islam Dieu seul est Un et Unique, tout ce qui est autre que Lui, c’est-à-dire Sa création, est projeté dans la multiplicité. Mais la miséricorde divine, qui « enveloppe toute chose6 », fait qu’il n’y a aucune rupture entre ces deux niveaux. Le cosmos peut se déployer dans la multiplicité parce qu’il est maintenu par l’axe de l’Unicité (Tawhîd). Dans la première sourate, Dieu se présente comme « le Seigneur des mondes » (rabb al-‘âlamîn)7. Les visages de la création sont innombrables parce qu’ils proviennent de Lui et se résorbent en Lui. Maints versets coraniques expriment ce retour-résorption en Dieu, des âmes humaines, mais aussi des causes de divergence entre elles lors de leur séjour sur terre. Si l’Essence divine, dans son unitude, est insondable, Dieu se fait néanmoins multiple dans la manifestation universelle, en se faisant connaître par Ses noms et Ses attributs. Il se met de la sorte à la portée de l’intellection humaine et crée une indéfectible solidarité entre les plans divin et humain. En conséquence, la reconnaissance de l’Unicité qui est requise du fidèle musulman devrait avoir pour implication immédiate dans sa conscience celle de la solidarité et de l’interdépendance entre tous les règnes de la Création. Le Prophète disait en ce sens : « La création tout entière est la famille de Dieu ».

Pour l’islam, la diversité de la création est l’expression positive de la liberté fondamentale des êtres. Le Coran propose ainsi une vision très moderne d’un vivre ensemble basé sur le respect des différences. Il énonce d’abord un pluralisme cosmique, dans lequel les différents règnes sont liés par une communauté d’adoration : « Les sept cieux, la terre et leurs habitants proclament Sa gloire – Il n’y a rien qui ne célèbre Ses louanges, mais vous [les humains] ne percevez pas cette incantation8. » Puis, à l’échelle humaine, le pluralisme se fait ethnique et culturel : « Si ton Seigneur l’avait voulu, Il aurait fait des hommes une communauté unique, mais ils ont encore des différends, sauf ceux auxquels ton Seigneur fait miséricorde. C’est même pour cela qu’Il les a créés9 », « Hommes, Nous vous avons créés d’un homme et d’une femme. Nous vous avons établis en peuples et en tribus pour que vous vous entre-connaissiez10 » ; il se fait linguistique : « Parmi Ses signes il y a la création des cieux et de la terre, la diversité de vos langues et de vos couleurs11 » ; et, bien sûr, religieux, dimension qui nous intéresse plus particulièrement ici.

Notes

12.

Coran 2 : 136.

+ -

13.

Coran 10 : 47.

+ -

14.

Coran 21 : 85, et la sourate 95 intitulée Le Figuier.

+ -

15.

Notamment farid esack, Qur’ân, Liberation and Pluralism, oneworld, oxford, 1997, 170.

+ -

La reconnaissance de l’altérité religieuse

De façon inattendue pour certains, le Coran est la seule  Écriture  qui,  dans sa lettre même, établit l’universalisme de la Révélation et la diversité interreligieuse. Maints observateurs ont noté qu’on ne peut rien trouver de comparable dans le judaïsme ou dans le christianisme. Il faut avoir à l’esprit que nous sommes à une époque où l’intransigeance religieuse était de mise et où chaque religion ou civilisation était tournée sur elle-même.

Être musulman implique de reconnaître l’authenticité de toutes les religions révélées avant l’islam. Le Coran est explicite sur cet héritage : « Dites : “Nous croyons en Dieu, à ce qui a été révélé à Abraham, à Ismaël, à Isaac, à Jacob et aux tribus ; à ce qui a été donné à Moïse et à Jésus ; à ce qui a été donné aux prophètes, de la part de leur Seigneur. Nous n’avons de préférence pour aucun d’entre eux ; nous sommes soumis à Dieu12.” » Muhammad est le « sceau » – c’est-à-dire le dernier – des prophètes, dont le nombre s’est élevé selon lui à 124 000. Or, le Coran mentionne seulement vingt-sept prophètes, précisant que « pour toute communauté il y a un envoyé 13». Il faut donc rechercher les autres à une échelle très large dans l’histoire de l’humanité. Les savants musulmans reconnaissent ainsi volontiers des prophètes en Bouddha, Zoroastre ou encore Akhenaton. Ils ont relevé dans le Coran deux allusions au Bouddha14, et certains d’entre eux ont vu dans les « avatars », ou incarnations divines du bouddhisme, l’équivalent des prophètes de l’islam. De la même façon, des ulémas indiens ont considéré les Veda, textes sacrés de l’hindouisme, comme inspirés par Dieu et ont compté les hindous parmi les « Gens du Livre » (Ahl al-Kitâb), c’est-à-dire les peuples ayant reçu une écriture révélée. Ces « Gens du Livre » comportaient traditionnellement juifs, chrétiens, sabéens et zoroastriens. Ils jouissaient d’un statut distinct et, en principe, privilégié par rapport aux polythéistes ou animistes, comme nous le verrons.

L’universalisme de la Révélation a été confirmé par le Prophète : « Nous autres, prophètes, sommes tous les fils d’une même famille ; notre religion est unique . » Il en découlait chez lui un respect foncier des autres croyants monothéistes : « Quiconque fait du mal à un chrétien ou à un juif sera mon ennemi le jour du Jugement », rapporte-t-on aussi de lui, ou encore :

« Je témoignerai au jour du Jugement contre celui qui aura maltraité ou commis une injustice envers un citoyen non musulman. » Voici encore le Prophète se levant devant le cortège funèbre d’un juif et ses compagnons lui font remarquer qu’il ne s’agit pas d’un croyant musulman. « N’est-ce pas une âme ? », leur répondit-il, affirmant ainsi l’égalité foncière de tous les hommes face à Dieu.

Cependant, l’ouverture interreligieuse de la Révélation a parfois pris de court le Prophète lui-même. Ainsi, lorsque son compagnon Salmân Fârisî l’interroge sur le sort des mazdéens très pieux qu’il avait côtoyés en Perse et qui n’ont pas connu l’islam, Muhammad lui répond qu’ils sont destinés aux flammes de l’enfer. Alors fut révélé le verset 62 de la deuxième sourate, qui ouvrait la miséricorde et le salut aux fidèles d’autres religions : « Certes, ceux qui croient, juifs, chrétiens et sabéens, quiconque croit  en  Dieu  et au Jour dernier et pratique le bien : tous auront leur récompense auprès de  leur  Seigneur,  ils  ne  connaîtront  ni  crainte  ni  affliction. »  La  même « circonstance de la Révélation » est parfois invoquée à propos du verset 69 de la cinquième sourate : « Ceux qui ont la foi, juifs, chrétiens, sabéens, tous ceux qui croient en Dieu et au Jour dernier et font le bien ne connaîtront ni la peur ni l’affliction. ».

Les versets 111-112 de la deuxième sourate donnent au salut une plus large perspective encore : « Les Gens du Livre ont dit : “N’entreront au paradis que les juifs ou les chrétiens”, exprimant ainsi leurs désirs. Dis-leur d’en donner la preuve s’ils sont sincères. En vérité, quiconque soumet sa face   à Dieu en faisant montre de vertu trouvera sa récompense auprès de son Seigneur, et il ne connaîtra ni peur ni affliction. » L’expression « soumettre sa face à Dieu » ne définit aucune confession particulière ; elle décrit une attitude religieuse universelle.

Le pluralisme religieux énoncé par certains versets coraniques a même gêné certains commentateurs musulmans, mais on ne pouvait nier l’évidence ! Ainsi du verset 48 de la cinquième sourate : « À chacun de vous, Nous avons accordé une loi et une voie. Si Dieu l’avait voulu, Il aurait fait de vous une seule communauté, mais Il a voulu vous éprouver par le don qu’Il vous a fait. Cherchez à vous surpasser les uns les autres dans les œuvres de bien. Votre retour à tous se fera vers Dieu ; Il vous éclairera, alors, au sujet de vos différends. » Dans le contexte des versets qui précèdent (44 et 46), et qui qualifient la Torah et l’Évangile de « guidance » et de « lumière », les exégètes les plus restrictifs ne pouvaient que conclure à la diversité des voies menant au salut. Des auteurs musulmans contemporains en tirent même l’indication que l’individu peut choisir la voie vers Dieu qui lui paraît la plus propice15. Quid alors de deux versets clés sur lesquels se fondent les musulmans exclusivistes, c’est-à-dire ceux qui veulent exclure les croyants non musulmans du salut sans prendre en compte le contexte de leur révélation ?

1

« La religion, auprès de dieu, est l’islam » (3 : 19).

Notes

16.

Notamment tabarî, Jâmi‘ al-bayân ‘an ta’wîl âyî al-Qur’ân, Beyrouth, d., iii, p. 212 ; Moheïddine ibn ‘arabî, Fusûs al-hikam, éd. ‘afîfî, Beyrouth, s.d., i, p. 94-95; al-Qâshânî, Tafsîr al-Qur’ân al-karîm (attribué à ibn ‘arabî), Beyrouth, i, p. 174 ; ahmad ibn ‘ajîba, Al-bahr al-madîd fî tafsîr al-Qur’ân al-majîd, Beyrouth, 2002, i, p. 300.

+ -

17.

Mahmud al-alûsî, Rûh al-ma‘ânî, ii, 107.

+ -

Pour ces musulmans, l’islam, dernière religion révélée à l’humanité, abroge les religions antérieures, et leur dénie la possibilité du salut, complet ou partiel. Or, si l’on consulte la littérature exégétique sur ce verset, on s’aperçoit que très peu d’auteurs ont limité le terme « religion » (dîn) à la révélation donnée à Muhammad. Pour l’immense majorité des commentateurs, la « religion » dont il est question ici est l’adhésion au principe de l’Unicité rappelé par tous les prophètes16. L’Irakien Mahmud al-Alûsî (m. 1853), commentateur tardif, résume les avis antérieurs, selon lesquels « l’islam » évoqué ici est un terme générique englobant les croyants non musulmans17. C’est donc le principe d’abandon confiant à Dieu et à l’ordre cosmique qui est en jeu ici, et non l’islam historique qui a épousé les vicissitudes inhérentes à l’aventure humaine sur terre. Nombre d’exégètes musulmans modernes, tel Fazlur Rahman, Hassan Hanafi, Mohamed Talbi ou Farid Esack, ont abondé dans ce sens.

2

« Celui qui recherche une religion autre que l’islam se verra refuser son choix, et il sera dans la vie future parmi les perdants » (3 : 85)

Notes

18.

Tabarî, Jâmi‘ al-bayân, cit., iii, p. 339.

+ -

19.

Parmi les anciens : al-Qâshânî, op. cit., i, p. 199 ; alûsî, op. cit., ii, p. 216 ; ahmad ibn ‘ajîba, op. cit., i, p. 343. Parmi les modernes : rachid ridâ, Tafsîr al-Manâr ; le chiite tabataba’i, Al-Mîzân fî tafsîr al-Qur’ân ; farid esack, op. cit., p. 163.

+ -

L’affirmation de l’exclusivisme du salut islamique se fait ici plus pressante encore. Des « circonstances de la Révélation » expliquent que ce verset aurait été révélé alors que douze hommes avaient apostasié, quittant Médine pour La Mecque. Pourtant, l’un des premiers grands commentateurs, l’Iranien Tabarî  (m. 923) rapporte que les fidèles non musulmans présents, notamment des juifs, se seraient reconnus dans cet « islam » qui leur assurait à eux aussi le salut s’ils suivaient leur propre tradition religieuse18. Nombre d’auteurs postérieurs refusent donc une lecture communautariste de ce verset. Ils soulignent que le verset ne peut être appréhendé hors du contexte dans lequel il s’insère, c’est-à-dire les versets 83 et 84. Le verset 83 évoque la « religion de Dieu » à laquelle sont soumises les créatures des cieux et de la terre, et c’est cette religion primordiale qui est visée par le verset 85. Le verset intermédiaire 84 corrobore une telle vision car, après avoir énuméré la procession des prophètes dans l’histoire, il rappelle qu’aucune préférence ne doit être donnée à l’un d’entre eux.

Le verset 85 reçoit donc chez ces exégètes un sens inclusif, universaliste : seront perdants dans l’autre monde non pas ceux qui adhèrent à une autre religion historique que l’islam, mais ceux qui nient leur origine spirituelle et leur statut d’adorateur ici-bas19. On peut dès lors se demander si c’est par souci de récupération que le Coran nomme Noé, Abraham, Jacob et d’autres prophètes muslim (« musulmans »), ou plutôt parce que le terme islâm désigne la religion naturelle, primordiale, avant de désigner la religion apportée par Muhammad ?

Notes

20.

Louis Gardet discute cette formule dans Chikh Bouamarane et Louis Gardet, Panorama de la pensée islamique, sindbad, 1984, p.185.

+ -

21.

Coran 57 : 4.

+ -

22.

Coran 18 : 29.

+ -

23.

Coran 10 : 99.

+ -

24.

Coran 2 : 256.

+ -

25.

abû rashîd al-Nîsâbûrî, Asbâb al-nuzûl, Beyrouth, 1983, 60 ; abd al-fattâh al-Qâdî, Asbâb al-nuzûl, Le Caire, 2003, p. 44.

+ -

26.

abû rashîd al-Nîsâbûrî, op. cit., p. 60 ; abd al-fattâh al-Qâdî, op. cit., p. 44-45.

+ -

27.

ibn Kathîr, Tafsîr, Beyrouth, 1981, i, 232.

+ -

28.

Mohamed Charfi, islam et liberté. Le malentendu historique, Albin Michel, 1999, 73-74.

+ -

29.

Ibid., p. 74.

+ -

30.

Nashat Ja‘far, Al-hurriyya fî l-islâm, Le Caire, 2002, p.22.

+ -

31.

taha Jabir al-alwani, L’Apostasie en Un réexamen critique du corpus musulman, Le scribe Harmattan, iese Bruxelles, 2014, p. 61.

+ -

32.

Dr Moreno al ajami, Que dit vraiment le Coran, Zénith, 2011, 77.

+ -

La question de la liberté religieuse et de l’apostasie

En islam, la liberté humaine est, spirituellement parlant, axiale, puisqu’aucune instance cléricale ne peut interférer dans le rapport direct de l’homme à Dieu. L’homme jouit d’un espace intérieur sur lequel personne ne peut empiéter. Chaque individu exerce pour lui, et à sa mesure propre, un magistère comparable, mutatis mutandis, à celui qui donne autorité au pape sur les catholiques. Louis Massignon qualifiait à cet égard l’islam de « théocratie égalitaire et laïque20». L’Absolu se manifeste en l’homme en toute situation, car « Il [Dieu] est avec vous où que vous soyez21 ».

Nombre de versets nient toute coercition en matière religieuse, versets dont le Prophète est le récipiendaire : « Dis : La vérité vient de votre Seigneur ; y croira qui voudra et la reniera qui voudra22 », ou encore : « Si ton Seigneur l’avait voulu, tous les habitants de la terre sans exception auraient cru ; voudrais-tu contraindre les gens à devenir croyants ?23 »

Mais il faut bien sûr convoquer ici le fameux verset « Pas de contrainte en matière de religion24 », dont la portée était réellement révolutionnaire pour l’époque. Plusieurs scénarios sont invoqués quant au contexte qui entoure ce verset ; citons-en deux :

  • avant l’islam, les gens de Yathrib (la future Médine) confiaient parfois leurs enfants aux tribus juives de la région, car celles-ci possédaient une Écriture sainte. Lorsque survint l’islam, ils voulurent contraindre leurs enfants judaïsés à embrasser l’islam. Le Prophète désapprouva leur attitude, à la suite de quoi le verset aurait été révélé25 ;
  • un des partisans (ansâr) du Prophète à Médine avait deux fils qui se convertirent au christianisme suite à leur contact avec des commerçants syriens chrétiens. Leur père, musulman, alla trouver le Prophète afin qu’il les ramène à l’islam. Alors fut révélé le verset. Selon une variante, le père amena les deux fils auprès du Prophète, où ils se disputèrent ; puis survint la révélation26.

Le verset « Pas de contrainte en matière de religion » fut plusieurs fois rappelé, au cours des siècles, lorsque des musulmans cédaient à la tentation d’imposer leur religion. Ainsi le calife ‘Umar Ibn al-Khattâb (m. 644) lui-même répéta ce verset lorsque son serviteur chrétien se refusa à entrer, sur son invitation, en islam ; il n’exerça plus dès lors aucune pression sur lui27. À propos des versets établissant la liberté religieuse, le penseur tunisien Mohamed Charfi (m. 2008) se livre à ces réflexions : « Avec des paroles divines aussi claires, on aurait pu s’attendre à ce que les ulémas construisent une belle théorie de la liberté de conscience. Il n’en est rien. Au contraire, ils nous ont légué une série de règles attentatoires à la liberté de conscience aussi bien à l’égard des musulmans que des Gens du Livre et des autres28. » Il ajoute : « Il faut attendre Vatican II pour voir les chrétiens abandonner  le principe selon lequel “hors de l’Église point de salut”. Les musulmans auraient pu les devancer de quatorze siècles puisque le Livre sacré ordonne de considérer que tous les déistes et, a fortiori, les adeptes des religions monothéistes “seront à l’abri de toute crainte”29. » Voici encore le calife ‘Umar Ibn al-Khattâb faisant châtier en public le fils du gouverneur musulman d’Égypte par le fils d’un simple copte venu se plaindre auprès de lui d’avoir été frappé abusivement par ce dernier : « Depuis quand asservissez-vous les humains, alors que leurs mères les ont enfantés libres ? », gronda-t-il   à l’adresse du jeune musulman 30. Le jeune copte n’était pas l’esclave du musulman, mais le comportement du second avait profondément atteint la dignité humaine du premier.

Comment, dès lors, certains juristes musulmans – tardifs – ont-ils pu valider la punition par la mort de l’apostat, de celui qui quitte la religion de l’islam ? Diverses études menées par des savants musulmans contemporains montrent qu’une telle condamnation ne trouve aucun fondement, ni dans le Coran, ni dans la pratique du Prophète. Après avoir cité notamment le verset 29 de la dix-huitième sourate – « Dis : La vérité vient de votre Seigneur ; y croira qui voudra et la reniera qui voudra » –, Taha Jabir al-Alwani conclut son étude sur le sujet en ces termes : « Il est inconcevable que le Coran affirme la liberté de choix des êtres humains dans plus de deux cents versets, et qu’il y renonce en condamnant ceux qui exercent ce droit par une sanction aussi sévère [que la condamnation à mort] 31. » Le Dr Al Ajami va dans le même sens, et on pourrait citer beaucoup d’autres auteurs qui s’adonnent à une relecture éclairée des données scripturaires de l’islam : « Il n’y a pas dans le Coran de sanction prévue contre l’apostat et encore moins de condamnation à mort prononcée à son encontre. Bien au contraire, la vision coranique d’une société idéale et réaliste repose sur un pacte de paix sociale intégrant ses différentes composantes32. » Voyons comment ce « pacte » a été vécu dans l’histoire.

II Partie

La reconnaissance des autres religions dans le contexte

1

Chez le prophète

Notes

33.

Comme le souligne Alfred-Louis de Prémare, Les Fondations de l’islam. Entre écriture et histoire, seuil, 2002, p. 88-89.

+ -

34.

Muhammad Hamidullah, Le Prophète de l’Islam. Sa vie, son œuvre, Club français du livre, 1959, 124.

+ -

35.

Alfred-Louis de Prémare, op. cit., p. 97.

+ -

36.

Muhammad Hamidullah, op. cit., p. 129.

+ -

37.

Ibid., p. 125.

+ -

38.

Martin Lings, Le Prophète Muhammad. Sa vie d’après les sources les plus anciennes, Paris, 1986, p. 209- 210.

+ -

39.

Ibid., p. 381-384.

+ -

40.

Muhammad Hamidullah, op. cit., p. 414.

+ -

41.

Le texte complet du traité est donné par Muhammad Hamidullah, op. cit., p. 415-416. Voir aussi Louis Gardet, La Cité musulmane, Vrin, 1961, p. 344-345.

+ -

La charte (Sahîfa) de médine

Dans le contexte de l’Arabie du VIIe siècle, le pluralisme religieux s’imposait aux musulmans, par la présence juive et chrétienne en particulier. Une fois établi à Médine, Muhammad devait créer une cohésion entre les musulmans eux-mêmes et, surtout, entre les musulmans et les non-musulmans de la région, notamment les juifs. Il fallait créer une cité-État portant le projet de l’islam. Le but était d’instaurer une théocratie pluraliste, dont le garant et l’arbitre étaient Muhammad. La reconnaissance par l’islam des autres religions s’assortissait donc d’une hégémonie induite, au moins sur  le plan politique. Toujours est-il que dans le texte de la charte (Sahîfa) de Médine, le terme Umma trace de nouveaux liens de solidarité dépassant les appartenances tribales et religieuses. Selon ‘Alî Ibn Abî Tâlib, gendre de Muhammad et quatrième calife de l’islam, il s’agit de l’unique document écrit laissé par le Prophète, en dehors du Coran. On doit l’envisager comme une sorte de contrat social, plutôt que comme une « Constitution33 ». Il n’empêche que cette charte est parfois considérée comme le premier acte de droit international dans l’histoire humaine34.

Le texte originel est daté de l’an 1 ou 2 de l’Hégire, soit peu de temps  après l’arrivée du Prophète à Yathrib/Médine. Sur le plan politique, le texte fait de la Umma non pas la seule communauté des nouveaux croyants musulmans, mais une confédération incluant les juifs de la région35 et les tribus arabes restées païennes à ce moment-là. Ce qui nous retient ici, ce sont les dispositions touchant les juifs de la région. Dans la Sahîfa, ceux-ci sont inclus dans une communauté dans laquelle le pluralisme religieux est reconnu. L’article 25 stipule ainsi : « Aux juifs leur religion, et aux musulmans leur religion. » Auparavant déjà, les juifs de Médine prenaient parfois Muhammad pour arbitre, et celui-ci jugeait selon leur loi36. Une des clauses de la Sahîfa prévoyait une aire sacrée pour les juifs de Médine ; ainsi leur sécurité était-elle garantie. De façon plus globale, l’égalité des droits entre les différents adhérents au pacte était affirmée37. Le texte promouvait ainsi ce qu’on appelle aujourd’hui une « solidarité citoyenne », et certains y voient la préfiguration d’un « vivre ensemble » interreligieux contemporain. Notons toutefois que, dans le contexte de persécution qu’avaient subie les premiers musulmans à La Mecque, avant leur émigration à Médine, ce pacte avait vocation à créer une alliance des croyants monothéistes contre les polythéistes de La Mecque.

Concernant la situation de guerre, la Charte est claire : soit les juifs de Médine combattent aux côtés des musulmans – auquel cas les seconds avaient obligation de défendre les premiers comme s’il s’agissait de leurs propres coreligionnaires –, soit ils payaient l’impôt de la jizya en échange de leur protection. On sait cependant que les juifs ont éprouvé des réticences à accepter ce document, car très peu d’entre eux étaient disposés à croire que Dieu pouvait envoyer un prophète qui ne fût pas juif38. Est-ce pour cette raison que les tribus des alentours de Médine ont trahi à plusieurs reprises l’alliance militaire avec les musulmans ?

Dans ce contexte, certains se demandent pourquoi le Prophète a laissé exécuter plus de six cents prisonniers juifs en l’an 5/627. La tribu juive des Banû Qurayza s’était en effet retournée contre les musulmans lors de la bataille du Fossé (Khandaq). Suite à cela, les musulmans les assiégèrent et eurent raison de leur forteresse. L’entrée en islam leur fut proposée en vain. Afin que le jugement des juifs soit le plus indulgent possible, le Prophète en chargea un grand ami de cette tribu juive, un membre de la tribu arabe médinoise des Aws, Sa‘d Ibn Mu‘âz. Celui-ci fit exécuter les hommes de la tribu pour haute trahison. Le Prophète approuva cette décision. Le jugement de Sa‘d s’inscrivait en fait dans la droite ligne de la loi juive. Dans le cas d’une cité assiégée, il est dit en Deutéronome (20 : 12) : « Et lorsque le Seigneur ton Dieu l’aura livré entre tes mains, tu feras passer tous les mâles au fil de l’épée ; mais les femmes, les enfants, le bétail et tout ce qui se trouvera dans la ville, ainsi que tout son butin, tu le prendras pour toi39 ». La trahison caractérisée a toujours été punie de la peine de mort dans toutes les lois de la guerre. Or la clémence que pratiquait le Prophète jusqu’alors avait toujours joué en sa défaveur : la sauvegarde des prisonniers, à l’issue de la bataille de Badr notamment, avait failli être fatale aux musulmans lors des batailles suivantes. Cette fois, le message fut entendu, et une telle situation ne se présenta plus de son vivant.

visite de la délégation chrétienne de najrân à médine

Il s’agit là sans conteste du premier dialogue islamo-chrétien institué, dont la Révélation coranique a gardé la trace. En janvier 631, l’arrivée d’une délégation chrétienne à Médine fit sensation. Elle était composée de soixante à soixante-dix personnes, avec notamment sept prêtres et l’évêque de Najrân40. Ils frayèrent avec la population musulmane et échangèrent avec elle des propos amicaux. Le Prophète les reçut après la prière de l’après-midi et les autorisa à célébrer leur messe à l’intérieur de la mosquée, orientés vers Jérusalem. Des témoins musulmans ont raconté avec curiosité comment ces croyants se sont tournés vers l’Orient pour célébrer leur office – il   faut souligner à ce propos que l’interdiction d’édifier en Arabie saoudite contemporaine des lieux de culte non musulmans n’a aucun appui ni dans le Coran, ni dans la pratique du Prophète. Le lendemain, une discussion théologique s’engagea sur la nature du Christ, dans laquelle interféra la Révélation : les versets 33 à 63 de la troisième sourate, La Famille de ‘Imrân, furent donnés à cette occasion. Dans cette sourate se trouve l’essentiel de la christologie islamique. Y est notamment affirmée la non-paternité de Dieu à l’égard de Jésus : selon les auteurs musulmans, le fait que Jésus n’ait pas eu de père, ni terrestre ni céleste, n’est pas en soi impossible puisque Adam lui- même n’eut ni père ni mère ; sa création est donc plus merveilleuse encore que celle de Jésus (3 : 59).

D’après les sources, le Prophète controversait plus particulièrement avec deux prêtres ou religieux chrétiens. Pour mettre fin à ce débat et sur incitation de la Révélation (3 : 61), il proposa aux chrétiens de se soumettre à une ordalie (mubâhala), selon les coutumes de l’époque. Le responsable de chaque partie devait se présenter au moment convenu, accompagné des êtres qui lui étaient les plus chers, puis invoquer Dieu comme arbitre pour qu’Il maudisse et frappe de Sa foudre le menteur. La démonstration devait être publique. Au matin du 15 janvier 621, la délégation chrétienne choisit de renoncer à l’ordalie. Elle sollicita à la place un traité de capitulation dont nous avons le texte. En échange de la livraison, de la part des Najrânites, de vêtements et d’équipements militaires en cas d’expédition, le Prophète garantissait aux chrétiens la sécurité des personnes, la sauvegarde des propriétés, la liberté de religion et de culte, le respect des évêques, des prêtres et des moines, et l’immutabilité des fondations religieuses. Il les exemptait également de la dîme, du service militaire et de l’entretien des troupes.

« Aucune humiliation ne pèsera sur eux [les chrétiens], stipule le texte, ni le sang d’aucune vengeance antérieure à la soumission. Aucune troupe ne foulera leur sol. […] Ils ne seront ni oppresseurs, ni opprimés. » Ce traité  a servi de prototype aux capitulations qui ont assuré pendant des siècles la survie, moyennant tribut, des communautés chrétiennes assujetties à l’État musulman41.

C’est au cours de cette rencontre qu’aurait été révélé le verset 64 de la troisième sourate, qui prône le rapprochement entre les croyants monothéistes et ouvre l’horizon d’une véritable communauté d’adoration : « Dis : “Ô Gens du Livre ! Venez à une parole commune entre vous et nous : nous n’adorons que Dieu et nous ne Lui associons rien ; nul parmi nous ne se donne de Seigneur en dehors de Dieu !” S’ils se détournent, dites-leur : “Attestez du moins que nous sommes soumis à Dieu !” »

2

Le devoir de protection des croyants non musulmans : la dhimma

Notes

42.

D’après les commentateurs, les Mecquois harcelaient les musulmans nouvellement installés à Médine, mais le Prophète attendait un ordre divin pour recourir au combat.

+ -

43.

Coran 22 : 39-40.

+ -

44.

Coran 30 : 1-4.

+ -

45.

Certains affirment cependant que le « pacte de ‘umar » aurait été élaboré au IXe siècle.

+ -

46.

Claude Cahen, article « Dhimma », in Encyclopédie de l’Islam 2, tome ii, 235.

+ -

47.

abdelwahab Meddeb, Face à l’islam , textuel, 2003, 127.

+ -

48.

françoise Michaux, article « Dhimma », in Mohammad ali amir-Moezzi (dir.), Dictionnaire du Coran, Robert Laffont, « Bouquins », 2007, p. 216.

+ -

49.

Claude Cahen, article « Dhimma », op cit, 234.

+ -

Par son caractère de « sceau » de la Révélation, l’islam se devait de protéger les différentes formes de la foi. Ainsi, la première autorisation qui fut donnée aux musulmans de recourir à la lutte armée défensive – contre les polythéistes mecquois, et non contre d’autres croyants monothéistes – est liée à la préservation des lieux de culte en général : « Autorisation est donnée de se défendre à ceux qui sont combattus de façon inique […] pour avoir seulement proclamé : “Notre Seigneur est Dieu !”42 Si Dieu ne repoussait pas certains hommes par d’autres [en l’occurrence les polythéistes mecquois par les croyants], que d’ermitages auraient été détruits, d’églises, de synagogues et de mosquées – tant de lieux où l’on célèbre abondamment le Nom de Dieu43 ! » Ce passage coranique fait de la défense de la liberté religieuse la cause supérieure pour laquelle il peut être fait recours aux armes ; sa portée dépasse largement le seul contexte islamique.

La « sympathie » du Dieu des musulmans s’exprimait d’évidence avant tout envers les Gens du Livre. Ainsi, lorsque les idolâtres perses ont défait les chrétiens de Byzance, les musulmans s’en sont attristés. Survint alors cette révélation : « Alif – Lam – Mîm. Les Byzantins ont été vaincus dans une région voisine. Mais après leur défaite ils seront vainqueurs dans moins de dix ans. […] Ce jour-là, les croyants se réjouiront44. » La prophétie coranique s’avéra exacte.

On ne peut évoquer le statut des croyants non musulmans en terre d’islam sans parler de la dhimma, d’autant plus que beaucoup d’inepties ont été écrites à ce sujet. Le terme désigne la sorte de contrat indéfiniment reconduit par lequel la communauté musulmane accorde hospitalité et protection aux membres des autres religions révélées, à condition qu’eux-mêmes respectent la domination de l’islam. Ce contrat, issu du traité passé par le Prophète avec les chrétiens de Najrân, aurait été appliqué dès 638 par le calife ‘Umar avec les chrétiens de Jérusalem45. En échange de leur statut de « protégé » (par l’État musulman, par exemple en cas d’agression extérieure), ils avaient liberté de culte et n’effectuaient pas le service militaire mais payaient un impôt particulier, la jizya. Notons que l’impôt de la zakât, pilier de l’islam dont doivent s’acquitter les musulmans, était d’un montant bien supérieur à celui de la jizya. La règle canonique était la suivante : « Pour la défense de la nation, les musulmans versent leur sang et les minorités religieuses versent un impôt. »

La dhimma impliquait, plus ou moins selon les lieux et les périodes, des mesures qui nous apparaissent aujourd’hui comme vexatoires pour les non-musulmans : signes vestimentaires particuliers, relations réglementées avec les musulmans (par exemple, une musulmane ne pouvait épouser un dhimmî), interdiction de reconstruire des lieux de culte tombant en ruine, etc. Au demeurant, ces mesures discriminatoires ont rarement été appliquées, comme en témoignent les rappels sporadiques des sultans ou des oulémas à les mettre en application46 ! Chrétiens et juifs ont occupé des postes clés, les premiers surtout dans l’administration (jusqu’à être grand vizir), les seconds dans les finances des États musulmans (jusqu’à être grand trésorier de l’État). Les dynasties musulmanes sous lesquelles les Gens du Livre ont été le plus à l’aise sont les Fatimides d’Égypte (XIe-XIIe siècles) et les Ottomans. Les juifs, écrit Abdelwahab Meddeb, « ont pu s’épanouir dans leurs métiers, prospérer dans les institutions de l’État, exercer les plus hautes fonctions politiques et militaires, participer à l’éclat des lettres, des sciences et des arts, tout en défendant et illustrant le particularisme qui les distingue47 ». En tout état de cause, nous ne pouvons émettre de jugements, positifs ou négatifs, sur le statut réservé aux dhimmis, car ils émanent de « concepts nés au siècle des Lumières et qui ne s’appliquent donc guère à une société prémoderne48 ». Arrêtons-nous un peu sur le statut de ceux qui étaient considérés comme polythéistes ou idolâtres, hors donc des juifs, chrétiens, sabéens et zoroastriens. La question s’est notamment posée pour les populations du sous-continent indien et de l’Asie du Sud-Est. En théorie, seules certaines écoles juridiques – l’école hanafite, en particulier, qui était en contact avec ces populations – les ont reconnus comme dhimmis. Mais, « plus généralement, les musulmans accordèrent en fait aux fidèles de la majorité des confessions qu’ils soumettaient un statut effectif comparable à celui des dhimmis proprement dit49 ». Ces fidèles avaient ainsi droit à la reconnaissance de leur culte et à la protection de l’État musulman, en échange du paiement de l’impôt jizya. Pour donner la mesure de ce que représentait une telle reconnaissance en ces temps reculés (VIIIe siècle et suivants), il faut avoir en tête le débat qui opposa, en 1550 et 1551, lors de la fameuse controverse de Valladolid en Espagne, le dominicain Bartolomé de Las Casas et le théologien Juan Ginés de Sepúlveda. Le premier y défendit la théorie selon laquelle les Indiens d’Amérique étaient des créatures de Dieu, possédant une âme comme tous les êtres humains ; pour le second, en revanche, ces Indiens n’étaient pas des descendants d’Adam et Ève. En tout état de cause, l’un et l’autre s’accordèrent sur le devoir de conversion de ces populations.

3

La question de la « tolérance » à l’égard des non-musulmans dans la civilisation islamique classique

Notes

50.

Cité par abdelwahab Meddeb, op. cit., p. 125.

+ -

51.

Ibid.

+ -

52.

Règle rappelée par exemple par Muhammad Ghazâlî, op. cit., p. 87.

+ -

53.

Ignaz Goldziher, Le Dogme et la Loi dans l’Islam, L’Éclat & Geuthner, 2005 (rééd. de 1920), p.29.

+ -

54.

Ibid.,p. 30. Voir également antoine fattal, Le Statut légal des non-musulmans en pays d’Islam, imprimerie catholique, Beyrouth, 1958 ; Bernard Lewis, Le Retour de l’islam, Gallimard, 1985, p. 27, et Juifs en terre d’islam, Calmann-Lévy, 1986, p. 71.

+ -

55.

Walther Björkman, in Encyclopédie de l’Islam 2, tome IV, 426.

+ -

En 1689, dans sa  Lettre  sur  la  tolérance,  le  philosophe  anglais  Locke  (m. 1704) se réfère à la dhimma « en invoquant la cité qui respecte les jours saints de chacun, où les uns et les autres peuvent célébrer leur office sans dommage, le vendredi pour le musulman, le samedi pour le juif, le dimanche pour le chrétien50 ». Et Voltaire lui-même, dans l’entrée « Tolérance » de son Dictionnaire philosophique, écrit que « le Grand Turc [le calife ottoman] gouverne dans la concorde les multiples croyances qui peuplent son territoire ; à chacun ses droits et ses devoirs…51 ».

Le souci de protection de l’État musulman à l’égard des non-musulmans peut aisément apparaître comme une entreprise hégémonique de la part de l’islam, mais les préceptes qui en émanent ont indéniablement constitué les fondements sur lesquels s’est construite la tolérance caractérisant l’islam classique et ils ont déterminé des règles juridiques tout à fait précises telles que : « Il leur [les non-musulmans] revient ce qui nous revient, et il leur incombe ce qui nous incombe52. »

Cet esprit d’ouverture s’est d’ailleurs clairement exprimé dans les milieux intellectuels et politiques de la haute époque abbasside (IXe siècle, en particulier), à Bagdad notamment. S’y tenaient, dans des cénacles ou lors de séances publiques, des controverses (munâzara) entre experts de diverses écoles de pensée théologique. Ces salons voyaient s’opposer des musulmans aux sensibilités différentes, mais aussi des musulmans et des représentants d’autres religions, parfois non reconnues comme monothéistes (tel le manichéisme). Les hommes du pouvoir eux-mêmes organisaient ces séances ou y prenaient part. On voit mal, de nos jours, des dirigeants du monde musulman susciter une telle effervescence intellectuelle…

À la suite des philosophes européens du XVIIIe siècle, maints orientalistes ont témoigné de cette conscience de l’altérité religieuse. L’islamologue hongrois Ignaz Goldziher (m. 1921) qui, par ailleurs, se montrait aisément critique vis-à-vis de l’islam, écrit ceci : « On ne peut nier que les premières mesures qui s’imposèrent aux musulmans conquérants à l’égard des vaincus adeptes d’autres confessions n’aient été empreintes, dans cette première phase du développement des lois islamiques, de l’esprit de tolérance [sic]. Ce qui aujourd’hui encore se rapproche, dans les mœurs politiques des États musulmans, de la tolérance religieuse – manifestations du droit public dans l’Islam, dont la constatation revient si souvent dans les ouvrages des voyageurs du XVIIIe siècle – procède du principe, formulé dès la première moitié du VIIe siècle, du libre exercice de leur religion par les autres monothéistes. […]. Les renseignements que nous possédons sur les premières décades de l’Islam fournissent maints exemples de la tolérance religieuse des premiers khalifes à l’égard des adeptes des anciennes religions53. » Et de citer une variante d’une parole du Prophète rapportée plus haut : « Quiconque opprime un protégé et lui impose de trop lourdes charges, je me dresserai moi-même comme son accusateur au jour du Jugement54. »

Un autre orientaliste, Walther Björkman, écrit ceci dans la très sérieuse l’Encyclopédie de l’Islam : « Jusqu’à l’époque des Croisades, il règne en Islam, à l’égard des infidèles, avant tout à l’égard des  Ahl al-Kitâb [les Gens du Livre déjà évoqués], une tolérance qui est inconcevable dans la Chrétienté contemporaine. C’est ainsi par exemple que nous trouvons même des Chrétiens dans de hautes situations officielles55. »

4

À l’épreuve de l’histoire

Notes

56.

Voir Coran 57 : 20, où le terme kuffâr peut être traduit par « agriculteurs » ou, par dérivation sémantique, par « ceux qui ont enfoui la semence de la foi ».

+ -

57.

Mohamed Charfi, op. cit., p. 75.

+ -

« Place ta confiance en l’homme pieux,

même s’il ne partage pas ta religion, et défie-toi de l’impie,

même s’il appartient à ta religion . »

Ibn Hazm (savant andalou du XIe siècle)

 

Avec le temps, les enjeux politiques, les intérêts économiques mais aussi les croisades ont souvent mis à mal les idéaux islamiques en matière d’ouverture et de reconnaissance des autres religions. Le lent processus de sclérose de la culture islamique a conduit les sociétés musulmanes à un repli identitaire de plus en plus prononcé. À partir du XVIIIe siècle, l’impérialisme européen puis le colonialisme ont exacerbé la frustration et le ressentiment de ces sociétés. Alors que les premières générations de musulmans étaient avides d’assimiler ce qui provenait des autres civilisations, le rejet de « l’autre » est parfois devenu par la suite le symptôme du malaise vécu dans ces sociétés. Sont apparus alors des amalgames grossiers qui identifient, par exemple, les croyants non musulmans aux kuffâr (mécréants, infidèles), alors que ce terme désignait les Mecquois incroyants hostiles au Prophète. Les musulmans ont d’ailleurs copieusement abusé de ce terme en interne pour disqualifier sur le plan dogmatique tel ou tel groupe musulman. Et, certes, qu’on soit musulman ou pas, on « enfouit » toujours peu ou prou la vérité ou la foi, on est toujours peu ou prou « ingrat » vis-à-vis de la grâce divine : tels sont les sens fondamentaux de la racine KFR56.

À une époque où chaque communauté culturelle et religieuse était le plus souvent centrée sur elle-même et pratiquait l’ostracisme à l’égard des autres communautés, l’Islam – religion et civilisation – naissant a fait plus que tolérer les deux religions du Livre présentes au Proche-Orient ; il les a reconnues, même lorsque cela se passait dans un contexte polémique. Cette ouverture fondamentale à l’autre transcende les aléas de la politique de certains dirigeants musulmans et des dérives comportementales observées ultérieurement. Si la charte de Médine n’a eu qu’un effet positif éphémère dans les relations judéo-musulmanes, il n’en reste pas moins qu’elle a instauré le respect et la protection des minorités religieuses en terre d’islam. La modernité issue des Lumières, on l’a dit, fait apparaître le statut de dhimmî comme dévalorisant et infamant, mais il faut avoir en mémoire les traitements que l’Europe a fait subir pendant des siècles aux juifs, ostracisés et persécutés pendant des siècles ! Ce n’est pas un hasard si, en 1492, les juifs espagnols chassés, comme les musulmans, par la Reconquista, se sont réfugiés en masse auprès du sultan ottoman d’Istanbul. « Les juifs, écrit Mohamed Charfi, ont connu dans les pays musulmans, tout au long du Moyen Âge, un régime beaucoup plus tolérant et bienveillant que partout ailleurs dans le monde. On peut citer à ce propos ce qu’a écrit dans L’Histoire des juifs, Abba Eban, homme politique israélien bien connu et qu’on ne peut soupçonner d’amitié à l’égard de l’islam ou des Arabes. Il reconnaît que, dans leur diaspora, les juifs n’ont connu de périodes de prospérité et de réalisation de leur personnalité que deux fois : actuellement, aux États-Unis et, autrefois, dans l’Andalousie musulmane57. » Comme me le disait un ami juif, le conflit israélo-palestinien représente la négation même, l’inversion dramatique, de cette entente multiséculaire.

III Partie

Du jihâd au « djihadisme »

Notes

58.

Coran 29 : 69.

+ -

59.

Coran 22 : 77-78.

+ -

60.

Dr Moreno al ajami, op. cit., p. 114. Le verset coranique cité est en 22 : 39.

+ -

61.

Coran 2 : 190.

+ -

62.

Coran 2 : 190.

+ -

63.

« 120 savants musulmans s’insurgent contre “l’État islamique”, le Coran à l’appui », sur le site oumma.com.

+ -

64.

Cette lettre figure aussi dans le West-Östlicher Divan du poète.

+ -

Au retour d’une de ses expéditions, le Prophète dit à ses compagnons :

« Nous voici revenus du jihâd mineur pour nous livrer au jihâd majeur. » À ceux qui lui demandaient ce qu’était le jihâd majeur, il répondit : « Celui du cœur ! » ou, selon une variante, « La lutte de l’homme contre ses passions. » D’autres paroles de Muhammad vont en ce sens : « Le combattant dans la voie de Dieu est celui qui lutte contre son ego », ou encore : « La meilleure façon de pratiquer le jihâd consiste à lutter contre son ego et ses passions. » La racine arabe JHD signifie en effet « s’appliquer à », « travailler  avec zèle », « faire des efforts », « s’évertuer à ». De la même racine sont dérivés les  termes  ijtihâd, ou  « effort  intellectuel  et  juridique  pour comprendre la volonté de Dieu dans sa Révélation », et mujâhada, ou « discipline ascétique », « travail sur soi ». Divers versets coraniques rendent compte de cet effort principiel, avant tout spirituel : « Ceux qui auront lutté en Nous, certes Nous les dirigerons sur Nos chemins. Dieu est avec ceux qui recherchent l’excellence58 », ou encore « Ô vous qui avez la foi, inclinez-vous, prosternez- vous et adorez votre Seigneur. Faites le bien. Puissiez-vous prospérer ! Faites effort (jâhidû) en Dieu, dans l’exigence du plus pur effort59 ! »

Le terme jihâd ne signifie donc aucunement la guerre ou le combat physique. Il consiste à mobiliser l’énergie humaine, individuelle ou collective, et à la tendre vers Dieu, et ceci dans tous les aspects de la vie. Certains oulémas en ont fait le sixième « pilier » de l’islam, car il sous-tend les cinq premiers :

« témoigner » de sa foi, les cinq prières par jour, jeûner, verser une partie de son argent aux pauvres, le pèlerinage, tout cela nécessite un effort. Le terme jihâd devrait donc être traduit par « effort sanctifié » et non par « guerre sainte ».

L’état de guerre n’est qu’un des aspects de cet « effort » ; à vrai dire, il en est seulement un épiphénomène. Faisant partie intégrante de la nature humaine, il a été pris en compte dans l’économie générale de la Révélation, comme c’est le cas dans d’autres religions : si l’on s’en tient à une lecture littérale de la Bible, Dieu y justifie certaines formes de belligérance, et la Bhagavad-Gîta, un des livres saints de l’hindouisme, a pour scénario un combat entre deux clans rivaux de l’Inde ancienne.

Selon la doctrine des juristes musulmans, le « jihâd mineur », horizontal, militaire, ne concerne que la lutte défensive, c’est-à-dire lorsque l’islam se trouve attaqué sur son territoire. En effet, « le premier verset qui autorisait les musulmans à combattre est postérieur à la création de la cité-État de Médine, c’est-à-dire plus de quatorze ans après le début de la prédication de Muhammad. Il s’agissait alors de répondre à une offensive armée avérée [celle des polythéistes de La Mecque], et le verset spécifie clairement que le combat, ici permis pour la première fois, est soumis à conditions : “Autorisation leur est donnée de se défendre lorsqu’ils sont combattus. Car ils subissent là une grande injustice, mais Dieu est à même de les rendre victorieux”60 ». Suivirent des versets tels que : « Combattez sur la voie de Dieu ceux qui vous combattent et ne commettez aucune exaction. Dieu n’aime pas les transgresseurs !61 » Les polythéistes mecquois avaient en effet transgressé la paix. L’état de paix doit donc être retrouvé dès que possible : « Et lorsqu’enfin ils inclinent à la paix, fais de même et place ta confiance en Dieu62 ! »

C’est ce qu’ont rappelé 120 savants musulmans des cinq continents, dans une déclaration publiée le 27 septembre 2014, suite aux agissements du prétendu « État islamique ». Ils précisent notamment que « le jihâd dans l’islam est la guerre défensive. Il n’est pas autorisé sans la bonne cause, le droit objectif et sans les bonnes règles de conduite ». Ces savants rappellent aussi cette évidence : « Il est interdit en islam de nuire ou de maltraiter des chrétiens ou des gens du Livre. […] Il est interdit dans l’Islam de forcer les gens à se convertir63. »

Quid alors du fameux « verset du sabre » (9 : 5) auquel se réfèrent souvent les « djihadistes » : « À l’expiration des mois sacrés, tuez les polythéistes où que vous les trouviez. Saisissez-vous d’eux, assiégez-les, activez tous vos postes de guet… » ? Comme beaucoup d’autres versets coraniques, on ne peut lire et comprendre celui-ci sans se référer au contexte. Les polythéistes mecquois venaient de rompre unilatéralement la trêve en assaillant un groupe de musulmans. Il ne s’agit donc pas dans ce verset d’une autorisation d’agression générale, mais d’une réponse spécifique, consécutive à la violation d’un traité. Nous sommes toujours dans le cadre du jihâd défensif. Les djihadistes omettent de mentionner le verset suivant : « Et si un de ces polythéistes demande ta protection, accorde-la lui afin qu’il écoute la Parole de Dieu, puis fais-le reconduire en lieu sûr. [Cette clémence leur est accordée] du fait qu’il s’agit d’un peuple d’ignorants. » Le verset 13 de la même sourate présente très clairement le contexte dans lequel s’insère le soi-disant « verset du sabre » : « Ne combattez-vous pas un peuple qui a violé ses serments, qui a tenté d’expulser le Messager [Muhammad], et qui a ouvert les hostilités ? »

Dans une lettre datée de 1814, le grand penseur et poète allemand Goethe (m. 1832) écrit à son fils : « Si islam signifie soumission à Dieu, alors nous vivons et mourons tous dans l’islam64. » On lui attribue également cette parole : « Si tel est l’islam, alors nous sommes tous musulmans ! » Comment se fait-il que la perception de l’islam ait connu une telle inversion de sens depuis quelques décennies ? Celle-ci apparaît nettement, nous l’avons vu, dans les dévoiements contemporains du terme jihâd.

Le djihadisme actuel constitue en effet une négation caractérisée du véritable jihâd, et de la valeur première de l’islam : la miséricorde. Le Dieu de l’islam se présente, à l’entrée de chaque sourate, comme le « Tout Miséricordieux, le Très Miséricordieux », et le verset 107 de la vingt et unième sourate contient cette adresse au Prophète : « Nous t’avons envoyé comme pure miséricorde aux mondes. » Le djihadisme est l’avorton  du  wahhabisme  saoudien,  que les Occidentaux – et en premier lieu les Américains – ont soutenu de façon sordide. Cet abcès est certes né, en pays musulman, d’un malaise civilisationnel postcolonial, mais, avec la mondialisation et la médiatisation, il s’exhibe désormais comme une idéologie nihiliste sous couvert de religion.

Nos dernières études
Commentaires (0)
Commentaires (0)
Commenter

Aucun commentaire.