Les valeurs des Franciliens
Le monde va mal, soyons heureux !
Liberté, égalité, solidarité… Les lignes bougent
Un rapport à l’autre complexe
Un rapport aux institutions critique
Guénaelle Gault,
Directrice du département “Stratégies d’opinion”, TNS Sofres.
Interviews réalisées par téléphone auprès d’un échantillon de 1.002 personnes âgées de 18 ans et plus représentatif de l’ensemble de la population de la région Ile-de-France. Le terrain s’est déroulé du 26 au 30 août 2013. La représentativité de l’échantillon a été assurée par la méthode des quotas (sexe, âge, profession de la personne de référence) et une stratification urbaine et par département.
Ces éléments cartographiques figurent de façon détaillée dans le rapport de résultats de l’étude, disponible sur www.fondapol.org
Le pessimisme collectif des Français n’a de cesse de se décliner de façon toujours plus catastrophiste. « Dépression nationale », « repli français », « crispations alarmantes de la société »… Après la France qui décline, de nombreuses analyses dressent désormais le portrait d’une France qui souffre, une France qui a peur, exclut et se fracture, l’Ile-de-France s’offrant souvent comme théâtre emblématique de ces tensions.
Dans ce contexte, l’étude menée par TNS Sofres pour la Fondation Jean-Jaurès et la Fondation pour l’innovation politique1 visait deux objectifs. Tout d’abord, il s’agissait de contribuer à saisir ce qui se joue dans ce pessimisme collectif, de quoi il procède et ce qu’il engendre. En prenant soin cependant, et afin d’avoir un portrait complet des Franciliens, d’articuler le perçu et le vécu, le collectif et l’individuel et mettre ainsi en relation à la fois les représentations que les Franciliens se font de la société, les valeurs qui doivent la structurer et la façon dont ils envisagent leur quotidien personnel et individuel.
L’Ile-de-France, qui regroupe 18,5% de la population métropolitaine, montre un profil sociodémographique légèrement différent de la population nationale. Cette région est en effet plus jeune, plus diplômée, compte une proportion de cadres de onze points supérieure à la moyenne nationale et davantage de personnes issues de l’immigration et d’étrangers. Elle se positionne également plus à gauche sur le plan politique. Toutefois, et au-delà de cette approche moyenne, l’Ile-de-France est aussi un territoire où s’expriment de très forts contrastes, sans doute parmi les plus saillants à l’échelle nationale, et dont l’observation ne pouvait manquer d’être instructive.
Cette étude avait également l’ambition d’intégrer la problématique territoriale à l’analyse. La présidentielle de 2012 restera en effet comme un moment où la France a (re)découvert ses territoires, leurs dynamiques, leurs fractures et leurs complexités croissantes. À partir de nombreuses études démontrant que le vote protestataire et sécuritaire avait été plus affirmé dans un rayon de trente à quarante kilomètres autour des agglomérations que dans le centre des villes ou au cœur des campagnes, le périurbain s’est constitué en véritable espace politique propre, la « catégorie d’agglomération » s’ajoutant à la catégorie socioprofessionnelle (CSP) et aux clivages idéologiques traditionnels pour saisir les comportements et rendre compte des nouvelles dynamiques politico-géographiques.
Afin d’analyser les résultats selon le lieu de vie des personnes interrogées, nous avons donc réalisé une typologie des territoires franciliens, à partir de données Insee déjà existantes au niveau des quartiers « IRIS » (le découpage territorial le plus précis). Cela nous a permis de typer finement des zones sur le territoire francilien en fonction de leur densité, des catégories socioprofessionnelles et revenus de leur population, du type de logement ou encore du nombre de personnes et d’enfants au foyer. Onze territoires ont ainsi pu être distingués. Nous reviendrons par la suite sur les éléments qui distinguent ou rapprochent ces territoires car, dans un second temps, les résultats de notre enquête ont été passés au crible de cette typologie. Mais, déjà, un premier enseignement se dégage à la visualisation de la carte géolocalisant ces espaces2 : en Ile- de-France en tous cas, il n’existe pas un centre mais des centres (les Paris que nous avons appelés « chic », « branché » ou « populaire », des centres-villes aisés, bourgeois ou modestes). De même, il n’existe pas un mais des périurbains, très divers selon que l’on considère le périurbain pavillonnaire aisé, les banlieues nouvelles familiales, les banlieues mixtes, HLM ou les quartiers peu denses. Une complexité qui nous permet d’aller davantage dans la granularité de l’analyse et nous offre un portrait des Franciliens riche d’enseignements.
Le monde va mal, soyons heureux !
Pour les Franciliens comme pour les Français, l’écart est manifeste entre les représentations que l’on a du monde et la façon dont on évalue ses propres positions et perspectives dans ce monde. Ainsi, pour une large majorité de Franciliens, le monde dans lequel nous vivons ne va pas bien (84% dont 28% pas du tout bien). Et pourtant… Près d’un Francilien sur dix a confiance en son propre avenir (79%). Ce qui s’avère substantiellement supérieur à la moyenne nationale (67%).
Graphique 1 : Un grand écart entre les perceptions globales et individuelles
Source :
TNS Sofres / Fondation pour l’innovation politique / Fondation Jean-Jaurès
Deux facteurs expliquent statistiquement ce hiatus entre perceptions collectives et individuelles : le sentiment de reconnaissance et les perspectives d’avenir pour ses propres enfants. Sans doute faut-il s’en réjouir : 77% des Franciliens estiment aujourd’hui être globalement reconnus à leur juste valeur. En revanche, 26% seulement des Franciliens s’attendent à ce que leurs enfants vivent mieux qu’eux, 43% un peu moins bien et plus d’un quart (26%) beaucoup moins bien. Sur ces deux dimensions de manque de reconnaissance et de sombres perspectives pour ses enfants, on retrouve en plus forte proportion les Franciliens fragilisés et pessimistes sur leur propre avenir : les catégories les plus modestes (faibles revenus, habitants de HLM) et les personnes les plus exposées à la conjoncture économique (chômeurs, salariés de PME, titulaires de CDD). Auxquelles viennent cependant s’ajouter, s’agissant des perspectives d’avenir de ses enfants, les employés et ouvriers (70% d’entre eux pensent ainsi que leurs enfants vivront moins bien qu’eux dont 36% beaucoup moins bien), salariés de l’État ou d’une collectivité locale (75% moins bien dont 34% beaucoup moins bien) et, sur le plan territorial, les habitants des banlieues nouvelles familiales (79% / 32%) et des quartiers peu denses (78% / 35%). Le paroxysme du pessimisme est toutefois atteint par les sympathisants Front national (FN) : 75% estiment que leurs enfants vivront moins bien, dont 59% beaucoup moins bien.
Graphique 2 : Deux motifs d’explication
Source :
TNS Sofres / Fondation pour l’innovation politique / Fondation Jean-Jaurès
De fait, les Franciliens ne semblent pas épargnés par la crise : 65% d’entre eux sont d’accord avec la proposition chaque mois on se demande comment on va faire pour tout payer. Certes, c’est encore une fois un peu moins que l’ensemble des Français (79%), mais cela reste très majoritaire. Et, parmi leurs préoccupations, les questions de pouvoir d’achat et incidemment les impôts – ce qui, sur cet item précis, les distingue de l’ensemble des Français – arrivent largement en tête.
Graphique 3 : Des Franciliens personnellement impactés par la crise
Source :
TNS Sofres / Fondation pour l’innovation politique / Fondation Jean-Jaurès
Pour autant, dès lors que l’interrogation porte de façon plus détaillée sur leurs conditions de vie – ici et maintenant –, on est loin de recueillir des jugements aussi négatifs. Au contraire, les Franciliens semblent bien dans leur vie et l’ensemble de leurs besoins fondamentaux apparaissent satisfaits voire tout à fait satisfaits pour une forte proportion d’entre eux.
Graphique 4 : Des Franciliens satisfaits de leur situation personnelle
Source :
TNS Sofres / Fondation pour l’innovation politique / Fondation Jean-Jaurès
On s’attardera cependant sur les réponses minoritaires qui, dans la mesure où il s’agit de conditions de vie relativement essentielles, sont importantes à prendre en considération : ainsi, un Francilien sur quatre dit ne pas se sentir en sécurité (24%, pour 13% de l’ensemble des Français), près d’un sur cinq estime ne pas avoir les moyens suffisants pour faire face aux charges courantes de leur logement (18%, pour 14% de l’ensemble des Français), et un sur six déclare qu’il n’a pas un accès satisfaisant aux transports en commun ou aux équipements culturels, quand un sur dix dit ne pas disposer d’un logement satisfaisant.
Là, des fractures apparaissent qui semblent liées au niveau de vie et à l’inscription géographique dans le territoire.
Sur la sécurité, l’écart est particulièrement notable entre la satisfaction que déclarent les habitants des centres-villes aisés (91% satisfaits) ou du Paris branché (83% satisfaits) et l’insatisfaction des habitants du Paris populaire (32% insatisfaits) et plus encore des banlieues HLM (45% insatisfaits).
S’agissant du logement, l’insatisfaction plus prononcée des habitants des banlieues HLM (19% insatisfaits, + 9 points par rapport à la moyenne), du Paris populaire (17%, + 7) ou du Paris branché (15%, + 5) fait contrepoint à la satisfaction massive exprimée par ceux du Paris chic (100%, dont 75% tout à fait satisfaits), des quartiers peu denses (98% / 75%) ou du périurbain pavillonnaire aisé (96% / 73%).
En matière d’accès aux transports, on mesure encore les écarts importants entre, d’une part, les habitants des quartiers peu denses (50 % insatisfaits, + 35 points par rapport à la moyenne régionale), les banlieues nouvelles familiales (22% insatisfaits, + 7) et le pavillonnaire aisé (21%, + 6) et, de l’autre, les centres-villes aisés (74% tout à fait satisfaits, + 19) et le Paris populaire (73%, + 18). L’accès aux équipements culturels distingue les centres-villes et Paris des banlieues HLM et quartiers peu denses.
Les conditions de vie des Franciliens connaissent donc, on le voit, des contrastes notables mais il n’en demeure pas moins que la satisfaction s’exprime massivement. Voilà donc pour la vie telle qu’elle est. Bonheur privé versus marasme public.
Liberté, égalité, solidarité… Les lignes bougent
Si l’on porte à présent le regard sur le ou les systèmes de valeurs des Franciliens, on observe les conséquences de ce vaste mouvement d’individualisation de la société qui s’est considérablement accéléré à la toute fin du XXe siècle grâce à l’élévation extrêmement rapide tant du niveau de vie que du niveau d’instruction. Ce puissant processus, globalement commun à toutes les sociétés occidentales, renvoie à une inversion du rapport entre l’individu et le groupe, une personnalisation des valeurs et des principes qui autrefois étaient fixés et imposés par les institutions, puis intériorisés par les individus.
Les évolutions qui en découlent amènent aujourd’hui à constater un certain consensus sur des dimensions du libéralisme culturel qui pouvaient faire débat il y a encore peu. Ainsi, une forte majorité des Franciliens adhère aujourd’hui à l’idée selon laquelle il est normal qu’une femme puisse choisir d’avorter, à la proposition qui consiste à dire que l’homosexualité est une manière acceptable de vivre sa sexualité, et s’oppose dans des proportions similaires au rôle traditionnel de la femme qui serait avant tout faite pour avoir des enfants et les élever.
Graphique 5 : L’individu législateur de lui-même dans sa vie personnel
Source :
TNS Sofres / Fondation pour l’innovation politique / Fondation Jean-Jaurès
Le fait que le centre de gravité de la société ait évolué vers l’individu transforme aussi la façon de percevoir et concevoir le système de régulation sociale qui, pour demeurer solidaire, ne peut cependant aller, aux yeux des Franciliens, sans responsabilité individuelle.
Ainsi, plus des deux tiers d’entre eux (69%) s’accordent à dire que si certaines personnes sont pauvres c’est qu’elles n’ont pas été aidées par la vie. Mais une majorité équivalente estime que les individus devraient avoir la responsabilité de subvenir à leurs propres besoins (67%). Et 53% d’opter pour privilégier la responsabilité de chacun contre 45% qui souhaitent avant tout mettre le curseur sur la solidarité collective. Derrière ces chiffres, on retrouve des clivages idéologiques marqués. Clivages qui n’en sont pas moins en cours de mutation.
S’agissant de la responsabilité de subvenir à ses propres besoins davantage dévolue à l’individu qu’à l’État, l’opinion est affirmée avec beaucoup d’intensité à droite – c’est un marqueur classique (86% des sympathisants de la droite classique, 77% du FN) –, mais elle est également majoritaire, bien que moins appuyée, chez les sympathisants de la gauche et, encore plus étonnant sans doute, chez ceux de la gauche de la gauche (52% vs 46% pour les sympathisants du Front de gauche (FDG), 58% vs 39% pour les sympathisants de la majorité).
À gauche, les uns et les autres se rejoignent sur le fait de prioriser la solidarité collective, même si un tiers non négligeable opte pour la responsabilité (64% des sympathisants FDG vs 34%, 59% des sympathisants de la majorité vs 39%). Choix de la responsabilité qui est en revanche fait de façon très nette par les sympathisants de la droite classique (23% vs 76%) quand il se trouve plus atténué chez les sympathisants du FN (58% vs 40%).
Reste la question des aides sociales qui demeure un point de clivage majeur : si d’apparence l’opinion semble partagée, en gros, les deux tiers des sympathisants de droite classique ou extrême s’opposent ici aux deux tiers des sympathisants de gauche pour dire qu’il y a beaucoup de gens qui bénéficient des aides sociales alors qu’ils n’en ont pas vraiment besoin. À cet égard, on notera que, sur le plan territorial, ce sont dans les quartiers peu denses, les banlieues mixtes ou les banlieues nouvelles familiales que sont le plus remises en question les aides sociales, en revanche soutenues en plus forte proportion par les habitants du Paris populaire, branché ou des centres-villes bourgeois. En revanche, d’autres lignes apparaissent, faisant converger les opinions des habitants du Paris populaire, banlieues HLM et banlieues nouvelles familiales pour réclamer, plus fortement que la moyenne, solidarité et intervention de l’État. (voir le graphique 6 en page 13)
Parmi les choix de société testés, d’autres divisent plus encore l’opinion francilienne qui, là encore, révèle des clivages idéologiques importants. Ainsi, si 56% des Franciliens optent pour la liberté de mener sa vie comme on le veut, une minorité non négligeable de 41% choisit l’égalité avec ses voisins.
Graphique 6 : Responsabilité et/mais solidarité
Source :
TNS Sofres / Fondation pour l’innovation politique / Fondation Jean-Jaurès
Mais si l’on oppose terme à terme davantage de libertés ou davantage d’ordre et d’autorité, c’est cette dernière proposition qui l’emporte (56% contre 40%). Dans les deux cas, une majorité se dégage qui n’est pas pour autant massive. Et les choses semblent encore plus serrées dès lors qu’il s’agit pour l’État de contrôler ou de faire confiance aux entreprises, ou encore sur la bonne dose d’inégalités dans la société. Sans surprise, le curseur est placé sur la liberté individuelle, plutôt que l’égalité d’avec ses voisins, par les sympathisants de la droite parlementaire comme de l’extrême droite (à 62% contre 36% pour ceux de l’UMP-UDI-PR-NC et 66% vs 32% pour ceux du FN), ce qui peut apparaître comme leur positionnement classique sur ce sujet. Ils sont en cela rejoints par les sympathisants de la majorité (53% vs 46%) contrairement à ceux du Front de gauche qui optent à l’inverse pour prioriser l’égalité (42% vs 58%).
Dès lors que l’on met en balance une société avec plus de libertés pour chacun et une société avec plus d’ordre et d’autorité, la gauche et la droite se font certes front, mais comment ne pas noter que les sympathisants de gauche défendent moins intensément le point de vue d’une société de libertés (respectivement 58% des sympathisants FDG et 55% des sympathisants de la majorité) et forment des minorités non négligeables pour prioriser l’ordre et l’autorité (respectivement 37% et 42%) ? Cela contribue, d’ailleurs, à faire pencher la balance globale en faveur de cette option.
On notera encore que les sympathisants de gauche se rejoignent sur la nécessité pour l’État de contrôler et réglementer plus étroitement les entreprises plutôt que de leur faire confiance et leur donner plus de libertés (80% vs 19% FDG, 59% vs 38% Majorité), ce qui, traditionnellement les oppose à ceux de droite. En tous cas ceux de la droite classique (25% vs 72% pour les sympathisants UMP-UDI-PR-NC) car, en l’espèce, les sympathisants d’extrême droite se positionnent, eux aussi, en faveur de davantage d’encadrement étatique (53% vs 47%).
Sur le plan territorial, le Paris chic, les centres-villes aisés et le périurbain pavillonnaire aisé se retrouvent souvent sur des positions en faveur du libéralisme économique, réclamant, en plus fortes proportions, davantage de libertés, la prise en compte du mérite dans l’échelle des revenus ou la confiance dans les entreprises. Les habitants des banlieues nouvelles familiales ou du Paris populaire mettent davantage l’accent sur l’égalité. Ces derniers insistent également de façon prégnante sur la nécessité de renforcer les régulations vis-à-vis des entreprises, ce en quoi ils se rapprochent des habitants des centres-villes modestes et banlieues HLM. Finalement, on notera encore la relative convergence du « périurbain » (banlieues HLM, banlieues mixtes, périurbain pavillonnaire aisé) sur les questions d’ordre et d’autorité, en mesurant certainement – eu égard aux positions précédentes – la polysémie que ces termes peuvent recouvrir. On le voit, le centre de gravité de la société s’est déplacé vers l’individu et la prise en compte de ce facteur est en train de travailler les clivages classiques. Un modèle de lien social, de vivre-ensemble est questionné qui interroge aussi le rapport au monde et à l’autre.
Graphique 7 : Des Franciliens partagés sur certains choix de société
Source :
TNS Sofres / Fondation pour l’innovation politique / Fondation Jean-Jaurès
Un rapport à l’autre complexe
Car, assez logiquement, les représentations collectives étant en panne, le rapport à l’autre apparaît ambigu voire problématique. Ainsi, les Franciliens sont-ils majoritairement convaincus que les conséquences de la mondialisation sont extrêmement négatives pour la France (63%, contre 38%). Ce faisant, ils sont aussi majoritairement d’accord avec l’idée selon laquelle la présence d’immigrés en France est source d’enrichissement culturel (76%, contre 23%). Les avis sont bien plus clivés en revanche sur le fait de savoir s’il y a trop d’immigrés en France (44% d’accord, contre 53%), une minorité non négligeable estimant que l’on ne se sent plus chez soi comme avant (41% vs 56%) ou encore que l’Islam est une menace pour l’Occident (37% sont d’accord, contre 60%). Cela alors même que près des deux tiers se prononcent en faveur du vote des étrangers résidant en France aux élections municipales (63%, contre 36%).
Sur chacun de ces points, les Franciliens se montrent plus ouverts au monde que ne l’est l’ensemble des Français. Sur chacun de ces points – ceci expliquant aussi cela – un continuum est patent qui va vers davantage d’ouverture à mesure que l’on descend dans l’échelle d’âge. Pour exemple, 58% des Franciliens âgés de plus de 65 ans estiment que l’Islam est une menace pour l’Occident pour seulement 21% des moins de 35 ans.
On notera finalement la prégnance de clivages idéologiques plus marqués encore que sur les précédents choix de société évoqués. Avec des positions d’ouverture qui soudent fortement la gauche et, de la même façon, un rapprochement indéniable entre droite classique et extrême droite. De fait, même s’ils estiment majoritairement que la présence d’immigrés est source d’enrichissement culturel, les sympathisants de la droite classique se trouvent idéologiquement proches des sympathisants FN sur le fait qu’il y a trop d’immigrés en France (61% des sympathisants UMP-UDI-PR-NC sont d’accord, 78% de ceux du FN pour, rappelons-le, 44% en moyenne), sur le refus d’accorder le droit de vote aux étrangers vivant en France (respectivement 68% et 85% y sont opposés) et sur la lecture d’un choc des civilisations qui fait de l’Islam une menace pour l’Occident (respectivement 54% et 80%). Ils s’en démarquent en revanche sur la mondialisation. Sur cette question, la convergence est notable entre les sympathisants du FN et ceux du Front de gauche.
Sur ces questions identitaires, la lecture territoriale est complexe. Le Paris chic et les centres-villes aisés se retrouvent en effet majoritairement dans une conception positive de la mondialisation, une posture qui les oppose aux banlieues mixtes ou quartiers peu denses qui affirment de façon plus aiguë que la moyenne les conséquences extrêmement négatives de cette mondialisation. Pour autant, ces habitants des centres-villes aisés et du Paris chic sont plus fermement opposés au droit de vote des étrangers, contrairement à ceux des Paris populaire et branché et des habitants des banlieues HLM – habitants des HLM qui sont pourtant en forte proportion à déclarer qu’il y a trop d’immigrés en France (64% pour 44% en moyenne).
Quant aux craintes liées à l’Islam, on notera qu’elles s’expriment surtout dans les quartiers peu denses (51% des habitants de ces quartiers sont d’accord avec l’idée selon laquelle l’Islam est une menace pour, en moyenne, 37% des Franciliens).
Au total, on envisage donc une Ile-de-France à multiples facettes. Les Franciliens se distinguent en effet à la fois sur les valeurs socioéconomiques qu’ils portent mais également sur les questions culturelles, et de façon plus nette encore sur les questions identitaires.
Graphique 8 : Un rapport à l’extérieur ambigu
Source :
TNS Sofres / Fondation pour l’innovation politique / Fondation Jean-Jaurès
Graphique 9 : Une crispation sur l’Islam
Source :
TNS Sofres / Fondation pour l’innovation politique / Fondation Jean-Jaurès
Un rapport aux institutions critique
Ce sont autant de tiraillements dans les conceptions de modèles de société qui font apparaître une forme de désarticulation entre les dimensions individuelles et les dimensions collectives. Le problème est donc celui de la manière de réarticuler ces dimensions quand les acteurs et les institutions qui en sont précisément chargées peinent à être crédibles ? Nous ne reviendrons pas dans cette étude sur la défiance des Français vis-à-vis de leurs élites. Elle est connue, elle est massive et n’a de cesse de s’intensifier. Les Franciliens ne diffèrent pas en cela des Français. En revanche, pour une fois, nous nous posons la question de la réciproque, considérant que la confiance suppose la transaction et ne peut être unilatérale. Et les enseignements sont éclairants : si 51% des Franciliens nous disent que les enseignants font plutôt confiance à leurs élèves (contre tout de même 41%), 49% nous disent que les entreprises ne font plutôt pas confiance à leurs salariés (vs 45%) et 74% que les hommes politiques ne font plutôt pas confiance aux citoyens (vs 20%) !
Graphique 10 : Un déficit de confiance réciproque
Source :
TNS Sofres / Fondation pour l’innovation politique / Fondation Jean-Jaurès
Ajoutons à cela que, des nombreux besoins sur lesquels on les interroge, la possibilité de s’exprimer et participer comme on le souhaite à la vie publique est l’élément le plus questionné. 26% des Franciliens expriment leur insatisfaction à cet égard (pour 16% de l’ensemble des Français), signifiant tout à la fois une fracture civique et l’attente croissante de participation à la vie publique.
Une chose est sûre, face à cette défiance, des comportements dits alternatifs sont apparus et/ou se sont généralisés, souvent protestataires dès lors qu’ils s’expriment sur le terrain politique3. On notera toutefois l’apparition d’autres formes de pratiques alternatives, sur le terrain de la consommation cette fois, en marge de l’économie classique. Ainsi, une proportion non négligeable de Franciliens a déjà acheté des produits ou services en ligne via des sites d’achat groupé (43%), vendu des biens à d’autres particuliers via des sites d’annonce (43%), échangé ou troqué des produits ou des services avec d’autres personnes (33%), pratiqué le covoiturage (29%) ou loué des biens ou des équipements à d’autres particuliers (14%). Ces usages, dont le volume fait qu’ils passent désormais la barre de l’expression sociale, se sont évidemment développés de façon exponentielle depuis le début de la crise. En cela ils témoignent d’une incroyable résilience de la part des Franciliens, qui s’emparaient dans le même temps et avec une incroyable rapidité des outils numériques permettant la démultiplication de ces pratiques.
Le fait que celles-ci soient plus fréquentes chez les plus jeunes et les catégories socioprofessionnelles supérieures souligne s’il le fallait que ce n’est pas nécessairement un pis-aller en attendant des jours meilleurs, mais aussi que les individus y trouvent leur compte dans le lien social qu’ils recréent en marge d’un système qui n’absorbe plus toujours leurs aspirations. Il se développe là une forme de confiance qui n’est pas du repli sur soi ou sa sphère de proximité connue. C’est une confiance entre pairs, en réseau, horizontale.
Graphique 11 : Des pratiques alternatives de consommation entre pairs
Source :
TNS Sofres / Fondation pour l’innovation politique / Fondation Jean-Jaurès
Rien d’étonnant dès lors à ce que les valeurs mises en avant par les Franciliens pour un monde meilleur soient celles qui valorisent l’harmonie d’un collectif d’individus, plutôt que celles qui viennent renforcer le lien avec des institutions aujourd’hui perçues comme décalées. La solidarité arrive largement en tête (48% de citations), devant la morale (30%), la responsabilité (24%) et la sécurité (23%). Tout en bas du tableau figurent l’ordre (10%), l’autorité (10%) et la religion (5%).
Graphique 12 : Le monde d’après : l’individualisme positif
Source :
TNS Sofres / Fondation pour l’innovation politique / Fondation Jean-Jaurès
Au total, les Franciliens apparaissent donc satisfaits de la vie qu’ils mènent. S’ils n’ont plus foi dans les institutions, ils croient en eux-mêmes et plus des deux tiers d’entre eux sont convaincus qu’ils vont s’en sortir à l’avenir. Cela ne les empêche pas de vivre durement la crise qui se répercute sur leur façon de penser ou de voir le monde. Mais leur défiance n’est pas généralisée, ils réinventent aussi des modèles de consommation depuis la base et recréent un univers de confiance à partir et autour d’eux. Avec la responsabilité comme moyen et la solidarité comme horizon.
L’individualisation qui participe de cette résilience est une évolution structurelle de notre société, induisant tout à la fois une valorisation de l’individu législateur de lui-même en même temps qu’une responsabilisation de cet individu. On le sait, ces évolutions procèdent par renouvellement des générations… ce qui explique sans doute qu’elles soient plus marquées et donc plus perceptibles en Ile-de-France où la population est plus jeune et plus éduquée.
Mais il ne faut pas non plus négliger que ce mouvement d’individualisation contribue en retour à un éclatement des identités constituées et de l’architecture sur laquelle se sont notamment établies les bases de l’organisation collective et de la représentation politique, faisant douter de la légitimité du système de protection sociale tel qu’il fonctionne aujourd’hui, laissant également planer de grosses incertitudes identitaires. Et ce alors même que la crise en rajoute à la dureté du contexte national. Rien d’étonnant dès lors à ce que, dans ce contexte de brouillage des repères sociaux traditionnels, les Franciliens comme les Français, de toute catégorie sociale et de toute sensibilité politique, doutent de leur avenir collectif. Une question centrale émerge en effet : comment désormais fabriquer du lien social ? Comment définir le minimum de valeurs et de normes communes, la frontière entre ce qui relève d’une adhésion collective et ce qui est strictement individuel ?
L’enjeu est rien moins que de réarticuler les logiques individuelles et collectives. La région Ile-de-France semble un bon laboratoire pour relever ce défi.
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