France : combattre la pauvreté des enfants
À partir d’un panorama technique des sources de données, cette note dresse un portrait de la pauvreté des enfants dans ses différentes dimensions.Introduction
Pauvreté des enfants : un sujet capital pour les politiques sociales
Difficultés actuelles, problèmes d’avenir
Révision de l’État-providence et investissement social
Portrait classique et données complémentaires
L’approche statistique habituelle et ses limites
Les enfants sans domicile
Les sources administratives disponibles
Les sources associatives mobilisables
Mieux connaître et mieux combattre
Mobiliser d’autres données et traiter les thèmes les plus ardus
Des orientations et des propositions pour l’action
Résumé
C’est un fait désormais bien établi et une information souvent répétée : en France, 20% des enfants sont comptés comme pauvres. Les pouvoirs publics expertisent et expérimentent en direction de ces quelque 3 millions de mineurs vivant dans des ménages dont le niveau de vie est inférieur au seuil de pauvreté. Depuis l’élection d’Emmanuel Macron, une stratégie globale est en cours d’élaboration. Mais de quoi parle-t-on exactement quand on parle d’enfants pauvres ? Sans additionner trop de catégories, il convient d’ajouter aux données désormais classiques celles de certaines enquêtes administratives et associatives qui permettent de mieux cerner le problème dans sa globalité.
La statistique globale porte en effet sur les ménages (c’est-à-dire les logements), or nombre d’enfants pauvres, parmi les plus pauvres, vivent avec des adultes sans domicile, dans des centres d’hébergement, des centres d’accueil, des bidonvilles. À partir d’un panorama technique des sources de données, cette note dresse un portrait de la pauvreté des enfants dans ses différentes dimensions. Elle propose ensuite des orientations et recommandations pour encore mieux l’appréhender. Enfin, pour contribuer plus efficacement à la réflexion, elle souligne quelques pistes générales pour des révisions de politiques publiques, insistant sur les cas les plus difficiles et les plus indignes.
Julien Damon,
Enseignant à Sciences Po et à HEC Paris, rédacteur en chef de 'Constructif', membre du conseil scientifique et d’évaluation de la Fondation pour l’innovation politique.
Introduction
« Nomination d’Olivier Noblecourt, délégué interministériel à la prévention et à la lutte contre la pauvreté des enfants et des jeunes », ministère des Solidarités et de la Santé, 15 novembre 2017.
Sur l’ensemble de la démarche, et notamment les propositions des six groupes de travail constitués, voir, « La concertation nationale avec l’ensemble des acteurs », ministère des Solidarités et de la Santé, 12 janvier 2018.
Pour cette statistique « classique » INSEE, voir Julie Argouarc’h, Marie-Cécile Cazenave-Lacrouts, « Les niveaux de vie en 2015 », INSEE Première, n° 1665, 2017.
Les expressions « pauvreté des enfants » ou « enfants pauvres » renvoient traditionnellement aux univers littéraires de Hugo, Zola ou Dickens, pour le siècle dernier, ou bien aux espaces réels de Calcutta, du Cambodge ou des favelas, pour notre époque. Mais cette question de la pauvreté des enfants s’est progressivement imposée sur l’agenda politique français, au point de devenir une priorité d’action publique incarnée par la nomination, fin 2017, d’un délégué interministériel à la prévention et à la lutte contre la pauvreté des enfants et des jeunes1. Ce dernier a, durant plusieurs mois, mené une large concertation afin de préparer et nourrir une stratégie volontariste en la matière2. Le principe ne consiste pas à restreindre la lutte contre la pauvreté à la pauvreté infantile mais bien à en faire une priorité. Il s’ensuit une double inflexion pour les politiques de lutte contre la pauvreté et l’exclusion. D’abord, en termes de ciblage, on voit bien se profiler une préoccupation accrue pour les enfants et les jeunes. Ensuite, en termes d’orientation, il s’agit de passer d’instruments surtout consacrés à des solutions immédiates ou ponctuelles à la mise en place de dispositifs mettant l’accent sur la prévention. Une telle stratégie incarnerait ce que nombre d’experts et de responsables politiques valorisent sous le terme « investissement social ».
Cette stratégie, dont les contours ne se dessinent pas sans difficultés ni controverses, est nécessaire. Les chiffres semblent globalement clairs. La pauvreté, selon les statistiques désormais les plus classiques, concerne 20% des enfants. Alors que le taux de pauvreté est en moyenne d’environ 14%, un enfant sur cinq est dénombré comme pauvre en France3. Mais de quoi parle- t-on vraiment ? Quelles sont les définitions et les évolutions ? Quelles sont les conséquences sur les politiques publiques ?
Notre analyse propose un panorama des approches, en rendant compte en premier lieu de la plus classique, celle qui s’est affirmée durant ces vingt dernières années. Elle se penche aussi sur des enquêtes statistiques et des sources administratives qui viennent compléter la perspective générale. Au-delà de révisions générales de l’édifice de la protection sociale et de l’architecture des politiques sociales qui pourraient être souhaitables, elle propose quelques pistes additionnelles.
Pauvreté des enfants : un sujet capital pour les politiques sociales
Les données chiffrées sur la pauvreté infantile sont commentées et critiquées à foison. Mais c’est la nature même du sujet des enfants pauvres qui est problématique, par ses traits contemporains, mais aussi, voire surtout, pour ce que les problèmes actuels peuvent dire de l’avenir.
Difficultés actuelles, problèmes d’avenir
Voir Denis Clerc et Michel Dollé, Réduire la pauvreté. Un défi à notre portée, Les Petits Matins/Alternatives économiques, 2016.
- Voir Nathalie Blanpain, « L’espérance de vie par niveau de vie : chez les hommes, 13 ans d’écart entre les plus aisés et les plus modestes », Insee Première, n° 1687, 2018.
Si, comme on le verra, les enfants pauvres sont d’abord recensés en tant qu’enfants de familles pauvres, ces mineurs ne vivent pas uniquement les difficultés attachées à de faibles niveaux de vie. Ils subissent également de possibles contractions de leur avenir et de leurs chances dans l’existence. Ainsi les enfants issus de familles pauvres ont-ils une probabilité trois à quatre fois plus élevée d’être en échec scolaire. Dans une société où le diplôme constitue de plus en plus un sésame pour l’emploi, lutter contre la pauvreté infantile s’impose pour lutter contre la reproduction du phénomène de génération en génération4. En effet, ce combat contre la pauvreté s’avère bien inefficace si les enfants pauvres deviennent eux-mêmes des parents pauvres.
Signe de l’importance du dossier, l’une des principales inégalités entre les enfants pauvres et les autres relève de l’espérance de vie. Parmi les garçons nés dans les années 2010, l’espérance de vie des 5% les plus pauvres est de 72 ans, contre 85 ans pour les 5% les plus aisés5. Entre garçons riches et pauvres, le différentiel d’espérance de vie, à la naissance, est donc de 13 ans ! Pour les femmes l’écart est plus réduit, mais s’élève tout de même à 8 ans. Se pencher sur la pauvreté des enfants, c’est donc se pencher sur les inégalités pendant tout le cours de la vie.
Révision de l’État-providence et investissement social
Voir Anthony Giddens et Tony Blair, La Troisième Le renouveau de la social-démocratie, Seuil, 2002. Pour des ouvrages anglo-saxons plus précisément centrés sur la question des enfants pauvres, voir Isabel Sawhill (dir.), One Percent for the Kids. New Policies, Brighter Futures for America’s Children, Brookings Institution Press, 2003, et Anthony Giddens et Patrick Diamond (dir.), The New Egalitarianism, Polity Press, 2005.
Martin Hirsch (dir.), « Au possible, nous sommes La nouvelle équation sociale. 15 résolutions pour combattre la pauvreté des enfants », La Documentation française, avril 2005 . Voir aussi Julien Damon, « Le rapport “Hirsch” : filiation, contenu et enjeux », Revue de droit sanitaire et social, vol. 41, n° 4, 2005, p. 610-619.
De fait, dans le monde, la pauvreté est bien d’abord une affaire de La situation des individus et la variation de leurs revenus dépendent très largement de l’endroit où ils sont nés. Branko Milanović baptise cet avantage, « prime » ou « pénalité » de citoyenneté. Voir Branko Milanović, Global Inequality. A New Approach for the Age of Globalization, Harvard University Press, 2016. Une donnée internationale à avoir à l’esprit : la moitié des pauvres dans le monde, au seuil de 2 dollars par jour de capacité de consommation, sont des enfants.
C’est ce que l’on retrouve chez des auteurs aussi différents que le sociologue social-démocrate Gøsta Esping- Andersen et l’économiste libéral James Heckman. Pour une analyse et des propositions dans le contexte français, voir Bruno Palier (dir.), La Stratégie d’investissement Étude du Conseil économique, social et environnemental, Les Éditions du Journal officiel, février 2014. Voir le site
Pour une courte introduction et une vive discussion, voir l’ouvrage de James Heckman, Giving Kids a Fair Change, MIT Press, Sur la prédistribution, voir Rick Wylie (dir.), Education, Pre-distribution and Social Justice, Policy Network, 2014. Pour une analyse de synthèse sur l’investissement social, voir Julien Damon,
« L’investissement social : contenu et portée d’une notion en vogue », Revue de droit sanitaire et social, n° 4/2015, juillet-août 2015, p. 722-733.
Le sujet des enfants pauvres présente une certaine originalité dans le débat public français, moins habitué que dans les pays anglo-saxons à se concentrer sur la pauvreté infantile. Il a cependant maintenant une certaine antériorité.
Depuis une vingtaine d’années, des travaux d’experts mais aussi des rapports officiels s’attaquent au dossier. L’idée, importée assez explicitement du Royaume-Uni, est d’extraction blairiste, en pleine vogue de « troisième voie6 ». Le Premier ministre britannique, Tony Blair, avait fixé une ambition à ses réformes sociales : l’éradication de la pauvreté des enfants sur le temps d’une génération. En mars 1999, juste avant le deuxième anniversaire de son installation au 10 Downing Street, il avait ainsi surpris lorsque, dans le cadre d’une conférence en l’honneur de William Beveridge sur le thème d’un État-providence adapté au XXIe siècle, il avait annoncé l’objectif d’éliminer la pauvreté des enfants en vingt ans : « Notre but historique est que nous soyons la première génération à mettre fin à la pauvreté des enfants, et ceci prendra une génération. C’est une mission de vingt ans », avait-il déclaré. Vingt ans plus tard, la cible n’a pas été atteinte, loin de là. Mais l’idée de centrer les réformes de politiques sociales sur une meilleure prise en charge de l’enfance défavorisée s’est affirmée et acclimatée au contexte français, intéressé par les initiatives et le dynamisme anglais. En 2005, le ministre français desSolidarités, de la Santé et de la Famille a ainsi mis en place une commission « Familles, vulnérabilité, pauvreté », présidée et animée par le président d’Emmaüs d’alors, Martin Hirsch. Remis en avril 2005, le rapport de cette commission a fait date et débat. Le document, dont sortira principalement le RSA, contient quinze résolutions pour combattre la pauvreté des enfants. Volontaristes, ces « résolutions », qui sont en fait une série de propositions, ont suscité un écho important dans les médias et dans les discussions politiques7.
Point majeur dans l’argumentation en faveur d’une meilleure prise en charge de la pauvreté infantile : celui de la responsabilité. S’intéresser à la pauvreté actuelle des enfants, c’est mettre de côté l’éminent sujet de la responsabilité propre des adultes. Les mineurs ne sauraient être érigés en responsables de leur situation de pauvreté8. Cette irresponsabilité des enfants ne doit pas seulement mobiliser la charité et conduire à des appels à la responsabilisation des parents. Elle doit aussi amener à réformer et réorienter des politiques sociales aujourd’hui affectées par des doutes quant à leur efficience et par une dégradation de la confiance.
Dans les suites des premiers sillons creusés autour du problème de la pauvreté des enfants, c’est la formule « investissement social » qui s’est affirmée. Élaborée et soutenue dans des cénacles académiques et administratifs, elle repose sur une intuition classique : mieux vaut prévenir que guérir. Elle nourrit une visée élevée : la refonte des systèmes de protection sociale dans un sens plus favorable notamment aux jeunes et aux enfants. L’idée d’investissement social, très valorisée lorsqu’il s’agit d’aborder la question de la pauvreté infantile, repose sur une littérature qui vise à démontrer la rentabilité (en termes de coûts postérieurs évités comme de contributions directes à la croissance économique) d’interventions sociales précoces. De multiples études montrent ainsi qu’investir dans l’enfance, dans la petite enfance au premier chef, permet de limiter des coûts postérieurs9.
Une illustration visuelle et très diffusée des logiques d’investissement social se trouve dans la célèbre « courbe de Heckman ». Du nom du prix Nobel d’économie James Heckman, elle met en relation l’âge du destinataire d’une politique avec son rendement. L’image est claire : plus l’intervention est précoce, plus l’efficacité est élevée. Le bénéfice des interventions précoces est, en outre, majoré pour les moins favorisés. La courbe de Heckman montre que le rendement des investissements dans l’éducation est fortement décroissant. Si l’investissement dans le primaire est à rentabilité plus grande que l’investissement dans le secondaire ou le supérieur, cela conduit à une priorité souhaitée dans les dépenses consacrées à la petite enfance. Heckman estime qu’il faut passer d’une logique de redistribution à une logique de pré– distribution, en concentrant l’ensemble des dépenses sociales sur les premiers âges. Ainsi, dans les termes de Heckman, les politiques « prédistributives » sont plus justes et plus efficientes économiquement10.
Portrait classique et données complémentaires
Voir, en particulier, le travail de l’Observatoire national de la pauvreté et de l’exclusion sociale (ONPES), « Enfants pauvres, enfants démunis : quels indicateurs ? », Les Cahiers de l’ONPES, n° 1, octobre 2017.
Qui sont les enfants pauvres ? Combien sont-ils ? On rappellera d’abord ici les fondamentaux et les limites de la mesure désormais classique de la pauvreté des enfants. On recensera ensuite rapidement d’autres sources de données, qu’il s’agisse d’enquêtes particulières, de sources administratives ou associatives. La vocation de cette démarche, qui ne prétend pas à l’exhaustivité, est de contribuer au débat sur la mobilisation, voire la constitution d’autres données, pour cerner la population des enfants pauvres, au-delà des enquêtes de l’Insee sur les niveaux et les conditions de vie. Il est nécessaire de mieux intégrer des situations, parfois extrêmement visibles, d’indigence mais qui ne sont que très imparfaitement captées aujourd’hui par l’appareil statistique. Ce travail exploratoire, s’intéressant essentiellement à des sources originales et alternatives, vient en ajout et en contrepoint des expertises récentes sur le sujet11.
L’approche statistique habituelle et ses limites
Cerc, « Les enfants pauvres en France », La Documentation française, 2004.
Sur les évolutions et les transformations de la pauvreté, notamment ce « rajeunissement », voir Julien Damon, Les Chiffres de la pauvreté. Le sens de la mesure, Fondation pour l’innovation politique, mai 2012.
Voir les données de Eurostat, qui communique d’ailleurs souvent depuis une dizaine d’années sur le fait que « un enfant sur quatre en Europe est exposé au risque de pauvreté ». Les statistiques communautaires parlent d’enfants « exposés au risque de pauvreté », mais la définition est bien la même que dans le cas français. Voir le site
- C’est la position en particulier de Louis Maurin, infatigable animateur de l’Observatoire des inégalités.
Les « enfants pauvres » ce ne sont pas seulement les enfants à la rue ou en institutions. Ce sont, fondamentalement, les enfants vivant dans les familles pauvres. Dans l’approche choisie au début de la décennie 2000 pour accompagner le développement d’expertises et d’initiatives sur ce thème, en France, il s’agissait stratégiquement, à partir de travaux menés par le Conseil de l’emploi, des revenus et de la cohésion sociale (Cerc), de mettre en évidence l’importance du problème12. L’étude du Cerc, qui a fait date, montrait que la pauvreté monétaire touchait, en France métropolitaine, une proportion importante d’enfants : environ 8%, soit alors 1 million d’enfants si l’on retenait une définition assez stricte du seuil de pauvreté monétaire (50% de la médiane des niveaux de vie), près de 16% (2 millions d’enfants) avec le seuil de référence des travaux européens (60% de la médiane des niveaux de vie). Depuis lors, au seuil de 60%, la pauvreté des enfants a augmenté pour aboutir à un volume de près de 3 millions d’enfants, tandis que diminuait la pauvreté des personnes âgées13. Il est régulièrement rappelé, depuis quelques années maintenant, que 20% environ des mineurs vivent dans des ménages pauvres et sont dès lors considérés comme pauvres.
Certes, la France se situe en meilleure position que le Royaume-Uni, qui a pourtant fait de ce sujet une vaste priorité mais qui se retrouve avec un taux de pauvreté des enfants de 30%, ou que l’Italie (34%)14. Elle se situe en bien meilleure position que la Roumanie et la Bulgarie, où plus de deux enfants sur cinq sont pauvres. Son taux de pauvreté infantile est bien plus faible que la moyenne de l’Union européenne (26%), mais elle se trouve derrière la Suède (14%), la Finlande (15%), le Danemark (16%), les Pays-Bas (17%), la Slovénie (17%), l’Allemagne (19%) et la République tchèque (19%).
Nombre de débats techniques portent sur le bon seuil à prendre en considération. Si le seuil de pauvreté à 60% de la médiane des niveaux de vie est aujourd’hui le plus employé en France et dans l’Union européenne, des observateurs très autorisés lui préfèrent le seuil à 50% de la médiane des niveaux de vie15. Nous n’entrerons pas ici plus avant dans cette discussion, qui a bien sûr son importance, mais nous signalons qu’un débat existe. Le choix entre les deux options est tout de même essentiel tant le sujet se montre sensible au seuil. Ainsi, en 2015, au seuil de 50% de la médiane des niveaux de vie, il n’y a pas 2,8 millions d’enfants pauvres, mais 1,6 million. Presque deux fois moins. Les tendances sont cependant les mêmes, avec une reprise à la hausse du phénomène depuis le début des années 2000.
Graphique 1 : Évolution de la pauvreté des enfants en France (au sens de l’Insee *)
Source :
Insee.
* Il s’agit de la pauvreté monétaire relative au seuil de 60% de la médiane des niveaux de vie.
Un ménage est considéré comme pauvre en conditions de vie s’il subit au moins huit privations parmi une liste de vingt-sept possibles regroupées en quatre dimensions : insuffisance de ressources, retards de paiement, restrictions de consommation et difficultés de Chacun des vingt-sept indicateurs correspond à la privation d’un élément de bien-être standard largement diffusé dans la population française.
- Pour les efforts de connaissance et de mise à disposition d’informations, voir le « Portail de données sur le bien-être des enfants » récemment proposé par l’OCDE et les travaux du groupe de recherche Innocenti de l’Unicef.
Si l’on regarde le graphique 1, les deux courbes du nombre et du taux d’enfants pauvres peuvent sembler, en première lecture, assez plates. Derrière cette impression rapide de faibles évolutions sur une vingtaine d’années, il faut tout de même souligner une reprise significative à la hausse sur une dizaine d’années : entre 2004, le point le plus bas, et 2015, ce sont 500.000 enfants pauvres comptabilisés en plus. Sur la même période, le taux de pauvreté infantile est passé d’environ 17 à 20%. La croissance statistique du phénomène s’accompagne d’une aggravation du problème. En effet, en 2015, 44% des enfants pauvres vivent dans un ménage où aucun adulte ne travaille. C’était le cas d’un tiers d’entre eux au milieu des années 2000.
Les enquêtes et bases de données de la statistique publique permettent ainsi des informations et des débats sur les niveaux de vie des enfants pauvres, même si, comme on le soutient dans cette note, tous ces chiffres sont imparfaits. Elles apportent aussi des chiffres et des évolutions sur leurs conditions de vie. En effet, si l’on considère la pauvreté en conditions de vie (qui prend en compte d’autres aspects de la vie quotidienne comme les contraintes matérielles et les privations16), les enfants pauvres sont, là aussi, les enfants vivant dans des ménages aux conditions de vie difficiles. La tendance est ici plutôt à la baisse : 16% des mineurs en 2004, contre 14% en 2016. Les taux les plus élevés de cette forme de pauvreté concernent les jeunes de 18 à 25 ans.
Dans cette vision de la pauvreté, monétaire ou en conditions de vie, les enfants pauvres sont statistiquement des enfants issus de ménages pauvres ou, pour le dire autrement, des enfants de pauvres. Globalement, les principales statistiques sur la pauvreté des enfants telles que rapportées par des organisations internationales (OCDE, Eurostat, Unicef) sont de cet ordre17.
Ces données et calculs sur la pauvreté des enfants reposent sur les ménages ordinaires. Même si la définition des ménages a évolué, il s’agit toujours, principalement, de personnes vivant sous le même toit. Par conséquent sont absents des statistiques de la pauvreté les enfants qui ne vivent pas dans un ménage, c’est-à-dire dans un logement, tout particulièrement les enfants sans domicile. Or ceux-ci comptent bien évidemment parmi les plus défavorisés.
Une autre limite intrinsèque à ces statistiques classiques réalisées à partir du ménage est qu’elles font l’hypothèse d’un partage des revenus au sein de ce ménage. Mais la distribution des ressources n’est pas forcément égale entre les hommes et les femmes, et entre les enfants. En un mot, le niveau de vie n’est pas forcément le même au sein du ménage. Cela ne veut pas dire qu’il y ait des enfants pauvres dans des ménages riches. C’est simplement souligner que l’approche usuelle par la pauvreté monétaire ne capte pas complètement la pauvreté des enfants. Surtout, ce sont les situations extrêmes – mal prises en considération car difficiles à établir par la statistique publique – qui mobilisent l’attention. Les enfants accompagnant des adultes qui mendient, les enfants vivant dans des bidonvilles, échappent à la détermination statistique. Mais ce sont bien ces situations qui illustrent presque systématiquement ce que relatent les reportages et articles des journalistes sur la pauvreté des enfants.
La statistique globale sur les enfants de pauvres ne touche pas tous les enfants pauvres et exclut certainement les enfants les plus pauvres (au sens des enfants dans le plus grand dénuement). Afin de mieux rendre compte de cette pauvreté infantile, il importe dès lors de mieux saisir la situation des enfants qui ne se retrouvent pas dans les statistiques communes de la pauvreté, qu’il s’agisse de pauvreté monétaire ou de pauvreté en conditions de vie.
D’autres sources que les désormais traditionnelles enquêtes sur les revenus fiscaux (ERF) et enquêtes statistiques sur les ressources et les conditions de vie (SRCV) sont mobilisables pour approcher autrement la pauvreté des enfants. Il ne saurait s’agir, en compilant les informations issues de ces sources, d’opérer des additions erronées. Il n’y a pas à ajouter toutes ces données aux chiffres « classiques » des enfants pauvres. Des doubles comptes sont possibles car des enfants peuvent être comptés deux fois à travers deux situations de pauvreté différentes. Des faiblesses dans certaines sources interdisent, par ailleurs, de considérer les chiffrages pour plus qu’ils ne sont : des indications. Mais l’ensemble, brièvement présenté, apportera une image complémentaire de ce qu’est la pauvreté infantile. La combinaison des enquêtes générales prenant le ménage pour unité de compte (avec des échelles d’équivalence) et d’enquêtes de portée plus restreinte recensant les enfants en difficulté comme unités de compte apportera une image plus complète du sujet global des enfants pauvres.
Les enfants sans domicile
Voir Julien Damon, Exclusion : vers zéro SDF ?, Paris, La Documentation française, 2017.
Quelques enquêtes, nationales ou limitées à un territoire ou un dispositif, sur des populations particulières – les sans-domicile, notamment –, permettent de spécifier la situation singulière des enfants relevant de ces populations enquêtées. Les sans-domicile fixe (SDF) étant généralement considérés comme les plus exclus des exclus, il importe de mieux saisir les profils et trajectoires des enfants SDF et des enfants de SDF.
L’enquête « sans-domicile » (réalisée deux fois par l’Insee, en 2001 et en 2012) constitue une source importante, non pas tellement au sujet des volumes mais plutôt au sujet des évolutions des profils et des trajectoires des enfants sans domicile. Ceux-ci comptent forcément parmi les plus pauvres, sans apparaître dans les statistiques établies à partir des ménages, parce que, précisément, ils n’ont pas de logement. S’il faut se méfier du fétichisme du chiffre pour une population très fluctuante, les données issues des deux enquêtes de l’Insee ont été très largement diffusées et valorisées. En 2012, il apparaît que sur 141.500 personnes sans domicile en France métropolitaine (personnes sans- abri ou personnes dans des dispositifs d’hébergement, des logements adaptés ou à l’hôtel financé sur fonds publics), plus de 30.000 étaient des mineurs. En 2001, l’Insee comptait 86.000 sans-domicile, dont 16.000 enfants. La proportion d’enfants a un peu augmenté sur la période, même si leur nombre a globalement doublé. Il faut prendre garde à la comparaison, car les deux enquêtes ne sont pas strictement comparables. Cependant, l’ordre de grandeur est juste : 20% des sans-domicile sont mineurs, un quart des sans-domicile adultes vivent avec des enfants. Le détail des situations et des proportions importe davantage que les chiffres : il y a très peu de sans-abri à la rue avec des enfants, mais les enfants sont très nombreux quand il s’agit de sans-domicile hébergés dans des hôtels. Les parents de ces enfants pauvres, que l’on peut même qualifier de très pauvres, sont aujourd’hui majoritairement étrangers, mais on ne connaît pas forcément la nationalité de leurs enfants, qui peuvent être nés ou non en France.
Entre les deux enquêtes, le nombre d’enfants avec des adultes sans domicile, nés en France, a baissé de 4%, quand le nombre d’enfants avec adultes sans domicile nés à l’étranger a plus que doublé. Ce changement dans le profil des enfants sans-domicile a trait aux changements plus globaux qui affectent la population des sans-domicile, ces derniers étant bien plus souvent étrangers qu’auparavant18.
Tableau 1 : Les sans domicile avec enfants en 2012 (en %)
Source : Insee.
Lecture : 64 % des sans-domicile hébergés dans des hôtels le sont avec des enfants.
- Pour une synthèse de cette étude, voir Emmanuelle Guyavarch, Erwan Le Méner et Stéphanie Vandentorren (dir.), « Enfants et familles sans Synthèse », Samu social de Paris, s.d.
Au sujet de ces enfants de sans domicile, en particulier lorsqu’ils sont hébergés dans des hôtels, l’étude « Enfants et familles sans logement » (Enfams), datant de 2013 et exclusivement consacrée aux familles sans logement en Île-de- France, s’est attachée à décrire leurs caractéristiques sociodémographiques et leur état de santé19. Ces familles, résidant dans des centres d’hébergement, d’accueil pour demandeurs d’asile ou dans des hôtels sociaux, ont été interrogées en dix-sept langues. Les parents étaient très majoritairement nés à l’étranger (94%) et résidaient en France depuis cinq ans en moyenne. Près de la moitié des familles étaient monoparentales, 22% avaient au moins trois enfants. La plupart souffraient de malnutrition, d’anémie (50% des mères et 38% des enfants), de dépression (30% des mères) ou connaissaient un état de stress post-traumatique (20% des mères). Concernant les enfants, 20% présentaient des troubles de la santé mentale et 10% n’étaient pas scolarisés.
Les sources administratives disponibles
Philippe Dallier, « Mission « Égalité des territoires et logement » », Sénat, programme budgétaire 177 « Hébergement, parcours vers le logement et insertion des personnes vulnérables ».
PLF 2018 – Extrait du bleu budgétaire de la mission : immigration, asile et intégration, programme 303, 2017. Voir le site
- L’enquête auprès des établissements et services en faveur des personnes en difficulté sociale (ES « difficulté sociale »), 2013.
L’administration possède ses propres enquêtes et ses propres séries sur les établissements qu’elle finance et sur des demandes qu’elle reçoit. Deux grands volets de l’action publique traitent frontalement des populations les plus pauvres. Ainsi, le programme budgétaire 177 « Hébergement, parcours vers le logement et insertion des personnes vulnérables » regroupe les crédits de la politique d’hébergement et d’accès au logement des personnes sans abri ou mal logées20, tandis que le programme budgétaire 303 « Immigration, asile et intégration » rassemble quant à lui les moyens des politiques publiques relatives à l’entrée, à la circulation, au séjour et au travail des étrangers, à l’éloignement des personnes en situation irrégulière et à l’exercice du droit d’asile21. À travers ces deux thèmes, que l’on pourrait résumer par « grande pauvreté » et « immigration », il est possible de distinguer la place des enfants pauvres. Il faut ajouter à cela les données relatives à la protection de l’enfance – une manière singulière mais fondamentale d’approcher le sujet.
L’enquête « Établissement sociaux “difficulté sociale” », réalisée par la Drees, s’intéresse à l’activité des établissements et services pour personnes en difficulté sociale, au personnel en fonction et au profil des personnes accueillies dans ces structures (hors urgence, hors nuitées hôtelières) : enfants et adolescents, d’une part ; adultes et familles, d’autre part22. En 2012, plus de 81.000 personnes sans logement étaient accueillies en établissements (hors urgence). Un tiers, soit plus de 25.000, étaient mineures. Mais les chiffres, sur fond de crise migratoire, ont largement augmenté depuis, notamment avec le développement des Centres d’accueil de demandeurs d’asile (Cada).
Tableau 2 : Description des personnes hébergées en établissements, hors urgence (2012)
Source : Drees.
Lecture : 42% des personnes hébergées dans les Cada sont mineures.
Les données de l’Office français de protection des réfugiés et apatrides (Ofpra) sur les demandes d’asile, qui pourraient être utilement complétées par celles de l’Office français de l’immigration et de l’intégration (Ofii) sur les Cada et les bénéficiaires de l’allocation pour demandeur d’asile (ADA), recensent les demandeurs d’asile et, parmi eux, les mineurs. En 2017, 100.412 demandes ont été enregistrées à l’Ofpra, dont 92.830 premières demandes et 7.582 réexamens. Pour les premières demandes, on comptait près de 20.000 enfants accompagnants. La quasi-intégralité d’entre eux se trouvaient vivre sous le seuil de pauvreté et leurs parents demandaient l’ADA.
Tableau 3 : Les demandes d’asile
Source :
Ofpra.
Une autre source, concernant les bidonvilles en métropole et leurs habitants, ne rapporte pas des données tirées de l’activité administrative mais repose sur une enquête ad hoc menée par l’administration afin de mesurer l’ampleur des situations locales. Depuis décembre 2012, la délégation interministérielle à l’hébergement et à l’accès au logement (Dihal) mène un recensement, par questionnaire aux préfectures, sur les campements et bidonvilles. Il s’ensuit une estimation sur ces cas particuliers, pour lesquels on peut noter certes une diminution du nombre total de personnes concernées, mais aussi une extension du phénomène par le nombre de sites concernés. Cette enquête porte de fait sur les sites et les populations roms, sans prendre en compte les autres campements et bidonvilles de migrants (comme à Calais, par exemple, ou encore sur les boulevards extérieurs parisiens), ni les situations dans les DOM, particulièrement préoccupantes en termes d’habitat indigne. En tout état de cause, les chiffres rapportés – qui ne sont, précisons-le encore une fois, qu’une indication particulière et non un dénombrement parfaitement rigoureux – apportent de l’information sur un volume d’enfants concernés dans l’Hexagone. Environ le quart des résidents des campements et bidonvilles seraient mineurs. Ces enfants – absents des chiffres nationaux sur la pauvreté – vivent généralement dans des conditions indignes et insalubres. Une grande partie d’entre eux n’a jamais été scolarisée, ni en France ni ailleurs.
Tableau 4 : Le recensement des bidonvilles métropolitains
Source : Dihal.
Lecture : en 2017, on compte 3.600 enfants pour 325 bidonvilles. On ne saurait, en toute rigueur, extrapoler ce chiffre pour l’ensemble des 571 bidonvilles recensés.
Dernière source administrative de notre liste, celle de l’aide sociale à l’enfance. Fin 2016, le nombre de mineurs bénéficiant d’au moins une prestation-mesure relevant du dispositif de protection de l’enfance était estimé à 299.600 sur la France entière (hors Mayotte), ce qui représente un taux de 20,4% des mineurs. Depuis 2007, le nombre de mineurs suivis en protection de l’enfance s’est accru de 13%. Ce chiffre global repose sur l’exploitation par l’Observatoire national de la protection de l’enfance (ONPE) de trois sources : l’enquête annuelle de la Drees sur l’aide sociale à l’enfance (ASE), le nombre de mesures judiciaires recensées par la direction de la Protection judiciaire de la jeunesse (PJJ), le nombre de mineurs suivis par le juge des enfants (sources du ministère de la justice). Cependant, il faut bien prendre garde à ne pas faire d’équivalence stricte entre pauvreté des enfants et protection de l’enfance, dans la mesure où ne sont pas uniquement concernées des familles sous le seuil de pauvreté. Néanmoins, celles-ci sont surreprésentées. Surtout, pour le sujet des enfants pauvres, il faut probablement d’abord se pencher sur les enfants placés (qui représentent environ la moitié des enfants faisant l’objet d’une mesure de protection). Ces 148.000 mineurs ne sont pas tous d’origine modeste. Leurs conditions de prise en charge, en familles ou en centres d’accueil, les écartent du dénuement au quotidien. Ils sont cependant dans des situations bien particulières qui légitiment de les rapprocher de la problématique des enfants pauvres. La problématique de ces enfants placés est d’autant plus importante que, par la suite, nombre d’entre eux viendront venir grossir les rangs des adultes pauvres. D’après les enquêtes de l’Insee sur les sans-domicile, il apparaît que près du quart des personnes privées de logement sont d’anciens enfants placés. La question des enfants pauvres est toujours, et très largement, une question de futurs adultes pauvres.
Graphique 2 : Évolution des prises en charge des mineurs en protection de l’enfance (au 31 décembre 2016)
Source :
ONPE.
Les sources associatives mobilisables
Les sources associatives, tirées habituellement de rapports d’activité mais aussi parfois d’enquêtes spécifiques, ont un grand retentissement lorsqu’elles sont médiatisées. Elles viennent assurément compléter les données nationales apportées par la statistique publique. Elles livrent du verbatim, du vécu. Elles mettent en lumière des évolutions et des failles. Mais elles ne sont généralement que ce qu’elles sont : des mesures d’une activité. En ce sens, elles rendent compte de certaines formes de pauvreté, sans vouloir décrire le phénomène dans toute sa diversité. Néanmoins, sur la pauvreté des enfants, elles alertent et ajoutent des séries utiles. Depuis une vingtaine d’années, ces activités associatives de production et de diffusion de données se professionnalisent. Entre autres travaux, la Fédération des acteurs de la solidarité, ex-Fédération nationale des associations d’accueil et de la réadaptation sociale (Fnars), produit régulièrement un « baromètre du 115 », synthétisant les demandes et réponses faites à ce numéro d’urgence sociale. Il n’y a pas de descriptif précis des situations, en particulier de celles des enfants. En revanche, la Fédération met de plus en plus l’accent sur leur non-prise en charge. Ainsi, à l’occasion de la rentrée scolaire 2017, une enquête flash menée dans la nuit du 4 au 5 septembre, dans 40 départements hors Paris, a montré que 63% des moins de 18 ans concernés par une demande d’hébergement au 115, n’ont pas été hébergés. Sur 4.086 demandes d’hébergement, 1.118 mineurs faisaient partie des familles ayant appelé le 115, et 26% d’entre eux étaient issus d’une famille composée de trois enfants. Les enfants représentaient ainsi29 % de l’ensemble de la population enregistrée au 115. Les mineurs sont la classe d’âge la plus représentée, et, parmi eux, 363 enfants de moins de 3 ans, dont plus de la moitié (58%) n’ont pas obtenu de solutions d’hébergement le soir de cette enquête flash. Pour Paris, où le 115 héberge chaque soir, sur son territoire, plus de 4.500 familles (soit 14.000 personnes), 352 mineurs sont restés sans solution le soir du 4 septembre, soit près de 87% de ceux pour lesquels une demande avait été formulée.
Les données du Secours catholique sur ses propres services apportent une information plus large. En 2003, l’association comptait 1.600.000 personnes accueillies, dont 740.000 enfants. En 2016, le chiffre était de 1 438.000, dont 671.000 enfants. Le nombre moyen d’enfants par ménage diminue depuis plusieurs années. En 2016, en moyenne 2,12 enfants étaient présents dans les familles que le Secours catholique rencontrait. Ils étaient 2,20 en 2002 et 2,15 en 2010. Deux points importants : les enfants représentent toujours près de la moitié des personnes rencontrées et la majorité d’entre eux vivent maintenant au sein de familles monoparentales.
Les données du Secours populaire ont également leur intérêt : 3.310.000 « personnes aidées » en 2016, dont 1.045.000 enfants. La base Atrium Pop Accueil est un outil dont se sont dotées les fédérations du Secours populaire à partir de 2011 afin de recueillir des informations sur les personnes reçues au sein de leurs permanences. Cet outil sert à mieux connaître les caractéristiques des populations bénéficiaires.
Bien au-delà des chiffres, ces rapports d’activité analysés, auxquels on pourrait ajouter ceux d’autres grandes associations comme les Restaurants du cœur, donnent corps aux problèmes et difficultés à résoudre. Ils incarnent un peu mieux les problèmes et les difficultés à les résoudre.
Mieux connaître et mieux combattre
Voir Julien Damon, Mesures de la pauvreté, mesures contre la pauvreté, Fondation pour l’innovation politique, décembre 2016.
Une meilleure connaissance de la pauvreté n’a certainement de sens que pour mieux la combattre. Mieux mesurer la pauvreté est un juste préalable à la mise en œuvre de meilleures mesures contre contre celle-ci23. Le sujet prend des dimensions de plus en plus techniques qui ne doivent pas rebuter. C’est par une exploitation fine des données, par le croisement, voire l’interconnexion des fichiers, par le traitement de ce qui n’est pas utilisé, qu’il sera possible de prendre en compte et en charge l’ensemble de la population des enfants pauvres, notamment ceux qui présentent les plus grandes difficultés.
Parmi les premières préconisations contre la pauvreté des enfants, on doit mieux exploiter ce qui est disponible, rendre disponible ce qui ne l’est pas, enquêter et produire de la donnée là où elle est insuffisante ou inexistante. Mais le combat contre la pauvreté ne s’arrête évidemment pas à la donnée. On proposera donc ici quelques jalons, plus ou moins originaux, pour agir plus efficacement à l’encontre de la pauvreté des enfants.
Mobiliser d’autres données et traiter les thèmes les plus ardus
Le sujet des enfants pauvres ne saurait se limiter à des envolées lyriques, à des critiques idéologiques et à la satisfaction de discuter à partir de l’indicateur central amené par l’Insee. On l’a vu, on peut compléter les chiffres par des données issues de sources diverses. Ces données, dont la qualité peut être infiniment discutée, sont plutôt aisément disponibles. D’autres, plus difficilement disponibles ou bien non encore traitées, mériteraient d’être exploitées afin de parfaire la connaissance, certes, mais également afin de mieux façonner les dispositifs spécifiques en réponse aux problématiques particulières qui peuvent se poser.
En ce sens, les fichiers des Caisses d’allocation familiale (CAF) pourraient être spécialement mobilisés sur la question des enfants pauvres. Bien sûr, les données sur les allocataires CAF ne permettent pas de saisir toute la population française. Les fichiers CAF traitent tout de même de la moitié de celle-ci. Avec les prestations familiales, les prestations logement et les prestations précarité comme le RSA, ces données permettent tout de même d’aborder assez largement la problématique des enfants pauvres. Cependant, tous les enfants pauvres (au sens de la statistique classique de l’Insee) ne sont pas forcément dans les bases CAF (par exemple les enfants uniques de couples à faibles revenus n’ayant pas recours au RSA ou à la prime d’activité). En revanche, une partie des enfants pauvres qui ne sont pas forcément présents dans les bases de l’Insee peuvent être dans les bases CAF. Citons, par exemple, les enfants vivant avec des sans-domicile allocataires du RSA (sans ajout du forfait logement à leurs ressources), ou les enfants hébergés avec des parents relevant du dispositif d’Aide au logement temporaire (ALT). L’exploitation globale des fichiers CAF donne une autre image de la pauvreté des enfants et l’exploitation spécifique des bases de données de certaines prestations apporte de l’information sur les plus pauvres d’entre eux.
Dans le même ordre d’idée, les données des fichiers administratifs, tels que ceux de la couverture maladie universelle complémentaire (CMU-C) – on sait que les deux cinquièmes de ses bénéficiaires ont moins de 20 ans – et des recours aux soins, pourraient être davantage exploitées afin de spécifier la situation des enfants.
Dans la mesure où la pauvreté en milieu agricole est assez mal cernée – en tout cas moins bien que pour les ressortissants d’autres régimes de protection sociale –, les données de la Mutualité sociale agricole (MSA) pourraient faire l’objet d’un traitement particulier autour de la question des enfants pauvres en zones rurales, car la pauvreté rurale est différente de la pauvreté urbaine. La pauvreté des agriculteurs possède ses propres spécificités et il en va certainement de même de la pauvreté infantile en milieu rural, tout particulièrement dans les ménages d’agriculteurs.
Le cas singulier des DOM mérite d’être creusé. Selon que l’on prend en considération un seuil de pauvreté national ou des seuils locaux, les volumes et les taux de pauvreté n’ont rien à voir. En tout état de cause, un effort s’impose pour mieux cerner la pauvreté des enfants, dans des territoires où ceux-ci sont très nombreux. Ainsi, avec un seuil de pauvreté national appliqué à Mayotte – où les mineurs représentent la moitié de la population –, le taux de pauvreté des enfants atteint des sommets, c’est-à-dire la quasi-intégralité de la population mineure !
Le sujet maintenant connu sous le sigle MNA (mineurs non accompagnés) est certainement, dans le contexte de crise migratoire, l’un des plus sensibles et des plus préoccupants. Appelés, jusqu’à récemment, « mineurs isolés étrangers » (MIE), ces jeunes défraient la chronique. Ils étaient 4.000 à être pris en charge par les conseils départementaux en 2010. Leur nombre a atteint 13.000 en 2016 et aurait dépassé 25.000 en 2017. Mais il s’agit de ceux qui font une demande de prise en charge. En réalité le nombre et les situations de ces MNA ne sont connus que de manière lacunaire. Un effort de connaissance s’impose là aussi.
Enfin, dernier sujet recensé ici, les enfants accompagnant des adultes qui mendient. Exposés dans la rue, ils sont certainement parmi les plus en difficulté. Le sujet figure parmi les plus sensibles, mais une meilleure connaissance de ces situations – qu’aucune statistique crédible ne saurait aujourd’hui décrire – et une meilleure prise en charge s’imposent.
Des orientations et des propositions pour l’action
Comment mieux faire en matière de lutte contre la pauvreté des enfants ? Il s’agit, assez classiquement, d’un problème de redistribution, et également d’une question de ciblage sur les cas les plus difficiles. Il faut enfin innover avec des approches originales.
Orientation 1 – S’attaquer aux fondamentaux : la réforme des équilibres socio- fiscaux
En se centrant sur la pauvreté des enfants, l’action publique se donne une juste cible. Trois dimensions incarnent ce possible nouvel agenda voulu par les pouvoirs publics. Tout d’abord, le gouvernement se refuse à annoncer un énième plan Marshall ou une énième grande loi contre les exclusions. Plutôt que d’imaginer de nouveaux dispositifs venant s’ajouter à l’entrelacs de mesures déjà très sophistiquées, il s’agit de concentrer les moyens sur un objectif : réduire la pauvreté infantile. Ensuite, toujours dans la méthode, l’État a organisé une concertation avec les opérateurs publics (les collectivités locales au premier rang) et privés (les associations). Là aussi, ni nouveau Grenelle ni « usine à gaz » mais plutôt de la discussion d’abord et ensuite de la négociation, qui sera assurément compliquée, pour adapter et paramétrer le secteur de la lutte contre la pauvreté. Troisième dimension : pas de gadgets, mais des inflexions structurantes. En un demi-siècle, avec son système de retraites, la France a presque éradiqué la pauvreté des personnes âgées. Il demeure des situations intolérables, avec, par exemple, plus d’un demi-million de retraités au minimum vieillesse. Mais le sujet de la pauvreté s’est transformé, basculant vers les plus jeunes. Aussi, c’est bien par des réformes des prestations sociales et familiales que tout se joue. Les décisions récentes (ponction autoritaire des allocations logement) ou envisagées avant d’être remisées (mise sous condition de ressources des allocations familiales) ne sont pas forcément les meilleures. D’autres idées matérialisent la priorité aux enfants pauvres. Le gouvernement aspire à investir dans les crèches. Il n’est pas le seul à y avoir pensé. Il faut le faire massivement en reconfigurant la politique familiale. Celle-ci doit s’adapter aux familles et problématiques contemporaines qui relèvent davantage d’un souci de conciliation entre vie familiale et vie professionnelle que d’une préoccupation nataliste. Le gouvernement veut également aller dans le sens d’un « versement social unique ». Il faut, en effet, prendre à bras-le-corps la complexité d’un système auquel plus personne ne comprend grand-chose. Réduire la pauvreté, c’est, entre autres, réduire la complexité de la lutte contre la pauvreté. C’est aussi innover. S’il faut revoir les paramètres et barèmes des prestations sociales et des dépenses fiscales, il faut également changer dans la manière de traiter les problèmes, par exemple en rapprochant les dispositifs sociaux et les dispositifs sanitaires. En l’espèce, la question de l’obésité, en lien avec la pauvreté, appelle à innover.
Pour davantage de précisions et d’autres actions, voir Julien Damon, Faire cesser la mendicité avec enfants, Fondation pour l’innovation politique, mars 2014.
Voir Martin Hirsch, Cela devient cher d’être pauvre, Stock,
Orientation 2 – Combattre le plus visible : la mendicité et les bidonvilles
Cette note débutait par ce qui, au début des années 2000, a légitimé l’intérêt et l’investissement statistiques sur les enfants pauvres. Il s’agissait d’aller bien au-delà des enfants à la rue ou en institutions. Au terme de cette note, il apparaît essentiel de ne pas oublier ces enfants, certainement très pauvres, et de mieux les intégrer à l’effort de connaissance dans les travaux de recherche et les enquêtes. De fait, il importe de ne pas uniquement traiter des grands dossiers de révision des prestations sociales. Il faut aussi se pencher, avec sérieux et détermination, sur les cas les plus graves. Ceux-ci sont parfois occultés ou mis de côté. Ce sont pourtant les plus flagrants, avec les situations les plus indignes dans lesquelles peuvent se trouver les enfants pauvres. Il en va d’abord ainsi avec les enfants qui accompagnent des adultes qui mendient. Pour protéger ces mineurs, dont la plupart sont en danger, il faut des instructions de police du quotidien et de politique pénale. À ce sujet, une circulaire, rappelant simplement et posément, ce qu’est le droit social, pour protéger ces enfants, et le droit pénal, pour punir, le cas échéant, ces adultes qui les exploitent, enclencherait de nouvelles pratiques. Aujourd’hui, la Ville de Paris agit un peu, avec un protocole d’actions, mais il faut systématiser et agir dans le fond afin que les grandes villes françaises ne voient plus ces exploitations d’un autre âge, que l’on ne trouve nulle part ailleurs en Europe24.
Autre forme extrême de pauvreté des enfants en France : les enfants des bidonvilles. Des actions innovantes peuvent permettre d’avancer. Ainsi la France devrait-elle prendre l’initiative de campagnes visant à forcer davantage les fonds européens à agir dans la résorption des bidonvilles et la prise en charge de leurs habitants, notamment les plus jeunes. Le sujet des bidonvilles est bardé de complexités. La France veut agir sur le registre de la lutte contre l’extrême précarité, quand d’autres pays – qui au demeurant font peu – veulent agir à partir de cibles ethniques. En tout état de cause, le sujet des bidonvilles en métropole, où vivent des milliers d’enfants dans des conditions totalement inacceptables, ne pourra être traité par la France seule. Pour les nouvelles générations de fonds européens, il doit être possible d’envisager un fonds centré sur les migrations intra-européennes, en soutien des énergies nationales, en direction de formes de pauvretés extrêmes, en particulier des enfants.
Orientation 3 – Une idée pour débattre : favoriser la consommation responsable
Combattre la pauvreté des enfants, c’est indiscutablement chercher à augmenter les ressources de leurs parents (par l’emploi ou par de la redistribution ajustée). C’est, tout aussi indiscutablement, chercher à mettre un terme à ce tout qui porte atteinte à leur dignité et à leurs droits fondamentaux. La pauvreté infantile passe par le niveau de vie dans la famille mais se concrétise par la honte de ce que sont les situations que les enfants veulent cacher et masquer, et que leurs parents cherchent à atténuer. Il en va là des services et produits qui peuvent être fournis aux enfants. Or les pauvres, en proportion de leurs revenus, paient plus pour une grande partie des biens et services25. C’est le cas aussi bien pour des services et produits de base que pour des consommations de plaisir. Il est certainement assez peu efficient d’augmenter les dépenses sociales si celles-ci doivent concourir à l’achat de biens et services dont les prix sont indécents. Moralement, riches comme pauvres font certainement ce qu’ils souhaitent. Mais il importe de pouvoir limiter – sans les interdire, naturellement – des consommations qui posent problème. Il en va de toutes les incitations à acheter des vêtements griffés (notamment de sport) ou à disposer des dernières frivolités électroniques.
Cette proposition n’a rien d’évident, tant dans le fond que dans son éventuelle mise en œuvre. Reste que le problème est grave, particulièrement préoccupant dans les cours d’école. Il ne se limite pas au maillot de football, mais s’étend à toutes les consommations fortement incitées par un marketing très offensif. La panoplie compose, au-delà même d’ailleurs des prix prohibitifs pour les plus pauvres (à moins de recourir à la contrefaçon et autres débrouilles illégales), des perturbations graves à la bonne vie des établissements scolaires, notamment dans les quartiers défavorisés. Tous ces vêtements et appareils ne sauraient être définitivement proscrits. Si l’on n’arrive pas à en limiter les prix, il faut de toutes les manières en limiter la présence à l’école. La voie du retour à un uniforme, dans le monde scolaire, a toute sa pertinence.
Pour quelques jalons sociologiques et philosophiques, voir des ouvrages importants, traitant de l’orientation des politiques sociales et de la marchandisation du monde, apportant des éclairages importants sur la nature de l’argent et des inégalités. On débutera par Lee Rainwater, What Money Inequality and the Social Meanings of Income (BasicBooks, 1974) auquel répond Susan E. Mayer, What Money Can’t Buy. Family Income and Children’s Life Chances (Harvard University Press, 1997). Sous le même titre Michael Sandel, What Money Can’t Buy. The Moral Limits of Markets (Farrar, Straus and Giroux, 2013, traduit sous le titre Ce que l’argent ne saurait acheter. Les limites morales du marché, Le Seuil, 2014) déplore le passage d’une économie de marché à une société de marché.
La lutte contre la pauvreté des enfants passe par des connaissances ajustées (qui ne sont pas forcément difficiles à produire), des réformes socio-fiscales d’ampleur (très compliquées à décider et à mettre en œuvre), des interventions spécifiques (nécessitant du courage pour dépasser les polémiques). Elle passe également par des mesures qui n’ont rien de seulement symbolique. Il s’agit de réduire la séduction que cherchent à entraîner des industries et un marketing agressifs en faveur de l’inutile et des inégalités. Ce dernier thème, moins technique que la statistique ou l’horlogerie des prestations socio-fiscales, est assurément plus philosophique. Des positions diverses s’entrechoquent, sur le statut de l’argent, sur ce qui a vraiment de la valeur, sur ce qui concourt vraiment à l’éducation et à l’édification26. On ne saurait définitivement trancher dans un sens ou un autre – sauf, comme ici, sur le maillot de football et l’uniforme scolaire –, mais c’est aussi sur ces aspects que doit intervenir le débat pour mener à bien une stratégie efficace contre la pauvreté des enfants.
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