Le fact-checking : une réponse à la crise de l’information et de la démocratie
Fact-checking (« Vérification des faits »)
Introduction
Le fact-checking, une pratique journalistique réinventée
Un outil journalistique made in USA
Une pratique en quête de crédibilité
Le fact-checking : une riposte aux fake news
La pratique du fact-checking aux États-Unis trouve une consécration dans son face-à face-avec Donald Trump
En Europe, le phénomène est en pleine expansion
2017 : le fact-checking européen s’invite dans la campagne présidentielle française
Le fact-checking à l’ère du temps réel : datajournalisme, open data, big data et réseaux sociaux
Algorithmes et robots : l’automatisation du fact-checking
Vers la mise en place d’un réseau mondial de fact-checking
Le développement d’outils dédiés : le Knowledge Graph de Google
L’Inria et son logiciel de fact-checking pour « comprendre le monde qui nous entoure »
Contre la propagation des rumeurs sur les réseaux sociaux : l’initiative européenne Pheme
Le fact-checking transforme notre rapport à l’information et au pouvoir politique
Retour au journalisme des faits
Une mise à l’épreuve du discours politique
La vérification coopérative et inclusive par la pédagogie
Devenir fact-checker : l’invitation des Décodeurs
Le fact-checking, un outil au service d’un espace public critique
Retournement de situation : les politiques intègrent le fact-checking dans leurs stratégies de riposte et d’argumentation
L’ère de la post-vérité
Un nouvel outil d’éducation à l’information
Vérification ne vaut pas information
La démarche de fact-checking doit distinguer les faits des opinions
Détournement politique et instrumentalisation partisane : le fact-checking n’échappe pas aux critiques
Faudra-t-il un jour fact-checker les fact-checkers ?
Conclusion
Résumé
Jamais le discours politique n’aura été observé, analysé, vérifié avec autant de soin. Internet, tout en massifiant la quantité d’informations qui nous parvient chaque jour, drainant des données plus ou moins vérifiées, facilite également l’exercice de vérification des faits. Les nouvelles technologies qui portent le fact-checking vers la voie de l’automatisation et de la vérification en temps réel, façonnent notre rapport à l’information et au discours politique. Aux fondements de la démarche du journaliste, le travail de vérification est réinventé par les nouvelles technologies. Devant la recrudescence des fake news et la désinformation sur les réseaux sociaux, la démarche de vérification est, elle aussi, en quête de légitimité. Le Big data et l’open data ont accéléré le traitement des données, révolutionnant la vérification de l’information.
Les algorithmes au service du datajournalisme et les logiciels de fact-checking participatifs impactent autant la production et la consommation d’information que l’exercice d’une citoyenneté augmentée. mais pour les détracteurs de la vérification des faits, l’outil serait défectueux, partisan, biaisé par des financements ou un rattachement à des structures qui orienteraient ses résultats. Perfectible, mais nécessaire, le véritable intérêt du fact-checking résiderait dans une nouvelle éducation des citoyens aux médias et au discours politique à l’ère numérique. Et si le fact-checking, attendu comme le remède à la crise de confiance et de légitimité qui touche autant la classe politique que les médias, n’était que le retour aux sources d’une information de vérité par la voie de l’innovation?
Farid Gueham,
Consultant secteur public et contributeur numérique et innovation auprès de la Fondation pour l’innovation politique.
Fact-checking (« Vérification des faits »)
Voir Agence nationale de la recherche, « Techniques de gestion de contenus pour la vérification des faits : modèles, algorithmes et outils ».
Cet anglicisme renvoie au processus de vérification des faits, notamment dans l’univers journalistique. Il s’agit pour les professionnels de l’information de valider l’exactitude des chiffres et des affirmations énoncés dans un texte ou un discours. Certains médias proposent ou ont proposé des services dédiés à cette démarche, voire plus largement à l’explication de l’actualité : « Désintox » (Libération), « Détecteur de mensonge » (Le Journal du dimanche), « Les Décodeurs » (Le Monde), « Les Observateurs » (France 24), « Les Pinocchios de l’Obs » (L’Obs), « Factuel » (rts.ch), « Africa Check » (projet de la Fondation AFP) … Ce concept vise essentiellement les hommes politiques, mais il s’est aussi élargi à toutes les déclarations de personnalités influentes, d’entreprises ou d’organisations non gouvernementales. Le fact-checking consiste donc à valider l’exactitude d’affirmations, en général avant une publication. Le fact-checking moderne fait face à une triple révolution, en termes d’échelle, de complexité et de visibilité où l’on voit que l’expression se libère et se dissémine à travers le Web et les réseaux sociaux. La vérification des affirmations demande des moyens importants et des recherches à travers des sources de données multiples et hétérogènes. Le grand public est très demandeur de vérification de la grande quantité d’informations qu’il reçoit chaque jour *.
Introduction
Thomas Legrand, « Tyrannie de la cohérence », france-inter.fr, 7 avril 2010.
« Truth-O-meter », politifact.com.
«The Obameter: Tracking Obama’s promises», politifact.com.
www.liberation.fr/desintox,99721.
« Le fact-checking ou la vérification des faits », france culture.fr, 10 octobre 2013.
Facebook a récemment lancé en France son propre outil de fact-checking. En pleine campagne présidentielle, le timing n’était pas anodin et la nouvelle fonctionnalité n’a pas manqué de séduire les électeurs dans un contexte politique marqué par une incertitude inédite quant à l’issue du scrutin. Lancée en décembre aux États-Unis, l’application part donc à la conquête de l’Europe et est aujourd’hui accessible en Allemagne et en France. Jamais le discours politique n’aura été observé, analysé, vérifié avec autant de soin. cette masse d’informations qui nous parvient chaque jour draine des données plus ou moins sérieuses dont les sources deviennent parfois secondaires. Experts autoproclamés, hommes politiques passés maîtres dans l’art de la mise en scène de leur propre fonction, chaînes d’information continue à grand renfort de spectacle et de sensationnel, théories du complot… La recherche de la vérité est plus nécessaire que jamais. cette vérité est la pierre angulaire sur laquelle repose le pacte républicain, mais aussi le chaînon manquant, souvent jugé responsable d’une crise de confiance institutionnelle globalisée.
Les journalistes « nouvelle génération » sont les arbitres de la vérité. Truth Teller (« Révélateur de vérité »), le robot logiciel du Washington Post, permet de vérifier en temps réel les discours et les déclarations politiques. une sorte de détecteur de mensonge qui confronte le speech to text avec la masse de vérifications déjà stockées par le média. une innovation rendue possible grâce à une subvention de 50.000 dollars de la Knight Foundation, mécène des projets journalistiques innovants. Plus qu’un phénomène de mode, le fact-checking s’affirme comme une tendance de fond, peut-être même comme un nouveau traitement de l’information et du discours : on ne compte plus les cellules, les médias, les sites ou encore les émissions spécialisées dans la vérification des faits. Cependant, le fact-checking n’en reste pas moins une fonction consubstantielle du journalisme. Le tournant majeur dans l’évolution du phénomène est celui des nouvelles technologies qui augmentent de manière exponentielle les moyens d’une vérification toujours plus rapide et plus poussée. Dans quelle mesure le fact-checking et les nouvelles technologies qui le portent transforment-ils notre rapport à l’information et au discours politique ? Si le fact-checking n’est pas une pratique inédite, dans la mesure où il fait partie intégrante du travail d’investigation et de vérification des sources inhérent aux travaux du journalisme et de l’investigation, il est clairement réinventé par les nouvelles technologies. Des origines du phénomène aux États-Unis à l’adoption européenne de la pratique, le fact-checking est aujourd’hui en quête de légitimité. Devant les accusations de fake news, de manipulation de la presse, les temps forts de la vie politique, des élections aux crises économiques ou sociales, sont autant d’électrochocs qui rythment et insufflent une vitalité nouvelle à cette vigilance démocratique. L’accélération du traitement des données et leur ouverture, du big data à l’open data, ont révolutionné la vérification de l’information : algorithmes au service d’un nouveau « datajournalisme », logiciels de fact-checking, qu’ils soient collaboratifs, participatifs, institutionnels et financés par les institutions européennes, comme le programme Pheme, ou qu’ils soient propriétés des géants de l’économie numérique, comme safety check Facebook, ont changé la donne. à l’heure du big data, le fact-checking bouleverse non seulement notre rapport à l’information mais aussi au discours politique. Il laisse entrevoir la promesse d’un nouveau genre journalistique, plus attaché aux faits. une information moins complaisante vis-à-vis de la classe politique. Devant les accusations croissantes de fake news et d’instrumentalisation des médias, le fact-checking serait un rempart aux dérives populistes. Une arme précieuse que les politiques se sont empressés de s’approprier comme un outil de communication interne, quitte à décrédibiliser la démarche, voire à provoquer une crise de légitimité du fact-checking. La vérification de l’information est-elle biaisée ? Faut-il « checker » les « fact-checkeurs » ? L’outil serait-il défectueux ? Rien n’est moins sûr. Et si le véritable intérêt du fact-checking résidait plutôt dans une nouvelle éducation des citoyens aux médias et au discours politique à l’ère numérique ? C’est notamment grâce à l’essor des nouvelles technologies de l’information et de la communication, plus particulièrement grâce à la généralisation de l’usage des réseaux sociaux comme Facebook et Twitter, que le fact-checking s’est largement popularisé. L’affinement des outils numériques a permis aux journalistes de se spécialiser dans le suivi des discours des hommes politiques, sur des périodes plus vastes, afin d’en évaluer la pertinence ou la véracité, introduisant ainsi une véritable rupture : leurs déclarations et leurs discours sont analysés avec précision. Le discours politique entre dans une nouvelle ère, que l’éditorialiste politique Thomas Legrand a pu qualifier de « tyrannie de la cohérence1». C’est aux États-Unis que se trouvent les origines du fact-checking. Le site américain politifact.com2 fait figure de pionnier et de référence en la matière. son baromètre de la vérité, le « Truth-o-meter », lui a valu le prix Pulitzer en 2009 : l’outil permet de mesurer la véracité des propos sur une échelle allant graduellement de « True » en passant par « mostly true », « False », jusqu’à « Pants on fire ! » (comprenez « mentir comme un arracheur de dents »). Au cours de la présidence obama, un « obameter3 » permettait même de suivre en temps réel l’avancée des promesses de campagne du candidat démocrate de 2008.
Depuis, le fact-checking a fait des émules en Europe, notamment en France, avec des sites comme Rue 89, Mediapart ou Arrêt sur images. L’ambition première est celle d’un nouveau journalisme, plus indépendant et, surtout, moins complaisant vis-à-vis de la classe politique. Progressivement, la presse traditionnelle intègre cette nouvelle pratique, avec par exemple la rubrique « Désintox4 » de Libération, « Le Détecteur de mensonge5 » du Journal du dimanche ou le blog participatif du Monde « Les Décodeurs6 ». L’innovation et l’instantanéité de l’accès à l’information ont ravivé l’intérêt pour la vérification des faits, principe fondamental du journalisme, confrontant les hommes politiques à la véracité de leurs déclarations et à leurs engagements. Au-delà de la communication politique, le fact-checking modifie non seulement le rapport au discours politique mais aussi aux médias, frappés par une crise de crédibilité. Pour le sociologue des médias Jean-Marie Charon, « le fact-checking apporte une spécialisation de la fonction de vérification, et la mobilisation d’outils qui n’existaient pas, dans le sillage de l’internet. […] Les rédactions ont énormément de mal à réagir, à tamiser, à trier et vérifier. […] Le journaliste reprend la main et peut apporter des éléments de mise en perspective7 ». La nécessité du fact-checking serait aussi liée à la diminution des moyens de la presse. Aux États-Unis, au cours de la dernière décennie, près d’un tiers des journalistes ont disparu. « Il y a de moins en moins de spécialistes, de rubricards et les journalistes sont toujours poussés à traiter l’information telle qu’elle se présente. Il est donc besoin de faire un retour, une vérification. On a tout intérêt à former et spécialiser de petits groupes de journalistes afin qu’ils travaillent sur ce segment de vérification », précise Jean-Marie Charon8. Un retour à la vérification des données dont la finalité est d’ouvrir la voie vers une meilleure pédagogie de l’information à destination des lecteurs. Cette dérive vers l’obsession pour les faits marquerait aussi l’accélération d’une tendance vers l’immédiateté, du fact-checking au fast-checking. « Certains journalistes aimeraient avoir un bandeau, à l’image de ce que l’on peut trouver sur CNN, qui ferait défiler non pas l’information, mais la vérification des faits en temps réel. Mais le fact-checking, c’est d’abord un choix, le travail du journaliste par excellence, celui de trouver au cœur de l’information ce qui fait intérêt général », rappelle Jean-Marie Charon9.
Le fact-checking, une pratique journalistique réinventée
Voir Clément Pons, « L’émergence de la vérification des faits ou fact-checking, et son expérimentation du futur», CNRs-HAL, archives-ouvertes.fr, 15 septembre 2015.
C’est aux États-Unis que s’enracine la pratique, vivifiée par des facteurs technologiques mais aussi sociétaux. Dans les années 1990, le fact-checking a connu un tournant majeur dans son développement : la pratique emprunte alors aux méthodologies et aux techniques du journalisme de presse, mais aussi au journalisme d’investigation. L’analyse factuelle des discours, déclarations et autres textes s’est d’abord focalisée sur la sphère politique. Aujourd’hui, la pratique s’est étendue au domaine de la science, de la recherche. Les sept dernières années ont vu une généralisation évidente du phénomène en Europe et dans le monde. c’est dans le sillage du pionnier PolitiFact, que FactcheckEu10, la première plate-forme collaborative européenne dédiée au fact-checking, qui décrypte les propos des eurodéputés, a vu le jour. Plusieurs éléments ont permis l’accélération du processus de vérification11 : l’accès à des moteurs de recherche toujours plus rapides et performants, mais aussi la progression de l’open data, qui a libéré les données accessibles, tant pour les entreprises que pour l’administration publique et les collectivités. Autre accélérateur de taille dans la généralisation du fact-checking : les réseaux sociaux, qui encouragent au recoupement et à la vérification instantanée de l’information. Autant de facteurs qui incitent à envisager le fact-checking comme un nouvel outil journalistique plutôt que comme un genre à part entière.
Un outil journalistique made in USA
« Le fact-checking a une longue histoire », entretien avec Laurent Bigot, propos recueillis par François Quinton, inaglobal.fr, 23 mai 2017.
Ibid.
Voir « Partenariat exclusif entre France Télévisions et la plateforme vidéo Brut. Des contenus pour enrichir les offres TV et numérique de franceinfo », communiqué de presse, 7 mars 2017.
Entretien personnel avec Samuel Laurent, (8 juin 2017).
Bien avant l’explosion de la pratique dans les années 1990, le fact-checking s’enracine dans une histoire bien plus ancienne, comme le rappelle Laurent Bigot : « Le fact-checking a lui aussi une longue histoire. Il est né aux États-Unis dans les années 1920, avec l’émergence de news magazines comme Time – qui est le premier à constituer une équipe de fact-checkeurs, en 1923. L’idée était de vérifier très scrupuleusement, avant publication, toutes les informations contenues dans le magazine. Lorsque le magazine sortait, on savait que tout avait été vérifié. c’était cela l’objet initial du fact-checking12. » Aux États-Unis comme en Europe, le fact-checking a connu sa période de déclin, liée à la crise économique et à la baisse des effectifs parmi les journalistes. Le fact-checking s’est renouvelé outre-Atlantique avec les sites Web pure players et un focus sur la vérification de données politiques. Dans un contexte de crise et de réduction des moyens, le fact-checking est aussi le moyen d’afficher plus ostensiblement une vérification qui est, en fait, plus lacunaire. « Aujourd’hui, au moment où ils souhaitent à nouveau rendre leurs contenus payants et/ou regagner la confiance du public, [les médias traditionnels] semblent vouloir renouer avec le fact-checking des origines », précise Laurent Bigot13. France Info Tv, la chaîne d’information continue du service public, s’inscrit ainsi dans cette démarche, avec un circuit de traitement de l’information qui priorise non pas la diffusion, mais la vérification de l’information14. Les bonnes audiences de la chaîne pourraient encourager d’autres médias à privilégier la vérification à la diffusion instantanée de l’information. Pour Samuel Laurent, des Décodeurs, la vérification relève davantage d’une question de priorité que d’une question de moyens : « Buzzfeed est un nouveau média, il fait du fact-checking et du hoax-busting. Les Échos, en revanche, en font moins, alors qu’ils en auraient les moyens. Je pense que c’est surtout affaire de choix15. »
Une pratique en quête de crédibilité
Cité par Delphine masson, in « à l’épreuve du “fact-checking” », stratégies.fr, 15 mars 2012.
Malgré l’adhésion d’une grande partie des professionnels de la presse et du journalisme, le fact-checking produit dans son sillage une certaine réserve. Le consultant Arnaud Dupui-Castérès, décrypte l’origine de cette méfiance : « Il existe aujourd’hui une défiance incroyable des citoyens envers les politiques. Le “fact-checking” contribue à remettre en cause et à détruire leur autorité et leur crédibilité. j’y vois un délitement du système démocratique16. »
Pour lui, un recours excessif au fact-checking entraînerait un décodage binaire là où les choses ne se résument pas au simple axiome « vrai-faux ». C’est notamment le cas pour les chiffres et les statistiques qui, pris sous un angle précis et dans un contexte donné, peuvent signifier tout et leur contraire. néanmoins, le fact-checking permet une prise de recul, dans un contexte politique et social marqué par une défiance à l’encontre du discours politique et de la presse. Au-delà du gadget, le fact-checking gagne en crédibilité. En 2012, l’industrie pharmaceutique a tenté l’expérience : le LEEm, syndicat professionnel des industries du médicament, a lancé son site de fact-checking relatif au secteur pharmaceutique afin de rétablir l’intégrité d’une industrie souvent visée par les préjugés et les suspicions.
Le fact-checking : une riposte aux fake news
Andrew Higgins, mike mcintire et Gabriel J.X. Dance, « inside a Fake News sausage Factory: ‘This is All About income’ », nytimes.com, 25 novembre 2016.
Voir Guillaume Grallet, «L’urgence du fact checking», lepoint.fr, 7 décembre 2016.
Voir mark Zuckerberg « A lot of you have asked what we’re doing about misinformation, so i wanted to give an update », facebook.com, 18 novembre 2016.
Le fact-checking serait, en outre, un outil de riposte face à la montée en puissance des fake news, ces fausses informations générées de façon quasi industrielle. Un reportage publié par le New York Times montrait très bien l’envers du décor de ces usines à désinformation : à Tbilissi, en Géorgie, Beqa Latsabidze, étudiant de 22 ans en informatique, diplômé de la plus prestigieuse université de Géorgie, a décidé de gagner sa vie grâce à l’appétit vorace de l’Amérique pour des informations politiques ouvertement partisanes, et le trafic généré par les vues de ses articles ciblant Hillary Clinton a dopé ses revenus publicitaires17. La finalité première des fake news diffusées sur Facebook et les médias sociaux est donc financière, grâce aux liens sponsorisés publiés par les moteurs de recherche. Le fact-checking se hisse au rang de priorité, dans une société où l’information passe majoritairement par Internet et les réseaux sociaux. Aux États-Unis, près d’un Américain sur deux s’informe exclusivement sur Facebook18. La démarche de vérification est plus que jamais nécessaire sur les réseaux sociaux. Récemment interpellée sur le sujet, l’entreprise google a fait le choix de distinguer, dans les résultats de recherche, les articles d’actualité « standards », des articles « vérifiés » par un tiers, afin d’encourager la mise en valeur d’ « articles de qualité19». Un fact-checking avant publication qui risque de réduire le vivier des articles disponibles sur le site, entraînant de fait un manque à gagner certain pour l’entreprise, mais un gage de qualité pour les utilisateurs du réseau social.
La pratique du fact-checking aux États-Unis trouve une consécration dans son face-à face-avec Donald Trump
Corine Lesnes, « Le “fact-checking”, cauchemar de Trump », lemonde.fr, 27 septembre 2016.
Joshua Gillin et Aaron sharockman, « Live fact-checking the second Trump, Clinton presidential debate », politifact.com, 9 octobre 2016.
issie Lapowsky, « millions of people checked out Clinton’s debate fact-check site », wired.com, 27 septembre 2016.
Robert Farley, « Trump on Birtherism: Wrong, and Wrong », factcheck.org, 16 septembre 2016.
Aux États-Unis, le fact-checking est l’ennemi numéro un de la présidence de Donald Trump. Mais, déjà, il avait occupé une part importante durant la campagne présidentielle américaine20, particulièrement lors des débats télévisés opposant Hillary Clinton et Donald Trump. Des bataillons de fact-checkers furent mobilisés dans les deux camps afin de scruter, d’amender ou de corriger les propos des candidats. Le site PolitiFact faisait partie des analystes lors de son « live fact-checking » qui mit en lumière les approximations du candidat républicain21. Hillary Clinton avait pris les devants, transformant son site de campagne en plateforme22 de fact-checking pendant ce même débat. Autre pic de l’activité de fact-checking, l’épisode du certificat de naissance23 de Barack Obama, qui valut une panne du site factcheck.org submergé par le trafic.
En Europe, le phénomène est en pleine expansion
. 6 .
Voir « The “FactCheck” Blog », channel4.com.
Lucas Graves et Federica Cherubini, op.cit., p. 6.
« Global fact-checking sites », Dukes Reporters’ Lab.
En Europe aussi, les sites de fact-checking ont connu un développement sans précédent au cours des cinq dernières années. « Au cours de la dernière décennie, des sites de fact-checking ont vu le jour dans plus de 50 pays sur tous les continents. selon le compte-rendu mondial le plus fiable, 113 de ces groupes sont aujourd’hui actifs. Plus de 90% ont été créés après 2010 et environ 50 ont été lancés au cours des deux dernières années », rappellent Lucas Graves et Federica Cherubini, auteurs d’un rapport pour le Reuters Institute for the study of journalism24. Des sites d’une diversité remarquable et à l’évolution fulgurante. Parmi les pionniers européens, il faut citer le blog de la chaîne Channel 425, au Royaume-Uni, créé en 2005, initialement dédié à la couverture des élections législatives. En 2008, des initiatives similaires ont été lancées en France et aux Pays-Bas. À la fin de l’année 2010, les fact-checkers sont actifs dans dix pays. Au total, ce sont près de 50 sites de fact-checking qui ont été lancés à travers l’Europe, au cours de la dernière décennie. cependant, près d’un tiers de ces sites ont fermé leurs portes ou ne fonctionnent que de façon épisodique.
De nombreux sites européens sont rattachés à des organes d’information établis, comme Channel 4 news. mais la grande majorité – plus de 60%, selon l’enquête présentée dans le rapport de Lucas Graves et Federica Cherubini – sont indépendants26. Il s’agit d’initiatives privées ou bien de projets issus de la société civile. certaines de ces initiatives rejettent l’étiquette de « journalisme », considérant davantage le fact-checking comme un outil de réforme politique et médiatique. une carte interactive du laboratoire de recherche Duke Reporters’ Lab, de la sanford school of Public Policy, permet de visualiser les initiatives actives et en veille27. Seulement 63% des initiatives sont toujours actives à ce jour. si l’on exclut les États-Unis et malgré l’effort réalisé par la presse écrite en matière de fact-checking, ce chiffre chute à 44%.
Ces différentes initiatives partagent une finalité commune : la promotion de la vérité et de la précision dans le discours public, alors même que le fact- checking politique est le plus souvent objet de controverse. Les vérifications factuelles les plus simples génèrent systématiquement des critiques de la part des « vérifiés ». La pratique du fact-checking représente également un défi démocratique et d’évaluation des politiques publiques. Et si les outils numériques ont largement contribué à la diffusion et à la promotion de leurs travaux en ligne, le rapport souligne que les fact-checkers restent largement tributaires des médias établis, qui tirent également profit de cette collaboration en termes de visibilité et de trafic.
2017 : le fact-checking européen s’invite dans la campagne présidentielle française
www. ec.europa.eu/france/news/decodeurseurope_fr
Vidéo « Avec l’euro tout a augmenté sauf mon pouvoir d’achat ! Vraiment ? #DecodeursUE », YouTube, 7 février 2017.
Du réseau toujours plus dense des blogs et des plateformes émerge un fact-checking européen. Un fact-checking qui s’est immiscé dans la vie politique française, comme le soulignait un article du quotidien La Croix intitulé : « un fact checking européen s’invite dans la campagne présidentielle française28 ». Par ailleurs, le mercredi 14 décembre 2016, la Représentation de la commission européenne en France lançait son site de fact-checking. Sa page Internet, intitulé « Les Décodeurs de l’Europe », assumait clairement son positionnement : « mieux faire savoir, en cette veille du 60e anniversaire du traité de Rome, ce qui marche en Europe !29 » En période de campagne électorale, l’Europe a souvent été l’objet d’accusations plus ou moins fondées. Des approximations factuelles que le site entend combattre, tirant les enseignements de la campagne américaine et de ses fake news en série. En cas d’erreurs évidentes, que la Commission européenne qualifie aussi d’« euromythes », des brèves sont publiées. Graphiques et animations sont également mobilisés pour contrer la désinformation, telle cette animation intitulée « Avec l’euro tout a augmentés sauf mon pouvoir d’achat ! Vraiment ?30 ». Plus d’une cinquantaine de brèves sont proposées afin d’offrir une grille de lecture complète et des éléments contextuels à jour, sur des thématiques économiques, sociales, ou environnementales telles que « l’Europe coûte plus qu’elle ne rapporte ? », « l’Europe détruit nos emplois », ou « l’Europe est une passoire ». Ouverts à l’échange, Les Décodeurs de l’Europe encouragent les internautes à les contacter afin de leur faire part des sujets qu’ils souhaiteraient voir expliqués, par une brève ou une vidéo.
Le fact-checking à l’ère du temps réel : datajournalisme, open data, big data et réseaux sociaux
Alice Antheaume, Le Journalisme numérique, Presses de sciences Po, 2e éd. entièrement mise à jour, 2016.
Sylvain Parasie et éric Dagiral, « Des journalistes enfin libérés de leurs sources ? Promesse et réalité du “journalisme de données” », Sur le journalisme, vol. 2, n° 1, 2013, p. 55.
« Le data journalisme : entre retour du journalisme d’investigation et fétichisation de la donnée », entretien avec sylvain Lapoix », propos recueillis par samira Ouardi, Mouvements, vol. 3, n° 79, automne 2014, page 74. ci1.
Voir Nicolas Patte, « Le véritomètre de la présidentielle », owni.fr, 16 février 2012.
Cédric mathiot et la rubrique Désintox de Libération, Petit précis des bobards de campagne, Presses de la cité, 2012, citation extraite de la préface de l’ouvrage : .
Citation extraite de l’ouvrage Petit Précis des bobards de campagne, Libération, Cédric Mathiot.
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La fonction de vérification est en pleine mutation, de l’outil au genre à part entière, du fact-checking au datajournalisme. Données croisées, recoupées, traitées, vérifiées, le journalisme a intégré la pratique de la vérification jusqu’à l’avènement d’un nouveau genre de journalisme : le datajournalisme. Pour Alice Antheaume, directrice exécutive de l’école de journalisme de Sciences Po et auteur du Journalisme numérique31, une des forces de ce nouveau genre de journalisme, réside dans son aptitude à mettre en scène des chiffres pour raconter un sujet d’actualité. Par ailleurs, le datajournalisme se veut un gage de précision et de rigueur méthodologique. Au-delà des points de vue partisans, le genre repose sur des données, chiffrées ou non. Pour ses détracteurs, ce traitement de la donnée n’est pas, à proprement parler, du journalisme, et pourtant, le site des Décodeurs illustre bien cette évolution de la fonction de journaliste, coopérant avec des compétences aussi diverses que l’analyse statistique, le code ou l’infographie.
Le datajournalisme est donc l’interface entre différents acteurs et différents secteurs, faisant émerger de nouvelles compétences : celle de « journaliste programmeurs » ou de « journaliste hackers ». Les chercheurs Éric Dagiral et sylvain Parasie expliquent que, vers 2005, la mobilisation pour l’ouverture des données publiques a favorisé l’émergence de ce journalisme de données : « un assemblage hétérogène d’entrepreneurs du Web, de militants politiques, de programmeurs informatiques, de passionnés d’informatique et de journalistes joignent leurs forces pour réclamer la libération des données produites par les pouvoirs publics. […] Ils investissent les technologies du Web pour concevoir un grand nombre de projets dont ils attendent qu’ils augmentent la transparence des gouvernements et la participation des citoyens32 ». La dimension participative est fondamentale dans le datajournalisme, mais il s’agit également d’un principe essentiel du fact-checking qui, à l’instar des décodeurs ou du site Désintox, sollicite les internautes pour des contributions, des veilles ou des alertes sur des données jugées inexactes. outre la vague de libération des données publiques des années 2000, les auteurs rappellent que nombre d’acteurs ayant contribué à l’émergence d’un datajournalisme étaient, pour la plupart, déjà impliqués dans les mouvements du logiciel libre. La philosophie du logiciel libre s’est donc naturellement prolongée dans le datajournalisme, à savoir une utilisation et une exploitation libres et non privatives des données, grâce à des outils ouverts et accessibles à tous.
Autre aspect consubstantiel du datajournalisme, comme du fact-checking : l’investigation et le travail d’enquête qui donnent une seconde dimension majeure au datajournalisme. La data collectée est, avant tout, un support, une information le plus souvent chiffrée qui permettra d’appuyer et d’argumenter une investigation plus globale. Le datajournaliste Sylvain Lapoix identifie deux approches du datajournalisme : un journalisme sur la donnée, « l’application d’une démarche journalistique à des données (démarche analytique, comparative, explicative) », et un « data driven journalism », autrement dit un « journalisme induit par la donnée » : « Le point de vue, en fin de compte, c’est quand même de faire du journalisme, explique-t-il. On va, certes, construire des indicateurs et fabriquer des éléments de références à partir de données, ce qui signifie qu’on comprend la donnée – l’idée n’est pas juste de livrer de la donnée brute (au sens informatique du terme) – mais surtout faire de l’enquête de terrain pour recontextualiser. Pour moi, datajournalisme ou pas, l’enquête de terrain est essentielle. c’est d’autant plus important que l’utilisation froide de la donnée peut être contre-productive, il ne faut pas non plus fétichiser le chiffre ; il y a évidemment de bons et de mauvais chiffres33 ». Une mise en garde contre le danger d’une survalorisation du chiffre qui est transposable au fact-checking. Avec un recours toujours plus important à la vérification et aux données chiffrées, la contextualisation perd du terrain. mais contrairement au datajournalisme, le fact-checking n’a pas vocation à se suffire à lui-même. Datajournalisme et fact-checking sont étroitement liés. La multiplication des baromètres de vérité, du « Truth-o-meter » au « véritomètre34 » développé par le pure player owni, illustre bien ces liens étroits. En 2012, le véritomètre avait ainsi pour vocation de décrypter l’actualité politique en offrant des clés de lecture simplifiées et accessibles. Les finalités du projet étaient, d’une part, une sensibilisation pédagogique, à travers une analyse ouverte et participative des chiffres, et, d’autre part, de permettre aux internautes d’analyser eux- mêmes les discours des candidats à l’élection présidentielle de 2012, sur la base de données opérationnelles, au-delà des programmes et des tracts politiques. Ce véritomètre se voulait un outil de fact-checking crédible, au service d’un datajournalisme contextualisé. L’outil a mobilisé une équipe de développeurs pour la plateforme et des graphistes pour les animations : une initiative proche du « journalisme hacker » évoqué par sylvain Lapoix, où la contextualisation et la mise en forme de la data tiennent une place majeure. En résumé, initialement, le fact-checking s’effectue sur les chiffres énoncés par les responsables politiques.
Comme le rappelle Cédric Mathiot, le travail du fact-checker est complexe : au-delà de la donnée officielle, souvent présentée comme argument d’autorité par la classe politique, ce dernier doit aller plus loin, à la source d’informations qu’il faudra croiser entre elles afin de s’affranchir du discours formaté. Le but étant de mettre à nu « la manière abusive dont les hommes politiques exploitent des assertions chiffrées douteuses en tant qu’arguments d’autorité dans le débat public, ouvrant la voie à toutes les manipulations35 ».
La spécialisation dans la vérification des données est nécessaire. De même, le traitement de la data justifie cette spécialisation, fonction transverse du datajournalisme et du fact-checking, tout comme l’ouverture et la dimension participative, la collecte, l’interprétation et la contextualisation des chiffres. cependant, on assiste à une intégration de la fonction de vérification, de la mission du fact-checker à la méthodologie globale du datajournalisme. Le fact- checking devient ainsi un outil du journalisme à l’ère numérique, à l’instar du travail d’enquête et d’investigation consubstantiel de la recherche de données et de la mise en forme de cette matière par des graphiques, des infographies ou des datavisualisations. Pour Samuel Laurent, du Monde, le secteur du journalisme n’évoluera pas dans sa globalité vers le datajournalisme : « Tous les journalistes ne seront pas datajournalistes demain, estime-t-il. Mais ce format est un outil de plus dans notre palette. Il permet des choses ambitieuses et nouvelles, je regrette qu’il ne soit pas davantage mis en œuvre dans la presse française36. »
Algorithmes et robots : l’automatisation du fact-checking
« Un logiciel de fact checking pour comprendre le monde qui nous entoure », entretien avec ioana manolescu, propos recueillis par Charlotte Renauld, inria.fr, 21 septembre 2015.
« Un logiciel qui décrypte la politique », entretien avec Xavier Tannier, propos recueillis par Lydia Ben Ytzhak, lejourbal.cnrs, 31 août 2015.
Samuel Laurent, « Le fact-checking peut-il s’automatiser ? », art. cit.
Voir « Projet ContentCheck », Agence nationale de la recherche.
Samuel Laurent, « Le fact-checking peut-il s’automatiser ? », art. cit.
« Résultats présidentielle 2017 – France, cartographie interactive », lemonde.fr.
Samuel Laurent, « Le fact-checking peut-il s’automatiser ? », art. cit.
Et si le fact-checking suivait la voie de l’automatisation ? À l’heure où la publication et la diffusion d’informations sur les réseaux sociaux n’ont jamais été aussi accessibles, le fact-checking permet de garantir la fiabilité des sources, de décrypter l’information dans le flux d’une communication politique formatée, pour un débat démocratique plus ouvert et inclusif. Pour Samuel Laurent, ces objectifs s’inscrivent dans la feuille de route des Décodeurs depuis les premiers pas du blog en 2009: « La pratique est tout ce qu’il y a de plus artisanal. vérifier un chiffre, une information, c’est commencer par fouiller nombre de sites à la recherche de sources fiables : institutions internationales, parlement, ONG… et d’en extraire des chiffres et des faits pertinents. Aujourd’hui la donnée publique abonde. Et les moyens techniques de la traiter automatiquement également. En France, des chercheurs en informatique et des laboratoires de recherche travaillent sur ces questions, qu’il s’agisse de constitution et d’exploitation de bases de données ou de traitement automatique du langage37. »
Les collaborations entre les laboratoires de recherche et les rédactions portent en elles le potentiel de faire basculer le fact-checking dans une nouvelle dimension : les chercheurs, Ioana manolescu38, directrice de recherche à l’Institut national de recherche en informatique et en automatique (Inria) saclay, spécialisée dans l’étude des bases de données et responsable de l’équipe open Access to knowledge (oAk), et Xavier Tannier39, maître de conférences à l’université Paris-sud, chercheur au Laboratoire d’informatique pour la mécanique et les sciences de l’ingénieur (Limsi) du cnRs et spécialiste du traitement automatique du langage, ont proposé une collaboration avec les Décodeurs. Un partenariat visant à développer les outils de fact-checking, « une manière d’automatiser, sinon le fact-checking, du moins la contextualisation, l’enrichissement factuel du débat politique, en développant des solutions capables de fournir automatiquement des faits, des chiffres, des données, selon un contexte, un propos, etc.40 ».
Le projet baptisé contentcheck41 permet de concevoir des logiciels capables de contextualiser l’information. Lancés en 2015, les travaux pourraient permettre la conception d’outils capables de contextualiser une affirmation, un chiffre ou un débat en temps réel. Il s’agit donc ici de données au sens large, des graphiques ou du texte venant enrichir un article de façon automatisée, voire d’affirmer ou de corriger une déclaration politique. Le discours politique est alors traité comme un « flux de données ». Une nouvelle pratique pour un journalisme « augmenté » d’algorithmes et de big data, dont on peine encore à définir le périmètre. Pour les chercheurs, la pratique du journalisme ne peut plus rester hermétique à ces bouleversements technologiques.
« L’objet journalistique de base reste l’article, soit un texte figé, qui au mieux sera manuellement mis à jour, quand on pourrait, on devrait penser des objets interactifs, connectés à des flux de données, et capables de s’actualiser ou de s’enrichir (d’un graphique, d’un lien, d’une vidéo…) seuls en fonction d’un contexte. Le datajournalisme est un pas dans cette direction42 », précise Samuel Laurent. Le site lemonde.fr a ainsi pu développer une architecture de données permettant de fournir et de visualiser les résultats électoraux43 dans toutes les communes de France, ainsi que des informations pratiques et des statistiques actualisées en temps réel par un algorithme.
Cette matière première qui est, en fait, de la donnée partiellement « traitée » offre aux usagers, mais aussi aux rédacteurs, une base de travail pour un traitement plus fin de la donnée, pour la réalisation de nouvelles cartographies, enrichies d’une data supplémentaire. « Le partenariat noué avec ces chercheurs nous permettra, nous l’espérons, d’avancer encore sur cette voie d’un journalisme non pas “remplacé par les robots” comme certains le craignent, mais où le logiciel vient, au contraire aider, assister, augmenter les rédactions et les journalistes, et offrent de nouvelles manières d’analyser, d’illustrer, de faire comprendre la France et le monde44 », conclut Samuel Laurent, pour qui l’automatisation du fact-checking sera une manière de répondre aux nouveaux flux massifiés et à l’« infobésité ».
Vers la mise en place d’un réseau mondial de fact-checking
Adrien Lelièvre, « Un réseau mondial pour les adeptes du “fact-checking” en octobre », lesechos.fr, 22 septembre 2015.
Kristen Hare, « Front page of the day : World leaders start talking climate change at COP21 », poynter.org, 1er décembre 2015.
Alexios mantzarlis, « Fact-checking changes minds but not votes, according to new research », poynter. org, 1er mars 2017.
La dimension collaborative du fact-checking n’a pas de frontière. En octobre 2015, une école de journalisme américaine, le Poynter Institute45, a lancé un réseau international de fact-checking. L’objectif est de fédérer 64 organisations de fact-checking dans une dynamique d’innovation, enrichie des travaux et des données collectées par ces organisations réparties sur tous les continents. Le réseau intéresse de près les géants du net. Il bénéficie d’ailleurs des subventions de la fondation présidée par le fondateur d’eBay, Pierre Omidyar. Pour Tim Franklin, président de l’institut, « la mission de Poynter est d’améliorer l’excellence journalistique au service de la démocratie » et la mise en réseau des fact-checkers serait une façon d’y contribuer. comme un signal dans l’agenda mondial des négociations, le lancement de l’institut a coïncidé avec la COP2146 et la campagne des élections présidentielles américaines47.
Le développement d’outils dédiés : le Knowledge Graph de Google
Hal Hodson, « Google wants to rank websites based on facts not links », newscientist.com, 25 février 2015.
Caitlin Dewey, « Google has developed a technology to tell whether ‘facts’ on the internet are true », washingtonpost.com, 2 mars 2015.
Un document de recherche publié par Google en février 2015 et analysé par le magazine scientifique New Scientist annonçait que google envisageait un nouveau mode de classification des résultats : ils ne seraient plus triés en fonction de leur popularité mais de leur exactitude factuelle48. Pour la multinationale, cette nouvelle approche du traitement et du référencement de l’information à destination du grand public est un véritable défi.
D’un point de vue purement technique, les ordinateurs et les algorithmes sont tout à fait capables de distinguer une information vraie d’une fausse. Afin d’évaluer la véracité d’un fait, deux éléments sont nécessaires : un fait brut et un processus efficace qui permet de comparer les sources. En préfiguration de cette nouvelle fonctionnalité, Google a déjà commencé son travail de référence grâce au knowledge graph49, une base de données qui compile les résultats présents sur son moteur de recherche avec des données sémantiques issues de sources diverses. google ne s’est pas exprimé sur la finalité de ce nouvel outil, proche du moteur de recherche « détecteur de mensonge».
L’Inria et son logiciel de fact-checking pour « comprendre le monde qui nous entoure »
L’intérêt de Google sur la thématique du fact-checking se confirme en France, comme en témoigne l’engouement pour les travaux de l’équipe de recherche oAk50 sur le décryptage des contenus au centre de Saclay-Île-de-France. Des travaux qui s’étendent à l’optimisation de la gestion de grands volumes de données complexes par la conception de nouveaux ou de meilleurs outils. Au-delà du fact-checking, les travaux de l’équipe portent sur les données accessibles de l’administration, dans une société qui produit beaucoup plus de données numériques qu’il y a quarante ans. « Aujourd’hui, au contraire, les données électroniques concernent plein de domaines de la vie. Une requête pourrait permettre de savoir combien de fois par mois vous écrivez à vos parents, avec qui vous passez le plus de temps sur Skype. Ces nouvelles données ne sont pas du même format que les données que nous avons eu l’habitude de traiter depuis quarante ans, il faut donc de nouveaux outils pour ces nouvelles données. De plus, leur volume et leur complexités ont plus grands51», rappelle Ioana Manolescu, responsable du projet. C’est de l’étude de ces grands volumes d’information que découle l’idée d’un logiciel de fact-checking. Depuis cinq ans déjà, plusieurs associations et collectifs se sont mis à faire du fact-checking à partir des déclarations politiques, avec comme but de faire émerger un discours politique plus juste et transparent à travers des initiatives comme les Décodeurs au Monde ou Désintox pour Libération. Les informations qui permettent de faire le jour sur plusieurs sujets d’actualité existent. Encore faut-il pouvoir y avoir accès et les mobiliser correctement : « La société actuelle et les sujets d’actualité sont compliqués, explique Ioana Manolescu. Pour se faire un avis sur le sujet des migrants, sur le chômage, sur les effets de l’insecticide Monsanto, il faut encore arriver à les comprendre ! Pour moi, en tant que chercheur en bases de données, sachant que des informations existent, que des experts publient des rapports et des études, sachant qu’il y a des informations quelque part accessibles, c’est vexant de ne pas y avoir accès personnellement ; le fait que les informations soient disponibles au format électronique sur Internet ne suffit pas pour que l’on y accède aussi bien et aussi vite que ce que l’on voudrait. je me suis rendu compte en 2012 que les bases de données pourraient apporter beaucoup à la résolution de ce problème52 ».
D’importants volumes de données sont accessibles en open data, essentiellement des données créées par les services de l’état. Ces données peuvent être interrogées et analysées de façon automatisée afin de les recouper avec les propos, tenus par les personnages publics : « ce dont je rêve, imagine Ioana Manolescu, serait, par exemple, la diffusion d’un télétexte, sous les déclarations des politiciens à la télévision, qui récupérerait les informations d’un organisme tel que l’Insee sur le sujet traité. cela permettrait instantanément aux spectateurs de se faire une idée sur la vérité du propos, ou d’approfondir son analyse : si un chiffre est énoncé, quelle en est la tendance sur les dix dernières années ? qu’en est-il dans d’autres pays comparables ? etc.53 ».
Des outils d’analyse de texte permettraient que les propos qui sont tenus puissent être compris et étayés pour enrichir les bases de données stockées au fil du temps. « Des informations sémantiques permettront d’interpréter ce que l’on aura extrait du texte : ainsi, nous reconnaîtrons qu’un député de tel parti est un élu, qu’il a un mandat, pour une certaine durée, nous pourrons inférer ses positions sur certains sujets de société, etc.54 », explique Ioana Manolescu. L’analyse de texte, les bases de données et la sémantique, ensemble, constitueront une chaîne d’analyse qui permettra d’extraire les informations contextuelles les plus pertinentes par rapport au sujet, le plus rapidement possible et de la façon la plus utile possible : « je pense que les conversations politiques en seraient plus éclairées ! estime la chercheuse. L’idée est de mettre en place une plate-forme logicielle que nous nous efforcerons de rendre très modulaire. chacun pourra n’utiliser qu’une partie du logiciel pour créer une application selon ses besoins, selon le sujet qui l’intéresse55 ». Récompensé par un Google Award, le projet, lancé en janvier 2016, doit durer quatre ans.
Contre la propagation des rumeurs sur les réseaux sociaux : l’initiative européenne Pheme
Françoise Laugée, « Pheme, le fact-checking pour réseaux sociaux », La Revue européenne des média et du numériques, n° 30-31 printemps-été 2014.
Au niveau européen, des projets voient également le jour. Le programme Pheme56, financé par l’union Européenne, développe un outil qui permettrait d’accélérer la vérification de l’information. Les affirmations douteuses seraient ciblées, puis relayées automatiquement sur les réseaux sociaux afin d’alerter les internautes, mais aussi de confirmer ou non leur degré de véracité. Le projet réunit des partenaires institutionnels et des sites d’information en ligne. Un éclairage supplémentaire offert aux développeurs afin de mieux comprendre les besoins des journalistes. Doté d’un financement de 2,9 millions d’euros, le programme permet une visualisation évolutive et dynamique de la rumeur et permet de mieux en saisir les voies de diffusion.
Outre les déclinaisons commerciales des outils développés dans le cadre du programme (de la réputation des marques à la relation client)57, les créateurs de Pheme misent sur une fonctionnalité qui permettrait non seulement de suivre la propagation des fausses nouvelles ou hoax en ligne, mais aussi d’adapter la réponse et la riposte pour en contenir la propagation.
Le fact-checking transforme notre rapport à l’information et au pouvoir politique
Voir michael Dobbs, The Rise of Political Fact-checking, media Policy initiative, Research Paper, février 2012, p. 3.
Kevin Poireault, «Le fact-checking, nouveau genre journalistique?», mémoire de recherche « Communication, Journalisme et médias » séminaire de journalisme 2013-2014, sciences Po Rennes, p. 16.
Ben smith, « The end of fact-checking », politico.com, 17 août 2011.
Le regain d’intérêt pour le fact-checking fait émerger deux nouvelles visions du journalisme. Michael Dobbs, fondateur du blog « Fact checker » du Washington Post, identifie précisément ces deux approches du journalisme : un journalisme peu subjectif et neutre, et un journalisme « détecteur de vérité58 ». Cependant, des Décodeurs à Désintox, la posture intellectuelle est claire et l’acharnement contre les responsables politiques les moins populaires proscrit. La méthode réside davantage dans une déconstruction des stratégies de communication des partis politiques et de leurs équipes. Le fact-checker se pose donc comme un filtre entre le lecteur et l’homme politique. Il reste tenu à une certaine déontologie éditoriale. Son rôle est de rétablir la vérité et non de jeter le discrédit sur la classe politique. Dans ses travaux de recherche, Kevin Poireault précise la mission du fact-checking définie par les deux spécialistes des médias, Lucas Graves et Tom Glaisyer : « “changer la façon de penser des lecteurs” : en pointant du doigt les mensonges et parfois même la malhonnêteté des hommes politiques, les fact-checkeurs permettent aux lecteurs d’acquérir une vision plus critique de la parole politique, le fact-checking agit dans l’intérêt des lecteurs – et des électeurs. Ensuite, cette pratique vise à changer la politique également : à force de relever les mensonges des responsables politiques, ces derniers sont censés faire plus attention à ce qu’ils disent, à déclarer moins de chiffres et de faits inexacts59. » Le fact-checking aurait donc une visée moralisatrice dans la construction du discours politique. Mais rien n’est moins sûr pour les partisans de la théorie de la « post-vérité ». Devant la recrudescence des fake news et la popularité de Donald Trump à l’issue des débats de la campagne présidentielle passés au crible de la vérification, certains se sont interrogés sur l’efficacité et la portée du fact-checking. En 2011, Ben Smith, journaliste pour le site Politico, a ainsi exprimé sa réserve : « Les professionnels du fact-checking font, dans le meilleur des cas, ni plus ni moins que du journalisme classique, complété par des données. Au pire, ils font du journalisme d’opinion sous couvert d’une teneur pseudo-scientifique, une démarche nocive pour le vrai journalisme qui, qu’on l’approuve ou non doit avant tout rapporter des faits60. » La trop récente généralisation du fact- checking en France n’offre pas le recul suffisant pour prendre la mesure exacte de son impact sur le discours et la communication politique. Outre-Atlantique, le fact-checking est davantage pris au sérieux. Certains parlementaires exigent de leurs collaborateurs que leurs tribunes et discours soient visés par des professionnels du fact-checking. La pratique a réellement changé le paysage médiatique. Par sa méthodologie, ses formats et sa dimension participative, il s’érige progressivement en genre journalistique à part entière, au-delà du simple outil.
Retour au journalisme des faits
Sabrina Bennoui et marine Lesprit, « Le fact-checking, la promesse d’un journalisme attaché aux faits », cfjlab.fr, 18 octobre 2016.
Cité in sabrina Bennoui et marine Lesprit, ibid.
Mark stencel, « Global fact-checking up 50% in past year », reporterslab.org, 16 février 2016.
« Le fact checking ou la vérification des faits » : art. cit.
« Ne pas donner la même valeur à l’info sur le Web et sur le papier a été une erreur », entretien avec Jean- marie Charon, propos recueillis par marina Alcaraz et Nicolas madelaine, lesechos.fr, 25 janvier 2017.
Voir « CNN just live fact-checked President Trump », theweek.com, 9 février 2017.
La vérification des faits est au fondement du Journalisme. Mais le fact- checking, devenu genre à part entière au sein de certaines rédactions, impulse un renouveau de la méthode journalistique, comme ont pu le souligner certains étudiants du centre de formation de journalisme61. Pour Alexandre Pouchard, responsable adjoint des Décodeurs, la formule est gagnante : « [Le fact-checking] fait de l’audience, en général ce sont des sujets qui marchent pas mal. Partir d’une citation est accrocheur pour le lecteur62. ».
selon une étude du Duke’s Reporter Lab, le nombre de sites consacrés au fact- checking à travers le monde aurait augmenté de 50% entre 2015 et 201663. Le fact-checking serait également une réponse des professionnels du journalisme aux pressions du secteur, comme l’explique le sociologue des médias Jean- Marie Charon : « certaines contraintes font que l’on a beaucoup moins de temps pour vérifier et analyser. créer un lieu dans la rédaction où quelques journalistes ont pour fonction de revenir sur des dossiers ou déclarations, faire qu’ils aient le temps de les travailler, des moyens et si possible une formation et une compétence qui les rendraient performants dans cette activité64. » Le fact-checking devient une nécessité pour des rédactions soumises à l’accélération de l’information et à son flux continu de traitement. Une pression sur les médias qui serait également un gage de renouvellement. Pour Jean-Marie Charon, les médias, à travers leur lutte contre les fake-news et la désinformation, sont condamnés à innover : « Les médias ont pris un mauvais virage, au moment de l’essor d’Internet à la fin des années 1990 et au début des années 2000. Beaucoup n’ont pas donné la même valeur à l’information sur le Web qu’à celle sur papier. Cela a accrédité l’idée que les garanties, les exigences n’étaient pas les mêmes selon le support. Cependant, face au développement massif des réseaux sociaux et à la course à l’instantanéité, il y a tout un espace dont peuvent s’emparer les médias de référence. Il y aura une distinction, de plus en plus marquée entre une information gratuite sur Internet et une information de qualité payante, un modèle que de plus en plus de médias choisissent. La vérification fera partie des nouveaux services qu’un journal peut vendre à son public65. » Valentin Graff, journaliste pour le site Désintox, rappelle qu’en France la composition d’équipes dédiées à la vérification des faits est plus récente qu’aux États-Unis et que le fact-checking est davantage considéré comme une pratique éthique et déontologique aux fondements de la mission des journalistes que comme un genre à part entière.
Aux États-Unis, la professionnalisation de l’exercice est si poussée que des équipes ont pour seule mission de vérifier les propos des intervenants pendant un débat ou une interview, en soutien aux journalistes, dispositif déployé par la chaîne CNN lors du premier débat Clinton-Trump, en septembre 201666. D’un point de vue formel, le fact-checking a également transformé le journalisme en introduisant de nouveaux codes : un style condensé et synthétique, un format question-réponse efficace, une accroche qui s’ouvre sur une fake news. Le genre doit être dynamique et intuitif. Les animations et les infographies valorisent le contenu. Les fact-checkers assument et revendiquent la finalité pédagogique de l’exercice. Pour la rédaction des Décodeurs, commenter la « petite phrase » ou la déclaration choc d’un homme politique ne serait qu’une occasion de présenter les différents enjeux sociaux, économiques ou juridiques que soulève la déclaration. Le propos politique est prétexte à la vulgarisation de l’information. Le fact-checking se présente ainsi comme un journalisme d’ouverture, plus inclusif envers les lecteurs.
Une mise à l’épreuve du discours politique
Cité par michael Cervieri, in « instant Fact-Checking? Washington Post’s Truth Teller Goes There », mediashift. org, 26 mars 2013.
inès Joseph, « Le fact-checking, détecteur de mensonge des politiciens », horizonsmediatiques.fr, 5 janvier 2017.
Ibid.
Cory haik, journaliste au Washington Post et responsable du projet Truth Teller, décrit le fact-checking comme le « shazam de la vérité67 », du nom de l’application qui identifie en temps réel le titre et l’auteur d’un morceau musical. Le fact-checking est l’outil du moment présent, de l’immédiateté, hors des projections sur le long terme pour savoir si les promesses seront tenues ou pas. En France, les politiques ne sont plus à l’abri de ce nouveau détecteur de mensonge en temps réel, comme le rappelle Inès Joseph : « Lorsque Marine Le Pen estime qu’il y a 10 millions de fausses cartes vitale en circulation en France, la presse s’est empressée de rectifier le tir. […] cette démarche redynamise le travail du journaliste et le recentre vers une de ses missions principales, si ce n’est une règle d’or, celle de la vérification de l’information68. »
Les politiques ont longtemps bénéficié d’une indulgence de la part de journalistes qui se contentaient d’éléments de langage formatés, dans des domaines où ils n’étaient pas forcément spécialistes. Mais, « par sa régularité, le fact checking ne permet pas seulement de distinguer le vrai du faux, mais de faire la part entre l’approximation maladroite et le mensonge savamment échafaudé. Parce qu’il s’érige en tenant d’une vérité immuable, le journaliste spécialiste du fact checking doit être encore plus vigilant dans ses affirmations que ses confrères69 », précise Inès Joseph.
La vérification coopérative et inclusive par la pédagogie
Estelle Dumout, « Tous fact-checkers : 7 vidéos pédagogiques contre les fake news », rue89.com, 21 avril 2017.
Benoît Le Corre, vidéo « Les réseaux sociaux », rue89.com, 21 avril 2017.
Résolument ouvert et participatif, le fact-checking s’inscrit dans la pratique d’un journalisme d’inclusion. Le site Rue89 a bien saisi cet enjeu, en éditant des vidéos pédagogiques sur le format des MOOC (massive open online courses) afin de sensibiliser les lecteurs et les téléspectateurs aux dérives des fake news. À cette occasion, Estelle Dumout rappelle la complexité de distinguer la véritable information, pour l’internaute comme pour le journaliste : « Les “fake news” ont marqué la campagne présidentielle en France […]. Le risque est d’autant plus grand lors d’événements tragiques, quand certains jouent sur l’émotion, la colère ou l’indignation pour duper le public70. » Les vidéos de Rue89 s’inscrivent dans le prolongement du Décodex71, outil développé par les Décodeurs du Monde afin de vérifier les informations qui circulent sur Internet. Les lecteurs, comme les professionnels, doivent intégrer les réflexes adéquats face à l’information en ligne. Parmi les thèmes abordés, les réseaux sociaux, vecteur de rumeurs et de hoax, ces canulars qui détournent les images et les propos en les modifiant ou en les sortant de leur contexte. Benoît Le Corre, journaliste et animateur du mooc intitulé « Informer et communiquer sur les réseaux sociaux », évoque ainsi les questions à se poser avant de partager une information sur Internet : « qui partage cette information ? quelle est la véritable source ? Peut-on lui faire confiance ? Ai-je lu l’article en entier ? …72 ». En projet, un MOOC « Fact-checking » permettra l’appropriation des nouvelles techniques de vérification de l’information et de découvrir de nouveaux outils.
Devenir fact-checker : l’invitation des Décodeurs
Entretien personnel avec samuel Laurent (8 juin 2017).
Catherine Gouëset, « Le scandale des notes de frais : qui, combien, comment ? », lexpress.fr, 20 mai 2009.
« La famille des sites de fact-checking », inciviveritas.wordpress.com.
La démarche participative du fact-checking était aux origines de la démarche des Décodeurs du Monde. La rédaction du journal proposait aux internautes de contribuer au travail de crowdsourcing, c’est-à-dire de collecte, recoupement et croisement d’informations, sous la supervision d’un journaliste professionnel. une ouverture à la participation plus modérée qu’aux débuts du fact-checking, comme le rappelle le journaliste Samuel Laurent : « Les Décodeurs avaient au départ tenté l’expérience du fact-checking participatif, mais cela n’a pas toujours été couronné de succès, et nous sommes revenus à une formule plus classique. ce qui est important, je pense, c’est surtout de donner du sens à un média, qu’il porte des valeurs dans lesquelles le public puisse se reconnaître. Mediapart est un modèle de storytelling de marque et de construction d’un lien fort avec sa communauté. mais c’est une démarche plus facile pour un nouveau média que pour un ancien73 ».
Autre précurseur de la pratique en Europe, le site Internet du Guardian, dont les travaux avaient fait émerger une vaste polémique sur les notes de frais des députés britanniques : le journal avait développé une plateforme donnant accès à 77.000 documents en ligne et les internautes étaient invités à analyser ces documents, afin d’y débusquer d’éventuelles malversations74. Si la démarche participative est une caractéristique commune à l’ensemble des sites de fact-checking français, ils se regroupent par leurs organisations et leur méthodologie en trois sous-groupes, bien identifiés sur In civi veritas, le blog dédié au fact-checking75. un premier groupe réunit les sites « participatifs et citoyens », comme le site véritépolitique.fr. Le site se veut contributif et participatif, un outil de contrôle de la parole politique, et il a également, vocation à interpeller les dirigeants sur leurs bilans, les contradictions dans leurs propos ou les promesses non tenues. La méthode journalistique assez traditionnelle de vérification des informations est formalisée via des formulaires prêts à l’emploi, démocratisés grâce à l’outil numérique. Deuxième groupe de sites de fact-checking, les « petits frères », comme le site factcheck.org, l’un des principaux sites de vérification aux États-Unis. Un site proche, dans sa structure, des Décodeurs du Monde, avec quelques spécificités comme la rubrique « viral spiral » consacrée aux rumeurs d’Internet. La rubrique « scicheck », elle, décline le fact-checking dans le domaine de la science : on garde à l’esprit l’instrumentalisation d’articles réfutant l’importance et les effets du réchauffement climatique. Fackcheck.org, du fait de ses ressources financières et de ses relais dans le monde académique et universitaire, a pu diversifier son champ de vérification. Enfin, un troisième groupe rassemble des sites plus généralistes, tel le blog des Décodeurs. Dans leur déclaration d’intention, les Décodeurs résument leur projet : comme les autres sites, ils vérifient les rumeurs et les déclarations politiques, mais ils contextualisent l’information et répondent aux questions des internautes. Autre spécificité des Décodeurs : une équipe éditoriale mais aussi le recours à la data. Au sein des Décodeurs, le fact-checking est une discipline indépendante. Ils figurent ainsi parmi les pionniers du datajournalisme en France : outils statistiques et data n’ont pas pour seule finalité de confirmer ou non un fait, ils l’enrichissent, le contextualisent et offrent des clés de compréhension supplémentaires. Les outils numériques ont propulsé le fact-checking manuel dans une nouvelle échelle en termes de rapidité et de volumes traités. Le datajournalisme a ouvert la voie du « contentcheck », un fact-checking automatisé.
Le fact-checking, un outil au service d’un espace public critique
Juliette Gramaglia, « En Allemagne, le “fact-checking” ne prend pas (Libération) », arretsurimages.net, 28 février 2017 . Voir aussi Jacques Pezet, « Post-vérité. Pourquoi l’Allemagne ne cède-t-elle pas à la mode du “fact-checking”?», libération.fr, 28 février 2017.
Juliette Gramaglia, ibid.
Ibid.
Entretien personnel avec samuel Laurent (8 juin 2017).
Ibid.
Par sa portée pédagogique, le fact-checking vise à sensibiliser les électeurs à un rapport plus critique au discours politique et à l’information. Mais, derrière l’engouement médiatique, l’accueil réservé varie en fonction des pays. Si les rubriques de fact-checking pullulent en France, elles sont beaucoup moins populaires en Allemagne, par exemple. Les rubriques fact-checking sont peu répandues dans les médias allemands et il n’existe pas d’équivalent des Décodeurs du Monde ou du Désintox de Libération : « Au-delà du travail évident de vérification des faits, base du journalisme, explique Juliette Gramaglia, en commentaire d’un article de Jacques Pezet dans Libération, il existait par exemple la rubrique “münchhausen-check” (du nom du syndrome de münchhausen, qui pousse le patient à s’inventer des maladies) sur le site spiegel online. Créée en octobre 2012, la rubrique n’était tenue que par une seule personne : le directeur de la documentation et un vétéran du Spiegel. Elle a été abandonnée, en 2015, par manque de temps76. » Un désintérêt qui ne signifie, en aucun cas, que la classe politique allemande serait irréprochable. Une des raisons relèverait de la classification des articles : des articles catégorisés fact-checking apparaîtront tout simplement dans la rubrique « Politique » des journaux et des sites allemands. Mais, pour Juliette Gramaglia et selon Jacques Pezet, la situation politique du pays explique également cette prise de distance : « L’Allemagne est dirigée depuis 2013 par une “grande coalition”, alliance du parti chrétien-démocrate de centre droit CDU (dont est issue Merkel) et du parti social-démocrate de centre gauche SPD. Un partage du pouvoir qui contribuerait à faire baisser le nombre d’intox politiques. “Logique, écrit Pezet, quand les deux partis dominants jouent dans la même équipe, ils ont moins tendance à s’envoyer des contre- vérités et réduisent donc le travail des fact-checkers77″. » Cependant, les partis populistes, plus particulièrement le parti d’extrême droite Alternative pour l’Allemagne (AfD), restent sur une opposition de principes aux médias qu’ils jugent manipulés et corrompus : « La chaîne de télévision publique ZDF a, d’ores et déjà, annoncé vouloir lancer un mot-clé #ZDFcheck2017 en mai prochain, en vue, en vue des élections législatives de cet automne78», annonce Juliette Gramaglia.
Samuel Laurent, lui, se veut plus réservé quant à l’impact du fact-checking dans notre rapport au discours politique : « c’est une inversion totale du problème que de dire que les fake news procèdent de l’échec du fact-checking. On n’a jamais demandé au reportage de résoudre les problèmes du monde ou à l’interview de transformer le dialogue entre élites et citoyens, on ne peut pas attribuer à un genre journalistique la responsabilité d’arrêter la propagation des fake news. Le fact-checking de propos politiques (qui n’est pas vraiment la même chose que le hoax-busting, la vérification de rumeurs) est pratiqué par peu d’acteurs, loin d’être systématique, et la plupart du temps le politique n’est pas vraiment contredit ou “factchecké” en direct. Donc, je doute que le rapport au discours ait changé. Ce que nous constatons en revanche, c’est l’effondrement de la confiance des citoyens, à la fois dans le politique et dans les journalistes79. »
Cette crise de confiance serait le terrain propice au développement des fake news, émaillant la confiance vis-à-vis des médias : « Tout le monde me ment, donc je crois ce que je choisis de croire, ce qui me plaît. Qu’il s’agisse d’un journal, d’un politique ou d’un blogueur militant. La question est donc celle de la confiance dans les médias comme dans les politiques80 », conclut le journaliste des Décodeurs.
Retournement de situation : les politiques intègrent le fact-checking dans leurs stratégies de riposte et d’argumentation
« il faut toujours répondre par des faits, surtout pas par de l’émotion ou de l’effet verbal », entretien avec Olivier Cimelière-Cordonnier, propos recueillis par julien Ropert, compol.media, 23 février 2017.
Voir maeva Poulet, « 2017: quand les politiques se mettent au “fact-checking” », bfmtv.com, 10 février 2017.
« Retrouvez en direct la vérification des propos tenus par les contradicteurs de marine », marine2017.fr, 9 février 2017.
www.fillon2017.fr/stopintox/. Depuis, le site a été désactivé.
« “Fact-checking” des campagnes politiques : des associations s’impliquent », sudouest.fr, 9 février 2017.
Et si la classe politique s’appropriait les codes et les méthodes du fact-checking pour mieux contrer la vérification de son discours ? L’année 2017 marque un tournant de ce point de vue, c’est l’année où les politiques se mettent au fact-checking. Dans un dossier consacré à cette nouvelle appropriation des outils de vérification par les professionnels de la politique, Olivier Cimelière-Cordonnier, décrypte le phénomène en prenant comme exemple Les jeunes avec Macron qui ont mis en place un site de fact-checking : « Ils ont bien saisi la nécessité de peser dans le débat avec des faits concrets. L’objection qui revient est qu’Emmanuel Macron n’a pas de programme, pas de propositions. Alors qu’il y a des choses concrètes, même si ce n’est pas complet. La vocation du site est donc de dire qu’il y a des éléments concrets. […]. Cette posture est un atout par rapport à ceux qui répandent les rumeurs. Il y a une proportion de gens qui feront la part des choses, même si vous avez toujours 5 à 10% d’irréductibles. Ceux qu’il faut viser ce sont ceux qui n’ont pas le temps de vérifier, qui lisent vite, et qui peuvent rester sur la fausse information. Il faut toujours répondre par des faits, surtout pas par de l’émotion ou de l’effet verbal81. »
Le Front national ou les partisans de Jean-Luc Mélenchon ont également leurs propres cellules de vérification lancées pendant L’Émission politique, sur France 282. L’équipe de campagne du Front National a ainsi annoncé la mise en place sur son site d’une plateforme de vérification des déclarations de ses interlocuteurs pendant le débat83. Mais, plus que de la vérification de données, le site publie des messages partisans, plus proches de la riposte que du fact-checking. Le Front National n’en était pas à sa première tentative, puisqu’un « Décodeur Bleu marine » avait déjà été lancé sur le site du parti84. Le soir du même débat, la France insoumise de Jean-Luc Mélenchon organisait sa « grande soirée désintox » et lançait son outil « L’observatoire insoumis85 ». Pour l’essentiel, le site relayait le programme du candidat, davantage qu’il ne vérifiait les échanges du débat. Un fact-checking qui dérive vers le discours partisan. Sur son site de campagne, François Fillon s’est également plié à l’exercice, avec une rubrique « stopintox86 ». Dans tous ces exemples, les codes du fact-checking sont bien présents (graphiques, vidéos), mais pas la méthodologie.
Après les rédactions, les journalistes et les politiques, les associations se sont lancées, elles aussi, dans le fact-checking. Pendant la campagne présidentielle de 2017, plusieurs associations de lutte contre l’exclusion et la pauvreté se sont impliquées87, afin de mettre en place des comités de vigilance, pour alerter les médias et les citoyens des contre-vérités contenues dans les discours et les programmes des politiques. Se pose alors un problème de lecture et de positionnement pour des internautes et des lecteurs, perdus dans la confrontation de plusieurs sites et de plusieurs outils de fact-checking.
L’ère de la post-vérité
Caroline Broué, « 2016 dans les médias : post-vérité, “fake news” et crise du “fact-checking” », podcast, franceculture.fr, 31 décembre 2016.
Patrick michel, « “Post-vérité” et “fake news” : fausses clartés et points aveugles », acrimed.org, 23 février 2017.
Katharine Viner, « The long read. How technology disrupted the truth », theuardian.com, 12 juillet 2016.
Patrick michel, art. cit.
Ibid.
Cécile Daumas, « Post-vérité : le réel en porte-à-faux », liberation.fr, 24 janvier 2017.
Patrick michel, art. cit.
Ibid.
« Classement ACPm/OJD des sites fixes et mobiles grand public », mai 2016.
Patrick michel, art. cit.
Ibid.
Ibid.
Voir marina Alcaraz et Nicolas madelaine, « Les médias et Facebook montent au front contre les “Fake news” », lesechos.fr, 25 janvier 2017.
Patrick michel, art. cit.
Cette récupération politique du fact-checking présente un risque : celui de d’une perte de crédibilité de la pratique, une dérive toxique que les analystes identifient comme une phase de crise. En effet, l’année 2016 aurait été une année charnière pour les médias : le passage dans l’ère de la « post-vérité » et des fake news88. Lecteurs et internautes ont semblé souffrir d’une overdose de fact-checking, à tel point que le lien entre traitement médiatique et vérité ne semble plus une priorité. Les fake news ont-elles pris le dessus ?
Pour le sociologue Patrick Michel, du Brexit en passant par l’élection de Donald Trump, plusieurs éléments contextuels nous ont fait basculer dans l’ère de la « post-vérité », dans laquelle « la vérité a perdu sa valeur de référence dans le débat public, au profit des croyances et des émotions suscitées ou encouragées par les fausses nouvelles devenues virales grâce aux réseaux sociaux. Sans doute la diffusion de fausses nouvelles est-elle une réalité, mais la façon dont certains journalistes des grands médias, et en particulier les cadres des rédactions, posent le problème, ne nous en apprend pas tant sur l’idée bancale de “post-vérité” que sur les croyances de ces mêmes journalistes et les points aveugles de la conception du rôle qu’ils jouent dans les événements politiques en général, et dans la situation actuelle en particulier89. » C’est à katharine viner, rédactrice en chef au Guardian, que l’on attribue l’expression « post-truth politics », utilisée au lendemain du Brexit90. « Les électeurs, trompés par de fausses nouvelles (fake news), ont voté pour le Brexit alors même que les médias favorables au maintien de la Grande-Bretagne dans l’union européenne leur exposaient à longueur de colonnes et d’émissions les faits qui auraient dû les convaincre de voter “remain”91 », souligne Patrick Michel.
Un discours de vérité ne suffirait plus à convaincre des électeurs plus sensibles au message qui ferait résonner leurs espoirs, leurs peurs et leurs émotions. Un diagnostic que Patrick Michel voit se confirmer dans la récurrence des faux sondages et des projections erronées, au fur et à mesure des récentes élections, « avec une fréquence accrue après les élections “surprises” de Donald Trump aux États-Unis, et de François Fillon puis Benoît Hamon aux primaires de leurs camps respectifs en France. Chaque défaite électorale de l’option préférentielle des médias dominants […] semble alors confirmer le diagnostic92. » Et si le fact-checking n’était pas aussi vertueux que nous pouvions le penser ? Pire encore, renforce-t-il la défiance des électeurs vis-à-vis non seulement de la classe politique, mais aussi des médias ? Dans un article pour Libération, Cécile Daumas analyse le lien entre fake news, crédulité du public et résultats électoraux : « Les médias dits traditionnels vérifient, contredisent, rétablissent les faits. Pour quels effets ? Après le Brexit, Trump est élu… un faux tweet fait-il une vraie élection ? mal informés voire désinformés, les électeurs voteraient pour Donald Trump ou Marine Le Pen93 ». ces résultats électoraux suggèrent par ailleurs que l’information, vraie ou fausse, est amplifiée et augmentée par les nouveaux modes de diffusion que sont les réseaux sociaux.
La fabrication de fausses nouvelles n’est pas l’apanage des politiques ou des groupes militants. Le journalisme professionnel génère aussi des fake news : « si les médias dits traditionnels vérifient, contredisent et rétablissent les faits, il ne fait aucun doute qu’il leur arrive également de diffuser des mensonges, et plus fréquemment encore des informations biaisées ou tronquées94 », ajoute Patrick Michel. En France, aussi, il arrive que des journalistes professionnels diffusent de fausses informations. Toutefois, il convient de distinguer un mauvais article de presse, approximatif et non vérifié, d’une fake news, qui renvoie à un article inventé de toutes pièces et à dessein, afin de véhiculer une information manipulée : « cette distinction fondée sur l’intentionnalité, souvent difficile à déterminer, de la personne qui produit l’information, permet surtout d’immuniser par avance le journalisme professionnel qui pourrait ainsi être à l’origine de mauvais articles, mais jamais ou très rarement de “fake news”95 », poursuit Patrick Michel. Il incombe aux tenants de la notion de « post-vérité » de répondre à la question suivante : comment expliquer que des internautes ou des lecteurs, jadis avertis et sensibles à l’information juste, soient aujourd’hui moins sensibles aux faits et à leurs vérifications par les médias ? Cette prise de distance ne peut pas incomber aux seuls réseaux sociaux, comme en attestent les chiffres de la consultation des médias mainstream, puisque les cinq sites d’informations les plus consultés en France étaient, en mai 2016, lemonde.fr, lefigaro.fr, 20minutes.fr, leparisien.fr et bfmtv.com96, soit une écrasante domination des médias « traditionnels ».
La « post-vérité » repose davantage sur le rôle du journalisme que sur un changement de perception de la part du public. Elle s’enracinerait dans un constat, celui de journalistes au pouvoir limité dans leur rôle prescripteur sur l’opinion, comme l’ont montré, aux États-Unis, les dernières échéances électorales où les électeurs ont défié les sondages et les options électorales pressenties par les grands médias. « ce qui semble poindre derrière l’idée de la disparition de la vérité comme valeur référence du combat politique est une certaine angoisse devant l’impossibilité pour certains journalistes de remplir le rôle qu’ils semblent s’assigner : permettre aux électeurs de voter correctement97 », conclut Patrick Michel.
Une crise de confiance et un échec des médias en charge du traitement médiatique de la campagne qui avaient pris parti pour Hillary Clinton et n’avaient pas su prédire le résultat de l’élection. Si l’hypothèse d’une déconnexion des médias de la base des électeurs américains est avancée, elle fait l’impasse sur une série de facteurs sociologiques, également déconsidérés. Selon Patrick Michel, « cette analyse, modèle d’auto-centrisme aveuglé, néglige à peu près tous les facteurs politiques, économiques et sociaux qui ont pu pousser les électeurs à voter pour le candidat républicain – aussi bien les aspects de son programme et de son positionnement politique qui ont pu trouver un écho auprès des électeurs, que ceux qui les ont rebutés dans le programme de son adversaire et dans le bilan de la présidence Obama qu’elle défendait98 ». Mais la perte de crédit des médias ne réside pas, pour l’essentiel, dans un recours excessif à la vérification et à la critique : « Il semble plutôt qu’après plusieurs décennies catastrophiques aux plans politique, social, économique et environnemental, les principaux pouvoirs suscitent de plus en plus de défiance, ce qui se répercute quasi mécaniquement sur les satellites médiatiques de ces pouvoirs99 ». Dès lors, comment restaurer la confiance entre les médias et le public. C’est assez dire que la capacité de restaurer leur crédit ne dépend pas des seuls médias. Et si le public devenait le principal artisan de cette confiance retrouvée ? C’est l’idée de Facebook, qui annonce l’extension en France d’une initiative déjà existante en Allemagne et aux États-Unis100 : « n’importe quel utilisateur du réseau social y trouvant un article relayant une information suspecte pourrait la signaler, explique Patrick Michel, et des journalistes soumettraient l’article à une vérification, puis y accoleraient si nécessaire un label “intox”, qui diminuerait la visibilité de l’article sur le réseau social, ainsi qu’un article correctif101 ». Mais pour que ce nouveau référencement soit effectif, les GAFA devraient jouer un jeu qui ne va pas vraiment dans le sens de leurs intérêts : tout article, qu’il véhicule une information vraie ou fausse, génère du trafic et donc du profit.
Un nouvel outil d’éducation à l’information
Samuel Laurent, « La “post-vérité”, “lémédia”, le fact-checking et Donald Trump », medium.com, 14 novembre 2016.
Laurent Bigot, « Le fact-checking comme “genre journalistique”, un révélateur de manquements dans les pratiques professionnelles », résumé du projet de thèse en sciences de l’information et communication, université Paris 2.
Cité in élise Koutnouyan, « 2016 a-t-elle enterré le fact-checking ? », lesinrocks.com, 30 décembre 2016.
Cité in élise Koutnouyan, art. cit.
Cité in élise Koutnouyan, art. cit.
Entretien personnel avec samuel Laurent (8 juin 2017).
S’il est excessif d’avancer l’hypothèse que la pratique du fact-checking ait raison, à elle seule, de la crise de confiance qui affecte le rapport des citoyens à leurs représentants et aux médias, elle participe toutefois d’une nouvelle éducation à l’information. La crise existentielle qui traverse le fact-checking et, plus globalement, les médias, est aussi une prise de conscience des limites de l’exercice de vérification, comme le rappelle Samuel Laurent : « Les politiques mentent, embellissent, s’arrangent avec la réalité, font des propositions qu’ils savent inapplicables. c’est le jeu. Et nous, les ‘vérificateurs’, et plus largement les journalistes, nous essayons d’expliquer en quoi ils mentent, exagèrent, affabulent. mais, encore faut-il que nous soyons lus, que ces explications soient relayées au public susceptible de croire les mensonges, et pas seulement à celui qui, étant déjà opposé au menteur, est ravi de lire un article confirmant son opinion102. »
2016 marque un tournant majeur dans cette prise de conscience. Pour Laurent Bigot, journaliste et maître de conférences associé à l’école publique de journalisme de Tours, le genre a d’ores et déjà prouvé son utilité : le fact- checking est un gage de rigueur à l’heure où les médias confirmés partagent une tribune commune avec des blogs plus ou moins fiables. Et c’est là une autre prise de conscience : celle de la faiblesse du traitement de l’information face aux moyens toujours déclinants des rédactions, dans l’ère de l’immédiateté : « que dit l’autonomisation de cette pratique sur l’ensemble des pratiques journalistiques ? Faut-il considérer le fact-checking comme une opportunité pour les médias traditionnels de reconquérir une légitimité qui les distingue des innombrables relais d’informations en tout genre, notamment sur Internet ? outre la question des moyens (humains, techniques et technologiques), le temps nécessaire au fact-checking ne constitue-t-il pas un point faible irrémédiable à l’heure de l’immédiateté de la diffusion de l’information ?103 » En plus de la question de la légitimité se pose la question de l’efficacité des médias : « Les médias le pratiquent [le fact-checking] sur des contenus extérieurs à leur propre rédaction. Par exemple, Le Monde fact-checke une interview de Sarkozy sur France 2 mais pas forcément celle parue dans les colonnes de son propre journal104 », assure Laurent Bigot.
La crise qui traverse le fact-checking est l’occasion d’un renouvellement, vers une nouvelle éducation aux médias. Les diffuseurs de l’information, c’est- à-dire les moteurs de recherche ou les plateformes de diffusion sur Internet, s’intéressent, aujourd’hui, au fact-checking. Facebook a récemment noué un partenariat avec l’International Fact-checking network105 du Poynter Institute, suivant l’exemple des principaux sites de fact-checking américains, comme PolitiFact. google a décidé la mise en place d’un label « fact-check ».
« En somme, les diffuseurs d’information viennent en aide aux médias – qu’ils ont pourtant privé d’une partie de leurs ressources – pour indiquer où est la vraie info… c’est un comble106 », s’étonne Laurent Bigot. ces nouveaux partenariats entre diffuseurs et producteurs de contenus ouvrent la voie d’une nouvelle pratique du fact-checking.
Et s’il fallait davantage penser l’avenir du fact-checking sous le prisme des récepteurs de l’information plutôt que sous l’angle des émetteurs ? « Je pense que la question fondamentale reste celle de l’éducation aux médias, souligne Laurent Bigot. Peut-être faudrait-il commencer par faire en sorte que les citoyens puissent se repérer dans le flot d’information en leur expliquant tout simplement ce qu’est l’information, ce qu’est le rôle des médias dans la société et comment ils travaillent […]. Ça ne sert à rien de dire que la société est plongée dans l’ère de la post-vérité. Elle est juste mal informée et elle ne sait pas comment s’informer. on se pose toujours la question des émetteurs de l’information. Il faut peut-être aussi regarder ce qu’il en est du côté des récepteurs107. » Pour Samuel Laurent, la portée pédagogique et didactique de la démarche de vérification est réelle : « La consommation de l’info et sa réception sont un enjeu central, notamment face aux “fake news” et à la perspective d’une “infosphère” obèse et de plus en plus rapide, où tout tend à être “lu” à égalité, sans recul et sans grammaire journalistique, par exemple pour distinguer un édito d’un article, un post de blog militant d’une enquête, etc.. Donc oui, il y a un énorme enjeu à l’éducation aux médias, surtout dans la perspective, demain, d’une presse de qualité qui risque fort de redevenir payante et d’abandonner le gratuit à des acteurs bien moins scrupuleux sur la qualité des contenus108. »
Vérification ne vaut pas information
Benjamin Lagues, « Le “fact-checking” : une pratique féconde… mais pas auto-suffisante », acrimed.org, 12 novembre 2014.
«Benoist Apparu dit-il vrai sur le chômage et le vote Front national ? », francetvinfo.fr, 9 septembre 2014.
« Une étude fait le lien entre vote FN aux municipales et taux de chômage », libération.fr, 11 avril.
Nicolas six, « Non, on ne peut pas priver de nationalité “toute personne qui part faire le djihad”, lemonde. fr, 26 septembre 2014.
Si la pratique du fact-checking est nécessaire, elle ne vaut pas information en soi. C’est le constat du consultant Benjamin Lagues pour qui, la pratique de vérification n’est pas autosuffisante : « car si l’exercice n’est pas nouveau, sa constitution en genre et en rubrique particulière est plus récente, au point que cette pratique, victime de son succès, a parfois été dévoyée pour devenir, dans certains cas, une pratique inutile, voire contre-productive109. »
Afin d’illustrer cette limite, Benjamin Lagues évoque l’exemple d’une chronique quotidienne du programme « Le vrai du faux » sur France Info. Au début du mois de septembre 2014, cette chronique évoquait le cas de Benoist Apparu, qui déclarait, que plus le chômage augmentait, plus le Front national en tirait un avantage lors des échéances électorales110. Afin de vérifier l’information, France Info dresse alors les deux courbes, celle des votes Front national et le taux de chômage. Le résultat est sans équivoque : les propos de Benoist Apparu sont faux. Aucun élément ne permet de vérifier que les deux courbes suivent la même évolution et les mêmes variations. Mais impossible aussi de prouver à la lecture de ces seules courbes, que le vote Front national et les chiffres du chômage ne sont pas liés. Un nouvel élément vient semer le doute : une étude du cabinet de conseil Taddeo de début 2014 montrait que, dans les villes de plus de 10 000 habitants, plus le taux de chômage était élevé, plus le score du Front national l’était aussi111. Conclusion du journaliste de la chronique : Benoist Apparu a tort lorsqu’il affirme que les courbes du chômage et du vote Front national sont liées. Dans ce cas précis, plutôt que de fournir une information, le fact-checking offre avant tout des données qu’il est nécessaire de confronter ou de corréler avec les propos pour les avérer ou les contredire. Ici encore, la vérification ne vaut pas information.
Une question se pose alors : le poids de la donnée dans la vérification. un chiffre peut-il à lui seul suffire pour vérifier tous les propos, arbitrer toutes les discussions ou trancher tous les débats ? Dans certains cas, les faits suffisent à remettre en question des propos : des arguments juridiques permettent ainsi de contredire les propos de Marine Le Pen lorsqu’elle propose de déchoir de leur nationalité des Français partis faire le djihad en Syrie112. Néanmoins, les faits ne permettent pas systématiquement de vérifier un discours ou des propos, car il ne suffit pas toujours de vérifier certains faits pour apprécier la véracité d’un argumentaire ou d’un discours. cependant, du fait de l’accélération du temps médiatique, le fact-checking reste pour l’heure l’outil le mieux adapté, afin de vérifier et d’analyser les données rapidement, au risque de perdre en dimension qualitative ou, pire, de dériver vers une logique mercantile : aux États-Unis, le site PolitiFact, qui a pourtant reçu le prix Pulitzer en 2009, se lance dans des vérifications de plus en plus hasardeuses, avec des rubriques « marketing », comme celles intitulées « mensonge de l’année » ou « Pants on fire ».
La démarche de fact-checking doit distinguer les faits des opinions
Et si le fact-checking avait été détourné de sa mission première pour devenir un argument de vente, un outil marketing ? C’est le sentiment de l’économiste Jacques Sapir, également directeur d’études à l’école des hautes études en sciences sociales. Pour lui, la vérification a été détournée de sa fonction première : « c’est typiquement une méthode utilisée par Le Monde pour se faire mousser et se faire de la publicité. Si on veut effectivement avoir un site ou une extension qui répertorie et classe les différentes plateformes qui diffusent de l’information, pourquoi pas, mais cela ne devrait pas venir d’une institution comme Le monde qui est partie prenante de la blogosphère. c’est typiquement une méthode d’autopromotion et d’autopublicité du quotidien113 ». Pour l’économiste, la portée pédagogique du fact-checking et de sites comme le Décodex, reste également discutable. un internaute déjà lecteur sera acquis aux idées du journal et de sa plateforme. Le lecteur plus méfiant porterait sa suspicion sur l’ensemble des grands médias et la presse, y compris Le Monde : « Personnellement, je pense qu’il faut être, d’une certaine manière, toujours un peu méfiant par rapport à ce qu’écrit la presse. Ce lecteur-là va directement voir que Décodex est sponsorisé par Le Monde et qu’il correspond donc à ce que pensent les journalistes du Monde et que cet outil n’est donc pas formellement objectif114. »
La solution résiderait donc dans une distinction claire, dans les activités de fact-checking, entre celles qui relèvent de l’information et celles qui relèvent de l’opinion. Autre limite du genre, vérifier uniquement des faits et non la « valeur » d’une opinion ou d’un jugement : les faits et les opinions seraient tous considérés comme de la donnée analysable et vérifiable. « Plutôt que de faire du fact-checking une mesure de salubrité publique, il serait plus judicieux de séparer, de manière extrêmement nette, ce qui relève de l’information et ce qui relève de l’opinion du journaliste ou de la rédaction115 », précise l’économiste.
Par ailleurs, aucune source ne serait totalement dénuée d’une opinion. Par définition, une opération de vérification des faits renvoie à des sources primaires, elles aussi discutables. un des meilleurs exemples français est l’interprétation des chiffres du chômage qui peuvent être contextualisés en fonction des différentes catégories : « Toute la presse utilise les données de la Dares [Direction de l’animation de la recherche, des études et des statistiques], explique ainsi Jacques Sapir. mais ils confondent les chiffres des demandeurs d’emploi avec celui des chômeurs. Or, il y a des chômeurs qui ne sont pas enregistrés par la Dares. Les journalistes utilisent le plus souvent uniquement les catégories données par la Dares sans se donner la peine de lire simplement le contenu de chaque catégorie. s’ils le faisaient, ils verraient que certaines catégories sont agrégées et pas d’autres. Si on veut faire du vrai fact-checking, cela prend du temps et demande de véritables compétences en statistiques qui ne sont malheureusement pas à la portée de tous. cela devient un exercice extrêmement complexe116. »
Les limites du fact-checking seraient également de nature méthodologique et il faudrait voir dans la multiplication de sites et de rubriques consacrés au fact-checking une nouvelle vitrine, « une campagne d’autopromotion qui dit “nous, nous sommes objectifs”. Alors qu’en réalité, ils ne le sont pas et que, d’une certaine manière, on ne le leur demande pas117 ». La notion de fact-checking aurait été détournée de sa mission initiale, vecteur de publicité dynamisé par la popularité de la pratique. une dérive dangereuse qui nuirait à la crédibilité et à l’intégrité du journalisme selon Jacques Sapir.
En dépit de la multiplication des initiatives de fact-checking, la crise de confiance entre internautes, lecteurs et médias est plus que jamais d’actualité. Les récepteurs de l’information sont perdus et n’arrivent pas à lire le message de médias qui vérifient tantôt des faits comme de la donnée statistique, par exemple, et des opinions. Les chiffres, eux-mêmes, seraient porteurs d’une vérité, d’où la nécessité d’un « principe de précaution intellectuel » qui consisterait à reconnaître que, pour des faits « fact-checkés », il n’y aura pas de vérité absolue. Et Jacques Sapir de donner un exemple éclairant : « Aujourd’hui, on a le chiffre du PIB pour l’année 2016 en France. En réalité, ce chiffre n’est qu’une estimation. Le chiffre définitif du PIB pour 2016 ne sera connu que dans dix-huit mois. mais les médias vont utiliser le chiffre estimé comme s’il était le chiffre juste. ce n’est pas grave de l’utiliser, les économistes le font mais ils précisent bien que les chiffres avancés pour 2014 et 2015 sont définitifs et que ceux de 2016 sont encore seulement les données estimées. Pourquoi est-ce important ? Parce qu’il y a toujours une marge d’estimation 118. » De la même façon que les sciences économiques et sociales permettent, sur certains sujets, de n’avoir qu’un instantané « approximatif», le fact-checking devrait adopter une posture de précaution et laisser une place à cette marge d’erreur : « c’est pour cela que parler de fact-checking, c’est revenir à dire qu’il y a le vrai et le faux. c’est une logique binaire. une telle logique n’existe pas119 », conclut Jacques Sapir.
Détournement politique et instrumentalisation partisane : le fact-checking n’échappe pas aux critiques
« All statements about Paul Krugman », politifact.com.
Cité in Antoine Daccord, « Le “fact-checking” en vogue mais n’échappe pas aux critiques », rtl.fr, 12 avril 2014.
Cité in Alexios matzarlis, « No, we’re not in a ‘post-fact’ era», poynter.org, 21 juillet 2016.
Entretien personnel avec samuel Laurent (8 juin 2017).
Le prix nobel d’économie, Paul Krugman, dont certaines des déclarations avaient été mises en cause par le site PolitiFact120, s’était exprimé dès 2011 sur la démarche et la méthode du site de vérification : « Les gens de PolitiFact sont terrifiés à l’idée d’avoir l’air partisans s’ils disent qu’il y a beaucoup plus de mensonges d’un côté du spectre politique que de l’autre. Du coup, ils se tiennent en retrait pour avoir l’air « équilibrés » – et en faisant cela, ils deviennent inutiles et perdent leur pertinence121 ». Selon lui, à l’occasion des dernières élections présidentielles, nous avons vécu une « post-truth campaign », une campagne de la « post-vérité » : « Apparemment, nous vivons l’année où les faits, méprisés et marginalisés, ont finalement été bannis de la sphère politique122 », affirme le prix Nobel. Et peut-on vraiment parler d’ère post-vérité tout en considérant le succès des sites PolitiFact ou encore le Facts-Post du Washington Post ? Mais la vérification des faits n’en reste pas moins fondamentale. Lors du débat présidentiel opposant Donald Trump à Hillary Clinton, le live fact-checking des candidats intéressait davantage les téléspectateurs que le contenu du programme des candidats. Les critiques émanent également de certaines rédactions, pour qui, la mission du journalisme n’est pas de vérifier le discours du politique, comme le rappelle Samuel Laurent : « une génération de journalistes porte un discours qui explique que ce n’est pas à eux de vérifier les propos du politique, ou qu’ils n’ont pas la compétence pour le faire. Chez d’autres, le discours se centre sur l’objectivité inatteignable et sur le fait que nous serions faussement neutres, et en fait orientés même inconsciemment, ce qui rendrait la vérification caduque par définition. cette conception […] m’a toujours parue étonnante : elle ramène le journaliste à une fonction de “militant à plume”, d’avocat d’une cause et postule donc que finalement tout n’est que point de vue. Mais il existe bien des vérités objectives (un événement s’est produit ou pas, une réforme a été votée ou non, etc.)123. » L’exercice aurait donc ses limites, mais il n’en reste pas moins essentiel et nécessaire.
Faudra-t-il un jour fact-checker les fact-checkers ?
« Fact Checking the ‘Fact Checkers’ », weeklystandard.com, 17 octobre 2016.
Morgan marietta, David C. Barker et Todd Bowser , « Fact-Checking Polarized Politics: Does The Fact-Check industry Provide Consistent Guidance on Disputed Realities? », American Press institute, 2015, p. 578.
Entretien personnel avec samuel Laurent (8 juin 2017).
Ibid.
Un article du Weekly Standard faisait état des nombreuses erreurs commises par les fact-checkers à l’occasion de leurs revues médiatiques : « Tous les fact-checkers ne se valent pas. c’est un secret de polichinelle. PolitiFact en particulier serait un des sites les plus biaisés. Les enquêtes réalisées par l’université du Minnesota et l’université George Mason ont montré que l’organisme supposé impartial, estime que les républicains ont tort, trois fois plus souvent que les démocrates124. » Le site de fact-checking PolitFfact a été visé par de nombreuses critiques cette année, du fait, notamment de plusieurs mauvaises évaluations ou d’avis fluctuants. L’affaire des e-mails classés « secret défense » d’Hillary Clinton est tantôt jugée vraie, tantôt considérée comme un contresens, à l’issue des résultats communiqués par l’enquête du FBI. Des approximations qui auraient émaillé le vernis de crédibilité et la réputation du site, accusé par ses principales cibles de parti pris politique.
Dans leur note pour l’American Press Institute, Morgan Marietta, David Barker et Todd Bowser ont croisé les travaux et les méthodes des trois principaux sites de fact-checking sur des sujets donnés : « Dans notre environnement politique polarisé, construit de réalités toujours contestées, l’industrie du fact- checking est née, écrivent-ils. De nombreuses initiatives ont autant reçu de prix, de louanges que d’accusations de partialité et d’erreur, mettant en doute leurs méthodes et leurs conclusions 125. » Ces sites examinent-ils les mêmes questions, parviennent-ils aux mêmes conclusions ? changement climatique, racisme aux États-Unis, répercussions sociales de la dette nationale, illustrent, dans leurs traitements, des différences notables, tant du point de vue des questions posées, que des interprétations proposées. une limite concrète de l’exercice pour les journalistes, qui démontre qu’à l’issue de ces vérifications le citoyen reste libre de choisir sa propre version de la réalité.
Mais devant la défiance vis-à-vis d’une presse souvent pointée du doigt comme « agent du système », coupable tout désigné par une classe politique qui trouve un autre responsable à la crise de confiance qui fissure le lien entre les citoyens et leurs institutions, Samuel Laurent met en garde : « La crise de la représentation n’est pas nouvelle. mais pour y répondre, les politiques ont très souvent la tentation de se placer aux côtés du “peuple” contre le “système”, et son incarnation, les médias. Durant la campagne qui vient de s’achever, quasiment tous les candidats ont, à un moment ou un autre, fustigé de manière globale “les médias” (toujours essentialisés) comme étant l’incarnation d’un “système” auquel ils s’opposeraient126. » Un discours qui laisse des traces durables et que l’on retrouve chaque jour sur les réseaux sociaux : « “Les médias” pris dans leur globalité sont coupables, d’être trop proches ou pas assez, trop opposés, à tel ou tel parti. ce discours, s’il n’est pas toujours totalement dénué de sens […] décrédibilise le travail des journalistes, et facilite celui des désinformateurs de tous bords127. »
Conclusion
Daniel schneidermann, « Le fact-checking, impuissant mais nécessaire », liberation.fr, 27 novembre 2016.
Ibid.
Cité in « Le fact-checking est-il l’avenir des médias, des réseaux sociaux et de la communication ? », leblogducommunicant2-0.com, 13 février 2014.
Cité in Alice Antheaume « Le fact checking politique, de l’échauffement au lancement ».
Erwann Gaucher, « Le fact-checking en direct de la télé : mission impossible ».
Entretien personnel avec samuel Laurent (8 juin 2017).
Ibid.
Ibid.
La démarche de vérification des faits dans l’univers de l’information est nécessaire mais elle est perfectible. Elle suscite l’intérêt ou le mépris de certains acteurs politiques, mais aussi de professionnels de la presse. Daniel Schneidermann soutient l’idée qu’aussi perfectible qu’il soit, l’exercice n’en demeure pas moins essentiel : « Tout ça pour ça ? Tant de mensonges décodés, d’intox démenties, de statistiques débunkées, bref tant de fact-checking, pour une si cuisante défaite électorale ? Il fallait bien, après l’élection de Trump et le Brexit, que vienne le premier bilan du fact-checking. c’est salutaire128. » Faut-il pour autant chercher un responsable ou même un coupable de l’élection de Donald Trump ? La presse américaine a sûrement participé à la construction du candidat et du personnage politique. En France, les pronostics et les vérifications tous azimuts n’ont pas offert plus de visibilité. La démarche de vérification est imparfaite et perfectible. « Pour autant, le journalisme […] doit-il baisser pavillon ? quand les Décodeurs du Monde, face à un Fillon affirmant froidement que Thatcher a ressuscité l’économie britannique, dégainent quelques heures plus tard la hausse du chômage et du taux de pauvreté des années Thatcher, […] ce genre de rectification est[-il] inutile ? Inefficace, insuffisante, tardive, peut-être. mais inutile ? conclut Daniel Schneidermann. oui, les Décodeurs écopent. Ils écopent avec leurs petites timbales. Ils écopent si dur, ils se prennent dans la figure tant de paquets de mer ces derniers temps, qu’ils n’ont peut-être pas le temps de voir d’où vient l’écume. Ils écopent comme écopent les économistes hétérodoxes dans une université sous domination orthodoxe, les profs dans les ZEP, les infirmières des services de nuit, les juges dans les tribunaux surchargés. Est-ce une raison pour abandonner ?129 »
Les médias vivent une révolution, une transition radicale, conjointement avec les réseaux sociaux et le secteur de la communication. si rumeurs, mensonges, contre-vérités et autres distorsions des faits ne touchaient, il y a quelques années encore, qu’une poignée d’initiés, l’avènement d’un temps réel numérique, le manque de prise de recul vis-à-vis de l’information, la faiblesse des moyens dédiés au recoupement des informations ont rendu l’exercice de la fonction de journaliste toujours plus complexe.
L’innovation est au cœur de cette révolution : c’est grâce aux nouvelles ressources, aux blogueurs experts, mais aussi et surtout grâce à l’inaltérable mémoire du net, que la vérification des faits, des plus anodins aux plus grandes « affaires », a connu une professionnalisation et une précision jamais atteinte. un avis partagé par Jim Jarrassé, journaliste politique au Figaro : « Avec le web, on se contente de moins en moins de la simple parole des politiques. Maintenant, on favorise les faits et leurs vérifications bien plus que le journalisme politique des réseaux et de connivence130. » Pour Samuel Laurent, les effets du fact-checking sur les discours politiques se font déjà remarquer : « Depuis deux ans, on trouve moins de déclarations comprenant des chiffres complètement fantaisistes ou inexistants dans les discours des politiques. Je pense qu’à force de se faire prendre, ils se sont dit qu’ils allaient arrêter ce type de communication131. » Des balbutiements du fact-checking « binaire », simples décodages des faits et des propos autour d’un axiome vrai-faux, aux algorithmes développés par l’Inria, la vérification viendra inévitablement enrichir la pratique journalistique et le travail des professionnels de la communication. Le fact-checking représente aussi une opportunité : celle d’une prise de recul, d’une discipline de la rationalisation, indispensable pour penser des sujets au fond et s’extraire de débats trop passionnés.
Au-delà de la simple tendance, l’engouement actuel pour le fact-checking est révélateur d’une exigence de fond : on veut plus de fiabilité et de précision dans le débat public. La prochaine étape du développement des outils de la vérification touchera aux médias vidéos, aux chaînes de télévision. Le « live- checking » ou vérification en direct n’en est qu’à ses prémices. Préfiguration de ce suivi instantané, la « social Tv », qui permet déjà aux internautes de commenter en direct un programme d’information ou de divertissement par le biais des réseaux sociaux. Le croisement en temps réel d’une importante quantité de données ouvrira la voie vers une vérification augmentée. Le live fact-checking, déjà expérimenté par la chaîne d’information CNN, pourra ainsi être complété des analyses, des mises au jour des propos tenus sur un plateau télévisé, par exemple. L’avenir du fact-checking serait donc de s’inscrire dans le discours comme un complément, et non comme un commentaire ou une analyse ex-post. « Le jour où effectivement, une émission d’information ou un talk-show osera intégrer un tel concept, il est évident que le succès sera au rendez-vous, y compris pour la personnalité sur le gril, tant elle pourra apporter la preuve (ou pas) de la crédibilité de son propos132 », assure le consultant médias Erwann Gaucher.
De la même manière, le discours officiel des grandes entreprises ou des institutions publiques ou de l’administration est déjà impacté par la vérification : grâce à l’open data, une immense source de données permet de constituer autant de corpus mobilisables rapidement, au service des usagers, des consommateurs et des associations qui les représentent. un discours répondant à des standards techniques, vérifiable au-delà de la simple posture idéologique.
Le fact-checking, pratique si longtemps dénigrée au sein même de la profession journalistique, cristallise enfin les attentes et les exigences : plaçons-nous trop d’espoirs dans un fact-checking qui se veut avant toute chose un format journalistique ? « une manière de faire rentrer les lecteurs dans la complexité, dans la nuance, s’agissant d’un propos politique, ou de leur montrer en quoi telle ou telle info trouvée sur Internet est erronée133 », précise Samuel Laurent. Mais le genre reste encore marginal dans la consommation globale de l’information. L’engouement derrière le phénomène ne doit pas cacher la mesure de sa portée : « Encore faut-il qu’il soit lu, et le soit par les personnes qui seraient susceptibles de croire dans l’intox diffusée. je dirais qu’il y a trois catégories de lecteurs : les 20% qui ne nous croiront de toute façon pas, parce qu’ils sont militants ou détestent les médias (ou les deux), les 20% qui savent déjà ce que nous écrivons, et pour qui cela paraît évident et les 60% qui restent, et qui sont notre cible, car ils cherchent sincèrement une vérification à quelque chose qu’ils ont lu ou entendu134. » Lorsqu’il s’agit de presse en ligne, un article qui « marche bien » sera lu par 100.000 à 200.000 personnes, une goutte d’eau en comparaison des audiences d’un journal télévisé, par exemple. Le fact-checking, en tant que genre journalistique centré autour d’une demi- douzaine de rubriques dédiées, via Internet pour l’essentiel, ne changera pas la société, la politique ou le paysage de l’information. Au-delà de toutes les innovations technologiques qui l’ont porté d’une pratique « artisanale » vers une « quasi-automatisation », le fact-checking représente également un retour aux sources : pour un journalisme plus juste et vérifié, dans le flux de la masse des informations approximatives surabondantes sur Internet. Avec les journaux en ligne et les réseaux sociaux, la presse a perdu le monopole de production de l’information. Serions-nous tous devenus journalistes, pour le meilleur et pour le pire ? « Indéniablement, tout internaute est un média, il peut diffuser de l’information. Que reste-t-il au journalisme ? Ce qui constitue finalement le cœur de ce métier, c’est la capacité à rapporter une information fiable, sourcée, vérifiée et recoupée. C’est la base du savoir-faire technique d’un journaliste135. » Le fact-checking contribue, in fine, à remettre en avant et à valoriser le « savoir-faire métier » que tout internaute ne possède pas.
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