Fratelli d’Italia : héritage néofasciste, populisme et conservatisme
Nouveau parti ou dernier chapitre d'une longue histoire ?Introduction
Le débat sur l’identité politique de Fratelli d’Italie
La longue marche de la « droite » italienne depuis 1945
La stratégie de l’intégration au sein de la droite : le Movimento sociale italiano (MSI)
La stratégie du recentrage. Gianfranco Fini et Alleanza nazionale
La stratégie populiste : la Lega de Matteo Salvini
De la scission du Popolo della Libertà à l’accès au pouvoir : l’ascension fulgurante de Giorgia Meloni
Aujourd’hui, qu’en est-il aux plans idéologique, organisationnel et européen ?
Au plan idéologique
Au plan organisationnel
Au plan européen
Annexe I
Annexe II
Résumé
En Italie, le 25 septembre 2022, Fratelli d’Italia a remporté les élections législatives, dans le cadre d’une coalition des droites (que les Italiens qualifient de coalizione di centro-destra, c’est-à-dire « coalition de centre-droit »), comprenant Forza Italia, le parti de Silvio Berlusconi, et la Lega, le parti de Matteo Salvini. Cette victoire a débouché sur l’investiture du gouvernement dirigé par Giorgia Meloni.
Le succès électoral de Fratelli d’Italia, qui avait été anticipé, a suscité un regain d’intérêt pour ce parti de la part du monde académique, notamment pour l’identité de cette force politique. S’agit-il de la dernière manifestation d’une famille politique plongeant ses racines dans l’expérience fasciste, commencée un siècle plus tôt, ou bien s’agit-il d’une droite radicale populiste, en plein essor en Europe depuis les années 1990, ou encore d’un parti inédit, hybride, combinant des éléments de l’ancienne extrême-droite néofasciste, du populisme de droite et du conservatisme contemporain ?
Marco Tarchi dresse un bilan du débat actuel, analysant l’origine et l’histoire de cette force, ainsi que les éléments de continuité et de rupture avec les partis qui l’ont précédée et qui procèdent de la même filiation politique, à savoir le Movimento Sociale Italiano, le MSI, et l’Alleanza nazionale, l’AN. Le politologue met également en lumière les facteurs ayant déterminé la montée en puissance de Fratelli d’Italia, et les défis idéologique, organisationnel et européen auxquels ce parti est désormais
confronté.
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Professeur de théorie politique et communication politique à l'École de Sciences Politiques Cesare Alfieri de l'Université de Florence.
Italie 2022 : populismes et droitisation
Un an de populisme italien
L'Italie aux urnes
Où en est la droite? L’Italie
L'émergence d'une gauche conservatrice en Allemagne : l'Alliance Sahra Wagenknecht pour la raison et la justice (BSW)
La conversion des Européens aux valeurs de droite
Saxe et Brandebourg. Percée électorale de l'AfD lors des élections régionales du 1er septembre 2019
Vox, la fin de l'exception espagnole
Alternative für Deutschland : de la création en 2013, aux élections régionales de Hesse d'octobre 2018
Les "Démocrates de Suède" : un vote anti-immigration
Autriche : Virage à droite
Le Front national face à l’obstacle du second tour
L'Autriche des populistes
Le Front national en campagnes. Les agriculteurs et le vote FN.
Régionales 2015 (1) : vote FN et attentats
Statue de Dioscure, Palazzo della Civiltà Italiana, EUR, Rome, Italie, 1938-1943.
Introduction
Voir Francesco Boezi, Fenomeno Meloni. Viaggio nella « generazione Atreju », Gondolin, Verona 2020 ; Fabrizio Frullani, Da destra a destra. Storia, scena e retroscena del cammino di Fratelli d’Italia, Secop, Corato 2020 ; Francesco Giubilei, Giorgia Meloni. La rivoluzione dei conservatori, Giubilei-Regnani, Roma-Cesena 2020 ; Claudio Sabelli Fioretti, Giorgia on my mind. Le parole della leader della destra italiana, Aliberti, Reggio Emilia, 2022. Plus critique, le point de vue de Luigi Copertino, Le colpe dei padri e le ambiguità dei figli. Il peccato
originale della destra italiana, La Vela, Lucques, 2022, en particulier les pages 61-106. Après les élections, ce genre littéraire a été rejoint par un genre dénigrant, avec Andrea Palladino, Meloni segreta, Ponte alle Grazie, Milan, 2023.
Giorgia Meloni, Io sono Giorgia, Rizzoli, Milan, 2021, et pour l’édition française : Giorgia Meloni, Mon itinéraire. Autobiographie d’une leader politique conservatrice, Chora, 2022.
Voir Marco Tarchi, « Voters without a Party : the ‘Long Decade’ of the Italian Centre-Right and its Uncertain Future », in South European Society and Politics, XXIII, 1, 2018, pp. 147-162 ; Elisabetta De Giorgi et Filippo Tronconi, « The Centre-right in a Search for Unity and the Re-emergence of the Neo-Fascist Right », in Contemporary Italian Politics, X, 4, 2018, pp. 330-345 ; Pietro Castelli Gattinara et Caterina Froio, « Italy : the mainstream right and its allies », 1994-2018, in Tim Bale and Cristóbal Rovira Kaltwasser (EDS.), Riding the Populist Wave. Europe’ Mainstream Right in Crisis, Cambridge University Press, Cambridge 2021, pp. 170-192 ; Mattia Zulianello, « Varieties of Populist Parties and Party Systems » in Europe : From State-of-the-Art to the Application of a Novel Classification Scheme to 66 Parties in 33 Countries », in Government and Opposition, LV, 2, 2020, pp. 327-347.
Voir Leonardo Puleo et Gianluca Piccolino, « Back to the Post Fascist Past or Landing » in the Populist Radical Right ? The Brothers of Italy Between Continuity and Change », in South European Society & Politics, 2022, pp. 1-25 [en ligne] ; Alessia Donà, « The Rise of the Radical Right in Italy : The Case of Fratelli d’Italia », in Journal of Modern Italian Studies, XXVII, 5, 2022, pp. 775-794 ; Sofia Ventura, Giorgia Meloni e Fratelli d’Italia. Un partito personalizzato tra destra estrema e destra radicale, Friedrich-Ebert-Stiftung Italia, s.l. 2022 ; Gianfranco Baldini, Filippo Tronconi et Davide Angelucci, « Yet Another Populist Party ? Understanding the Rise of Brothers of Italy », in South European Society & Politics, 2023, [en ligne] ; Joanna Sondel Cedarmas, « Giorgia Meloni’s new Europe. Europe of sovereign nations in the Brothers of Italy party manifestos », in Joanna Sondel-Cedarmas et Francesco Berti (eds.), The right-wing critique of Europe : nationalist, sovereignist and right-wing populist attitudes to the EU, Routledge, Abingdon, NY 2022, pp. 60-75 ; Marco Valbruzzi et Sofia Ventura, Fratelli d’Italia and Lega. Diversamente populisti di destra, Friedrich-Ebert-Stiftung Italia, s.l. 2023 ; Davide Vampa, Brothers of Italy. A New Populist Wave in an Unstable Party System, Palgrave Macmillan, Londres 2023 ; Salvatore Vassallo et Rinaldo Vignati, Fratelli di Giorgia. Il partito della destra nazional-conservatrice, il Mulino, Bologne, 2023 ; Piero Ignazi, « Postfazione. L’altalenante percorso della Fiamma 1990-2022 », in Piero Ignazi, Il polo escluso. Profilo del Movimento Sociale Italiano, troisième édition, il Mulino, Bologne, 2023, en particulier pp. 439-452.
Comme on pouvait aisément le prévoir, le succès obtenu aux élections législatives italiennes du 25 septembre 2022 (26% des voix, 118 députés et 66 sénateurs élus) et la nomination de son leader Giorgia Meloni au poste de Premier ministre ont suscité, bien après l’attention portée par les médias, l’intérêt des milieux académiques pour l’étude du parti Fratelli d’Italia (FdI). Jusqu’à un an avant cet événement électoral, la production de livres et d’articles sur le sujet était restée limitée à des travaux journalistiques, non exempts dans certains cas d’intentions apologétiques ou propagandistes1, et à l’autobiographie de la principale protagoniste2 de l’ascension d’un parti qui, au moins jusqu’en 2019, avait été considéré par les observateurs comme marginal et destiné à jouer un rôle secondaire non seulement dans le cadre du système politique italien, mais aussi au sein de la coalition de centre-droit, qui était alors dirigée par la Lega de Matteo Salvini.
Dans la sphère scientifique, les citations avaient été rares et se limitaient le plus souvent à des mentions rapides dans des articles de portée plus générale3. En revanche, la formation du gouvernement dirigé par Giorgia Meloni a provoqué une importante floraison de contributions – livres et articles publiés dans des revues internationales4 –, qui a ouvert une première série de débats sur l’histoire encore brève du parti, les raisons de sa naissance et les facteurs qui lui ont permis de devenir, en moins de dix ans, le parti préféré des Italiens.
Le débat sur l’identité politique de Fratelli d’Italie
Il existe aujourd’hui une vaste littérature scientifique sur ce type de parti. Elle a été inaugurée par Hans-Georg Betz, Radical Right-Wing Populism in Western Europe, Palgrave macmillan, Londres, 1994.
Voir Piero Ignazi, op. cit. p. 12. Dans la préface du volume, Ignazi décrit les fondateurs de Fratelli d’Italia comme ceux qui n’acceptent pas la « dissimulation » de l’idéologie originale et décident de « raviver la flamme », en reproduisant la « mimesis » basée sur la « sous-estimation et l’euphémisation du régime fasciste ».
Ibid, pp. 441, 443-445, 449.
Salvatore Vassallo et Rinaldo Vignati, op. cit. p. 16-17. Cette dénomination a été adoptée aussi par l’auteur de cet article dans Marco Tarchi et Antonio Carioti, Le tre età della Fiamma. Da Giorgio Almirante a Giorgia Meloni, Solferino, Milan, 2024.
La discussion a surtout porté sur l’identité de FdI, les fondements idéologiques de son discours politique et le contenu de ses programmes. Avec une question sous-jacente : sommes-nous face à un parti au moins partiellement nouveau ou simplement au représentant le plus récent et le plus moderne d’une tradition qui plonge ses racines dans un chapitre de l’histoire italienne, ouvert il y a un siècle, par l’avènement du fascisme ? Ou, pour le dire autrement, Fratelli d’Italia appartient-il encore au domaine du néofascisme ou doit-il être considéré comme un représentant de la famille de la droite radicale populiste ? Ou bien faut-il y voir l’expression d’un genre nouveau, hybride, combinant certains aspects de l’ancienne extrême droite, d’autres du national-populisme qui a fleuri dans presque tous les pays européens depuis les années 19905 et d’autres encore du conservatisme ?
Les partisans de la première hypothèse soulignent que nombre des cadres du parti – son président, plus des trois quarts des membres des organes de direction, de nombreux représentants au Parlement et dans les conseils régionaux et municipaux – proviennent du Movimento sociale italiano (MSI) ou de Alleanza nazionale (AN), qui lui a succédé en 1995, et que, dans les discours officiels de sa présidente, même depuis qu’elle est à la tête du Gouvernement, il est souvent fait référence à la « longue histoire » dont FdI est l’héritier. En outre, le siège actuel du parti a la même adresse que ses prédécesseurs, au 39 Via della Scrofa à Rome, et même dans le reste de l’Italie, dans de nombreux cas, ses fédérations et sections sont restées, ou sont retournées, dans les locaux où se trouvait Alleanza nazionale. Pour certains observateurs, ces éléments suffiraient à établir un rapport de continuité substantielle entre le présent et le passé. Et même le premier des universitaires à avoir abordé l’étude du MSI de manière scientifique, en 1989, le politologue de l’université de Bologne Piero Ignazi, en examinant les documents et les programmes de Fratelli d’Italia, soutien cette interprétation.
Dans la postface de la récente nouvelle édition de son livre le plus connu, Il polo escluso, dans lequel il essaie de résumer les développements de la « droite nationale » italienne au cours des trente-trois dernières années (de 1990 à 2022), Ignazi affirme que le parti de Giorgia Meloni n’est rien d’autre que le produit de nostalgiques du MSI6 qui, sans le déclarer ouvertement, visent simplement à ressusciter Alleanza nazionale (AN). Les étapes de son parcours de décembre 2012 à aujourd’hui sont considérées comme autant de pas sur la « route d’un nostalgisme plus ou moins voilé, saupoudré d’abondantes doses de souverainisme eurosceptique et d’impulsions xénophobes et sécuritaires ». Selon Ignazi, les thèses exprimées dans la motion du deuxième congrès du parti en 2017 (sur lesquelles nous reviendrons) « dénotent une intime harmonie sentimentale et idéologique avec le néofascisme, dont on revendique une continuité idéale ». Et de ce « rapport irrésolu avec le passé », le parti ne s’en débarrassera pas même au cours de la décennie suivante, continuant à afficher une « vision populiste et conspiratrice » et un « substrat illibéral », que l’« utilisation séduisante de la figure de Giorgia Meloni, représentante politique dévouée, convaincue et passionnée, mais débordante de sentiments maternels et amicaux » ne fera que dissimuler.
Piero Ignazi reconnaît que le FdI a subi un changement dans sa transition d’un rôle d’opposition à celui des responsabilités gouvernementales, toutefois il considère que ce changement pourrait être « instrumental et conjoncturel ». Et, par conséquent, dans son interprétation, il souligne ce qu’il considère comme le « ton revanchard, voire nostalgique, typique d’une communauté qui se sent toujours fidèle à l' »Idée », c’est-à-dire à l’idéologie fasciste, plus ou moins recalibrée dans la période d’après-guerre », des discours qui auraient caractérisé la convention avec laquelle Fratelli d’Italia, le 14 décembre 2022, a célébré ses dix premières années d’existence et la « continuité politico-idéale avec le MSI, idéalisé comme un parti démocratique » alors que, écrit l’universitaire, il « avait été défini à juste titre par le maître de la science politique Giovanni Sartori comme un parti « antisystème »7 ».
Un autre argument souvent cité dans le débat sur les connotations idéologiques de Fratelli d’Italia est la présence, dans son symbole, de la flamme tricolore, que le MSI a adoptée dès le début et que, malgré de forts débats internes et des pressions externes, Alleanza nazionale a maintenue jusqu’à ce que son leader Gianfranco Fini a décidé de la dissoudre pour fusionner au sein du Popolo della libertà, l’éphémère parti unique de centre-droit voulu et dirigé par Silvio Berlusconi. Même ceux qui admettent l’évolution du parti au cours de ses dix ans d’existence ne peuvent s’empêcher de remarquer que, toujours en raison de cette caractéristique, le FdI ne manque pas d’être décrit comme « le troisième parti de la flamme »8 et donc lié, dans une certaine mesure, aux événements du néofascisme italien. L’affirmation est sans aucun doute acceptable, mais pour comprendre si Fratelli d’Italia a réussi à s’émanciper de l’histoire à laquelle il appartient, et, si oui, comment et pourquoi, il est nécessaire d’examiner la complexité de la trajectoire de ses « ancêtres » dans l’Italie de l’après-guerre.
La longue marche de la « droite » italienne depuis 1945
Voir Marco Tarchi, Esuli in patria. I fascisti nell’Italia repubblicana, Guanda, Parme, 1995.
Pendant plus de cinquante ans, le terme « néofascisme » a été utilisé presque exclusivement en Italie pour caractériser le courant politique qui, dans d’autres pays, était appelé « extrême droite ». Cette dénomination avait pour but de circonscrire la dimension du phénomène à un désir de revanche, ou du moins de vengeance, de ceux qui avaient été vaincus dans la guerre civile qui avait ensanglanté le pays de septembre 1943 à avril 1945 et qui se sentaient, dans le nouvel État républicain, dans la condition psychologique d’« exilés dans leur patrie »9.
La stratégie de l’intégration au sein de la droite : le Movimento sociale italiano (MSI)
Voir Sandro Setta, L’Uomo Qualunque (1944-1948), Laterza, Bari, 1975 ; Marco Tarchi, Italia populista. Dal qualunquismo a Beppe Grillo, il Mulino, Bologne, 2015.
Voir Angelo Michele Imbriani, Vento del Sud. Moderati, reactionari, qualunquisti (1943-1948), il Mulino, Bologne, 1996.
Dans cette étude, lorsque le type d’élection n’est pas spécifié, il s’agit de l’élection de la Chambre des députés.
Voir Giuseppe Parlato, La fiamma dimezzata. Almirante e la scissione di Democrazia Nazionale, Luni, Milan, 2017.
Voir Marco Tarchi, Cinquant’anni di nostalgia. La destra italiana dopo il fascismo, Rizzoli, Milan, 1995.
Avec la chute définitive du fascisme et la mort de Mussolini, il ne leur reste plus qu’à cultiver la nostalgie d’une époque désormais révolue ou à s’isoler dans le ressentiment et un vain désir de revanche. Le 26 décembre 1946, la naissance du Movimento sociale italiano offre un foyer à ces dizaines de milliers d’anciens combattants qui ont été dans le « mauvais camp », celui des perdants, pendant la guerre civile, bien qu’incapable, dès les premières élections législatives du 18 avril 1948, de recueillir les voix de la plupart des nombreux Italiens qui avaient manifesté leur soutien à Mussolini jusqu’à la chute du régime – et qui, aux premiers signes de la guerre froide, avaient décidé de soutenir la Démocratie chrétienne (DC) pour créer un « barrage » contre le communisme. La DC parvint à donner à cette niche d’irréductibles disciples posthumes du Duce une représentation institutionnelle en faisant entrer au Parlement une poignée de députés et de sénateurs.
L’effondrement du fascisme avait cependant entraîné un autre effet politique crucial : en effet, il avait fait disparaître la droite « constitutionnelle », héritière de l’une des nombreuses traditions politiques qui avaient animé le Risorgimento, dont les représentants, face à l’avancée impétueuse des fascistes et à l’instauration de l’État autoritaire, s’étaient retirés de la vie publique ou avaient accepté un rôle de partisans du régime. Accusés de s’être compromis avec la dictature, ou d’avoir favorisé son avènement, les libéraux modérés et les conservateurs avaient presque disparu de la scène. Le système politique républicain s’est donc installé sur de nouvelles bases, s’articulant principalement autour d’un parti centriste à majorité relative, la Démocratie chrétienne (DC), d’un parti d’opposition nettement orienté à gauche, le Parti communiste italien (PCI), du Parti socialiste italien (PSI), moins radical et moins fort, et d’un petit nombre de formations mineures, dont les Républicains et les Sociaux-démocrates, destinées à jouer le rôle d’alliés ou de rivaux de la Démocratie chrétienne selon les circonstances et les convenances du parti majoritaire. Des formations plus ou moins éphémères – du Fronte dell’Uomo Qualunque (Front de l’homme ordinaire), premier représentant de la riche descendance du populisme italien10, aux différents partis monarchistes11 – s’insèrent progressivement dans l’espace étroit de la droite, sans jamais pouvoir exercer une réelle influence sur la dynamique gouvernementale. Ce n’est qu’au prix de nombreuses discussions internes, de déchirures et de scissions, provoquées par le refus de nombre de ses représentants de conclure des accords avec les « traîtres » qui, en 1943, avaient préféré le roi à Mussolini, ou d’atténuer, au nom de la « défense de l’Occident », l’hostilité envers les anciens ennemis d’outre-mer et d’accepter l’adhésion de l’Italie à l’OTAN, que le MSI parvient, au début des années 1950, à s’intégrer à cet espace.
Pendant un demi-siècle, le MSI a donc exercé un monopole substantiel sur l’espace politico-électoral de la droite, sans toutefois parvenir à se défaire de l’étiquette d’extrémisme que ses adversaires lui avaient collée. Les efforts de son leader modéré Arturo Michelini (qui reste à la tête du parti de 1954 à 1969) pour conclure une alliance avec les libéraux et les monarchistes et donner vie à ce que l’on appelait la « grande droite » échouent, de même que les tentatives de l’inclure, dans une fonction anticommuniste, dans des coalitions gouvernementales dominées par la DC. À certaines occasions, les démocrates-chrétiens ont accepté les voix du MSI au Parlement afin de contrebalancer la défection temporaire de certains de leurs alliés gouvernementaux et de réussir à faire passer des lois controversées, mais lorsque le soutien des députés et des sénateurs du MSI s’est avéré indispensable pour le lancement du cabinet unicolore dirigé par Fernando Tambroni, au printemps 1960, les démocrates-chrétiens ont préféré forcer le chef du gouvernement à démissionner et ouvrir la voie à la première coalition de centre-gauche avec les socialistes. La crainte d’être accusé de collusion avec les fascistes était trop forte.
Ces échecs ont suscité de vives controverses au sein du MSI, qui ont parfois conduit à des scissions des composantes les plus radicales. Cependant, aucun des groupes qui ont tenté de contester la domination du MSI sur son « terrain de chasse » habituel au fil des décennies n’est jamais parvenu à s’implanter solidement sur le territoire ou à obtenir un nombre significatif d’électeurs (en outre, rares sont ceux qui ont tenté de se confronter à l’épreuve des urnes), ce qui a poussé la plupart d’entre eux à se tourner vers des formes d’action violentes ou à cultiver des projets de coup d’État. Les années 1970, connues sous le nom d’« années de plomb », ont vu certains de ces petits mouvements impliqués dans ce que l’on appelle la « stratégie de la tension », entre épisodes terroristes et collusion avec des secteurs « déviants » de l’appareil de sécurité de l’État.
Dès les années 1960, le MSI cherche à accentuer ses références à la droite, au point de changer de nom et de symbole en 1971 pour devenir le Movimento Sociale Italiano Destra nazionale (MSI-DN), afin d’absorber ce qui restait du dernier parti monarchiste. Bien qu’il continue à obtenir des représentants au Parlement et dans les conseils locaux à chaque élection, et qu’il atténue de plus en plus ses références ouvertes au fascisme, désormais limitées à la rhétorique utilisée dans les réunions avec la base militante et lors des congrès, il ne parvient pas à sortir de sa marginalité dans le scénario politique italien. Même le renouveau militant mis en place par le secrétariat de Giorgio Almirante (qui dura de 1969 à 1987) ne parvint pas à rompre son isolement, qui le cantonnait à un soutien électoral situé autour de 5-6% – à la seule exception des 8,7% atteints en 197212 – alors même que dans d’autres pays européens des formations politiques nées à l’extrême droite, comme le Front national de Jean-Marie Le Pen en France ou le Freiheitliche Partei Österreichs de Jörg Haider en Autriche, commençaient à renouveler leurs programmes et à élargir leur base électorale. Et cette longue période de blocage provoque de nouveaux affrontements internes, cette fois avec le courant plus modéré qui veut transformer le parti en une formation libérale-conservatrice de droite « normale », avec pour conséquence la scission, fin 1976, de la moitié des membres des groupes parlementaires à la Chambre et au Sénat et la naissance de Democrazia Nazionale, destinée à disparaître au bout de trois ans seulement, en raison du dérisoire 0,6% obtenu aux élections de 197913. À partir de ce moment, et jusqu’au début des années 1990, le MSI a traversé une longue phase d’immobilisme, tant politique qu’électoral, bien qu’il ait connu deux changements de secrétaires nationaux (Gianfranco Fini de 1987 à 1990, Pino Rauti en 1990-1991, puis Fini à nouveau)14.
La stratégie du recentrage. Gianfranco Fini et Alleanza nazionale
Voir Roberto Chiarini, « La destra italiana. Il paradosso di una identità illegittima », in Italia contemporanea, 185, 1991, pp. 581-600.
Voir Marco Tarchi, Dal Msi ad An. Organizzazione e strategie, il Mulino, Bologne 1997.
Piero Ignazi, L’estrema destra in Europa, Il Mulino, Bologne, 2000 [1994], p. 56.
Voir Piero Ignazi, Postfascisti ?, Il Mulino, Bologne, 1994.
Voir Herbert Kitschelt, The Radical Right in Western Europe, University of Michigan Press, Ann Arbor 1995; Jeffrey Kaplan et Leonard Weinberg, The Emergence of a Euro-American Radical Right, Rutgers University Press, New Brunswick-London 1998. L’expression était à l’origine réservée aux études sur le scénario américain : voir Daniel Bell (éd.), The Radical Right, Doubleday Anchor Books, Garden City, N.Y. 1963.
Piero Ignazi, Il polo escluso. Profilo del Movimento Sociale Italiano, troisième édition, il Mulino, Bologne, 2023, p. 422.
Lors de la conférence programmatique d’Alleanza nazionale, qui se tient à Vérone du 27 février au 1er mars 1998, au lendemain du discours dans lequel Fini a proclamé la fin de l’ère de l’affrontement entre fascistes et communistes, Berlusconi fait distribuer aux participants un exemplaire du Libro nero del comunismo (Le Livre noir du communisme), que la maison d’édition Mondadori, qu’il contrôlait, vient de publier, et prononce un vibrant discours contre les crimes de ses ennemis politiques, affirmant que leur évolution démocratique n’est qu’apparente.
Il a fallu la crise des partis traditionnels qui a suivi le scandale Tangentopoli (la découverte par la justice milanaise d’un vaste réseau de corruption administrative et d’un système de financement illégal des partis) pour changer cet état de fait et inaugurer un nouveau chapitre de l’histoire de la droite en Italie. Le discrédit des formations qui ont gouverné le pays pendant près de cinquante ans a fait de ce qui était une faiblesse du MSI, son long éloignement des lieux de pouvoir, un point de force, lui permettant de revendiquer ses « mains propres » face à la malhonnêteté du reste de la classe politique. Grâce aux premiers succès électoraux notables obtenus en 1993 lors d’une série d’élections municipales, le parti, qui avait toujours souffert du poids de son « identité illégitime »15, réussit enfin, un an plus tard, après l’entrée en scène de Berlusconi comme fédérateur d’un large front de forces hostiles à la gauche et l’adoption d’une nouvelle loi électorale, à obtenir un rôle au sein du gouvernement, changeant ensuite de nom pour devenir Alleanza nazionale et accentuant encore sa prise de distance par rapport au fascisme16.
Alors que cela se passait en Italie, dans d’autres pays européens, ce qu’Ignazi a proposé d’appeler « l’extrême droite post-industrielle », prenait forme, à la différence de l’extrême droite « traditionnelle » encore liée à la mémoire et au culte du fascisme. Tout en continuant à croire que certains traits antisystèmes et une idéologie délégitimant la démocratie libérale sont présents dans les partis relevant de cette famille, Ignazi estime qu’ils ne peuvent être considérés comme « une revitalisation du « mythe palingénésique » du fascisme [car] ils offrent une réponse aux conflits de la société contemporaine (c’est la clé de leur succès) ». Pour ces formations, « la défense de la communauté naturelle contre la présence étrangère (d’où le racisme et la xénophobie) est avant tout une réponse identitaire à l’atomisation et à la dépersonnalisation ; l’invocation de la loi et de l’ordre, l’appel direct au peuple et l’agacement à l’égard des mécanismes représentatifs répondent au besoin d’autorité et d’orientation dans une société où l’autoréalisation et l’individualisme ont déchiré les mailles protectrices des liens sociaux traditionnels ; la récupération des valeurs morales traditionnelles est la réponse au libertarisme post-matérialiste17 ».
Héritière directe du MSI, selon Ignazi, Alleanza nazionale n’avait pas adopté cette forme innovante, restant dans les limbes d’un « post-fascisme » aux contours encore incertains18 et qui ne conduirait que plus tard à une véritable évolution par rapport à ses positions d’origine. Son émergence a toutefois mis fin à la longue période de monopole du néofascisme sur l’extrême droite et a révélé un scénario caractérisé par trois voies distinctes et concurrentes de développement de ce que la littérature académique a appelé le radicalisme de droite19 : un fondamentalisme idéologique combiné avec le populisme et le national conservatisme.
La première de ces voies a été empruntée, depuis le congrès de Fiuggi de janvier 1995 au cours duquel l’autodissolution du MSI a été décidée, par tous les groupes qui ont refusé d’abandonner leur identification à l’expérience fasciste et qui, malgré la mobilisation continue et intense de leur base militante, n’ont réussi ni à briser le cordon sanitaire érigé par les autres forces politiques, ni à sortir de la marginalité. L’inconsistance flagrante de leur base électorale (les listes liées à ce champ politique, dans leur ensemble, n’ont pas dépassé 1,3% aux législatives de 2018) a marqué la défaite définitive de cette option. Les deux autres ont dû attendre que la poussée initiale de Alleanza nazionale s’estompe pour être plus clairement délimitées.
Entre 1995 et 2009, l’espace électoral de la droite dans le système italien s’est élargi jusqu’à dépasser le seuil des 15% (15,7% en 1996, auxquels s’ajoutent les 0,9% des concurrents du Movimento Sociale-Fiamma Tricolore, un petit parti nostalgique dirigé par l’ancien secrétaire du MSI Pino Rauti), mais en même temps son influence politique, qui au début de Tangentopoli avait semblé croître fortement (le MSI ayant pu dépasser les 30% aux élections municipales de Rome et de Naples et remporter trente-trois administrations municipales dans des villes de plus de 15.000 habitants entre le printemps et l’automne 1993) s’est rétrécie. Bien qu’admise dès 1994 dans la coalition que Berlusconi avait créée pour pouvoir vaincre l’union des forces de gauche, Alleanza nazionale a souffert dès le départ d’être un « partenaire junior » de cette alliance, en raison de la plus grande force électorale de Forza Italia et surtout de la prépondérance de la figure médiatique du Premier ministre. Si, d’une part, l’entrée dans le gouvernement avec cinq ministres et douze sous secrétaires d’État a été un succès très important, marquant la fin de l’exclusion des néofascistes des jeux de pouvoir, d’autre part, la gestion des relations avec les alliés ne s’est pas avérée facile. Les frictions les plus importantes ont eu lieu avec la Lega Nord, dont le programme fédéraliste – expression d’une idéologie sécessionniste – contrastait fortement avec le nationalisme et le centralisme d’Alleanza nazionale, mais aussi avec la composante ex-démocrate-chrétienne et avec Forza Italia, où des désaccords sont apparus de temps à autre.
Dès 1996, certaines divergences stratégiques entre les membres de la coalition sont apparues. Fini, qui tendait de plus en plus à personnaliser son leadership et à gouverner seul le parti en faisant usage des pouvoirs extrêmement étendus que lui conférait le statut, sans tenir compte des exigences – souvent divergentes – des courants internes, s’opposa au choix de Berlusconi de permettre la naissance d’un gouvernement technique soutenu par la quasi-totalité des groupes présents au Parlement, et préféra provoquer des élections législatives anticipées, dans l’espoir d’obtenir un résultat qui remettrait en cause la position du fondateur de Forza Italia en tant que leader absolu de la coalition. La manœuvre échoua, mais AN réalisa un score historique, avec 15,7% des suffrages exprimés, et son président décida alors de rendre encore plus évidente la concurrence directe avec Forza Italia. Pour ce faire, écrit Ignazi, il « mit l’accent sur une certaine distance et une séparation par rapport à son propre parti afin de maximiser politiquement le succès d’image dont il jouissait20 » et multiplia les occasions de contestation. En d’autres termes, pour ne pas subir les conséquences de son image de membre extrême de l’alliance, il décida de rapprocher son parti du centre. La réponse de Berlusconi fut de radicaliser sa critique de la gauche, avec laquelle Fini cherchait à établir un dialogue pour parvenir à une réforme partagée des institutions au sens présidentiel, en se présentant comme le véritable rempart contre la conquête du pouvoir par les anciens communistes21.
Dès lors, les relations personnelles entre les deux hommes commencèrent également à s’envenimer, tandis qu’au sein du parti se creusait le fossé entre une inspiration libérale, favorable aux privatisations et aux lois du marché, et une inspiration « sociale », dans laquelle la méfiance à l’égard du capitalisme subsistait. La stratégie de Fini connut deux défaites en 1999 ; d’abord lors du référendum sur la loi électorale qui, en éliminant définitivement l’attribution proportionnelle d’une partie des sièges parlementaires, aurait rendu Alleanza nazionale indispensable – et donc influente – dans toute future coalition de centre-droit, puis lors des élections européennes, où Alleanza nazionale avait renoncé à son symbole pour présenter une liste comprenant des représentants du Parti populaire, héritier de la DC, et du Parti radical, connu pour ses positions progressistes, perdant ainsi un tiers des électeurs qu’elle avait gagnés cinq ans plus tôt.
Malgré le succès du centre-droit aux élections législatives de 2001 (49,6% des suffrages exprimés) et le retour au gouvernement, dans lequel Fini s’est vu confier la vice-présidence, le projet cultivé par le président de Alleanza nazionale n’a pas progressé. Son parti chute à 12%, tandis que la réintégration de la Lega Nord dans la coalition, après la rude confrontation des années précédentes, complique encore les accords sur la ligne politique et économico-sociale à suivre. Les affrontements entre les deux partis sont devenus fréquents, obligeant Berlusconi à modifier la composition de l’exécutif en juillet 2004 et à demander à nouveau un vote de confiance au Parlement. Entre-temps, le leader d’Alleanza nazionale a trouvé de nouvelles façons d’accentuer sa prise de distance avec les idées auxquelles la majorité des membres de son parti était restée attachée : c’est ainsi que Gianfranco Fini a proposé d’accorder le droit de vote aux immigrés lors des élections locales puis, lors d’un voyage en Israël, de qualifier de « mal absolu » la période du régime fasciste postérieure à 1938, en particulier ses lois raciales, de défendre la procréation médicalement assistée contre l’avis du Vatican. Ces propositions ont sonné comme autant de ruptures avec la tradition idéologique et culturelle dont AN était issue, et c’est bien comme cela qu’elles ont été considérées par de nombreux membres de la direction du parti, accentuant le clivage interne. Sans céder aux appels des dissidents, Fini a continué sur la voie du rapprochement avec les milieux libéraux-conservateurs européens, citant José María Aznar, Nicolas Sarkozy et David Cameron comme modèles d’une droite moderne, quitte à provoquer une scission plus importante que les précédentes, celle de La Destra, qui obtiendra un score de 2,8% aux élections législatives de 2008.
Le retour au gouvernement à la suite du succès de la coalition de centre-droit aux élections de 2008 n’a pas arrangé les choses. En novembre 2007, Fini avait publiquement menacé d’abandonner l’alliance, dénonçant son incapacité à s’attaquer aux problèmes les plus urgents du moment. Le même jour, Berlusconi lui avait répondu en annonçant, sans aucune consultation préalable, la naissance d’un nouveau parti, le Popolo della libertà (PdL). Dans un premier temps, la réaction de Fini a été dure et s’est accompagnée d’une tentative de création d’un parti alternatif, l’Alliance pour l’Italie, mais la chute du gouvernement Prodi a empêché le succès de l’opération et, compte tenu du calendrier serré de la campagne électorale à venir, l’a contraint à rejoindre le cartel voulu par le Cavaliere. Entre-temps, la fondation Fare Futuro, créée par l’aile libérale du parti, a continué à nouer des contacts avec des personnalités du centre et de la gauche modérée, dans le but de trouver des interlocuteurs disposés à légitimer Fini comme successeur de Berlusconi à la tête du camp modéré. En choisissant d’être élu président de la Chambre des députés, l’ancien président de Alleanza nazionale a voulu assumer un profil super partes, en l’opposant de façon de plus en plus évidente à la figure controversée de son allié-adversaire loin du « bon ton » institutionnel. Les affrontements devinrent si fréquents que les relations entre les deux hommes se rompirent définitivement : après une vive querelle, Fini fut exclu du PdL et créa d’abord son propre groupe parlementaire, puis un parti, Futuro e Libertà per l’Italia (FLI), pour tenter, en vain, de remettre en cause le gouvernement auquel il avait participé. De nombreux députés et sénateurs d’Alleanza nazionale ne l’ont cependant pas suivi, et FLI a survécu aux marges du système jusqu’aux élections de 2013, où il a subi un échec cuisant, ne recueillant que 0,47%, malgré sa participation à la coalition centriste dirigée par le Premier ministre sortant Mario Monti.
La stratégie populiste : la Lega de Matteo Salvini
Cas Mudde, Populist Radical Right Parties in Europe, Cambridge University Press, Cambridge, 2007.
Voir Ilvo Diamanti, La Lega, Donzelli, Rome, 1993.
Voir Giovanni Diamanti et Lorenzo Pregliasco, Fenomeno Salvini. Chi è, come comunica, perché votano per lui, Castelvecchi, Rome, 2019.
C’est précisément la conclusion malheureuse de l’expérience de gouvernement technique de Monti, soutenu par le centre-droit et le centre-gauche, mais très impopulaire en raison des mesures d’austérité économique mises en œuvre, qui a inauguré une nouvelle phase dans le parcours de la droite italienne, la phase populiste, incarnée principalement par la Lega entre 2013 et 2018.
Déjà considérée comme un parti de la droite radicale populiste par Hans-Georg Betz dans son étude de 1994 et incluse dans la même catégorie par Cas Mudde, treize ans plus tard22, la Lega a connu une longue série de réajustements idéologiques, tactiques et stratégiques au cours de son histoire. Fondée sous le nom de Lega Nord en 1989 pour réunir en une seule organisation divers mouvements autonomistes qui s’étaient développés dans les régions du nord du pays en polémique contre la centralisation excessive de l’administration de l’État, la lourdeur des procédures bureaucratiques, le poids des impôts, la corruption des partis et l’inefficacité du Parlement23, elle a d’abord revendiqué une identité libérale, en particulier dans le domaine économique. L’effondrement de la première République a toutefois contraint la Lega à abandonner le rôle de simple porte-parole de la « voix du Nord » et à accepter la logique des alliances, tout en les considérant toujours comme précaires et provisoires. La brève expérience gouvernementale de 1994-1995 a cependant démontré son incapacité à renoncer aux attaques contre l’establishment, et la phase indépendantiste qui a suivi a montré encore plus clairement sa mentalité populiste.
Aux campagnes contre l’immigration et la partitocratie, qui sont les thèmes toujours présents dans ses programmes, s’ajoutent en effet dès cette époque des attaques contre l’Union européenne et les « pouvoirs forts », la haute finance et la grande industrie, parfois menées avec des arguments conspirationnistes, ainsi que la défense de la famille et des traditions contre les revendications progressistes, le rejet de l’homosexualité, l’appel à des mesures protectionnistes en économie, l’hostilité à la délocalisation des processus de production et la dénonciation des conséquences négatives de la globalisation. Des positions qui lui ont permis de devenir le parti plébiscité par les électeurs de la classe ouvrière en 1996. Après le 11 septembre 2001, la dénonciation de la menace islamique en Europe et les appels à la construction d’un front commun euro-américain pour défendre la civilisation occidentale contre les pièges du terrorisme islamiste se sont insérés dans ce cadre. Autant de caractéristiques qui ont permis à la Lega de s’inscrire dans la famille des partis populistes radicaux de droite.
Toutefois en 2012, après une période de crise interne provoquée par le scandale de la gestion malhonnête des fonds publics, qui avait conduit au départ du leader historique Umberto Bossi – déjà diminué par un accident vasculaire cérébral en 2004 –, et qui avait porté l’ancien ministre modéré Maroni à la tête du parti, débouchant sur les pires résultats électoraux de son histoire (4,1% des suffrages exprimés), la Lega est parvenue à se relancer, en élisant Matteo Salvini comme secrétaire et en adoptant entièrement l’agenda national-populiste.
Profitant pleinement des possibilités offertes par les réseaux sociaux24 et affichant un langage agressif et parfois vulgaire « d’homme du peuple », Salvini a choisi comme cibles polémiques la classe politique et l’Union européenne, accusées de ne pas avoir répondu efficacement à la crise économique de 2008-2011, les intellectuels, accusés de soutenir toutes les propositions progressistes dans le domaine des droits civils (mariages et adoptions pour les homosexuels, gestation pour autrui, etc.) et surtout l’immigration, considérée d’une part comme une source de concurrence déloyale pour les travailleurs autochtones et d’autre part comme une menace pour la cohésion culturelle du pays et pour le mode de vie de son peuple. En insistant sur ce danger et en le mettant au centre des campagnes électorales, Salvini a fait passer la Lega de la dimension régionale à une dimension nationale en lui faisant endosser un credo nationaliste, ultraconservateur et xénophobe. Son admiration pour la Russie de Poutine et pour les idées de Trump l’ont amené à nouer des relations avec d’autres partis de la droite radicale européenne et à rejoindre, au Parlement de Bruxelles, le groupe Europe des Nations et des Libertés dirigé par Marine Le Pen, transformé par la suite en Identité et Démocratie. Malgré cette caractérisation idéologique radicale, la nouvelle Lega, grâce à ses succès électoraux (17,4% aux élections législatives de 2018 et 34,3% aux élections européennes de 2019), a réussi à obtenir la primauté au sein de la coalition de centre-droit, au détriment de Forza Italia, et à pouvoir ainsi s’autonomiser, pour former un gouvernement avec l’autre formation populiste contestataire, le Movimento 5 stelle (M5S).
Pendant un peu plus d’un an, de juin 2018 à août 2019, cette coalition de forces anti-establishment a été désignée comme le cas le plus abouti de la stratégie mise en œuvre par les partis de la droite radicale populiste sur la scène européenne, et a suscité de vives inquiétudes au sein de la Commission européenne et de nombreux gouvernements étrangers. Cependant, en août 2019, Salvini a commis la grave erreur de vouloir mettre fin à l’accord avec le M5S, dans l’espoir de pouvoir répéter ou prolonger le succès enregistré aux élections européennes lors d’élections législatives anticipées, que le président de la République n’accordera pas. C’est ainsi que Salvini a rapidement transformé un triomphe en un désastre. En effet, dès sa sortie du gouvernement, la Lega a commencé à voir les intentions de vote en sa faveur baisser dans les sondages et n’a pas pu inverser cette tendance depuis. Dans le même temps, les électeurs qui avaient abandonné la Lega, jugeant Salvini peu fiable, ont reporté leur sympathie sur Fratelli d’Italia. La pandémie de la Covid-19, qui a vu Salvini longtemps incertain sur la position à adopter à propos du confinement et des vaccins, puis désireux d’entrer dans le gouvernement dirigé par Mario Draghi – un banquier, donc l’une des figures historiquement les plus détestées par la Lega et en général par tous les populistes – a accentué ce processus de dissolution rapide du capital électoral de la Lega, qui en un peu plus de trois ans est passé de 34,3% lors des élections européennes de 2019 à 8,9% aux élections législatives de 2022.
Ce résultat a marqué la défaite (au moins temporaire) d’un national-populisme qui semblait destiné à inaugurer un cycle d’hégémonie dans l’espace de la droite et a relancé, avec beaucoup plus de force et sur de nouvelles bases, le projet national-conservateur qui s’était incarné entre 1995 et 2009 dans Alleanza nazionale.
De la scission du Popolo della Libertà à l’accès au pouvoir : l’ascension fulgurante de Giorgia Meloni
Voir Alice Santaniello, « Il nuovo partito della destra. L’ascesa di Fratelli d’Italia dal 2012 al 2019 », in Trasgressioni, XXXVIII, 1, janvier-avril 2023, p.17.
Les formules rapportées sont extraites de ELEZIONI 2013/ Il programma di Fratelli d’Italia di Giorgia Meloni e Guido Crosetto, 22 février 2013 [en ligne].
Voir In Europa a testa alta. Il programma di FdI-AN per le elezioni europee 2014 (Programme FdI-AN pour les élections européennes de 2014),[en ligne].
Voir Alice Santaniello, op. cit. p. 79.
Voir Alice Santaniello, op. cit. p. 89, fig. 1.
Le protagoniste de cette nouvelle phase de l’histoire de la droite italienne est sans aucun doute Fratelli d’Italia (FdI). En l’espace de quatre ans, Fratelli d’Italia est passé de 4,4% à 26% des voix lors des élections législatives. Ce parti, auquel les sondages prêtent aujourd’hui, après un an de participation au gouvernement mené par son leader, 30% des intentions de vote, représente le point d’arrivée, provisoire, de la métamorphose de cette droite. Bien que défini à maintes reprises par les observateurs comme extrême, radical ou néofasciste, pour surmonter le déficit de légitimité qui l’avait toujours pénalisé et gagner la sympathie des segments modérés de l’opinion publique italienne, Fratelli d’Italia a été amené à modérer de plus en plus ses idées, son comportement, le ton de son expression, en acceptant de se socialiser à la démocratie en faisant ce qu’Ignazi a appelé « le long voyage à travers les institutions ».
La sincérité de cette prise de distance de FdI, de ses dirigeants et de ses militants par rapport aux sympathies et à la nostalgie du fascisme, cultivées par nombre de ceux qui ont milité dans les deux précédents « partis de la flamme », a fait l’objet de nombreux débats depuis que le nouveau sigle est apparu sur la scène politique italienne. Consciente des doutes qui existaient à cet égard, Giorgia Meloni a décidé de publier son livre autobiographique pour clarifier sa vision du monde et ses objectifs. Les déclarations des représentants du parti et ses documents officiels ont fait l’objet, comme nous l’avons dit plus haut, de multiples analyses. Les auteurs sont parvenus à différentes interprétations : il y a ceux qui ont observé une évolution par rapport à son passé néofasciste, ceux qui l’ont placé – avec la Lega – dans la famille de la droite radicale populiste, et ceux qui continuent à le considérer d’extrême droite. Chacune de ces interprétations contient des éléments intéressants et des considérations qui méritent d’être examinées de près. Afin de vérifier la solidité de l’ensemble, il est toutefois nécessaire de reconstruire, de manière synthétique, le parcours de cette formation politique jusqu’à aujourd’hui : un parcours qui a été moins linéaire que ne le prétendent ses partisans et qui est passé par différentes étapes, marquées par des positions plutôt diversifiées.
Presque toutes les analyses convergent sur un point : au moment de la création du parti, le 16 décembre 2012, l’intention de ses fondateurs n’était pas simplement de rassembler les vétérans de Alleanza nazionale déçus par l’usure progressive du Popolo della Libertà. Les trois principaux promoteurs – Giorgia Meloni, ancienne présidente d’Azione giovani, l’organisation de jeunesse de Alleanza nazionale, qui avait déjà été vice-présidente de la Chambre des députés puis ministre de la Jeunesse ; Ignazio La Russa, militant depuis les années 1960 au sein du MSI, longtemps dirigeant de ce parti et d’Alleanza nazionale ; Guido Crosetto, issu de Forza Italia et ancien sous secrétaire au ministère de la Défense – avaient en tête un projet plus ambitieux : refonder l’ensemble du centre-droit sur de nouvelles bases. Centrodestra Nazionale est d’ailleurs le nom choisi par La Russa pour le parti qu’il avait l’intention de fonder lorsqu’il a décidé de se séparer du Popolo della Libertà en réaction à la décision de Berlusconi de ressusciter Forza Italia. Ce qui les a réunis, c’est leur aversion commune pour la décision du leader du PdL de soutenir le gouvernement Monti et de révoquer les élections primaires organisées pour déterminer le nom de son successeur à la tête du « parti unique ». Pour réaffirmer les intentions initiales des fondateurs, près d’un an après la naissance de Fratelli d’Italia, Crosetto a formulé une question rhétorique claire lors de la fête d’Atreju, sorte de kermesse du parti : « Qui peut représenter le centre-droit, si ce n’est nous ?25 ».
Le programme élaboré à la hâte pour les élections de février 2013 utilise un ton feutré et se limite à proposer un paquet de réformes dans la lignée de ce que les anciens membres de Alleanza nazionale fusionnée dans le Popolo della Libertà ont prôné à plusieurs reprises : élection directe du président de la République, abolition du bicamérisme parfait, diminution du nombre des parlementaires ; réduction de la dette et des dépenses publiques ; lutte contre le gaspillage et promotion d’une nouvelle éthique publique ; réduction de la pression fiscale ; séparation des carrières des juge et des procureurs ; soutien à la natalité pour lutter contre le déclin démographique. Seules quelques propositions font écho aux thèses national-populistes : une critique nuancée de l’euro, qui « agit comme un amplificateur des dysfonctionnements des États nations », et l’affirmation « nous croyons à l’Europe des peuples, mais pas à celle de la finance et des oligarchies ». En matière d’immigration aussi, les formules choisies sont prudentes : « Gouverner les flux, contrôler les frontières, imposer le respect de la légalité, c’est garantir l’accueil, l’intégration, la solidarité », en précisant que « parallèlement à la lutte intransigeante contre l’immigration clandestine, le chemin vers la pleine intégration des nouveaux citoyens doit se faire au même rythme » et que « ceux qui terminent le cycle complet de la scolarité obligatoire et font preuve d’une pleine intégration et d’une volonté d’obtenir la citoyenneté doivent être considérés comme ayant droit à celle-ci »26.
La réponse dans les urnes est un modeste 1,96%. Ce résultat, inférieur aux prévisions, permet néanmoins au parti, en tant que « meilleur perdant » de la coalition de centre-droit, d’élire neuf députés, ce qui entraîne quelques changements. Crosetto, qui avait été désigné président du parti lors de sa création, passe le relais à La Russa et, surtout, on tente d’obtenir le symbole de la flamme tricolore auprès de la Fondation Alleanza nazionale, qui en détient les droits d’utilisation. Une fois cette opération réussie, les mots « Centrodestra Nazionale » disparaissent du symbole au profit de la flamme et du nom de Meloni. Un autre geste signifiant clairement la réintégration dans l’histoire du MSI a été la décision de tenir le deuxième congrès national (7 au 9 mars 2014) à Fiuggi, le lieu où la cérémonie de fondation d’Alleanza nazionale avait eu lieu plus de dix-neuf ans auparavant, et de faire de la veuve de Giorgio Almirante l’invitée d’honneur. Cependant, le programme élaboré pour les élections européennes suivantes, loin de s’inscrire dans la tradition postfasciste, s’oriente résolument vers les thèmes chers aux formations nationales-populistes, qui gagnent du terrain dans de nombreux pays : sortie de l’euro et des traités fiscaux et budgétaires de l’UE, réduction de l’ingérence des institutions de Bruxelles dans les politiques nationales, « protectionnisme intelligent », coopération européenne contre « l’immigration sauvage », défense des racines chrétiennes du continent et du caractère sacré de la famille, règles européennes contre la finance spéculative27. Dans le choix de ces propositions, plutôt qu’un alignement sur les positions de partis comme le Rassemblement national, le Freiheitliche Partei Österreichs (FPÖ) ou l’Alternative für Deutschland (AfD), avec lesquels il n’y a pas encore de collaboration organique, on peut entrevoir la volonté de concurrencer la Lega Nord, au moment où elle passe sous la houlette de Salvini, pour la conquête d’un électorat eurosceptique dont les sondages montrent qu’il ne cesse de progresser.
Cependant, le défi lancé par Giorgia Meloni, récemment devenue présidente du FdI, à son allié et rival, n’est pas immédiatement couronné de succès. Lors des élections européennes de 2014, les résultats électoraux sont en progression, dépassant le million de suffrages, mais le score de 3,7% ne permet pas de franchir le seuil pour élire des députés au Parlement européen. Le premier objectif de la nouvelle présidente est donc une restructuration organisationnelle permettant de déployer un prosélytisme et une propagande efficaces dans toute l’Italie, alors que l’Officina per l’Italia, atelier d’idées ouvert à des intellectuels de divers horizons, est appelé depuis quelques mois déjà à définir la plate-forme politico-culturelle sur laquelle bâtir le nouveau centre-droit. Les obstacles ne manquaient pas, même en interne, car l’échec relatif aux élections européennes avait mécontenté une partie des cadres intermédiaires, provoquant une nouvelle scission en novembre 2015 et la naissance du mouvement Azione Nazionale28, mais la cohésion du groupe dirigeant, formé presque entièrement dans le même milieu de la jeunesse romaine d’Alleanza nazionale vingt ans plus tôt, a permis de surmonter les difficultés, et la candidature de Giorgia Meloni au poste de maire de Rome en 2016, même si elle n’a pas été soutenue par Forza Italia, a servi de moment de relance médiatique et politique : avec les 12,3% obtenus, la jeune leader du FdI a accru sa crédibilité et sa popularité, au moment même où Berlusconi – de plus en plus pris dans des procès et impliqué dans des scandales, atteignait avec son parti les pires résultats de leur histoire.
Les taux d’approbation auxquels accèdent Meloni sont désormais plus élevés que ceux des dirigeants des partis alliés29. Ils ne pouvaient toutefois pas suffire pour obtenir un soutien plus large. Le parti s’est donc appuyé sur une ligne idéologique plus agressive, radicalisant ses positions antérieures lors du deuxième congrès national en décembre 2017. Le leitmotiv du programme présenté en cette occasion – le nationalisme, appelé avec une certaine pudeur « patriotisme » – n’était pas nouveau contrairement au ton sur lequel il était énoncé. En effet, le slogan « Les Italiens d’abord » s’accompagnait de l’expression d’une « philosophie de l’identité » d’où découlaient la critique de « l’universalisme radical », l’accusation adressée à l’ONU de souhaiter une « substitution ethnique » en Europe inspirée par un « principe multiculturaliste abstrait », et l’appel à des mesures strictes pour endiguer les flux migratoires et contrer le risque d’islamisation du continent30. Ce sont ces positions, contenues dans la motion approuvée par les délégués (les thèses de Trieste), qui ont conduit certains analystes à ranger Fratelli d’Italia dans la catégorie de la droite radicale populiste. Cependant, la lecture de cette motion-manifeste révèle qu’à côté de ces positions, d’autres idées étaient plutôt inspirées par une philosophie conservatrice destinée, avec le temps, à prendre le pas sur la culture politique du parti : la récupération de la tradition et la critique du culte du progrès ; la réaffirmation du rôle central de l’autorité dans la société et dans l’État ; l’éloge de la ruralité ; le rejet de la théorie du genre ; la valorisation du patrimoine historique de l’Italie : l’art, l’archéologie, le paysage, la nature. Même en matière de politique étrangère, on constate une recherche d’équilibre entre le conservatisme et le radicalisme : si, d’une part, on affirme que « l’Italie fait partie de l’Occident, elle est naturellement l’alliée des nations européennes, des États-Unis et des autres peuples de culture européenne et occidentale » et que l’Alliance atlantique est sa « sphère naturelle d’alliance militaire », d’autre part, on prétend que l’Italie ne partage pas « la logique d’hostilité à l’égard de la Fédération de Russie », avec laquelle il est jugé « nécessaire et profitable de collaborer étroitement sur le plan économique et stratégique », y compris dans la lutte contre le terrorisme.
Dans l’immédiat, les bénéfices de cette accentuation des traits idéologiques anti-establishment du parti ont été limités. Sur ce terrain, la concurrence du M5S et de la Lega était trop forte. Ces deux partis se sont d’ailleurs imposés comme les vainqueurs des élections législatives de mars 2018. Le M5S, avec 32,68%, a non seulement confirmé sa position de premier parti italien, mais il a aussi réussi à renforcer la suprématie acquise cinq ans plus tôt. La Lega, avec son bond spectaculaire, à 17,35%, dépassait pour la première fois Forza Italia, relégué à 14%. Ce résultat a laissé les mains libres à Salvini pour trouver des alternatives à la désormais classique coalition de centre-droit (qui ne disposait pas d’un nombre suffisant au Parlement pour former un gouvernement indépendamment du soutien des autres formations). Le leader de la Lega a profité de cette occasion pour accepter l’idée d’un « contrat de gouvernement » avec le Movimento 5 stelle, sur la base d’un programme dans lequel certaines des questions les plus chères aux populistes ressortent, telles que les politiques plus strictes contre l’immigration ou la réduction drastique du nombre des députés.
Face à ce nouveau scénario, Fratelli d’Italia, qui avait à nouveau légèrement progressé en obtenant 4,35% et en triplant le nombre de sièges au Parlement (19 députés et 7 sénateurs), semblait n’avoir d’autre option que de continuer à accepter un rôle secondaire au sein du centre-droit. Cependant, Salvini, qui entretenait depuis longtemps de bonnes relations personnelles avec Giorgia Meloni, essaya de la convaincre de rejoindre le gouvernement dirigé par Giuseppe Conte, avocat et professeur d’université, un outsider de la politique, proposé par les partisans de Beppe Grillo. Si Fratelli d’Italia avait fait partie de la majorité, la Lega aurait eu un allié pour mettre à l’ordre du jour du gouvernement les mesures qui lui tenaient particulièrement à cœur. La réponse a toutefois été négative : Giorgia Melon a estimé que l’exécutif « jaune-vert » (les couleurs symboliques du M5S et de la Lega) était trop hétérogène et trop orienté à gauche. Ce rejet traduisait en pratique les thèses de Trieste : le populisme pouvait être un antidote à la dégénérescence des liens sociaux dans un contexte où « les liens d’appartenance sont scientifiquement brisés pour construire une masse de citoyens-consommateurs sans histoire, sans racines, sans identité, sans patrie, sans communauté, sans religion ni genre », mais à condition que les partis adoptent un programme identitaire. Le « populisme justicialiste et démagogique qui s’est répandu en Italie », c’est-à-dire celui du M5S, n’était au contraire destiné qu’à faire des dégâts. Mieux valait donc rester en dehors du gouvernement et concentrer ses énergies sur le développement des structures organisationnelles locales du parti.
Ce choix a porté ses fruits en février 2019, lors des élections régionales dans les Abruzzes. Grâce également à l’affaiblissement de Forza Italia, Fratelli d’Italia a réussi à faire accepter par ses alliés la candidature de l’un de ses représentants, Marco Marsilio, à la présidence de la région, qui l’a emporté avec 48,3%. La nouveauté était de taille : pour la première fois, Fratelli d’Italia remportait la direction d’une institution, bien qu’elle ait obtenu beaucoup moins de voix que la Lega (6,5% contre 27,5%), qui avait exploité l’effet propulseur de l’action de Salvini en tant que ministre de l’Intérieur et sa visibilité médiatique importante.
Trois mois plus tard, les élections européennes confirment l’extraordinaire efficacité de la stratégie associant « nationalisation » et tournant populiste que le secrétaire a imposée à la Lega : les 34,33% recueillis dans les urnes (plus de 9 millions de voix) sont un résultat que personne n’imaginait possible, ni parmi les sympathisants ni parmi les adversaires. Le cyclone Lega n’a cependant pas emporté Fratelli d’Italia, tout comme Forza Italia, qui a chuté à 8,79%, et le M5S, qui a vu son score presque divisé par deux (17,07%) par rapport aux élections législatives de l’année précédente. Avec 6,46%, la liste qui continue à afficher le nom de Meloni en bonne place dans son symbole fait élire cinq députés européens, un résultat qui s’avérera très utile par la suite.
Parmi les cinq élus se trouve en effet Raffaele Fitto, un homme politique jeune mais déjà expérimenté – il a été président de la région des Pouilles et ministre de 2008 à 2011. Issu de Forza Italia, il peut se prévaloir d’un réseau de relations personnelles important, construit au cours de ses deux mandats d’eurodéputé au sein du groupe PPE. Grâce à lui, Fratelli d’Italia a été accueilli en novembre 2018 au sein du groupe parlementaire des Conservateurs et Réformistes européens (ECR), dominé par le PiS polonais. Fitto s’est vu confier la coprésidence de ce groupe.
Les « gouvernements du Président » apparaissent dans les moments où le gouvernement ayant perdu le soutien de sa majorité parlementaire, le président de la République tente de convaincre des responsables de partis de former une nouvelle coalition majoritaire capable de soutenir un gouvernement alternatif sans avoir à passer par de nouvelles élections législatives.
L’entrée parmi les conservateurs a permis à FdI de dissiper, au moins en partie, les soupçons d’être resté, derrière la façade, un parti postfasciste et de montrer qu’il ne souffrait pas de l’isolement auquel les partis populistes du groupe Identité et Démocratie ont été condamnés au Parlement de Strasbourg. Un premier pas est donc franchi vers l’objectif plus ambitieux qui est d’obtenir une position influente au niveau international. Cela se traduit par un renforcement progressif des relations avec les cercles conservateurs en dehors de l’Europe. Dans cette optique, Meloni obtient en février 2020 une invitation au National prayer breakfast à Washington, un important rassemblement de conservateurs américains. Elle y fait l’éloge de la présidence de Donald Trump. Deux ans plus tard, elle est invitée en tant qu’oratrice au CPAC, la conférence politique la plus importante du monde conservateur. En septembre 2020, elle se voit confier le poste de présidente du parti politique européen Conservateur et Réformiste (CRE), qu’elle occupe toujours, ayant été reconduite à la fin du mois de juin 2023.
Entre-temps, Matteo Salvini, au milieu de l’été 2019, avait décidé, comme nous l’avons mentionné, de mettre fin à la collaboration avec le M5S et le premier gouvernement Conte, en pariant que de nouvelles élections feraient de lui l’arbitre de la politique italienne, seul ou en coalition avec des alliés beaucoup moins forts que la Lega, ou peut-être dans une alliance limitée au seul Fratelli d’Italia – avec lequel les divergences programmatiques s’étaient alors fortement réduites. Le résultat des élections européennes laissait penser que le tandem Lega-FdI pourrait atteindre le seuil de 40% des suffrages, ce qui permettait d’espérer une majorité de sièges au Parlement. Or, le président de la République a rejeté la demande d’élections législatives anticipées, prenant la décision de confier la conduite du pays à un gouvernement technique. Ce gouvernement ne verra jamais le jour en raison de l’accord entre le M5S et le Parti Démocrate pour former un deuxième gouvernement Conte, cette fois « jaune-rouge ». Les plans de Matteo Salvini ainsi ruinés ont provoqué son déclin brutal.
À l’extinction de l’étoile de Salvini a succédé presque immédiatement l’apparition de l’étoile Meloni, que les sondages commençaient à indiquer en forte hausse. Mais c’est l’apparition de la pandémie de Covid-19 qui a donné à ce retournement des proportions bien plus importantes.
Dès le début de la crise, Fratelli d’Italia a exprimé une forte opposition au confinement et à l’imposition du green pass, critiquant les choix du gouvernement et de l’Union européenne, prenant parti pour la défense des libertés individuelles et appelant à des mesures urgentes de soutien économique pour les catégories productives mises en difficulté par les interdictions et les restrictions. De son côté, la Lega a suivi une ligne erratique, oscillant entre des demandes de plus grande fermeté dans la lutte contre l’épidémie et le soutien aux manifestations contre les vaccins.
Cela a permis à Giorgia Meloni d’apparaître plus cohérente et crédible et de combler le retard qu’elle avait pris dans le monde des médias sociaux, où le nombre de ses followers a considérablement augmenté. Son atout, cependant, a été son refus catégorique de rejoindre l’exécutif dirigé par l’ancien président de la Banque centrale européenne, Mario Draghi, après la chute du deuxième gouvernement Conte. Alors que Forza Italia et, après quelques hésitations et désaccords internes, la Lega, ont accepté l’invitation à entrer avec leurs propres ministres dans le gouvernement de « salut national », Fratelli d’Italia a dénoncé l’imposition au pays d’un énième exécutif n’ayant pas reçu d’approbation électorale et a mené une opposition souple dans les choix concrets (approuvant les mesures qui semblaient raisonnables) mais inflexible sur le plan de la rhétorique et de la communication. Les sondages d’opinion, en hausse constante en 2021-2022, ont montré que ce choix était électoralement rentable.
Dans le même temps, la tendance à identifier le parti à sa présidente s’est renforcée. Son succès dans l’opinion a permis de contenir l’émergence de courants internes. On retrouve ici une tendance typique des « partis de la flamme » à entourer le leader d’une aura d’incontestabilité, et d’autant plus évidemment dans les phases de succès. N’ayant pas à tenir de congrès, en raison des conditions imposées par la pandémie, ni à s’occuper des affaires internes, confiées au vaste groupe de collaborateurs de confiance, et ainsi disponible pour se concentrer sur sa relation avec l’opinion publique, Giorgia Meloni a cherché à consolider dans l’imaginaire collectif des Italiens sa figure de femme encore jeune, forte et cohérente, intransigeante dans ses principes et en même temps maternelle et compatissante. C’est en effet l’image qui ressort de son autobiographie, véritable succès d’édition. L’ouvrage s’est vendu à presque deux cent mille exemplaires. Ses adversaires ont également contribué à cet effort de personnalisation, sans le vouloir : ils ont, par exemple, réalisé une vidéo visant à ironiser sur les tonalités emphatiques d’un rassemblement de Meloni (« Je suis Giorgia, je suis une femme, je suis italienne, je suis chrétienne. Ils ne peuvent pas m’enlever cela ») un mème très populaire dans les réseaux sociaux qui, au lieu de ridiculiser la leader de Fratelli d’Italia, a encore augmenté sa cote de popularité. Si bien qu’en fin de compte, le succès électoral de Fratelli d’Italia en septembre 2022 est apparu à tous comme un succès personnel du leader. Personne n’a contesté sa nomination au poste de Premier ministre, ni parmi ses alliés, ni chez ses adversaires.
C’est dans la période de concurrence la plus directe avec la Lega, à partir du moment où Salvini a sabordé le premier gouvernement Conte et quand sa popularité a commencé à chuter, que Giorgia Meloni a eu davantage recours à son répertoire stylistique populiste, tout en sélectionnant certains thèmes et en en atténuant d’autres. La dénonciation des élites, qui avait été le pilier de sa rhétorique au cours des années précédentes, s’est limitée à des accusations plus générales et moins fréquentes. La volonté populaire n’a été invoquée que pour inciter à recourir aux urnes et pour clore le chapitre des « gouvernements du président » (de la République)31, sans se départir de cette exaltation des vertus des gens du peuple qui est l’un des indicateurs les plus évidents de la mentalité populiste. Tout en rappelant le lien étroit entre peuple et nation, c’est sur cette dernière que se concentre la charge émotionnelle des discours du leader. Et à la même critique virulente de l’immigration se superposent souvent des appels au retour de traditions culturelles ternies par la vague progressiste déclenchée par le mouvement contestataire de 1968. L’attaque contre le « lobby LGBT » et la « folie » de la théorie de l’interchangeabilité des genres – qui, à certaines occasions, comme lors des rassemblements organisés en Espagne pour soutenir les candidats du parti-frère Vox, a émergé avec une vigueur particulière – en a offert un exemple éclatant.
Cependant, depuis juin 2021, lorsque Fratelli d’Italia a dépassé la Lega dans les sondages et a commencé à entrevoir la possibilité de prendre les rênes de la coalition et donc de diriger le futur gouvernement, ces déclarations radicales ont été accompagnées de plus en plus fréquemment par des attitudes plus modérées et plus ouvertes au dialogue, en particulier dans les enceintes institutionnelles, afin de donner du parti une image plus responsable.
Le programme présenté pour les élections de 2022 a reflété ce processus de « remodelage » en adoptant un ton plus calme, en corrigeant certaines positions antérieures et en passant des accusations habituelles à une critique plus raisonnée, tout en élargissant le cadre des thèmes abordés. Au lieu de dénoncer les « techno-bureaucrates de Bruxelles », par exemple, ce programme exprime l’intention de « relancer le système d’intégration européenne, pour une Europe des patries, fondée sur l’intérêt des peuples et capable de faire face aux défis de notre temps ». Même sur le sujet de l’immigration, les intentions sont moins belliqueuses. Les propositions se limitent à demander « la défense des frontières nationales et européennes comme le prévoit le traité de Schengen et comme le demande l’UE, avec le contrôle des frontières et le blocage des débarcadères pour arrêter, en accord avec les autorités d’Afrique du Nord, le trafic d’êtres humains » et la stipulation d’accords entre l’UE et les États d’origine des migrants clandestins pour gérer les rapatriements. En même temps, le programme appelle à une intransigeance maximale contre le fondamentalisme islamique, mais aussi contre toutes les formes d’antisémitisme et de racisme.
D’autres moyens de contrer les accusations d’extrémisme de la part des opposants sont mobilisés, comme l’attention accordée à la condition des femmes et à la dignité de la personne. Cela comprend la promotion de la « lutte contre toutes les formes de discrimination, la promotion et le soutien des voies d’émancipation des stéréotypes culturels qui placent les femmes dans une condition de subalternité », ainsi que la lutte contre « toutes les discriminations fondées sur les choix sexuels et sentimentaux des personnes ». Les questions environnementales sont également prises en considération. Toutefois, si d’une part la nécessité d’actualiser et de rendre opérationnel le Plan national d’adaptation au changement climatique et de mettre en œuvre la transition écologique envisagée par le Plan national de relance et de résilience sont soutenues, d’autre part, la nécessité de préserver le système productif des effets négatifs prévisibles des politiques environnementales est soulignée, « avec une attention particulière pour les secteurs industriels difficilement reconvertibles (par exemple, l’automobile) ». À considérer ces passages et l’élargissement des horizons programmatiques à d’autres questions négligées dans le passé, ou écartées en quelques lignes – à commencer par les questions économiques – il est évident que ce programme résume la tâche qui attend le parti lorsqu’il se retrouvera à la tête du pays.
Nombre d’élus de Fratelli d’Italia aux élections législatives et européennes, de sa fondation jusqu’aux élections législatives de 2022
Source :
*Les élections législatives du 25 septembre 2022 ont été les premières a avoir lieu après la réforme qui a réduit le nombre de députés de 630 à 400 et le nombre de sénateurs de 315 à 200.
Chronologie des résultats électoraux des trois « partis de la flamme » (MSI, AN, FdI) aux élections de la Chambre des députés et du Parlement européen (en %)
Source :
Salvatore Vassallo et Rinaldo Vignati, Fratelli di Giorgia. Il partito della destra nazional-conservatrice, Il Mulino, Bologne, 2023, p.222
Aujourd’hui, qu’en est-il aux plans idéologique, organisationnel et européen ?
Au plan idéologique
Giorgia Meloni, op. cit. p. 226
Ibid.
Ibid, p. 296 : « Le populisme est l’exact opposé [de la vision du FdI]. C’est l’antivision, l’idée que le rôle de la politique est de se plier à l’humeur du peuple, de courir après les impulsions du moment, de courir après la société au lieu de la diriger ».
Dans un récent livre-interview, La versione di Giorgia (Rizzoli, Milano 2024), la présidente du Conseil italienne a affirmé que « Le fascisme ne fait pas partie de [son] camp, au même titre que toute autre expérience autoritaire ou totalitaire ».
Comme il était facile de le prévoir, en prenant les rênes du gouvernement en tant que parti le plus fort de la coalition, Fratelli d’Italia est entré dans une nouvelle phase de son histoire, l’obligeant à trouver un équilibre entre l’image saillante qui lui a valu beaucoup de soutien au cours des années d’opposition et l’image beaucoup plus modérée et responsable qui convient à tous ceux qui occupent les rôles institutionnels les plus éminents. Les observateurs qui ont décrit FdI comme un parti populiste de droite radicale en se bornant à analyser le contenu de ses programmes ou les déclarations publiques de ses représentants ont eu du mal ces derniers temps à trouver des données pour étayer leur thèse, même s’ils ont essayé de mettre en évidence la persistance d’un certain « dérapage » verbal chez les militants aujourd’hui affectés à des postes gouvernementaux, comme dans les cas du risque de « substitution ethnique » dû à des taux d’immigration excessifs évoqué par le ministre de l’agriculture Francesco Lollobrigida, qui est également le beau-frère de Giorgia Meloni, ou de certaines déclarations ambigües sur le régime mussolinien de La Russa, élu entre-temps au poste de président du Sénat.
Face à des défis sans précédent, le parti semble obligé de défaire les nœuds résiduels qui contraignent ses mouvements dans l’espace politico- idéologique d’aujourd’hui, et pas seulement en Italie. Les dures invectives contre l’Union européenne, toujours présentes dans l’autobiographie de Meloni, qui la décrivait comme « un terrain de jeu de technocrates banquiers qui se régalent sur le dos des peuples32 » et comme une institution « utopique et potentiellement tyrannique33 », ont cédé la place à des propositions génériques visant à réformer les institutions de Bruxelles. Malgré la persistance d’une forme d’opposition à l’immigration et la demande adressée à l’UE de mesures efficaces pour la contrer, on ne parle plus du blocus naval pour empêcher les débarquements des migrants, auparavant très souvent évoqué. D’autre part, la critique des arguments progressistes dans le domaine des « questions éthiques » est encore fréquente : bien que les unions civiles entre personnes de même sexe aient été acceptées dans le programme électoral de 2022, la gestation pour autrui, l’adoption par des personnes de même sexe et les théories du « genre » continuent d’être rejetées.
Le profil de Fratelli d’Italia apparaît ainsi, en 2024, comme celui d’une entité politique dont l’identité est encore en cours de définition, au fil des réponses aux opportunités et aux défis proposés par le contexte dans lequel elle évolue. Solidement ancré à droite de l’échiquier politique et selon une conception bipolaire de la dynamique systémique, le parti utilise un mélange d’idées conservatrices et nationalistes, présenté comme un « patriotisme souverain », comme les ingrédients de base de son message. Se méfiant du populisme – qui contraste avec le culte de l’autorité de l’État de ses principaux représentants et est accusé de n’être rien d’autre que la version contemporaine de la démagogie34 – tout autant que du mondialisme et du cosmopolitisme, son étoile polaire est une idée de la nation qui, bien que présentant certains traits nativistes, ne porte plus aucune trace des inclinations expansionnistes et belliqueuses qui avaient caractérisé le fascisme et le néofascisme. Et, dans ses références idéologiques, l’antisémitisme est totalement absent. Les dirigeants du parti, Meloni en tête, ne perdent d’ailleurs pas la moindre occasion d’afficher leur attachement à la démocratie, de réaffirmer leur fidélité à l’Alliance atlantique au nom des valeurs de l’Occident libéral et de prendre leurs distances avec l’expérience fasciste35. La formule la plus appropriée pour définir FdI aujourd’hui semble donc être celle choisie par Vassallo et Vignati : un parti national-conservateur, formé, surtout au sommet, par des « démocrates afascistes », c’est-à-dire des gens qui ont désormais laissé derrière eux les grandes fractures du XXe siècle et considèrent le clivage culturel conservatisme/progressisme comme la ligne de conflit fondamentale de l’époque actuelle.
Déradicaliser un parti qui a fait jusqu’à récemment du radicalisme verbal son arme la plus efficace, et rendre ses programmes et son image de moins en moins extrémistes, c’est donc le pari que Giorgia Meloni et Fratelli d’Italia sont aujourd’hui obligés d’accepter, pour ne pas vivre à leur tour le déclin brutal que Salvini et la Lega ont subi entre 2019 et 2022. En même temps, il s’agit de dessiner un chemin de réussite pour les partis frères dans les autres pays européens. L’objectif est d’opérer une droitisation du Parti populaire européen afin de faire évoluer les politiques de l’Union européenne.
Au plan organisationnel
Dans cette perspective, Fratelli d’Italia est confronté à une série de défis : consolider sa structure organisationnelle pour achever le processus d’institutionnalisation entamé il y a seulement quelques années, accroître son capital de légitimité au niveau international, stabiliser les relations avec les alliés de la coalition pour éviter les risques d’attrition de l’action gouvernementale.
Sur les deux premiers points, le chemin semble encore long et semé d’embûches. La croissance très rapide de son score électoral dans des proportions imprévues a placé Fratelli d’Italia dans une situation paradoxale, similaire à celle vécue par la Lega en 2018-2019 : obtenir un grand nombre de postes d’élus au niveau local – conseillers municipaux et régionaux, maires, et adjoints – sans disposer du personnel adéquat pour les occuper, et sans disposer d’un réseau de connexions organiques avec des associations et des groupes d’intérêt capables de garantir la collaboration d’experts et de techniciens de confiance.
Orientation politique des coalitions à la tête des gouvernements régionaux
Source :
Note : Les chiffres indiqués sur la carte font référence aux noms des régions indiqués dans le tableau à la page suivante.
L’implantation de Fratelli d’Italia dans les conseils régionaux
Au cours de ses premières années d’existence, dans de nombreuses villes petites et moyennes, le parti ne disposait même pas de locaux où il pouvait installer les permanences de ses sections municipales et de ses fédérations provinciales. En effet, au moment de la fusion au sein du Popolo delle Libertà, les locaux appartenaient à Alleanza nazionale et ils avaient été confiés à une fondation qui en détenait le droit exclusif d’utilisation. Seule une partie d’entre eux était louée à Fratelli d’Italia. Le deuxième congrès national de 2017 a tenté de remédier à ces problèmes en initiant une nouvelle phase organisationnelle. En 2019, le statut a été modifié. Des règles plus précises pour le fonctionnement de la structure interne ont été établies, incluant l’obligation pour tous les membres élus, à tous les niveaux, de payer une contribution financière.
L’organigramme élaboré à cette occasion est, sur le papier, très complexe ; il reproduit la structure classique des partis bureaucratiques de masse. Le président, élu par le congrès, est entouré au plus haut niveau d’un certain nombre d’organes politiques : l’assemblée, la direction, la coordination politique, l’exécutif, les départements thématiques. Des organes supplémentaires prennent en charge des tâches bureaucratiques : la commission de garantie, le secrétariat administratif, le comité d’administration. Dans tous ces organes, certains membres sont directement nommés par le président, tandis que les autres sont élus. Le même schéma se répète, sous une forme simplifiée, au niveau local et confirme la nature fortement hiérarchisée du parti, héritée de la tradition du MSI et de Alleanza nazionale. Comme l’ont écrit Vassallo et Vignati, la structure de Fratelli d’Italia « a pour moteur le leader et l’exécutif national ». Les présidents et les coordinations régionales sont des structures dépendantes de ce centre : « ils agissent conformément aux directives nationales du mouvement36 ».
En théorie, le parti se caractérise par une forte démocratie interne. La sélection des candidats aux postes institutionnels repose sur le critère des élections primaires ouvertes aux sympathisants. Mais dans la pratique, les choses sont différentes. Après 2017, aucun congrès national n’a été organisé. Giorgia Meloni a été choisie comme présidente par acclamation. Les membres de l’Assemblée et de l’exécutif ont été élus en bloc sur une liste présentée par la présidence. Il en a été de même pour les dirigeants régionaux et provinciaux, qui ont presque tous été nommés par la direction nationale, et certains de ceux qui ont été élus par la base militante ont été remplacés d’autorité par les instances nationales37.
En fait, le modèle organisationnel de FdI semble donc reproduire ce centralisme plébiscitaire38 que le MSI et l’AN avaient déjà expérimenté : il s’agit d’un « parti du président », dont la personnalisation est encore exacerbée par le fait que Giorgia Meloni fait une utilisation intensive des médias sociaux. C’est ce qui lui permet de contourner le filtre des organes internes – rarement convoqués – et de s’adresser directement aux membres et sympathisants, ainsi que par son habitude constante d’utiliser le pronom « je » au lieu de « nous » dans ses discours publics, assumant ainsi une représentation exclusive du parti. Ce leadership prononcé, s’il a jusqu’à présent porté ses fruits en termes de résultats électoraux, a cependant certainement ralenti l’institutionnalisation du parti et l’autonomisation de ses cadres intermédiaires, suscitant des doutes généralisés – dont la presse et les observateurs se sont fait l’écho à maintes reprises – sur le degré réel de compétence et de capacité de la classe dirigeante sur laquelle la présidente peut s’appuyer.
Au plan européen
Giorgia Meloni, Ieri sera a DiMartedì con Marine Le Pen per un’Europa dei popoli, delle Patrie de della sovranità [Photo], Facebook.
Quant au problème de la légitimité internationale, nécessaire pour un parti dont l’histoire est ancrée dans l’héritage néofasciste, les efforts déployés par Giorgia Meloni et ses plus proches collaborateurs, en particulier Guido Crosetto et Raffaele Fitto, ont été intenses. Ils visaient avant tout à accréditer la vocation atlantiste et occidentale de Fratelli d’Italia, en effaçant toute trace antérieure de sympathies pour la Russie de Poutine en affirmant un soutien inconditionnel à l’Ukraine, réitéré à chaque occasion, et en atténuant fortement, sans pour autant y renoncer, les critiques à l’égard de l’Union européenne. Pour affirmer le caractère conservateur de Fratelli d’Italia, Giorgia Meloni s’est principalement appuyée sur son rôle de présidente du parti des Conservateurs et Réformistes européens, multipliant, au fil des ans, les rencontres avec les représentants des partis alliés, à commencer par le Polonais Morawiecki, l’Espagnol Abascal et le Hongrois Orbán. Ce choix stratégique l’a amenée à s’éloigner de plus en plus des formations nationales-populistes réunies au sein du groupe Identité et Démocratie, où siège la Lega de Salvini, son partenaire de gouvernement, et le Rassemblement national. Cette prise de distance a été particulièrement nette vis-à-vis de Marine Le Pen. Jusqu’en 2017, Giorgia Meloni revendiquait avoir avec elle une communauté d’idéaux et de ligne politique, « pour une Europe des peuples, des patries et des souverainetés39 ». La présidente de Fratelli d’Italia s’en est ensuite progressivement éloignée, au point de ne pas cacher sa préférence pour la candidature d’Éric Zemmour lors de l’élection présidentielle de 2022. Malgré le fait qu’au lendemain de son succès électoral, en septembre de la même année, Marine Le Pen lui ait publiquement exprimé ses félicitations et sa reconnaissance, cette rupture n’a cessé de s’approfondir, jusqu’à l’annonce en février 2024 de l’entrée de Nicolas Bay, seul député Reconquête ! à l’Assemblée de Strasbourg, au sein du groupe des députés Conservateurs et réformistes européens (ECR). Un ralliement derrière lequel se trouve sûrement l’action de l’eurodéputé Vincenzo Sofo, passé de la Lega à Fratelli d’Italia en 2021, l’année même où il est devenu l’époux de Marion Maréchal.
Cette affiliation a suscité beaucoup d’étonnement parmi les commentateurs politiques italiens, car elle a été jugée en contradiction avec l’ambition de Fratelli d’Italia de faire partie de la nouvelle majorité au Parlement européen après les élections des 6-9 juin 2024 et, par conséquent, de peser sur le choix du président de la Commission par un accord avec le PPE. L’adhésion du parti de Zemmour pourrait renforcer numériquement le groupe des conservateurs et peut-être lui assurer un plus grand nombre d’élus que ses concurrents d’Identité et Démocratie, mais l’image d’extrémisme que Reconquête ! s’est forgée à l’étranger, notamment en raison de la radicalité de ses idées sur la lutte contre l’immigration et l’islam, pourrait constituer un sérieux obstacle au projet d’alliance avec les modérés et les centristes. On sait que ce choix n’a pas été partagé par une partie de l’encadrement intermédiaire de FdI. À l’évidence, Giorgia Meloni a décidé de tenter un nouveau pari, après ceux, nombreux, qui ont jalonné son ascension politique, convaincue qu’elle le gagnera. Le vote européen, qui pour Fratelli d’Italia s’annonce sous de bons auspices, comporte donc de sérieux risques pour la cheffe du gouvernement italien.
Annexe I
Histoire de la droite italienne
Synthèse chronologique depuis 1922
Annexe II
Chronologie des gouvernements italiens depuis 1946
Note : La couleur indique le parti d’appartenance du chef du gouvernement.
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