Gouverner pour réformer : Éléments de méthode
Introduction
La réforme, seul moyen pour être réélu aujourd’hui
Réformer n’est pas un suicide politique
Briser les mythes de la France irréformable
Agir maintenant
Tout se joue avant l’élection
En amont, préparer les réformes rigoureusement
Obtenir un mandat clair ou risquer l’impuissance
Définir un discours construit et adopter la bonne attitude
Quand, comment et où ? Les modalités de la réforme
Quand ? Définir un calendrier clair
Comment ? Définir le véhicule législatif qui conduira la réforme
Avec qui ? Associer les bons relais territoriaux
Anticiper la discussion avec les différents partenaires
Définir stratégiquement les modalités du dialogue avec les perdants
Conclusion
Résumé
Depuis quarante ans, la France décroche. Chômage record, croissance atone, productivité stagnante, dette qui explose et inégalités en hausse dès l’école, les symptômes sont connus de tous. Les solutions non plus ne font pas mystère : la France a besoin de réformes structurelles pour enrayer son déclin. Les rapports d’experts, la littérature économique, les exemples de nos voisins de l’OCDE convergent tous et unanimement dans ce sens. Alors pourquoi notre pays peine-t-il tant à se réformer ? Une réponse réside vraisemblablement dans la méthode. Les réformes ont échoué à cause de l’absence de véritable méthode pour les conduire.
La France a assez réfléchi au quoi, elle doit passer désormais au comment (et elle ne le pourra que si elle parvient à dessiner le pourquoi).
La réforme n’a rien de magique. Elle relève d’un travail technique et stratégique en amont des élections. Seuls les dirigeants politiques ayant obtenu un mandat clair grâce à un travail de pédagogie et d’expertise pourront mener à bien les réformes. Seuls ceux qui ont travaillé et réfléchi à la manière de les réaliser concrètement, en pratique, réussiront leurs mandats.
Erwan Le Noan,
Consultant en stratégie et membre du Conseil scientifique et d’évaluation de la Fondation pour l’innovation politique.
Matthieu Montjotin,
Etudiant à HEC et à Sciences Po.
Introduction
Voir notamment Philippe Aghion, Gilbert Cette et Élie Cohen, Changer de modèle. De nouvelles idées pour une nouvelle croissance, Odile Jacob, 2014.
Commission pour la libération de la croissance française présidée par Jacques Attali, Une ambition pour 10 ans, La Documentation française, 2010.
« We all know what to do but we don’t know how to get reelected once we have done it »
Jean-Claude Juncker, The Economist, 15 mars 2007.
Au début de l’année 2016, le gouvernement de Manuel Valls a tenté de réformer le marché du travail, mais l’opposition de la part d’une grande partie de la gauche à la loi El Khomri a été si brutale qu’il a rapidement reculé et vidé de sa substance un texte que tout le monde attendait. Pourtant, son contenu n’était pas si révolutionnaire que ça pour qui a lu les rapports d’experts accumulés depuis vingt ans : Pébereau en 2005, Attali en 2008, Gallois en 2012, Pisani-Ferry en 2014… Pour ceux qui n’ont pas eu l’occasion de les ouvrir, les exemples à l’étranger, chez nos voisins, indiquent les voies à suivre. Bien sûr, comparaison n’est pas raison, mais si nombre de pays suivent des voies similaires avec des résultats positifs, cela mérite quand même qu’on examine ces réformes d’un peu plus près.
Le constat est donc connu : depuis quarante ans, l’économie française décroche, et plus encore depuis le début des années 2000. Les symptômes sont bien identifiés : croissance atone, productivité en berne, chômage en hausse continue, explosion des dépenses publiques, déclin des exportations et de l’industrie, envolée des prélèvements obligatoires avec des résultats très modestes, hausse des inégalités dès l’école1.
Les solutions ne font pourtant pas mystère, la France a besoin de réformes structurelles pour atteindre les objectifs fixés par la commission Attali dans son rapport de 2008 : à court terme, le désendettement et l’emploi ; à long terme, l’éducation et la gestion des grands leviers de croissance (innovation, environnement…)2. Ces réformes s’appuient sur de nombreux leviers: la dépense publique, les marchés du travail, des produits et des services, la fiscalité, les mécanismes de redistribution, ainsi que l’éducation et la formation.
Les électeurs ont même demandé de telles réformes structurelles en votant, en 2007, pour un programme qui affichait sa volonté de « rupture ». Face à l’immobilisme de François Hollande et aux tentatives infructueuses de réformes du couple Valls-Macron, les Français sont plus que jamais avides de changement, de mouvement. Les sondages le rappellent tous les jours. Par quelle aberration vivons-nous dans un pays qui sait qu’il doit se réformer, qui réclame d’ailleurs des réformes… mais qui ne bouge pas ? L’une des réponses se trouve probablement dans la méthode de la réforme.
Alors que les candidats à l’élection présidentielle se mettent en ordre de marche, ils sont tous confrontés à la même question : pourquoi n’avez- vous pas fait avant ce que vous promettez, lorsque vous étiez plus ou moins directement au pouvoir ? Et à l’approche des échéances électorales de 2017, les programmes risquent de ressembler à de nouvelles listes de promesses si les candidats ne parviennent pas à convaincre les électeurs de leur crédibilité. Et celle-ci passe précisément par leur capacité à réformer.
Les réformes ont échoué en France à cause d’une déficience de méthode dans la façon de les élaborer et de les conduire, et l’on a trop rapidement conclu que la France était irréformable. Il est temps de cesser de se torturer sur le quoi pour enfin parler réellement du comment. Cette réflexion est structurelle, mais elle fait pourtant trop défaut au débat politique actuel. Elle n’est toutefois pas la seule importante – ni la seule à manquer : les candidats à l’élection présidentielle devraient travailler à définir un projet, un discours sur le pourquoi qui porte une vision sur l’avenir de notre pays, sur notre destin collectif. À ce jour, leurs propositions, accumulation d’arbitrages techniques, tiennent lieu de programme, pas de projet ni de méthode. L’enjeu est essentiel. Si le candidat élu en 2017 n’a pas préparé ses réformes et échoue dans son mandat, la voie sera ouverte pour l’élection d’un responsable populiste qui précipiterait la France vers le chaos économique et social.
La réforme, seul moyen pour être réélu aujourd’hui
L’actualité semble donner raison aux pessimistes : pour réformer, il faut faire une croix sur son avenir politique. Certains candidats en font même un argument de campagne : ils réformeront car ils ne feront qu’un seul mandat. Pourtant, réformer peut aussi être gage de succès et de réélection !
Réformer n’est pas un suicide politique
Voir Allan Drazen, Political Economy in Macroeconomics, Princeton University Press, Princeton, 2010.
Allan Drazen et Marcela Eslava, « Electoral manipulation via voter-friendly spending: theory and evidence », Journal of Development Economics, vol. 92, no 1, mai 2010, p. 39-52.
Marco Buti, Alessandro Turrini, Paul Van den Noord et Pietro Biroli, « Reforms and re-elections in OECD countries », Economic Policy, vol. 25, no 61, janvier 2010, p. 61-116.
Marco Buti, Alessandro Turrini et Paul Van den Noord, « Reform and be re-elected: evidence from the post- crisis period », voxeu.org, 4 juillet 2014.
Marco Buti, Alessandro Turrini, Paul Van den Noord et Pietro Biroli, art. cit.
À en croire la lecture de la presse et les commentaires politiques, il existerait une contradiction fondamentale entre les réformes et la réélection des responsables politiques qui les portent : trop inquiets d’assurer la poursuite de leurs mandats, les élus se décourageraient devant l’audace ou, à l’inverse, les fougueux réformateurs seraient condamnés à la dégringolade sondagière et à l’échec électoral inévitable. Dans les mémoires politiques, notamment à droite, l’échec du plan Juppé de 1995 a profondément marqué, conduisant à la déroute de la dissolution de 1997. À tel point que la réélection de dirigeants politiques ayant engagé des réformes structurelles est aujourd’hui considérée comme un fait politique exceptionnel : à la fin de son mandat, un vrai réformateur serait condamné à être battu à coup sûr aux élections ! Rien n’est moins sûr.
Réformer conduit à prendre un risque politique et électoral important…
Les réformes structurelles sont souvent associées à des mots renvoyant au courage ou au sacrifice, à l’image de l’expression churchillienne « du sang et des larmes » qui revient régulièrement dans le débat public. Réformer serait une forme de suicide politique. Les intérêts des hommes politiques, qui seraient obnubilés par leur réélection, et ceux du pays divergeraient tant qu’on en appelle même de plus en plus à un septennat non renouvelable, en espérant ainsi les forcer à s’aligner.
Cette hypothèse, plutôt pessimiste, s’appuie sur le constat de la non- concordance du temps de la réforme et du temps politique. En pratique, cela signifie que les gains de la réforme n’apparaissent qu’à moyen ou long terme tandis que ses coûts sont visibles à court terme3, car la mise en œuvre de réformes structurelles remet nécessairement en cause des situations acquises et déstabilise des insiders4, lesquels défendent légitimement le statu quo qui leur est favorable. Une réforme du marché du travail, par exemple, ne produit pas immédiatement de résultats, tandis que les salariés peuvent subir de façon directe et soudaine une modification de leur situation, et l’espérance d’un gain futur, même s’il est avéré dans la littérature économique et à travers le monde, peut avoir de la peine à les convaincre. Du fait de ce décalage temporel, auquel il faut ajouter l’incertitude des gains espérés, la réforme est un exercice périlleux : le pouvoir politique peut ne pas vouloir assumer le coût subi par les victimes des réformes – surtout s’il craint de ne plus être en place quand ses efforts produiront leurs effets.
Nombreux sont les réformateurs qui n’ont pas été réélus. Le plus célèbre est Gerhard Schröder, artisan des réformes Hartz, en partie à l’origine de la bonne santé économique allemande, qui n’a pas été reconduit pour un troisième mandat en 2005. En 2002, aux Pays-Bas, les travaillistes, menés par Ad Melkert, ont été sèchement battus alors que les réformes menées par la même majorité depuis 1994 (gouvernement de Wim Kok) sont à présent largement reconnues. Viktor Klima, chancelier fédéral d’Autriche jusqu’en 1999 et porteur de réformes structurelles majeures, a aussi connu un sort similaire.
… mais maintenir le statu quo, amène souvent à mieux perdre
Pour autant, la stratégie inverse n’est pas vérifiée : les leaders qui ne réforment pas ne sont pas assurés d’être réélus. François Hollande, qui ne restera peut-être pas un symbole de réformisme aigu des dernières décennies, est ainsi crédité début 2016 d’une cote d’opinion parmi les plus faibles pour un président en exercice. Pire encore, l’absence de réformes et l’atonie d’un dirigeant politique peuvent conduire à un très fort mécontentement des citoyens, qui ne manqueront pas de l’exprimer aux élections. Ainsi l’inaction des différents gouvernements Berlusconi au cours des deux dernières décennies a créé une très forte défiance chez les Italiens, provoquant une instabilité politique inédite et l’explosion des partis populistes, ce qui a poussé le président Giorgio Napolitano à nommer un technicien, Mario Monti, président du Conseil.
Statistiquement, les réformes ne compromettent pas les chances de réélection
Prétendre que la réforme compromet toute chance de réélection est pourtant une affirmation à la fois réductrice et empiriquement fausse : les exemples abondent de responsables politiques réformateurs qui ont été réélus, certains triomphalement. Au Royaume-Uni, en mai 2015, David Cameron a été réélu avec plus de voix qu’en 2010 après avoir supprimé 400.000 postes de fonctionnaires, divisé de moitié les déficits et libéralisé le marché du travail – et, avant lui, Margaret Thatcher avait permis aux conservateurs de gouverner la Grande-Bretagne de 1979 à 1997. En Australie, John Howard a été réélu trois fois entre 1998 et 2007 après avoir mis en place des réformes majeures dans son pays. En Islande, Davíð Oddsson a lui aussi été reconduit trois fois entre 1991 et 2004 après avoir ramené les comptes publics à l’équilibre. La liste des dirigeants réélus au terme de leur mandat est longue et pourrait être facilement complétée : Lars Løkke Rasmussen au Danemark, en 1998 ; Guy Verhofstadt en Belgique, en 2003…
Des études économiques ont été réalisées pour évaluer plus précisément cette probabilité de succès électoral des réformateurs. Marco Buti, directeur général des affaires économiques de la Commission européenne, dans un article coécrit pour la revue Economic Policy en 2010, a ainsi analysé statistiquement la corrélation entre la mise en place de réformes libérales (pro-market) et les chances de réélection5. Au total, vingt et un pays de l’OCDE sont passés au crible entre 1985 et 2003, recouvrant 339 élections, pour construire un « indicateur synthétique de réforme » (un score attribué à la réforme) qui est ensuite associé à la réélection ou non de la majorité politique. Les résultats de cette étude indiquent que les gouvernements réformateurs, tout comme ceux qui ne le sont pas, ont une probabilité de réélection légèrement supérieure à 50%. Plus encore, dans une actualisation de leurs travaux en 2014, les auteurs ont intégré leur analyse dans le contexte de crise économique et montré que « les électeurs tendent à récompenser les gouvernements réformistes dans certains cas, en particulier quand ils bénéficient d’un système de protection sociale efficace, qui les protège des difficultés sociales et quand un marché financier efficient permet de répartir les gains des réformes structurelles et de réduire les coûts à court terme6 ». L’hypothèse selon laquelle réformer empêcherait la réélection est donc clairement rejetée statistiquement.
Les travaux économiques montrent par ailleurs que l’impact des réformes sur les chances de réélection varie selon leur nature. Ainsi, les réformes touchant à l’assurance-chômage et à la pression fiscale se révèlent bénéfiques sur le plan électoral. En contrepoint, les réformes modifiant la protection de l’emploi, le marché des produits ou les pensions de retraite semblent réduire les chances de réélection. Cependant, pris globalement, les différents types de réforme s’équilibrent et n’affectent pas les chances de réélection7.
Briser les mythes de la France irréformable
Johnny Mukhammar, The Guide to Reform. How Policymakers Can Pursue Real Change, Achieve Great Results and Win Re-Election, Timbro, 2007.
Serge Federbusch, Français, prêts pour votre prochaine révolution ? La France doit-elle toujours s’effondrer avant de se réformer ?, Ixelle éditions, 2014.
Pierre et Sylvie Guillaume, Réformes et réformismes dans la France contemporaine, Armand Colin, 2012.
William Tompson, L’Économie politique de la réforme. Retraites, emplois et déréglementation dans dix pays de l’OCDE, OCDE, 2010, p. 225-245.
Robin Rivaton, La France est prête. Nous avons déjà changé, Les Belles Lettres, 2014.
Sondage « L’état d’esprit des Français – Vague 34 », Ifop et Dimanche Ouest-France, janvier 2016.
Les intentions entrepreneuriales représentent le pourcentage des individus âgés entre 18 et 64 ans qui se déclarent entrepreneurs potentiels ou qui ont l’intention de créer une entreprise dans les trois ans à venir.
Fanny Guinochet, « Réalisme, réforme : les Français sont prêts », L’Opinion, 5 octobre 2014.
Enquête TNS Sofres-Banque de France, «Les Français et l’économie», baromètre JECO 2015, octobre 2015.
Emmanuel Galiero, « Budget : selon le Cevipof, les Français veulent tailler dans les aides sociales », le figaro.fr, 19 octobre 2015.
« Le rendez-vous de l’économie », Odoxa, FTI Consulting, Les Échos et Radio Classique, janvier 2016.
Baromètre de l’économie, BFM Busines, Odoxa, Challenges et Aviva Assurance, janvier 2016.
« Le rendez-vous de l’économie », op.cit.
Le statu quo français n’est pas un succès électoral
Depuis trente ans, la France n’a pas su mettre en place les réformes structurelles qui sont pourtant connues depuis longtemps ; les courbes de l’évolution du chômage et de la dette publique sont là pour le rappeler. Les rapports se sont accumulés, produits par des experts nationaux (rapports Camdessus, Attali, Pébereau), des administrations (Cour des comptes, ministère des Finances, etc.) ou des organismes internationaux (dont l’OCDE); leur répétition dans le temps suffit à montrer l’absence de réformes structurelles suffisantes. Johnny Munkhammar, spécialiste d’économie politique, décrit même la France comme le pays de l’OCDE qui a été le plus réticent à la réforme8. Depuis 1978, aucune majorité politique n’a été reconduite au pouvoir. Sauf à considérer l’élection de Jacques Chirac en 1995, dans la lignée du mandat d’Édouard Balladur, et celle de Nicolas Sarkozy en 2007, dans la lignée du dernier quinquennat de Jacques Chirac, chaque élection a été l’occasion d’un changement de majorité. Jamais un dirigeant politique n’a été reconduit clairement pour un mandat. Ce balancier incessant entre droite et gauche, fait exceptionnel parmi les pays de l’OCDE, est la preuve que le statu quo n’a jamais été payant électoralement en France. À certains égards, il est même certain que cette incapacité à changer et à se réformer explique une grande partie de la colère qui gronde parmi les électeurs.
La France sait aussi se réformer sereinement
La France est souvent décrite comme un pays ne se transformant que par des ruptures : 1789, 1830, 1848, 1945, 1958 en seraient les dates les principales9. À en croire certaines analyses, avec un tel passé, le pays serait condamné à stagner avant un prochain soubresaut. Il ne saurait changer que dans la révolution brutale. Ses grandes lois ne sauraient être adoptées que dans des luttes, presque mythiques : 1905, le Front populaire, la Libération, etc.
La France a pourtant connu des réformes plus discrètes mais non moins déterminantes pour son histoire. L’instauration de la République dans les années 1870, l’école de Jules Ferry ou les grandes lois sur les libertés de la fin du XIXe siècle (droit de réunion, liberté de la presse, des syndicats, des associations…), autant de réformes qui ont été le fruit de réflexions, de négociations entre les différentes forces politiques et non de pressions de la rue ou d’événements exogènes10. Plus récemment encore, l’abolition de la peine de mort, les privatisations et libéralisations successives (de Pierre Bérégovoy en 1984 à Jacques Chirac en 1986, ou Lionel Jospin sous la cohabitation de 1997 à 2002), la réduction des effectifs dans la fonction publique sous Nicolas Sarkozy ont montré que le pays pouvait changer sans violence ni brutalité. Des oppositions se font entendre, mais le pays sait évoluer.
La succession d’échecs de réformes antérieures dans un domaine précis ne signifie pas non plus l’impossibilité de le réformer. Les échecs du contrat d’insertion professionnelle (CIP) en 1994 et du contrat première embauche (CPE) en 2006 ont ainsi permis de faire avancer le débat public sur la situation du marché du travail pour les jeunes et présagent donc de réussites futures. On observe d’ailleurs dans les pays de l’OCDE que la répétition de tentatives infructueuses est un moyen de poser les bases des réformes à venir : ces essais suscitent le débat, font prendre conscience des enjeux et facilitent les réformes futures. En Suède, par exemple, la réforme de l’assurance maladie de 2003 est arrivée après plus de dix ans d’échecs. En Italie, la réforme des retraites de 1994 s’inscrivait dans la lignée de quelques tentatives avortées11. Ces exemples montrent que la réforme à l’étranger ne doit ainsi pas être non plus idéalisée.
Les Français ont un appétit inédit pour la réforme
Bien que les enquêtes d’opinion puissent apparaître parfois en partie contradictoire – début 2016, les sondages indiquent ainsi que les Français sont à la fois en faveur d’une réforme du marché du travail mais également opposé à celle proposée par le gouvernement de Manuel Valls –, les Français semblent plus enclins que jamais à réformer en profondeur leur système économique et social. Cette attente est nourrie par la dichotomie entre le niveau de confiance élevé en leurs capacités personnelles, l’optimisme dans la perception de leur situation individuelle et le regard plus pessimiste qu’ils portent sur les structures économiques, politiques et sociales de leur pays12. Ainsi, en janvier 2016, 73% des Français étaient pessimistes quand à l’avenir de la situation économique française et seuls 19% d’entre eux accordaient leur confiance au gouvernement dans la lutte contre le chômage13. L’évolution des états d’esprit en faveur d’une société plus entrepreneuriale semble marquée : dans le classement du Global Entrepreneurship Monitor de 2014, la France affiche des intentions entrepreneuriales14 parmi les plus hautes d’Europe, loin devant celles des États-Unis ou du Canada15. Ceci indique un bouleversement, car la France se situait parmi les dernières places du classement dix ans plus tôt.
Les réformes demandées sont, pour leur part, clairement orientées en faveur du marché. En janvier 2016, 54% des Français appelaient à une accélération des réformes16, allant notamment dans le sens des points suivants :
– un allègement « des normes et des règles qui encadrent l’activité économique, par exemple en matière de droit du travail, d’impôt ou d’environnement » (77% des Français) et une libéralisation de l’activité économique (60% des Français)17 ;
– un redressement des comptes publics (60% des Français estiment qu’il faut faire encore des efforts pour réduire le déficit public)18 ;
– une remise à plat de la fiscalité (83% des Français y sont favorables)19 ;
– la dégressivité des indemnités de chômage (65% des Français y sont favorables en janvier 2016)20 ou la mise en place d’un contrat de travail unique à la place du CDI (59% des Français)21.
Agir maintenant
Étude Harris interactive pour M6, sondage jour de vote, motivations de vote et d’abstention au second tour des élections régionales 2015, décembre 2015.
Ray C. Fair, « The effect of economic events on votes for president », The Review of Economics and Statistics, vol. 60, no 2, mai 1978, p. 159-172.
Michael S. Lewis-Beck, Economics & Elections. The Major Western Democracies, The University of Michigan Press, 1991.
Binyamin Appelbaum, « Employment data may be the key to the President’s job », New York Times, 1er juin 2011.
Voir « Baromètre de la confiance politique. La résilience – vague 7 », Sciences Po-Cevipof, janvier 2016, et Yann Algan, Pierre Cahuc et André Zylberberg, La Fabrique de la défiance… et comment s’en sortir, Albin Michel, 2012.
« Les Français et l’approche collaborative contre le chômage », sondage OpinionWay pour Vae Solis Coprorate, janvier 2016.
Ibid.
« Baromètre de confiance envers l’exécutif et les principales personnalités politiques – vague 46 », sondage Harris Interactive pour Délits d’opinion, mars 2016.
« Les jeunes, les élections régionales de 2015 et l’élection présidentielle de 2017 », sondage Ifop pour l’Anacej novembre 2015
Alors que les réformes structurelles se font attendre depuis des années, durant la même époque le contexte politique a été marqué par la montée constante du Front national (FN) : en décembre 2015, les unes de la presse s’étonnaient et s’inquiétaient du résultat du parti de la famille Le Pen, comme elles l’avaient déjà fait précédemment aux municipales de 2014, à la présidentielle de 2012 et lors de plusieurs autres élections depuis le 21 avril 2002. Le succès de ce parti se nourrit de la frustration des Français qui considèrent que les politiques de leurs dirigeants ne produisent pas assez de résultats concrets. Ainsi, lors des élections régionales de décembre 2015, les électeurs du FN cherchaient pour 66% d’entre eux à exprimer leur insatisfaction à l’égard des résultats de la politique menée par le gouvernement22. La pression exercée par les Français et leurs exigences ne laissent plus choix : en 2017, il faudra produire des résultats !
Les Français exigent désormais des résultats
La recherche universitaire en économie politique s’accorde sur l’impact déterminant de la situation macroéconomique au moment de la réélection.
Ray C. Fair, professeur d’économie à l’université de Yale (États-Unis), souligne ainsi la « mémoire courte » des électeurs en montrant l’impact significatif du taux de croissance sur l’issue des élections23. Selon les travaux de Michael S. Lewis-Beck, professeur à l’université de l’Iowa (États-Unis), les performances globales (PIB) ont plus d’importance que l’évolution des revenus des individus24. Des lois statistiques plus grossières ont également été utilisées par les médias : en 2011, un article du New York Times prédisait que tout président des États-Unis connaissant un taux de chômage inférieur à 7,2% au moment de l’élection serait reconduit dans ses fonctions25. Bien que ces prévisions soient faibles statistiquement, elles expriment tout de même l’importance des résultats macroéconomiques sur l’issue des élections. Elles montrent aussi que les électeurs attendent de leurs responsables politiques qu’ils obtiennent des résultats tangibles.
Le quinquennat de François Hollande marque à cet égard un point de non- retour dans l’exigence de résultat des Français : cette expérience d’alternance manquée a dramatiquement dégradé la crédibilité des dirigeants politiques, déjà mise à mal auparavant. L’incapacité du président de la République socialiste à proposer des politiques qui produisent des résultats affecte profondément la confiance des citoyens. Par ailleurs, qu’il ait lié son sort à une « inversion de la courbe du chômage » – désormais bien hypothétique ou bien artificielle – n’y change rien. La conjonction de promesses intenables et d’un manque d’ambition dans les réformes ne pouvait que mener à un tel désastre. François Hollande est en la première victime, avec une popularité historiquement basse dans les sondages (début 2016, il est crédité de moins de 15% d’intentions de vote à l’élection présidentielle de 2017), mais pas la seule. La défiance des Français concerne l’ensemble de la classe politique et, plus généralement, les institutions26. Elle s’exprime à travers des chiffres très clairs : en janvier 2016, seuls 29% des Français font confiance au gouvernement, 35% à l’institution présidentielle, 41% à l’Assemblée nationale, tandis que 12% des citoyens font confiance aux partis politiques, 27% aux syndicats, 44% à la justice. Enfin, 88% des Français pensent que les dirigeants politiques ne se préoccupent pas d’eux27.
Les sondages sur l’état d’esprit des Français s’accumulent et révèlent toujours leur attente de résultats concrets sur le front de la croissance et du chômage notamment. Ainsi, seuls 14% des citoyens pensent que tout a été essayé pour lutter contre le chômage et 88% affirment que les dirigeants politiques ont manqué de courage dans la lutte contre le chômage ces dernières années28. De plus, parmi les raisons invoquées dans la défiance à l’égard de François Hollande, on trouve « le non-respect de ses engagements », son « caractère mou », son « indécision29 ».
Les dirigeants politiques ne peuvent plus seulement promettre, ils doivent prouver qu’ils agissent. Ils ne peuvent plus évoquer des lendemains heureux, ils doivent obtenir des résultats sur le front du chômage, de la croissance et des déficits publics.
Un péril monte et se nourrit de l’immobilisme : le Front national
L’impatience des Français face à l’enlisement économique et politique semble alimenter une autre dynamique : la progression du Front national, qui enchaîne les succès électoraux. S’il reste à déterminer s’il peut encore progresser ou s’il a déjà atteint un plafond dans l’électorat, son score déjà très élevé est un appel à une mobilisation urgente des autres partis parlementaires. Selon certaines enquêtes, Marine Le Pen pourrait même rassembler 36% des suffrages des jeunes en 2017, soit 20 points de plus que le candidat socialiste30 ! Son parti ne propose pourtant aucune réforme cohérente en matière économique, oscillant entre des mesures contradictoires, souvent marquées par un interventionnisme étatique marqué qui l’éloigne de l’économie de marché et l’inscrit définitivement dans le cadre intellectuel du siècle passé.
Graphique : Les résultat du Front National au 1er tour des élections depuis 2002 (en % des suffrages exprimés)
Source :
Données du ministère de l’Intérieur.
Le candidat élu en 2017 devra mettre en œuvre des réformes profondes et en présenter les fruits en 2022 sous peine de donner aux forces populistes une occasion inespérée de victoire. La parade au Front national n’est pas dans le discours, elle est dans l’action une fois arrivé au pouvoir. Seules des réformes profondes peuvent changer considérablement le tableau économique et social en France : les blocages profonds de l’économie, désormais abondamment documentés, ne permettent pas de convertir une conjoncture favorable en une croissance effective. La conjonction de la baisse du prix du baril, de la baisse du cours de l’euro et d’une politique monétaire accommodante de la part de la Banque centrale européenne (BCE) n’a d’ailleurs pas suffi pour relancer la machine économique française, dont les performances restent bien en deçà de celles de ses partenaires.
Les réformes peuvent produire des résultats rapides et soutenir les gouvernements audacieux
Si certaines réformes demandent à être engagées sur des délais plus longs, cinq années constituent néanmoins un horizon suffisant pour déjà obtenir quelques résultats significatifs. Nombreux sont les pays qui ont su ramener leurs comptes à l’équilibre, réduire leur niveau de chômage ou dynamiser leur croissance en si peu de temps : en quatre années, entre 1994 et 1998, le Canada a su passer d’un déficit budgétaire de 5% à un surplus de 0,3% ; la Suède a transformé son déficit budgétaire de 11,2% du PIB en 1993 en surplus de 1,2% en 1998 tout en maintenant une croissance importante31. Les projections qui ont été faites sur l’impact des réformes structurelles en France vont dans le même sens. Certes, la croissance française est largement tributaire de celle au niveau européen et exige de penser aussi à l’échelle de l’Union européenne. Malgré tout, un programme ambitieux de réformes structurelles sur le plan national aurait des conséquences significatives à court terme. Les économistes Philippe Aghion, Gilbert Cette et Élie Cohen, qui ne sont pas connus pour être marqués « à droite » sur l’échiquier politique, ont par exemple fait des propositions récentes qui pourraient être mises en œuvre rapidement : une libéralisation très raisonnée du marché des biens et des services et du marché du travail augmenterait la croissance de la productivité globale des facteurs (PGF) de 0,5 point par an ; couplée à une dévaluation fiscale (transfert des charges sur le travail vers l’impôt), à une baisse de la pression fiscale et à une lutte plus efficace contre la pauvreté, elle permettrait une croissance du PIB de 3% sur cinq ans. Ces réformes déboucheraient alors sur une augmentation significative du taux d’emploi (entre 2,5 et 6%) et un rétablissement des soldes courant et public32.
Tout se joue avant l’élection
La réforme n’est pas une alchimie magique : c’est un moment hautement politique, mais qui relève également d’un important travail technique. C’est parce que la réforme a été stratégiquement et finement préparée en amont qu’elle aura des chances de réussir et pourra être déclinée politiquement dans une vision d’ensemble cohérente.
En amont, préparer les réformes rigoureusement
Un regard porté sur les pays étrangers et les campagnes victorieuses montrent que les prétendants à l’exercice du pouvoir doivent prendre le temps, en amont, d’élaborer minutieusement des réformes abouties, «prêtes à l’emploi», pour ne pas hypothéquer leurs chances de réussite.
L’absence de préparation est une cause majeure d’échec
Dans de nombreux pays de l’OCDE, les études économiques remarquent une forte corrélation statistique entre le niveau de préparation des réformes et la réussite dans leur application33. La réforme doit donc être travaillée longtemps en amont et être indépendante de tout événement exogène. Amplement préparée et présentée de manière transparente dans le débat public, elle peut ensuite s’appuyer sur un événement extérieur, mais un gouvernement contraint de réformer à la hâte sous la pression de faits médiatiques n’a que très peu de chances de réussir. En 2002, Gerhard Schröder a profité d’un scandale au sein de l’Office fédéral du travail en Allemagne pour court- circuiter les institutions corporatistes et nommer la commission Hartz : cette capacité à saisir les opportunités politiques l’a servi. À l’inverse, la proposition de réforme du marché du travail annoncée en 2015 par Emmanuel Macron, puis reprise en 2016 par Manuel Valls et Myriam El Khomri, n’a pas – en dépit de ses qualités – été préparée en amont.
La réforme doit être pensée de façon pratique
Préparer la réforme ne se limite pas à en tracer les grandes lignes, ni à exposer le raisonnement macroéconomique qui la sous-tend. Dans ce domaine, le diable se trouve tout particulièrement dans les détails : dans le domaine scolaire, par exemple, il ne suffit pas de promettre l’autonomie des établissements, il faut savoir concrètement ce que cela impliquera dans la relation entre les enseignants et le chef d’établissement, mais également entre ce dernier et sa tutelle, si souvent tatillonne et prompte à faire blocage aux velléités d’indépendance.
La préparation de la réforme doit envisager précisément les points de blocage pratiques, dont beaucoup se trouvent dans les administrations. Une cartographie des forces en présence et une stratégie pour démonter tous les verrous sont indispensables. À ce titre, les stratèges de la réforme doivent être en mesure d’identifier les opposants à la réforme, et tout particulièrement les « perdants » ; ceux-ci devront peut-être se voir indemnisés et il faudra certainement les neutraliser car une minorité mécontente a plus de moyens de blocage qu’une majorité silencieuse. Ainsi, dans le cadre des réformes structurelles des marchés des biens et des services, les gains sont diffus au sein de l’ensemble de la population française et peu visibles, se manifestant souvent par une baisse des prix ou une hausse de la qualité du produit ou du service. En contrepoint, la perte est ciblée sur un groupe bien déterminé qui perd un avantage acquis qui le soustrayait aux mécanismes de concurrence. La minorité est alors prête à s’engager à corps perdu dans la bataille, alors que la grande majorité des Français se sent étrangère à la réforme. Les taxis constituent le groupe d’intérêt le plus connu d’un tel cas de figure, mais ils ne sont loin d’être le seul : la loi Macron a montré à quel point de nombreux corporatismes pouvaient entraver un processus de réforme.
Loin de la passion française pour le débat idéologique, la réforme doit être pensée en termes concrets, stratégiques et pratiques34.
Une réforme doit notamment être chiffrée précisément. Il faut définir ses coûts et ses gains selon différentes hypothèses macroéconomiques qui s’appuient sur de réelles études économiques. Les études d’impact qui accompagnent les projets de loi français sont souvent, à ce titre, de vastes plaisanteries qui tiennent plus de l’exercice d’astrologie que de l’exercice rigoureux.
La mise en œuvre de la réforme (son « implémentation ») est un dernier point hautement stratégique et problématique. Les exemples abondent de projets adoptés par le gouvernement ou le Parlement qui sont ensuite ralentis consciencieusement par les administrations qui les combattent. Un des grands problèmes du système législatif français est ainsi la lenteur de la conversion des lois votées en décrets d’application. À la fin du mois d’octobre 2015, par exemple, seulement 6 des 85 décrets prévus par la loi Macron adoptée en août précédent étaient promulgués. La réforme doit être en mesure de faire face à cette inertie, sinon le dirigeant politique ne saura pas récolter les fruits de son travail en temps voulu.
La préparation d’une réforme ne peut donc se réduire à une déclaration d’intention. Elle ne peut pas non plus se limiter à préparer un texte de loi. Pour que la réforme ait réellement lieu, il est capital de préparer la mise en œuvre du projet en amont de son adoption (préparer les décrets d’application, identifier les administrations à mettre en mouvement et le faire rapidement, mobiliser les leviers du changement au sein de la puissance publique dès l’élection, assurer un suivi de la mise en œuvre qui mette une pression suffisante sur les services administratifs, etc.).
Obtenir un mandat clair ou risquer l’impuissance
L’incertitude est le premier ennemi de la réforme
Outre le danger qu’implique le décalage entre le temps de la réforme et le temps politique35, le principal risque pour la réforme réside dans l’incertitude qu’elle crée : si les citoyens ne savent pas de quelle façon la réforme va les affecter, ni quelles seront leurs situations et leurs éventuelles opportunités à l’issue de la réforme, il est probable qu’ils s’y opposeront – particulièrement s’ils se pensent vulnérables comme c’est le cas en France où la crainte du déclassement est forte36.
William Tompson, op. cit.
Erwan Le Noan, « En refusant de réformer l’État providence, Hollande décevra rapidement », atlantico.fr, 8 mai 2012.
« A country in denial », The Economist, 31 mars 2012.
Erwan Le Noan, « Les libéraux et le syndrome du despotisme éclairé », lopinion.fr, 6 mars 2015.
L’existence d’une incertitude sur la répartition des gains peut bloquer l’adhésion de la population à une réforme qui améliorerait pourtant le bien- être global de la société. L’incertitude favorise donc le statu quo.
La France constitue un exemple significatif des dégâts causés par le biais d’incertitude. Les études et analystes constatent régulièrement que l’attitude de l’opinion publique à l’égard des réformes est ambivalente : les Français attendent impatiemment des réformes importantes, dénoncent l’impuissance des gouvernants, mais se montrent également souvent réticents à toute initiative allant dans cette direction. En 2016, la loi Travail du gouvernement de Manuel Valls illustre bien cette ambiguïté : les sondages indiquent ainsi qu’une écrasante majorité de citoyens se disent convaincus qu’une réforme structurelle du marché du travail est nécessaire et, dans le même temps, une écrasante majorité s’oppose au projet porté par la ministre du travail Myriam El Khomri. La forte incertitude causée par le manque de vision à long terme du gouvernement, l’inadéquation probable entre son mandat électoral de 2012 et la politique qu’il applique ainsi que les maladresses avec lesquelles la réforme a été conçue y sont pour beaucoup. Cet échec est un cas d’école : alors que les Français perçoivent très immédiatement les coûts de la réforme, ils sont dans le flou total quant à ses gains potentiels.
La clarté de la campagne détermine la capacité à exercer le pouvoir
Les dirigeants politiques semblent parfois privilégier l’idée selon laquelle une campagne floue, axée autour de grandes idées directrices, leur conférerait une marge de manœuvre importante une fois au pouvoir. L’histoire politique récente a cependant prouvé le contraire. Dans les pays de l’OCDE, la réussite d’un projet de réforme est clairement liée à sa maturité dans le débat public37. Un programme clairement annoncé en amont favorise la confiance des citoyens et des parties prenantes envers les gouvernants et facilite donc l’adoption de la réforme.
Les promesses vagues semblent donc favoriser plus l’incertitude et l’échec réformateur que donner une marge d’action aux responsables politiques. Chaque parole prononcée en période de campagne électorale a ainsi une importance majeure et devrait donc être pensée à l’aune des conditions d’exercice du pouvoir. Le dirigeant politique n’a pas un pouvoir illimité, celui-ci est intimement lié au mandat que le peuple lui a donné. Ne pas afficher ses projets de réforme, c’est prendre le risque de l’impuissance pendant cinq ans.
Le quinquennat de François Hollande a été condamné d’avance par une campagne présidentielle placée sous le signe du déni, de la démagogie et de l’imprécision. Lors de son discours du Bourget de 2012, le candidat Hollande dénonçait « les plans de rigueur imposés par les agences de notation », promettait la création de 60.000 postes dans l’éducation, la mise en place de contrats aidés, le retour partiel sur la réforme des retraites de 2010. Pendant toute sa campagne, il a multiplié des promesses suffisamment ambivalentes pour être comprises différemment par tous et, surtout, il a entretenu un discours qui laissait croire aux électeurs de gauche qu’il aurait une politique antilibérale, ce dernier adjectif étant perçu comme suffisant à disqualifier Nicolas Sarkozy. Ce faisant, la campagne de 2012 a tué dans l’œuf le quinquennat du président38. En mars 2012, The Economist, dans un article pourtant loin du « French bashing », dénonçait d’ailleurs cette campagne et prédisait avec clairvoyance la future incapacité à gouverner39. En 2014, l’arrivée au pouvoir de Manuel Valls, chargé de mener une politique plus réformiste et pro-marché que son prédécesseur (qui avait défendu une politique de redistribution keynésienne aussi plate et coûteuse qu’inefficace), était également minée dès le départ. Son gouvernement n’avait pas la légitimité pour mener les réformes promues par le Premier ministre et Emmanuel Macron, alors même que le président de la République et la majorité parlementaire avaient été élus avec un discours fondamentalement opposé. Les débats sur la loi Travail en 2016 en sont la preuve éclatante. Une réforme, même si elle semble « bonne » et « aller dans le bon sens », ne peut se faire sans un soutien explicite de l’opinion publique, et à tout le moins de la majorité parlementaire : le despotisme éclairé ne fonctionne pas40.
Comment obtenir un mandat clair pour la réforme ?
Un enjeu pour les candidats et les dirigeants politiques est de parvenir à proposer des réformes structurelles, tout en restant audible dans le débat public. La tâche n’est pas aisée et les populistes qui usent de formules aussi rapides et médiatiques que fausses ont clairement un avantage qu’ils savent savamment exploiter. Pour autant, les élus ne peuvent pas faire le pari du pire, ni considérer que leurs électeurs sont des imbéciles : ils sont tout à fait capables d’entendre un discours cohérent, construit, s’il est soutenu par un message clair.
L’utilisation de rapports d’institutions extérieures constitue une piste intéressante pour introduire des propositions précises dans le débat public, à condition de les utiliser de manière radicalement nouvelle. En effet, en France, il est de tradition pour le président de la République, une fois élu, de commander un rapport général sur les réformes macroéconomiques à entreprendre. Les rapports Pébereau (2005), Attali (2008), Gallois (2012) et Pisani-Ferry (2014) ont tous été malheureusement enterrés. Au contraire, chez bon nombre de nos voisins, ces rapports sont rendus avant l’élection. Ils permettent ainsi de placer leurs propositions au cœur du débat et, pour le dirigeant politique qui s’est engagé sur celles-ci, d’obtenir un véritable mandat pour la réforme. La commission Donner sur l’assurance-validité aux Pays-Bas en 2001, la commission Hartz sur l’assurance chômage en Allemagne en 2002 ou la Productivity Commission sur le marché de l’eau et de l’électricité en Australie entre 1990 et 2004 ont toutes jalonné le cheminement des réformes structurelles. Ces missions ont permis de mettre les sujets « sur la table » et d’inscrire dans les esprits la nécessité et le sens (la signification) des réformes.
Définir un discours construit et adopter la bonne attitude
La réforme doit être portée par un « souffle » pour avoir du sens politique
Pour réussir une réforme, il est évidemment nécessaire d’emporter la conviction d’une majorité de citoyens en faveur d’un changement structurel. Dénoncer le coût du statu quo et faire valoir la nécessité d’un mouvement sont nécessaires, mais une réforme ne peut pas être néanmoins portée par un message qui serait seulement économique ou dicté par la contrainte : l’application d’injonctions des institutions européennes et les comparaisons avec les pays voisins ne suffisent pas pour justifier la réforme. Le discours public ne doit être subverti ni par l’« économisme41 », ni par le pessimisme. Au problem et à la policy pour le résoudre, il faut ajouter les politics, c’est- à-dire un souffle politique42.
Une première étape de communication doit donc être de proposer aux électeurs une vision, un cap pour l’avenir de la France à dix ou vingt ans, qui leur permettent de se projeter – au lieu de s’en tenir à des formules creuses de commentaires de l’actualité. Les réformes proposées par David Cameron en Grande-Bretagne s’inscrivaient toutes ainsi dans une vision pour la société britannique : le projet de « Big Society » proposé par le Premier Ministre guide à la fois ses réformes de l’éducation et celles portant sur la dépense publique.
La réforme ne doit par ailleurs pas être associée à une quelconque idéologie, qui aurait pour effet de « braquer » une partie de l’électorat et de cliver artificiellement le débat public, empêchant toute approche lucide des problèmes. L’enjeu, pour les dirigeants, est donc de « politiser » la réforme, sans l’idéologiser.
La communication autour de la réforme doit veiller à bien mettre en avant ses gains pour contrebalancer ses coûts, visibles immédiatement. Deux types de réformes peuvent être distinguées : celles qui ne font que donner (des «droits», du pouvoir d’achat…) et qui trouvent facilement leur clientèle (les bénéficiaires sont identifiés, immédiatement intéressés au succès de la réforme), et celles qui soustraient des avantages individuels immédiats pour augmenter le bien-être collectif dans l’avenir. Les réformes économiques structurelles, qui peuvent déstabiliser les situations présentes, sont ainsi une promesse d’amélioration globale : elles sont un engagement fort pour les générations futures. Le dirigeant politique doit donc s’efforcer de parvenir à construire un argumentaire clair, pédagogique et puissant capable de montrer l’importance des gains futurs de la réforme – et donc sa nécessité. L’échec de la loi Travail du gouvernement Valls en est la preuve.
C’est un projet qui doit porter la réforme et non simplement un programme. Or la capacité à insuffler un souffle politique dépend en grande partie du contexte dans lequel la réforme est élaborée. Trop souvent, les candidats à l’élection présidentielle s’entourent uniquement de groupes de technocrates qui, en dépit de leur qualité, produisent des rapports en forme de listes d’arbitrages techniques sur chaque thématique (particulièrement lorsqu’ils sont issus du ministère des Finances et des corps de contrôle). Par leur expertise sur les questions publiques, ils se révèlent être des contributeurs nécessaires. Cependant, s’en tenir seulement à leur apport est périlleux. Ils ont tendance à raisonner exclusivement sous l’angle d’arbitrages (prioriser A au détriment de B, investir dans C et réduire le budget budgétaire D…). Cette logique ne permet pas de proposer un projet politique. Les prétendants à l’exercice du pouvoir doivent au contraire ouvrir au maximum leurs portes à la société civile : consultations, conférences citoyennes, think tanks, etc. La consultation doit être réelle : si ces dispositifs sont considérés seulement comme un moyen de convaincre et de fidéliser l’électeur (voire de l’appâter ou le tromper), ils perdent tout leur sens. Ils doivent permettre d’ajuster l’angle sous lequel la réforme sera expliquée, la pédagogie qui l’accompagnera et, surtout, la vision politique qui la portera. Un modèle nouveau de conception des programmes politiques est à inventer et, visiblement, aucun candidat n’y parvient encore vraiment.
Le « design » de la réforme doit être pensé de manière professionnelle
S’il existe un domaine de la politique qui n’est pas encore complètement entré dans l’ère du professionnalisme, c’est bien celui du « design » de la réforme43. La stratégie de communication et d’influence de la réforme doit être savamment, patiemment et précisément préparée, et ne peut ni ne doit se confondre avec celle de communication personnelle du ministre – aussi brillant soit-il. Or, la plupart du temps, les impératifs de l’ambition prennent le pas sur ceux de la réforme : le dirigeant profite du projet pour organiser sa propre promotion, sans avoir nécessairement travaillé sérieusement à celle de sa réforme.
En France, la réforme est encore toujours considérée comme un acte de puissance législative qui découle d’une volonté politique, nécessairement inspirée et quasiment divine, ce qui conduit à négliger la communication de réforme. Or le travail de persuasion, d’influence, de « packaging » fait partie intégrante de la réforme. La réflexion stratégique sur la valorisation de la réforme est un travail essentiel et incontournable : intitulé, slogan, supports visuels, porte-parole (politiques ou issus de la société civile)…, tout doit être pensé en amont à l’aide d’outils venant du marketing. Les dirigeants politiques doivent aller convaincre les citoyens un par un, faire de la pédagogie et s’en donner les moyens. La France a sur ce plan beaucoup à apprendre de pays comme le Canada, l’Australie ou le Royaume-Uni.
La loi El Khomri restera sans aucun doute comme l’exemple même de ce qu’il ne faut pas faire en termes de « design » des réformes. Outre le flou et les imprécisions qui ont entouré la préparation de la loi, cette réforme a péché dans sa communication. Son nom n’a pas été marqué par une créativité exubérante : appelée simplement « loi Travail », elle s’est interdit de montrer les enjeux qu’elle représentait pour la jeunesse. Sa communication a manqué de slogans, d’éléments de langage puissants qui auraient pu faire mouche étant donné le niveau de chômage en France, notamment chez les jeunes. Les supports visuels et, plus largement, la pédagogie ont fait cruellement défaut : le gouvernement a très vite perdu la bataille de la communication, laissant la voie médiatique libre aux opposants à la réforme.
La réforme a besoin d’être portée par des valeurs d’unité, d’exemplarité et de leadership
L’unité gouvernementale est une condition nécessaire pour assurer la réussite de la réforme. Dans les pays de l’OCDE, à chaque fois qu’une forte divergence de vues est observée au sujet d’une réforme, celle-ci n’aboutit pas44. Pour prévenir ce danger, la cohérence gouvernementale est évidemment incontournable. Celle-ci peut être renforcée par quelques mécanismes institutionnels, par exemple en organisant la fusion de deux ministères. C’est parce qu’il observait des contradictions entre le ministère de l’Économie, de tradition plus libérale, et le ministère du Travail, plus interventionniste, que Gerhard Schröder a regroupé ces deux ministères en 2002, dans le but précis de mettre en œuvre les réformes Hartz.
Le gouvernement doit aussi adopter une conduite exemplaire pour pouvoir espérer mettre en place sa réforme et s’imposer un comportement irréprochable. Les dirigeants politiques doivent restaurer l’exemplarité afin que des polémiques accessoires ne viennent pas parasiter le processus de réformes. Sur ce point, l’action de David Cameron depuis 2010 est également très intéressante.
« Fatigués de la démocratie ?! Le sondage choc sur l’attirance des Français pour un gouvernement technocratique non élu ou autoritaire», atlantico.fr, 2 novembre 2015.
La réforme doit également être incarnée par un dirigeant politique, qu’il soit président de la République ou ministre. Les réformes les plus réussies dans l’OCDE ont été conduites par une personnalité bien identifiée par l’opinion publique. Le critère déterminant n’est pas l’habileté politique de la personne qui conduit la réforme, mais bien l’incarnation d’un mandat clair pour mener le changement. Cet impératif correspond au demeurant à la personnalisation de la vie politique française et à la demande d’autorité qui caractérisent la société45.
Quand, comment et où ? Les modalités de la réforme
L’élection présidentielle est un moment important de la vie démocratique, mais elle ne suffit pas par elle-même à lever tous les obstacles ni ne confère au nouveau président un pouvoir quasi divin. S’il veut réformer, le prochain président devra préparer la mise en œuvre de son programme très en amont de son élection : c’est un gage de sa réélection. Une fois que le réformateur a répondu à ces exigences, il peut penser les modalités pratiques de la réforme : quand, comment et où ?
Quand ? Définir un calendrier clair
Tito Boeri, Pierre Cahuc et André Zylberberg, « The Costs of Flexibility-Enhancing Structural Reforms. A literature review », OECD Economics Department Working Papers, no 1264, 2015.
Matteo Cacciatore, Romain Duval et Giuseppe Fiori, « Short-Term Gain or Pain? A DSGE Model-Based Analysis of the Short-Term Effects of Structural Reforms in Labour and Product Markets », OECD Economics Department Working Papers, no 948, 2012.
Sébastien Jean et Giuseppe Nicoletti, « Product Market Regulation and Wage Premia in Europe and North America: An Empirical Investigation », OECD Economics Department Working Papers, no 318, 2002.
David Hauner, Alessandro Prati et Cagatay Bircan, « The Interest Group Theory of Financial Development: Evidence from Regulation », Journal of Banking & Finance, vol. 37, no 3,, mars 2013, p. 895-906.
La fenêtre des « 100 jours » doit être saisie, mais elle n’est pas unique
À en croire un certain nombre de commentaires, le président de la République et sa majorité ne disposeraient que de 100 jours à l’issue de leur élection pour mettre de grandes réformes en œuvre. Cette position s’appuie généralement sur des expériences dont les conclusions rejoignent les éléments relevés plus haut dans cette note : le souffle porteur de l’élection, la culture française de la rupture politique. Si tout cela semble vrai et que la fenêtre d’opportunité post électorale doit être utilisée pour adopter les mesures les plus structurelles et les plus ambitieuses, il n’est pas exact que le gouvernement ne dispose que de ces 100 jours pour mettre en œuvre sa politique : il dispose d’un quinquennat et il doit l’utiliser pleinement. Les réformes ne s’arrêtent pas à l’été de l’élection.
En réalité et de façon sous-jacente, la question centrale qu’aborde cette théorie est celle du mandat pour la réforme : si le dirigeant politique n’a pas de mandat clair, ce « temps de grâce » n’a aucun sens et n’octroie aucune latitude pour réformer. Au contraire, un gouvernement investi d’une forte légitimité pour réformer peut profiter de la fenêtre des « 100 jours » et de son relatif « état de grâce » pour engager de profondes réformes, finement préparées en amont, et utiliser la suite de son mandat pour les décliner de façon approfondie.
Le calendrier des réformes et de leur succession dans le temps doit être soigneusement pensé
La définition du calendrier des réformes est un enjeu qui doit être guidé par des considérations prioritairement économiques : quand faut-il mettre en place les réformes pour maximiser leurs outputs ? La combinaison des réformes entre elles est, à cet égard, particulièrement stratégique : le coût et le produit des réformes sont très largement influencés par leurs interactions46. Ainsi Matteo Cacciatore, Romain Duval et Giuseppe Fiori affirment que le packaging entre des réformes du marché des produits et du marché du travail permet de réduire les coûts de transition vers le nouveau stade économique47. Sébastien Jean et Giuseppe Nicoletti ajoutent que la conjonction des deux types de réformes peut entraîner des effets dépassant largement les marchés sur lesquels elles sont déployées48. Si la recherche sur le sujet doit probablement être encore approfondie, le Fonds monétaire international (FMI) affirme tout de même, en s’appuyant sur le travail de David Hauner49, que les réformes des marchés du travail ainsi que des biens et des services doivent précéder les mesures financières domestiques50.
Le séquençage des réformes en cours de mandat recouvre évidemment aussi un enjeu éminemment politique : quand mettre en place les réformes pour pouvoir en recueillir les fruits avant la prochaine élection ? C’est d’ailleurs l’un des plus gros échecs de François Hollande et de ses gouvernements : ne pas avoir su faire les réformes assez tôt pour en récolter les fruits éventuels. En tentant des réformes structurelles en toute fin de mandat – et, surtout, sans soutien politique –, ils se sont doublement condamnés : à être impopulaires et, si leurs réformes étaient mises en œuvre, à ne pas en voir les résultats assez vite pour inverser la courbe du chômage.
La stratégie doit également combiner les réformes afin qu’elles ne se télescopent pas : le dirigeant politique doit ainsi faire un arbitrage entre l’espérance d’en recueillir les fruits le plus tôt possible et le danger d’accumulation des réformes sur un laps de temps limité.
Ibid.
L’échec d’Alain Juppé en 1995 a parfois conduit à conclure qu’il fallait séquencer le temps de réforme, ne pas vouloir aller trop vite et ainsi épargner son capital politique. Des réformes lancées tous azimuts pouvant provoquer un rejet global, on a cru bon d’étaler le processus de réforme dans le temps. Le quinquennat de François Hollande a toutefois sapé toute croyance en la méthode des « petits pas » : après une première partie de mandat marquée par une politique de demande banale et contre-productive, il a fallu deux ans pour que la question du coût de travail soit abordée ; puis, à la fin 2015, le président a dit vouloir réformer le Code du travail ; en 2016, il a annoncé vouloir renforcer l’apprentissage… La lenteur du processus de réforme a tué toutes ses chances de réussite : elle crée des incertitudes – pires ennemies des réformes – et une forte impression d’amateurisme ou d’indécision (d’autant plus que la seconde partie du mandat, avec Manuel Valls, marque une claire opposition et une modeste tentative de rattrapage des erreurs du début de mandat avec Jean-Marc Ayrault). L’étalement des maigres réformes depuis 2012 a aussi permis à tous les opposants, au sein de la majorité, de s’unir, François Hollande voyant chaque jour son capital politique et donc sa capacité à réformer s’effriter.
La stratégie des réformes doit permettre de les hiérarchiser pour définir des priorités
Élaborer un calendrier des réformes implique de les prioriser et de les distinguer en vue d’apprécier leur bon timing et leur meilleure combinaison dans le temps. Quelles sont les réformes urgentes permettant de lever un blocage majeur, libérant le mouvement et les autres réformes ? Quelles sont les réformes plus complexes, qui nécessitent encore un débat et un travail de pédagogie auprès de l’opinion publique ?
L’enchaînement entre les réformes est également stratégique : il permet de leur donner un sens et une direction. Les dirigeants politiques ayant réussi sont ceux qui ont su trouver le juste rythme entre le procédé linéaire de réformes et la rupture brutale51. S’il n’y a probablement pas de calendrier idéal dans l’absolu, des tendances se dégagent des pays de l’OCDE : des réformes crescendo jusqu’à mi-mandat, puis un ralentissement. Les réformes ne peuvent pas déstabiliser en permanence la société et il est probablement nécessaire qu’elles aient le temps de « mûrir » avant les élections suivantes. Une réforme ne tient pas en une seule et même loi : il serait illusoire de croire qu’un seul texte suffira pour révolutionner tout un secteur économique. Une seule réforme peut donc s’étaler en plusieurs lois ou plusieurs textes, chacun constituant une étape du processus, posant des jalons et annonçant la prochaine réforme. Le changement n’est pas concentré en un moment unique: c’est une évolution continue.
Comment ? Définir le véhicule législatif qui conduira la réforme
La question du véhicule législatif approprié pour porter la réforme est sûrement la plus abordée dans le débat public, notamment en 2016 à la droite de l’échiquier politique. Elle est d’ailleurs souvent considérée comme une réponse à part entière à la problématique de la méthode. Quelle que soit l’option retenue, elle doit être préparée considérablement en amont afin de lui conférer toute sa force – et d’en connaître les éventuelles faiblesses pour mieux les surmonter.
La session parlementaire extraordinaire du premier été est une fenêtre d’opportunité législative prioritaire
Convoquée sur décret du président de la République, la session parlementaire extraordinaire est réunie sur un ordre du jour déterminé. Elle a été très fréquemment utilisée au cours des deux derniers mandats et permet de rallonger le temps parlementaire pour faire face à la lenteur de l’élaboration de la loi.
Elle se révèle essentielle lors du premier été suivant l’élection présidentielle pour légiférer dans le cadre quasi mythique des fameux « 100 jours », prolongeant la session ordinaire, qui court d’octobre à juin, et offrant à la nouvelle majorité un délai supplémentaire pour adopter ses réformes principales (la loi « TEPA », celles sur le « service minimum » ou « contre la récidive des mineurs » ont, par exemple, été adoptées pendant la session extraordinaire du début de l’été 2007). Cette première fenêtre permet donc d’adopter un grand nombre de textes, y compris des réformes importantes… mais elle doit être suivie d’effet dans l’application de la réforme.
Le temps législatif peut aussi être accéléré par ailleurs
Les procédures d’examen rapide, prévues par le droit, offrent une possibilité d’accélération du temps législatif en ne laissant qu’un temps limité à la tenue des séances parlementaires.
La procédure accélérée raccourcit par exemple la navette entre les deux chambres du Parlement : les délais d’examen en première lecture imposés par la Constitution ne sont plus impératifs et le gouvernement peut convoquer une commission mixte paritaire, réunissant députés et sénateurs, au bout d’une unique lecture.
Le vote unique, également appelé « vote bloqué », permet par ailleurs au gouvernement de demander à une chambre de se prononcer par le biais d’un seul vote sur l’intégralité ou une partie du texte en discussion (et non par un vote article par article).
Enfin, le recours à la procédure prévue par l’article 49.3 de la Constitution, engage la responsabilité du gouvernement : il suspend la discussion sur le texte et offre vingt-quatre heures aux députés pour déposer une motion de censure. Cet article ne peut être utilisé qu’une fois par session. Ces solutions permettent de raccourcir (plus ou moins marginalement) le temps de la réforme au Parlement.
Le recours aux ordonnances permet de déléguer le travail législatif au gouvernement
L’article 38 de la Constitution permet au gouvernement de demander au Parlement l’autorisation de procéder par ordonnances pendant un délai limité, c’est-à-dire d’agir rapidement en confiant le pouvoir législatif au gouvernement. Les ordonnances doivent intervenir en deux temps : d’abord, le Parlement habilite le gouvernement à légiférer par ordonnances ; ensuite, il ratifie les ordonnances adoptées. Formellement, il ne s’agit donc que d’une délégation temporaire du pouvoir législatif ; il est d’ailleurs très couramment utilisé en France, puisque près de 400 ordonnances ont été adoptées entre 2006 et 2015 (voir tableau ci-dessous).
Tableau : Nombre d’ordonnances adoptées par année
Source :
Le Parlement ne peut pas être totalement contourné
Quelle que soit la solution adoptée, le souci d’efficacité ne devrait pas conduire à écarter totalement le Parlement : les représentants de la nation disposent eux aussi d’une légitimité et représentent la nation (si tel n’est pas le cas, le président élu devrait engager une réforme institutionnelle pour assurer la cohérence de son programme).
Aucune des solutions proposées ci-dessus n’écarte complètement les parlementaires : dans chaque piste envisagée, ils sont amenés à s’exprimer, parfois de façon plus contrainte (mais c’est l’essence même du «parlementarisme rationalisé» de la Ve République). Même dans le cas des ordonnances et du recours au 49.3, qui sont peut-être les dispositions les plus radicales à leur égard, ils sont conduits à voter et à débattre plusieurs fois.
Le président élu et son gouvernement devraient toutefois veiller à associer les parlementaires à l’ensemble du processus de réforme, en amont pour la préparer et en aval pour la mettre en œuvre et l’évaluer.
Le référendum est une arme dangereuse qui n’a pas beaucoup de sens
Seul le référendum permet de passer outre aux discussions parlementaires. De nombreux candidats à l’élection présidentielle de 2017 proposent aujourd’hui de l’utiliser. Cette voie présente l’avantage de pouvoir absolument légitimer une réforme et d’annuler potentiellement les contestations des groupes d’intérêts ou des élus. Néanmoins, le recours au référendum a pour effet de polariser l’agenda politique et est très difficile à maîtriser : les votants répondront-ils à la question, particulièrement quand on s’éloigne du début du mandat ?
De plus, une telle consultation ne fait pas toujours sens. Si le réformateur s’engage sur un mandat clair, il n’y a pas de raison d’organiser un référendum au sortir d’une élection. Pourquoi demander au peuple de se prononcer sur un point déjà abordé lors d’une campagne précédente (et aussi, éventuellement, lors des élections législatives) ? Seuls quelques cas particuliers semblent se dégager, comme les réformes touchant au fonctionnement de notre système politique, notamment celles qui modifient l’organisation territoriale ou le nombre d’élus, sur lesquelles l’ensemble de la classe politique pourrait être en décalage avec les attentes des citoyens.
Une dernière réserve est que le référendum constitue une arme à double tranchant : si le peuple s’oppose au président de la République, celui-ci perd complètement sa légitimité et donc toute marge de manœuvre pour réformer par la suite. Une piste intéressante pourrait être, toutefois, de permettre des référendums d’initiative populaire, sur le modèle suisse, même si la culture politique française ne se prête peut-être pas aussi facilement que son homologue helvétique à l’émergence de compromis.
La solution législative n’apporte toutefois pas de réponse aux problèmes concrets de mise en œuvre
Ces solutions sont toutes intéressantes et présentent chacune des avantages et des défauts. Elles n’ont toutefois de sens que si elles sont préparées en amont : une loi adoptée en juillet 2017 dont la mise en œuvre n’aurait pas été préparée sera condamnée à prendre la poussière dans les pages du Journal officiel. L’essentiel de la méthode ne repose peut-être pas tant dans le véhicule législatif employé que dans la façon dont, par la suite, le gouvernement parviendra à la mettre en œuvre, face aux résistances sociales et probablement administratives.
Avec qui ? Associer les bons relais territoriaux
William Tompson, op. cit.
La réforme est généralement pensée comme émanant du plus haut de l’État, voire même par quelques élites au sein de l’appareil d’État, qui ne sont pas nécessairement des responsables politiques élus. L’organisation administrative française prévoit pourtant que les collectivités territoriales puissent participer également aux processus de réforme.
La participation de différents niveaux de collectivités et d’administration influe sur la réforme : chacun perçoit intuitivement qu’il peut la favoriser ou la ralentir, voire la bloquer. Cependant, aucune tendance nette ne se dégage au sein des pays de l’OCDE qui permette d’établir une corrélation entre l’implication d’échelons territoriaux et la réussite de la réforme. Si, aux États-Unis et en Australie, la coopération entre les États et le niveau fédéral semble être une condition essentielle à la mise en place d’une réforme, ceci semble principalement tenir à leur modèle fédéral. En Europe, les exemples divergent: les administrations infranationales ont parfois fait avancer la réforme (par exemple, les réformes du commerce de détail en Allemagne entre 1999 et 2003), mais elles ont aussi pu faire reculer la réforme (par exemple, les réformes du marché du travail en Allemagne entre 2002 et 2005 ou celles du commerce de détail en Espagne entre 1995 et 2004)52.
Le champ d’application pertinent, national ou local, est aussi un choix politique
Ajouter un échelon d’intervention, politique ou administratif, peut générer des risques de blocage supplémentaire dans le processus d’application de la réforme. Les conseils régionaux, territoriaux, départementaux et leurs élus, comme les maires, sont en mesure de faire échouer une réforme bien amorcée à Paris. Il faut donc penser froidement les dangers de partage du pouvoir avec un échelon territorial en jaugeant son poids politique – et sa capacité de nuisance – dans l’évaluation du rapport de force. Il est également indispensable de prévoir de les associer autant que possible en amont de la réforme.
L’implication d’un échelon territorial supplémentaire dans la réforme peut cependant aussi donner de la force à la réforme. Le soutien de conseils régionaux ou départementaux peut appuyer une réforme contestée sur la scène nationale. Tout l’enjeu est donc de juger, avant l’élection, l’accueil que recevra la réforme dans les collectivités concernées.
Les objectifs de la réforme doivent être mis en cohérence avec son niveau d’application : le gouvernement doit savoir déléguer
Le niveau de centralisation de la loi doit être en accord avec les valeurs qui la sous-tendent : une réforme dont le but est de favoriser l’autonomie peut difficilement s’envisager de façon purement pyramidale.
À ce titre, l’exemple des réformes dans l’Éducation nationale est assez édifiant. Depuis des années, les dirigeants politiques ont saisi l’importance d’une plus forte flexibilité à tous les niveaux et sous toutes les formes dans le système scolaire. Pourtant, le modèle de réforme qui y est appliqué reste constamment le même : des ministres, de passage rue de Grenelle, appliquent une réforme, trop rapidement préparée par leur cabinet et sans concertation avec le terrain, de façon uniforme et centralisée. Ce type d’initiative encourage les polémiques nationales inutiles : déconnectés du terrain et du niveau local, les débats s’enferment dans des questions théoriques et rhétoriques de peu d’intérêt. La réforme des rythmes scolaires en a été un parfait exemple : le gouvernement a décidé arbitrairement de modifier l’heure de sortie de tous les enfants de France. Dans chaque ville et chaque village, les enfants sortiraient à la même heure, qu’importe qu’ils soient dans des contextes différents. En l’absence de toute discussion concrète – comment le débat aurait-il pu envisager la multiplicité des solutions particulières?–, la polémique est vite montée sur des questions d’ordre théorique. S’inscrivant dans le même cadre de référence centralisateur, l’opposition a promis que si elle revenait au pouvoir elle ferait la même chose en sens inverse.
La piste de l’expérimentation peut permettre de tester les réformes de plus long terme
La solution de l’expérimentation peut offrir une piste intéressante, permettant d’évaluer certaines modalités de la réforme, de tester son applicabilité et la corriger, de garantir sa plus large diffusion ensuite sur le terrain. L’expérimentation est cependant une pratique complexe qui ne répond pas nécessairement à l’urgence politique ou économique. Il faut du temps pour mettre en œuvre une réforme locale, l’appliquer, puis l’évaluer de façon objective. L’Éducation nationale, quand elle était pilotée par Jean-Michel Blanquer, s’y était essayée avec le dispositif de la « mallette des parents », visant à mieux associer les parents d’élèves au collège. Le succès de la pratique, évaluée scientifiquement, avait conduit à sa généralisation.
Ce genre de processus est lent et ne correspond pas à toutes les réformes, notamment pas à celles qui sont attendues avec urgence. Au demeurant, cette approche objective et non partisane peut sembler difficile à concilier avec le calendrier politique.
Anticiper la discussion avec les différents partenaires
Pour être complète, la préparation d’une réforme implique pour le dirigeant politique d’identifier l’ensemble des parties prenantes et, à travers elles, des leviers de changement comme de blocage.
Avec les syndicats et les contre-pouvoirs : définir le cadre
La question du rôle des syndicats dans la vie politique et sociale française est vaste et le sujet convoque de trop nombreux facteurs pour être traité en quelques lignes. Il n’en reste pas moins que la représentativité des syndicats, leur engagement politique, leur absence d’emprise sur le monde réel du XXIe siècle et, surtout, leur capacité de blocage constituent, en eux-mêmes, des obstacles sur la voie de la réforme.
Passer outre les syndicats, obstacle d’obstruction, quand cela est possible
Des arguments plaident pour limiter au maximum l’intervention des syndicats dans le processus de réforme. Ils se fondent sur une approche très empirique : dans les pays de l’OCDE, la concertation paritaire en amont et la réussite de la réforme ne sont en rien corrélées53. Ce résultat statistique est appuyé par des exemples de réformes récentes en France ou chez nos voisins. Ainsi, en 2010, le leadership de Nicolas Sarkozy face aux syndicats, les 3,5 millions de manifestants et les 1.100 lycées mobilisés a été un facteur majeur de la réussite de la réforme des retraites54. À l’inverse, l’absence d’assise politique forte au Parlement et dans l’opinion en faveur de la réforme du marché du travail portée par Manuel Valls a signé son échec en 2016. En Espagne, les seules réformes du marché du travail réussies, celle de Felipe González en 1994, de José María Aznar en 1997 et de Mariano Rajoy en 2012, ont été effectuées sans concertation avec les syndicats.
La faible représentativité des syndicats devrait limiter également leur intervention : s’ils doivent certainement être pris en compte – voire consultés – en amont de la réforme, leur réelle intervention se situe en aval du processus législatif, dans l’application de la réforme. Leur place au sein du dialogue social demeure essentielle et ils peuvent constituer des alliés dans la mise en œuvre des réformes, notamment les plus réformistes d’entre eux. La puissance syndicale se manifeste malheureusement le plus souvent par une capacité de blocage, souvent politisée, parfois très virulente. La meilleure façon de la contourner est probablement de profiter d’une légitimité politique forte pour avancer dans la voie de la réforme. Les solutions consistant à « acheter » la paix sociale syndicale, qui peuvent permettre de trouver des compromis de court terme, se révèlent souvent très coûteuses et contre- productives à long terme.
Le cadre du dialogue social doit être clairement défini pour permettre des avancées rapides sur les réformes urgentes
Le cadre légal impose certaines obligations d’association des syndicats en amont de la réforme. Depuis la loi de « modernisation du dialogue social » de 2007, toute réforme touchant à l’emploi, à la formation professionnelle ou aux relations au travail doit être précédée par une étape de concertation avec les partenaires sociaux. Le gouvernement doit ainsi leur adresser un document d’orientation posant les bases de la négociation. Pour être efficace et porter ces fruits, celui-ci doit proposer une feuille de route très claire aux syndicats, fixant le cadre de la négociation, les propositions qui ne peuvent être supprimées et les lignes rouges à ne pas dépasser. Ce document préalable se doit d’être chiffré et encadré sur le plan budgétaire. Tout comme l’élaboration de la réforme, la préparation des accords avec les syndicats doit être minutieuse55. Pour les réformes de plus long terme, le gouvernement peut par ailleurs engager un dialogue plus approfondi, très en amont, avec les syndicats, sans s’interdire de passer outre les blocages.
Définir stratégiquement les modalités du dialogue avec les perdants
À ce propos, voir Allan Drazen, op. cit., ou Emmanuel Combe, « Mon intérêt général », lopinion.fr, 22 mars 2016.
William Tompson, op. cit.
Erwan Le Noan, « Loi Macron : une petite réforme dans un océan de conservatisme », lesechos.fr, 12 décembre 2014.
Toute réforme est un changement d’équilibre économique qui améliore la situation moyenne à moyen terme. Cependant, elle comporte toujours des perdants, qui voient leur bien-être baisser à court terme et des gagnants qui le voient augmenter. Il n’est pas de réforme sans perdants56.
L’identification des gagnants doit permettre de les mobiliser en faveur de la réforme
Dans la préparation de la réforme, le dirigeant réformateur doit savoir en évaluer les gains et les pertes potentiels. Cet exercice doit lui permettre d’identifier précisément et très en amont ses adversaires possibles et, surtout, les perdants potentiels ; d’estimer aussi leur situation sociale, leur géographie, leur degré d’aversion à la réforme, leur capacité de nuisance, leur niveau d’organisation ou encore leur affiliation politique.
Les perdants d’une réforme constituent en effet un obstacle potentiel majeur : peu nombreux, ils sont clairement identifiables et, à ce titre, organisés. Leur capacité de mobilisation est donc forte et potentiellement médiatique – alors que les gagnants, dispersés, restent souvent silencieux. Savoir les identifier peut permettre de négocier avec eux.
Le dirigeant réformateur doit également identifier les gagnants potentiels, qui pourraient être convertis en supporters affirmés de la réforme. Le moment venu, il devra être en mesure de mobiliser ces early winners pour afficher les premiers gains visibles et soutenir sa démarche. On observe ainsi une corrélation positive et significative, au sein des pays de l’OCDE, entre le degré d’implication des gagnants de la réforme et sa réussite. Une plus forte corrélation est observée entre la création de nouveaux acteurs par la réforme, automatiquement favorables à celle-ci, et ses chances de succès57.
Les perdants d’une réforme ne doivent pas être ignorés
Les perdants d’une réforme ne sont pas tous des conservateurs acharnés ; ils expriment souvent une angoisse légitime face à un avenir qui change soudainement, un équilibre imparfait qui se trouve déstabilisé et accru d’incertitude58. Le dirigeant politique doit savoir leur répondre. Cette réponse ne saurait se limiter à l’invocation incantatoire d’un principe moral général ou d’une vérité économique assenée sans fin, autant de stratégies qui ne permettent pas de surmonter l’opposition des perdants. « Liberté », « justice sociale », « fin des conservatismes » et autres slogans ne suffisent pas à apaiser un groupe qui voit ses intérêts acquis remis en cause. Il faut traiter les perdants de manière attentive et personnalisée. Sans renoncer à la réforme, il s’agit par exemple de leur donner une visibilité sur la façon dont elle influencera leur activité.
L’indemnisation des perdants de la réforme est une piste à envisager pour surmonter les blocages
Une façon de calmer les angoisses des perdants de la réforme peut être de les dédommager, soit financièrement, soit en leur donnant un nouveau rôle et de nouvelles perspectives. Les impliquer accroît considérablement les chances de réussite de la réforme : au lieu d’apparaître comme des vaincus, victimes du choix arbitraire du dirigeant politique, ils se voient proposer de nouvelles opportunités qui compensent, au moins en partie, leurs pertes. Dans les pays de l’OCDE, on constate ainsi une corrélation importante entre la proposition de contreparties suffisantes aux perdants et la réussite de la réforme59.
Ces solutions peuvent tenir à des compensations financières immédiates : en 2016, le gouvernement a ainsi annoncé souhaiter racheter des licences de taxi60. Cette piste, dont on peut interroger la moralité (pourquoi devrait-on dédommager un groupe qui bénéficiait d’un privilège spécifique, quelle qu’en soit la justification, d’un avantage acquis, d’un monopole ou d’un verrou protecteur ?), a le mérite de l’efficacité.
Cette démarche de compensation financière semble cependant difficile à mettre en œuvre dans le contexte économique et budgétaire actuel. Elle a toutefois l’intérêt de faire réfléchir à des mécanismes de compensation : pour réussir, la réforme doit chercher à proposer un terrain d’entente avec les perdants, sous la forme d’une réforme complémentaire ou d’une compensation monétaire.
D’autres voies peuvent d’ailleurs consister à inscrire les victimes dans une dynamique plus large, qui met la France en mouvement : dans une société figée, les perdants d’une réforme savent clairement qu’aucune autre porte ne s’ouvrira naturellement pour eux61. Il faut leur montrer, par une réforme d’ampleur, qu’ils ne sont pas les boucs émissaires d’une majorité et qu’ils s’inscrivent dans une dynamique générale qui leur sera également bénéfique.
Conclusion
Poussés par l’appétit inédit des Français pour des résultats économiques probants, pressés par le rejet de l’intégralité de la classe politique et la marche du Front national vers le pouvoir, les dirigeants politiques doivent saisir l’opportunité de 2017 pour réformer.
La réforme ne se décrète pas. Elle se prépare, minutieusement, très en amont et pas uniquement de façon théorique par un aréopage de hauts fonctionnaires : elle se conçoit dans ses détails pratiques, en associant de la façon la plus large la société civile et l’ensemble des parties prenantes. La réforme se mûrit et sa mise en œuvre se pense de façon stratégique. Préparer minutieusement la réforme, associer un projet politique à celle-ci, obtenir un mandat clair sont autant de conditions nécessaires pour ne pas être impotent une fois élu. Les modalités techniques doivent être réfléchies avec autant de soin : le réformateur doit disposer d’un calendrier détaillé, un véhicule législatif approprié, un champ d’application administratif maîtrisé. Enfin, il faut anticiper et définir un cadre clair de discussion avec les partenaires sociaux lorsqu’il est nécessaire et identifier clairement les perdants de la réforme, qu’il faudra dédommager, et les gagnants, qu’il faudra mobiliser.
La France est réformable, si la réforme est préparée. L’élection d’un nouveau président de la République, aussi charismatique soit-il, ne suffit pas à changer le pays. Elle doit être accompagnée d’un immense et profond travail de préparation avant la prise de fonction du nouveau gouvernement et de sa majorité, travail qui ne semble pas avoir encore vu le jour aujourd’hui.
Cette tâche, en amont de l’élection, est garante du succès du mandat… et même de la réélection suivante. Cette préparation avant l’élection ne doit en aucun cas être masquée. Les candidats ne restent dans l’ambiguïté qu’à leurs dépens. Plus une réforme est transparente, limpide, plus elle a de chance d’aboutir et le réformateur d’être réélu.
Le statu quo dans lequel s’enlise le pays depuis bientôt quarante ans ne pourra durer éternellement. La situation économique est périlleuse et les tensions sociales sont intenables. Chacun pressent aisément qu’« il faut que ça change ». La voie de ce changement n’est cependant aujourd’hui pas claire, elle n’est par ailleurs pas garantie. Elle peut se faire de façon pilotée, mesurée et progressive, maîtrisant les équilibres et leurs évolutions, ce qui n’exclut ni les difficultés, ni les épreuves : c’est la voie de la réforme. Elle peut également être le fruit d’une cassure, qui engendrera une instabilité politique et sociale bien plus néfaste, des souffrances plus brutales et un risque politique bien plus grave : c’est la voie de l’insurrection, qu’elle soit dans les urnes ou dans la rue. Dans une démocratie moderne, c’est le premier choix qui devrait être privilégié. Il se prépare dès maintenant.
« La France est toujours en avance d’une révolution car toujours en retard d’une réforme. »
Edgar Faure.
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