Introduction
L’émergence du Tea Party
Un ouragan électoral
Le Tea Party vise à réaffirmer les principes conservateurs et à renouveler le personnel politique
Une stratégie audacieuse mais rassurante
Un déficit de compréhension en France
Analyse d’une réalité politique
Un tout et ses parties
Structure et fonctionnement
Des leaders de haut niveau et de talentueux juniors
Une doctrine et un élan
Analyse quantitative du Tea Party
L’étiquette Tea Party est-elle attractive pour les candidats républicains ?
L’étiquette Tea Party est-elle attractive pour les électeurs américains ?
Les résultats électoraux du Tea Party et l’influence de Sarah Palin
Mise en perspective historique
Une tradition d’« insurrection démocratique »
Positionnement sociologique du Tea Party
La « révolution démocratique » au sens du Tea Party
Obama, élu puis rejeté
Un mouvement alimenté par l’anxiété
Les positions économiques du Tea Party
La formule qui marche
Économie et politique
Les position culturelles du Tea Party
Religion et liberté religieuse
Pro life
Pauvreté et capitalisme
Le Tea Party rejette la loi Obama sur l’assurance maladie
Quel avenir pour le Tea Party ?
Les tendances politiques de fond
Un scénario de référence tenu pour plus probable
La scission dans les partis ?
Une opposition rigide et un pays paralysé ?
Un contexte de crise conduisant à une demande de protection et favorisant la social-démocratie ?
Résumé
Les élections de mi-mandat qui ont eu lieu en novembre dernier ont confirmé le rôle grandissant du Tea Party sur la scène politique américaine. Ainsi, d’après le Washington Post, 60 des 83 nouveaux élus à la Chambre des Représentants étaient des candidats soutenus par ce mouvement. Historiquement, le Tea Party s’inscrit dans une longue tradition de révolutions démocratiques, symbolisées par Thomas Jefferson, Andrew Jackson, Abraham Lincoln ou encore Franklin D. Roosevelt. Ainsi, la révolution conservatrice à laquelle nous sommes en train d’assister n’est qu’un nouvel épisode d’une histoire nationale jalonnée de luttes contre les dérives oligarchiques ou bureaucratiques.
Souvent mal compris en France, le Tea Party puise ses racines idéologiques dans les principes économiques et politiques posés par la Constitution des Etats-Unis d’Amérique. La défense de l’individu et d’un capitalisme local composé de petites et moyennes entreprises face à la bureaucratie fédérale et au big business forme le cœur du mouvement Tea Party, qui se caractérise par ailleurs par ses positions traditionalistes dans le domaine moral et religieux.
Henri Hude,
Fondateur et directeur du Pôle d'éthique au centre de recherches des Écoles de Saint-Cyr Coëtquidan, ancien élève de l'ENS-Ulm, agrégé et docteur habilité en philosophie, Maître de conférences en gestion
Introduction
Il a notamment publié un ouvrage, To Save America, dont un chapitre s’intitule « Pourquoi le Tea Party est bon pour l’Amérique ».
Ce qui rend le plus difficile aux Européens, et plus particulièrement aux Français, une bonne compréhension des phénomènes politiques américains, c’est que l’on donne ici et là des sens différents, voire opposés, aux mêmes mots. Ainsi en va-t-il du terme « conservateur », central pour une compréhension du phénomène Tea Party. Pour un Américain, le conservatisme consiste avant tout dans le fait de conserver les traditions démocratiques, incarnées dans une Constitution sociale, politique, économique et culturelle, qui, globalement, est cohérente et efficace. Sous un angle négatif, ce courant politique symbolise le refus de détruire ou de dénaturer ces mêmes traditions et de laisser le régime dériver vers une oligarchie ploutocratique ou bureaucratique (socialisme, social- démocratie).
Pour Newt Gingrich1, qui a joué un rôle important pendant la « révolution conservatrice » de 1994 ainsi que lors des élections de novembre 2010, celle-ci réapparaît aujourd’hui sous une nouvelle forme : le mouvement Tea Party. Il est temps, disait-il sur C-Span en décembre 2010, de substituer à un « conservatisme d’opposition » (« opposition conservatism ») un conservatisme de remplacement (« replacement conservatism »), qui ne viserait plus simplement à s’opposer à « la machine séculariste-socialiste » (« the secular-socialist machine »), mais à la démonter et à la remiser par la mise au point de « solutions américaines ». La « révolution Tea Party » existe-t-elle vraiment ? Si oui, en quoi consiste-t-elle et peut-elle durer ? Va-t-elle représenter un facteur important de changement dans les prochaines années ? Quelles en seraient les conséquences ? Au cœur de toutes ces interrogations, se pose la question de l’identité du Tea Party.
Cette note analyse d’abord les origines du Tea Party, en dégage sommairement la structure et le fonctionnement puis elle tend à mesurer son ampleur et à le situer dans une perspective historique et sociologique. Elle caractérise ensuite les positions économiques et culturelles du mouvement, aborde le débat concernant la loi sur l’assurance maladie et conclut sur un essai de prospective.
L’émergence du Tea Party
Un ouragan électoral
Grand Old Party, surnom du Parti Républicain.
Notamment sur les jeunes et les étudiants, à qui Obama a dit : « Si vous ne votez pas démocrate en novembre, c’est que vous n’étiez pas sérieux quand vous avez voté pour » Et le Washington Times, journal conservateur sympathisant du Tea-Party, de conclure que les jeunes, après un moment de folie en faveur d’Obama, sont en train de devenir sérieux.
Le Tea Party s’est vraiment fait connaître lors des élections primaires américaines d’août-septembre 2010, puis celles de novembre 2010. Les premières ont été marquées par la défaite d’un grand nombre de politiciens républicains chevronnés : des caciques ont été largement battus par des inconnus, qui avaient tous en commun d’être étiquetés « Tea Party ». Deux mois plus tard, un grand nombre d’entre eux remportaient les élections.
Trois exemples illustrent ce phénomène :
- Christine O’ Donnell a éliminé le représentant Michael N. Castle aux primaires du Delaware. Il était pourtant bien implanté, expérimenté et bénéficiait du soutien de l’appareil national et local du Parti républicain (GOP2). En revanche, sans autre soutien que celui de Sarah Palin, elle n’a pu l’emporter sur le candidat démocrate aux élections de novembre 2010.
- Marco Rubio, en Floride, a réussi la même performance aux primaires, en surclassant le gouverneur Charlie Crist. Dans la foulée, il est parvenu à se faire élire au Sénat de Washington.
- Sharon Angle, une inconnue qui s’était imposée aux primaires dans le Nevada, a failli battre Harry Reid, chef du Parti démocrate, l’un des plus puissants hommes politiques au pouvoir après le président Ces phénomènes ne sont pas si nouveaux. Il y a deux ans, Barack Obama s’était imposé aux primaires démocrates contre l’appareil du parti, qui soutenait Hillary Clinton. Et si le peuple a préféré Obama à John McCain, c’est sans doute parce qu’il donnait également le sentiment de ne pas appartenir au système.
Les élections de novembre 2010 ont confirmé la tendance de fond des primaires, favorable au mouvement Tea Party. Reste à savoir si ce renouvellement se poursuivra ou gagnera en ampleur en 2012. Le prési- dent Obama s’est lancé dans la campagne de 2010 au bon moment, un mois avant le scrutin, quand ses adversaires républicains semblaient être à leur sommet. Il y a mis toute son énergie et son charisme. Durant une semaine, la magie a semblé opérer3. À ce bref épisode, succéda l’atonie et enfin l’échec.
Le Tea Party vise à réaffirmer les principes conservateurs et à renouveler le personnel politique
Si le Tea Party a effectué une percée importante aux élections de 2010, il en a également déterminé la thématique : rétablir le respect de la Constitution des États-Unis. Si l’on peut utiliser le terme « conservatisme » pour désigner le Tea Party, c’est en effet parce qu’il vise à conserver la Constitution, au sens large, c’est-à-dire les structures de base (économiques, culturelles et politiques) de la société américaine. Si les républicains modérés ont adhéré à ce discours, les démocrates sont restés sur la défensive. Certains candidats ont essayé d’imposer leurs propres thèmes de campagne, comme Jack Conway (D.) face à Rand Paul (R., TP) dans la sénatoriale du Kentucky : ils ont perdu le contact avec le public et ont été battus. Ce n’est que lorsque les démocrates se sont appropriés la problématique conservatrice, prenant ainsi leurs dis- tances avec Obama, qu’ils ont réussi à sauver des positions menacées, à l’instar de Joe Manchon en Virginie occidentale.
Les élections n’ont été remportées ni par le Parti républicain, ni par le Tea Party : l’un n’aurait pas réussi sans l’autre. Selon un sondage étonnant, le taux d’opinions favorables du Parti républicain au Congrès était en septembre encore plus désastreux que celui du Parti démocrate : 75% des Américains blâmaient la conduite des Républicains au Congrès, et 65% celle des Démocrates. Mais les électeurs avaient décidé de « sortir les sortants » (‘vote incumbents out !’).
Une stratégie audacieuse mais rassurante
Wall Street Journal, 1er octobre 2010, A 19.
New York Times, 4 novembre 2010. Peu enclin aux épanchements passionnés, Paul Ryan est le nouveau président de la commission du budget à la Chambre. Il n’a pas perdu le contact avec les démocrates. Peu porté sur les idées générales, il insiste sur l’appartenance à une même Nation au-delà des désaccords sur les principes, arguant principalement que l’Amérique a besoin d’être gouvernée. Il est donc en faveur de toutes les tentatives de coopération entre républicains et démocrates, en dépit des oppositions de principes, pour faire avancer au mieux la situation. D’une compétence reconnue, il est l’auteur d’un plan très austère et très technique pour réduire les déficits.
Wall Street Journal, 4 novembre 2010, 1.
Wall Street Journal, 1er octobre 2010, p.A 19.
Le terme de « socialisme », aux États-Unis, décrit toute volonté d’éroder la propriété privée par l’impôt, sous divers prétextes.
Le Tea Party avait le choix entre deux options : la première était de se constituer en tiers parti. Mais c’eût été contredire l’esprit de la Constitution, qui veut que l’Amérique demeure unie sur l’essentiel et soit dirigée alternativement par deux grands partis représentant les orientations complémentaires d’une culture politique commune. La deuxième option consistait à tenter une sorte de prise de contrôle partiel sur le GOP, espérant que celui-ci, de son côté, procéderait à une adoption. C’est ce qui s’est produit : les électeurs qui ont voté pour le GOP ont plébiscité le renouvellement de l’élite politique en faveur d’une révolution conservatrice claire, mais raisonnable.
Pour initier un tel changement, le Tea Party a cependant dû composer avec les modérés du Parti républicain, dont la vision de la société est plus mesurée. Le Wall Street Journal, conservateur modéré, se plaît à louer des gens peu flamboyants, peu enthousiasmants pour l’opinion, mais solides et patriotes, à l’image de John Boehner, de l’Ohio, le nouveau président de la Chambre des représentants, ou de Jeb Hensarling, du Texas4, qui se méfient d’instinct de ce renouveau conservateur. À leurs yeux, il s’apparente à de l’exaltation ou à de l’amateurisme. Se méfiant d’un conservatisme de rupture, les modérés, à l’instar du représentant Paul Ryan5 du Wisconsin, ne souscrivent pas à l’idée que les démocrates de gauche soient des incarnations de l’antiaméricanisme6. De même, nombre de républicains ne se reconnaissent pas dans une interprétation trop individualiste, hostile à toute action de l’État, de la culture traditionnelle de l’Amérique. L’ Establishment républicain et une grande partie des électeurs républicains ou indépendants, par routine et par culture du compromis, mais aussi par souci de l’unité nationale, sont, en définitive, restés méfiants à l’égard de l’enthousiasme révolutionnaire du Tea Party.
Lorsque le Tea Party, et les Républicains de manière générale, reprochent à Obama son attitude anti-business, son penchant pour la taxation, lorsqu’ils parlent de « socialisme » à son sujet, les conservateurs modérés y voient un discours excessif. Ils allèguent que la culture et la rhétorique « anti-business » reprochées à Obama étaient bien plus violentes il y a soixante-quinze ans, sous Franklin Delano Roosevelt. Le Wall Street Journal cite ainsi Churchill dans Great Contemporaries (1939) : « La disposition à chasser les riches comme s’ils étaient une espèce d’animaux nuisibles paraît être un sport extrêmement attractif7. »
De même, pour les modérés, les administrations de Kennedy ou de Lyndon B. Johnson, qui se caractérisaient par une fiscalité plus lourde et des administrations plus dirigistes qu’ aujourd’hui, méritaient bien davantage le qualificatif de « socialistes »8. La révolution néolibérale de Reagan et la pression exercée par la mondialisation sur l’économie américaine incitent, selon eux, le pouvoir à s’écarter de solutions de gauche. D’ailleurs, selon certains observateurs des inégalités sociales, la distribution de la richesse et du pouvoir, rappelle plutôt aujourd’hui la situation de la République américaine avant Roosevelt.
Si ces observations des modérés ont leur pertinence, les critiques adressées à l’administration de la part des membres du Tea Party se situent sur un autre terrain. Leur combat contre celle-ci ne consiste pas à soutenir le capitalisme multinational mais à assurer au sein de la Nation américaine la survie d’un capitalisme local composé de petites et moyennes entreprises. En luttant contre ce qu’ils nomment le « socialisme » de l’administration actuelle, ils entendent défendre l’existence d’une démocratie assise sur une puissante classe moyenne, jouissant de la liberté de constituer sa propriété privée et d’en user à sa guise. Ils souhaitent l’avènement d’une démocratie puissante, débarrassée de tout discours démagogique, gouvernable car raisonnable, capable d’imposer le respect et, grâce à son leadership, la prédominance de la liberté dans le monde : voici, au-delà de revendications plus spécifiques, les grandes orientations du Tea Party.
Un déficit de compréhension en France
Dans un article intitulé « Le temps du Tea Party est venu », en pages B1 et B4 du Washington Times du 22 septembre 2010, Ted Nugent – figure typiquement américaine, unissant les trois qualités de chanteur de Rock’n Roll, de sportif et de militant politique, donc certainement pas un « intellectuel » – écrit : « Le message du Tea Party est aussi fort que clair et il retentit dans toute l’Amérique : « Nous exigeons qu’on nous rende les comptes de la Un point, c’est tout. » (« We demand accountability, period. ») »
La défaite d’Obama aux dernières élections s’explique par une attitude propre aux électeurs américains. Ces derniers votent en propriétaires ou en actionnaires de la société dans son ensemble. À l’image de chefs d’entreprise défaillants, les dirigeants sortants (démocrates et républicains confondus) auraient conduit les États-Unis dans une situation de déclin relatif, comme en témoigne l’importance lors de la campagne du thème de la « faillite » et de la croissance de l’endettement, devenu insoutenable. C’est donc en tant qu’actionnaire que le peuple américain a décidé de révoquer le management9.
Face à cet échec, le Tea Party propose l’émergence d’une nouvelle élite gouvernante, issue de la classe moyenne et de la société civile, qui s’engagerait à représenter davantage le peuple en promouvant des idées communes. S’il est vrai que ce mouvement issu de la classe moyenne rejette le pouvoir du big business, qualifié d’oligarchie, et la tutelle des « idéologues » et de l’administration (« the bureaucrats »), assimilée à une nouvelle aristocratie, peut-on pour autant qualifier cette démarche de « populiste » ? À ce compte-là, Jefferson, Jackson, Lincoln ou encore Roosevelt et Kennedy étaient populistes. On pourrait en dire de même pour Regan. Dans la conception politique américaine, la démocratie sans le peuple conduit à l’oligarchie. Le peuple, aux États-Unis, n’est ni un concept purement abstrait, ni le prolétariat, mais la classe moyenne, ennemie de toute forme d’oligarchie, surtout quand cette dernière paraît avoir échoué.
Analyse d’une réalité politique
Un tout et ses parties
Le mouvement Tea Party n’est pas une idée philosophique, mais une réalité politique complexe. Il est tout d’abord important de comprendre que ce qu’on appelle « Tea Party movement » comporte deux sous- ensembles : le mouvement Tea Party Express10 et le mouvement Freedom works11. Le vocabulaire ne facilite pas l’analyse du phénomène. En effet, le mouvement porte dans le langage courant le nom d’un des deux sous- ensembles qui le composent. Il s’agit donc de distinguer le Tea Party au sens large, et le Tea Party Express.
Structure et fonctionnement
Freedom Works et Tea Party Express sont deux réseaux sociaux, inimaginables sans Internet. Si ces organisations sont indépendantes l’une de l’autre, elles sont nées au même moment, sous la pression des mêmes besoins. Elles sont tendues vers les mêmes objectifs et réglées par des principes identiques. Leurs structures sont voisines : très décentralisées, elles comptent de nombreux militants efficaces et présents sur tout le territoire, même si leur caractère informel complique le décompte. Les militants forment des communautés autonomes, qui restent en lien via le Web. Leur activité sur la toile, extraordinairement performante, leur permet de contourner et de contrer l’influence de médias majoritaire- ment progressistes. Grâce à leur énergie sur Internet et les effets qu’il produit – manifestations de rue, envois de messages et de mots d’ordre d’une extraordinaire réactivité – ils sont parvenus à s’imposer comme l’élément central de l’actualité politique. Le Tea Party force ainsi les médias à lui accorder une couverture étendue, dont ils l’auraient sans doute en grande partie privé, avant l’existence d’Internet.
Des leaders de haut niveau et de talentueux juniors
Les sondages pour les élections primaires républicaines de 2011-2012 situent pour le moment Gingrich à 10% derrière Romney, Huckabee et Palin, tous trois au coude à coude (19%, 18%, 17%). La différence est que ces derniers figuraient depuis longtemps au nombre des présidentiables, alors que Gingrich, qui était cantonné jusqu’alors au rôle de penseur et de conseiller, a effectué une progression remarquable au cours de l’année 2010.
Ce mouvement populaire a porté à sa tête des leaders de haut niveau, tel Dick Armey, qui fut le numéro deux de la Chambre basse il y a une quinzaine d’années, lors de la première « révolution conservatrice », au cours de laquelle il était le second de Newt Gingrich. Il n’est d’ailleurs pas exclu que ce dernier, jadis adversaire acharné de Bill Clinton, puisse être le compétiteur du Président Obama en 201212. De nombreux séna- teurs républicains, comme Jim De Mint, de Caroline du Nord, ont par ailleurs pris le Tea Party sous leur protection et font le lien avec son establishment. Enfin, il faut ajouter à ces personnalités déjà connues une dizaine de grands élus Tea Party issus des élections de novembre 2010, à commencer par les nouveaux sénateurs Rubio, Paul, Kirk, et Toomey.
Une doctrine et un élan
B. BERNSTEIN, Thomas Jefferson, Oxford University Press, 2003, p.184. Voir plus bas, 3.1
Un niveau considéré comme très excessif aux États-Unis. Chez les Hispaniques, le taux de chômage atteint 12%, et 15% chez les Afro-Américains.
Les organisations du Tea Party possèdent une doctrine commune, résumée en particulier dans un livre intitulé Give Us Liberty. A Tea Party Manifesto13. Cette doctrine, comme nous le verrons plus loin, prône le retour à la « formule qui marche ». Elle n’a rien d’original ou d’extrême puisqu’elle reprend un thème classique de la culture politique américaine : la restitution de son sens et de son efficacité à la Constitution. Un tel objectif fait écho aux discours en vigueur lors des révolutions démocratiques qui jalonnent l’histoire politique des États-Unis d’Amérique14.
Les organisations Tea Party, aux structures légères, se sont multipliées au cours de la dernière année. Irrésistiblement monté en puissance lors du combat électoral de 2010, le mouvement s’apparente à un soulève- ment populaire pacifique, issu d’une classe moyenne sûre de son bon droit et confiante dans son succès et dans sa capacité à remettre le pays sur les rails. Ce mouvement se réclame de la culture américaine traditionnelle et de la lutte contre une situation économique et financière jugée absolument intolérable. Une grande partie des citoyens ont été effrayés par l’importance considérable de l’endettement du pays. Cette prise de conscience s’est opérée au moment même où le Président Obama, du fait de la crise financière, portait les déficits à des niveaux sans précédent, où le chômage stagnait à un peu moins de 10%15 et où la reprise peinait à se traduire en termes d’emploi. À ces inquiétudes, s’ajouta le constat que dans de nombreux domaines, la compétitivité de l’Amérique et son leadership étaient remis en question. Dans ce contexte, la loi sur le système de santé fut perçue par de nombreux citoyens comme une décision conduisant à une confiscation de la propriété privée et à une centralisation risquant de mettre en danger la démocratie. Du point de vue du Tea Party, le système économique actuel relève de la social-démocratie et s’oppose donc à la démocratie américaine originelle. Sans une nouvelle « révolution démocratique », cette démocratie américaine irait donc vers la perte de son identité, la faillite et le déclassement. Une nouvelle révolution démocratique, voilà ce que le Tea Party a l’ambition d’être.
Analyse quantitative du Tea Party
Évaluer l’ordre de grandeur du mouvement Tea Party induit une réponse empirique, qui permet à son tour de répondre à d’autres questions plus difficiles.
L’étiquette Tea Party est-elle attractive pour les candidats républicains ?
Pour une mesure précise du phénomène, le mieux est de se référer à un numéro du Washington Post 16. Sur 424 candidats républicains à la Chambre, 187 ont été soutenus 17 par le Tea Party, soit 44% (ce qui signifie qu’ils ont accepté d’une manière ou d’une autre ce soutien). Sur 37 candidats républicains ou indépendants au Sénat, 26 ont été soutenus par le Tea Party, soit 70%. Il est donc certain que le soutien et l’étiquette Tea Party ne font pas peur à la majorité des candidats républicains.
Ce soutien se manifeste concrètement par la présence, sur les sites du Tea Party, de la formule « Nous vous demandons de faire élire X et de faire battre » et par le déploiement d’actions du mouvement en ce sens.
Pour une mesure précise du phénomène, le mieux est de se référer à un numéro du Washington Post16. Sur 424 candidats républicains à la Chambre, 187 ont été soutenus17 par le Tea Party, soit 44% (ce qui signifie qu’ils ont accepté d’une manière ou d’une autre ce soutien). Sur 37 candidats républicains ou indépendants au Sénat, 26 ont été soutenus par le Tea Party, soit 7%. Il est donc certain que le soutien et l’étiquette Tea Party ne font pas peur à la majorité des candidats républicains.
L’étiquette Tea Party est-elle attractive pour les électeurs américains ?
Qu’en est-il des électeurs ? Sur l’ensemble des 239 candidats républicains élus à la Chambre, 120 avaient recueilli le soutien du Tea Party, soit 50%. Le taux de succès à la Chambre des candidats parrainés par le Tea Party est supérieur d’environ 25% à celui des candidats non endossés.
Au Sénat, le taux de succès est légèrement inférieur, 60% pour un taux de soutien de 70%. D’après le Washington Post, 60 des 83 nouveaux élus à la Chambre sont des Tea Party.
Les républicains qui ont battu un député démocrate sortant étaient à 85% des candidats soutenus par le Tea Party. Les deux sénateurs élus (Kirk et Toomey) qui ont devancé des sénateurs démocrates sortants étaient également appuyés par le Tea Party. D’un point de vue purement statistique, l’étiquette Tea Party, à quelques exceptions près, ne fait donc pas plus fuir la masse des électeurs qu’elle ne fait fuir les républicains.
Les résultats électoraux du Tea Party et l’influence de Sarah Palin
Par exemple, Sarah Palin est loin d’être la plus populaire parmi les « chrétiens conservateurs » identifiés par le Values Voters Elle n’arrive qu’au 5ème rang avec 7% de préférences, loin derrière Mike Pense (24%), dont vous n’avez sans doute jamais entendu parler (USA Today, 20 septembre 2010, 5A).
L’étude quantitative fournit également une réponse objective à la question de l’influence réelle de Sarah Palin. Cette dernière a pris des initiatives personnelles et a soutenu seule certains candidats délaissés par le Tea Party. Quel bilan en tirer ? À la Chambre, le taux de succès des candidats supportés à la fois par le mouvement Tea-Party et par Sarah Palin est de 50%, soit la moyenne du taux de succès de cette catégorie. Par contre, le taux de succès des candidats qu’elle a soutenus seule est de 16,6%. L’effet Palin reste donc imperceptible à la Chambre dans les cas de succès mais il est très fort concernant les échecs. Dans la mesure où elle n’a pas fait échouer de candidats Tea Party, Sarah Palin ne semble pas avoir un effet rédhibitoire pour les électeurs américains ; en outre, ni les républicains, ni le Tea Party dans son ensemble, ne sont identifiés, ou réduits, à l’étiquette Sarah Palin. Aux élections sénatoriales, l’influence de Sarah Palin est plus sensible, mais reste assez modérée.
En revanche, Palin a exercé un vrai pouvoir de veto durant les primaires, en s’opposant à des républicains modérés qui n’auraient pas été assez favorables aux thèses du Tea Party. Mais au-delà de ces actions, elle ne semble pas en mesure d’influer sur l’ensemble de l’électorat. Celui-ci réagirait plutôt négativement à ses recommandations voire n’en tiendrait pas réellement compte18. Tout cela reste instable : en cas de duel Obama/Palin pour l’élection présidentielle, le spread (différentiel) en faveur d’Obama varie sur quelques mois, et selon les sondages, entre +3 et +22 points.
Mise en perspective historique
Une tradition d’« insurrection démocratique »
Discours de Gettysburg.
Thomas Jefferson disait avec mélancolie que la démocratie avait besoin d’une révolution à chaque génération. C’est exactement ainsi que le Tea Party se définit : comme une révolution démocratique pour restaurer la Constitution américaine. À ce titre, citer les précédents reviendrait à écrire l’histoire américaine : la lutte pour l’Indépendance, inaugurée par la Boston Tea Party (16 décembre 1773) ; la révolution de Jefferson (1800) balayant l’élitisme aristocratique de John Adams ; le soulèvement démocratique d’Andrew Jackson (1824) ; la révolution de Lincoln qui fonde le Parti républicain en 1858 – ce qui le mène au succès et apporte aux États-Unis une nouvelle naissance dans la liberté (« a new birth in freedom »19) en faisant accepter la plus dure épreuve de force de toute leur histoire – et, au XXème siècle, les révolutions de Roosevelt (1932) et de Kennedy (1960), ou encore celle de Ronald Reagan (1980).
La question qui se pose alors inévitablement est la suivante : que faut-il penser de l’administration Obama ? N’est-ce pas plutôt elle qui pourrait, plutôt que le Tea Party, se revendiquer comme étant une grande révolution démocratique, réagissant à l’oligarchie bushienne, et prolongeant celles de Roosevelt et de Kennedy ? Et le Tea Party ne pourrait-il pas être interprété plutôt comme un mouvement réactionnaire, résistant à cette révolution ?
Positionnement sociologique du Tea Party
De toute évidence, le Tea Party est aujourd’hui un mouvement populaire puissant. C’est ce caractère « populaire » qu’il est nécessaire d’explorer pour mieux le comprendre : le peuple, aux États-Unis, n’est pas centré autour des « classes populaires », mais autour de la classe moyenne, qui se pense comme le Peuple par excellence. Il est à ce titre significatif d’observer que de nombreuses personnes qui, en Europe, seraient associées à la classe supérieure, se classent elles-mêmes volontiers dans la classe moyenne (upper middle class), comme c’est le cas des petits et moyens patrons.
Ce mouvement populaire se définit comme viscéralement antiautoritaire, égalitaire en ce qu’il refuse l’oligarchie, traditionnel, constitutionnel et patriote. Il respecte la propriété privée et les autonomies locales. Il est conservateur, au sens où il est enraciné dans une tradition nationale bi-séculaire, ami de la liberté individuelle et de la Constitution qui doit la garantir. Il apparaît difficile de voir dans ce mouvement une logique factieuse, voire césarienne, exploitant les frustrations d’une classe moyenne prolétarisée ; on n’y trouve pas non plus de lacunes dans l’organisation de la pensée, ni dans la caution institutionnelle ou encore chez les élites, caractéristiques des populismes.
La « révolution démocratique » au sens du Tea Party
Newt Gingrich a d’ailleurs fondé une structure de recherche sur ce sujet nommée « American solutions ».
Une « révolution démocratique » n’est pas une révolution promue par le Parti démocrate, ni par le Parti républicain. Elle est une réaction conservatrice, au sens américain et classique du mot. Il ne s’agit pas d’immobilisme ; il s’agit de conserver ce qui mérite de l’être, et d’en empêcher la destruction : la liberté individuelle et la Constitution démocratique de régime mixte articulée autour de la classe moyenne. Cette révolution démocratique est toutefois également une résistance contre ce qui viendrait annuler la Révolution américaine : l’oligarchie, la monarchie et la démagogie. La réaction conservatrice veut donc mettre en échec une tentative de déformer la structure de base, culturelle, économique et poli- tique, des États-Unis : sa Constitution, prise en un sens plus large que strictement juridique. L’esprit de cette démocratie, c’est le gouvernement de la classe moyenne par elle-même pour un bien commun dépendant d’abord de sa prédominance sans abus. Le terme de « classe moyenne » doit lui aussi être pris en son sens américain, incluant des franges qu’en Europe on classe comme « riches ».
Le capitalisme, expression de la liberté et de la propriété des individus créatifs de classe moyenne, signifie donc, dans cet esprit conservateur américain, la même chose que la démocratie, pourvu qu’il ne devienne pas oligarchique. Ainsi, les révolutions de F.D. Roosevelt et de J.F. Kennedy furent interprétées comme de telles réactions à l’évolution oligarchique du capitalisme, même si certains leaders du Tea Party auraient plutôt tendance, aujourd’hui, à estimer que ce furent là de mauvaises solutions à des problèmes réels20.
Cette classe moyenne se définit comme à la fois ouverte et exigeante : ceux qui veulent y entrer n’ont qu’à étudier et travailler dur. Comme les impôts sont faibles, il suffit de travailler pour parvenir au moins à l’aisance en profitant des réelles opportunités de réussite que procure la liberté. Ceux qui sont incapables de s’élever au-dessus de la pauvreté doivent être aidés par des structures d’assistance, mais il ne convient pas de leur laisser trop d’influence dans la démocratie.
Obama, élu puis rejeté
Le Washington Post du 4 novembre 2010 écrivait : « Il est peu vraisemblable qu’il puisse recréer l’ambiance magique de 2008 et de son extraordinaire (…) Ceux qui, dès le départ, avaient douté de lui sont désormais le noyau dur de son opposition. Beaucoup de ceux que sa candidature avait enthousiasmés sont, pour dire le moins, abattus. Ceux qui étaient simplement pleins d’espoir, n’espèrent plus. »
Pour comprendre les États-Unis, il faut penser en termes non pas binaires (riches contre pauvres), mais ternaires. La classe moyenne manœuvre aujourd’hui en position centrale, pour éviter son écrasement par « l’oligarchie du grand capitalisme » et par « le despotisme des bureaucrates ». Tous deux exploitent de façon démagogique, contre la démocratie traditionnelle, la frustration des classes ou minorités se trouvant en situation semi-prolétarisée. Interprétées à la lumière de ces principes, les trois dernières années se comprennent aisément.
La présidence Obama fut accueillie avec enthousiasme, ou du moins avec sympathie par une classe moyenne outrée, ayant vu dans George Bush un second John Adams ou Herbert Hoover, voire un nouveau « King George ». Dans un second temps, Obama parut trahir ce projet de restauration d’une démocratie capitaliste de classe moyenne et de bon sens. Au lieu de rétablir le consensus traditionnel, comme il l’avait promis, il polarisa davantage la société. Il sembla promouvoir, dans la conception de sa loi sur l’assurance maladie, une usine à gaz socialiste et bureaucratique, étrangère à la logique du capitalisme démocratique. L’Obama démocratique a été élu en 2008. L’Obama tenu à la fois pour oligarchique et démagogue (donc socialiste) a été battu en 201021.
Marco Rubio, 39 ans, étoile montante de la politique américaine, élu en Floride au poste de sénateur, déclarait ainsi en septembre 2010 : « Quand ces élections seront passées, il sera clair pour tous qu’une question avait été posée au peuple américain : « Voulez-vous devenir une Europe bis ? » Et le peuple américain aura simplement répondu : « Non, merci. » »
Un mouvement alimenté par l’anxiété
La révolution démocratique Tea Party, pour traditionnelle qu’elle soit, comporte un fond d’anxiété inhabituel dans le tempérament américain. Les « liberals » (progressistes) expliquent cette angoisse par la conscience qu’auraient les conservateurs du caractère désespéré de leur tentative. Aimant la liberté, optimiste, le peuple américain est fasciné par la puissance, l’indépendance et la confiance en soi que procure la technique. Religieux, il nourrit en même temps une conscience profonde du caractère apocalyptique de la technique et de ses effets.
Cette société de tradition et de sens commun, au sein de laquelle les philosophes, pour exister, sont forcés de se déclarer pragmatiques, flaire dans la social-démocratie un parfum d’idéologie et c’est ce qu’elle rejette avec violence. C’est la première fois, depuis un siècle et demi, qu’elle se demande « si ce gouvernement du peuple par le peuple peut durer long- temps » (A. Lincoln, Adresse de Gettysburg). Car à ses yeux, la social- démocratie n’est plus la démocratie. Ce peuple patriote, habitué à être l’« arsenal de la démocratie », la grande Nation servant l’empire de la Liberté, le « meilleur espoir du monde » (Jefferson), sent dans la montée de la Chine gouvernée par un parti communiste, une menace mortelle et un risque, à terme, d’une victoire du totalitarisme.
Les positions économiques du Tea Party
Certains leaders du Tea Party, tels Rand Paul, sont de purs libertariens en économie. Mais il y a, dans l’ensemble, assez peu d’idéologie dans ce mouvement, qui se réclame plutôt d’une tradition empirique, que l’on appellera « la formule qui marche ».
La formule qui marche
Les républicains ne parlent pas de la dette, pas plus que les démocrates. On suppose que le problème sera résolu par les économies sur les dépenses publiques (100 Milliards de $) et par la croissance, escomptée grâce à un retour à « la formule qui marche ».
Pour ne pas se méprendre sur le Tea Party, il faut comprendre que George Bush, comme continuateur d’une politique immobilière déraisonnable initiée par Bill Clinton, est englobé dans cette réprobation des politiques insensées qui ont mené l’Amérique au bord de la faillite.
Le principal argument économique du Tea Party réside dans la création d’emplois. L’efficacité rhétorique de ce principe s’est avérée irrésistible. En effet, les grandes entreprises internationales américaines ne créent plus d’emplois aux États-Unis. Quant à l’État, estiment les Tea Party, ce n’est pas son métier d’en créer : patron le plus souvent faible et démagogue, il se montre incapable de contenir la progression des dépenses, de sanctionner les abus et d’imposer la qualité du service.
Seuls les petits et moyens entrepreneurs sont donc susceptibles d’engendrer des emplois dans le pays. Or le small business ne peut les créer que s’il a les moyens d’investir, et il ne peut les avoir que si l’État ne les lui enlève pas. En effet, toutes les fois qu’il surtaxe, il paralyse les entreprises et tue ainsi l’emploi. Allant dans ce sens, le programme du Parti républicain prévoit de défiscaliser 20% du revenu des petites et moyennes entreprises. Les démocrates, par opportunisme ou accord sur le fond, ont déjà fait voter un projet (Small Business Jobs Act) qui abonde en ce sens.
Le Tea Party ne représente pas « Wall Street et les riches ». Le big business et la finance qui étaient derrière George Bush ont soutenu Obama en 2008. Le Tea Party a imposé un recentrage au Parti républicain. Il représente avant tout une classe moyenne solidaire, petits patrons et salariés réunis, qui comprennent qu’ils ont les mêmes intérêts, des intérêts qu’ils associent à ceux de la démocratie voire des États-Unis tout court22.
La « formule qui marche » fait l’impasse (comme la social-démocratie des démocrates) sur la question de la dette. Elle ne tient pas compte de facteurs internationaux et nationaux importants et durables : concurrence extérieure insoutenable dans bien des domaines ; Chine en pleine affirmation de sa puissance ; immigration plus fragile et moins rentable ; pauvreté nouvelle, non soluble par le seul travail ; dégradation relative des bases morales et religieuses de la grande République et vieillisse- ment et infécondité relative des groupes qui incarnaient le plus ces traditions américaines. Si tout cela n’est pas pris en compte, la « formule qui marche » risquera de donner des résultats décevants. En attendant, une idée séduit tout le monde : l’Amérique avait une formule traditionnelle qui marchait. Les bureaucrates de Washington et les intellectuels « libéraux » ont voulu remplacer ce précepte, fruit de l’histoire, du bon sens et des vertus américaines, par des constructions alambiquées, des idéologies à l’européenne. L’échec est patent. Il faut revenir à la formule qui marche23.
Économie et politique
L’emploi et la prospérité ne sont pas les seules questions cruciales : la liberté en est une aussi. L’équation proposée est la suivante ; la liberté, c’est la puissance ; la puissance, c’est la propriété ; garantir le gouvernement du peuple, c’est protéger la propriété de la classe moyenne. La démocratie, c’est cette propriété privée et le capitalisme. L’instrument de tout candidat au despotisme, c’est l’impôt. La vigilance s’impose comme prix à payer pour garder la liberté, comme le montre la trajectoire des États-Unis, qui commence en 1773, avec le refus de l’impôt sur le thé : la Boston Tea Party.
La conséquence de ceci est que, si l’État s’empare d’une trop grande partie de la propriété des citoyens, ce n’est plus une démocratie. Les citoyens se remettent à avoir peur les uns des autres, car ils redeviennent libres de se piller. Newt Gingrich, dans son livre To Save America, explique sans fard les tenants et aboutissants de ce genre d’opération : le gros business paie des lobbyistes pour imposer des régulations qui lui permettent de racheter le petit business étranglé par ces mêmes régulations, qui ne sont en fait que des clauses de concurrence déloyale obtenues par corruption. L’idéologue y gagne en satisfaction de sa volonté de puissance dogmatique. Le haut fonctionnaire y gagne en pots de vin ou en satisfaction de sa volonté de puissance bureaucratique. Le prolétaire y perd en termes d’emploi mais peut y gagner en amour-propre. Le socialisme prospère sur l’appauvrissement des patrons et des salariés, et ce faisant détruit la démocratie.
Dans cette physique sociale, il est évident qu’il n’y a plus de démocratie quand l’État se permet de confisquer une portion exagérée de la propriété privée et qu’une démocratie sans une masse suffisante de riches (forcément en majorité petits et moyens) est une contradiction dans les termes.
Les position culturelles du Tea Party
Religion et liberté religieuse
USA Today titre le 7 septembre 2010 : « Elections focus on jobs ». Le débat s’est concentré sur la peur de l’Américain moyen de perdre son emploi, même dans les États relativement épargnés par le chômage.
New York Times, 29 septembre 2010, A 17.
- Après diverses péripéties personnelles, Gingrich s’est converti au Il n’est pas, au sens strict, un militant Tea Party, mais se positionne au-dessus, comme un parrain bienveillant. Sans être vieux, il appartient à l’histoire et n’est pas un politicien comme les autres. Il a déjà commis des erreurs, s’en est relevé et ne les commettra plus. Il apprend l’espagnol, se montre tolérant à l’immigration sud-américaine et est capable de rallier l’électorat hispanique. Fin stratège, historien et penseur, il domine par l’intelligence les autres candidats républicains. Son défaut : il a énormément d’idées. Dans ce pays, cela peut déplaire ou inquiéter. Mais si quelqu’un pouvait battre Obama, en 2012, ce serait peut-être lui, à qui peu de gens pensent aujourd’hui.
Le Tea Party – comme Barack Obama, qui essaie d’occuper le même terrain – s’inscrit dans la tradition culturelle de la démocratie américaine : Dieu et la liberté, ses deux fondements. Le conservatisme se manifeste aux États-Unis par un certain regain de religiosité collective revendicatrice. Comme l’avait déjà noté Tocqueville, la tradition américaine reste celle d’une démocratie religieuse. Et pourtant, dans la campagne électorale, il n’a presque été question que d’économie. Le débat s’est focalisé sur la création d’emplois24, la réduction des dépenses publiques, l’allègement des impôts, et sur la loi d’assurance maladie. Pourtant, le combat culturel est sous-jacent et c’est l’occasion de réaliser à quel point il structure l’économie.
La première émergence du mouvement Tea Party fut la grande réunion de Washington le 28 août 2010 du « Restoring Honor Rally », animée par Glenn Beck, un présentateur de télévision devenu mormon. Ce dernier a parlé de « rappeler la Nation à Dieu » (« to call the nation back to God »). Et il n’a fait rire personne. Dans les courriers de lecteurs en réaction à cet événement, y compris dans les journaux de gauche, on s’est contenté de rapporter de manière équilibrée le pour et le contre.
La religion est vraiment une question d’actualité, nourrie par le défi de l’islam. Le New York Times du 28 septembre 2010 rapporte les propos tenus la veille à Albuquerque (Nouveau-Mexique) par le Président Obama : « Jésus-Christ mourant pour mes péchés a parlé de l’humilité que nous devons tous avoir en tant qu’êtres humains. Nous sommes pleins de péchés, nous faisons des fautes et des erreurs, et nous n’obtenons le salut que par la grâce de Dieu25». Pourtant, peu de temps après les élections de novembre, une dame intervenant au téléphone sur C-Span affirmait qu’elle avait voté démocrate pendant 42 ans, mais qu’elle avait accordé son suffrage aux républicains pour la première fois en 2010. En effet, elle se disait outrée que le Président n’ait pas de religion et qu’en plus il soit un hypocrite faisant semblant d’en avoir une.
Le rejet de Washington et de l’élite sécularisée pousse certains Américains à se décrire comme une démocratie de croyants que tente de dénaturer une aristocratie d’athées. Un livre publié en 2009 par Bill Donohue dénonce le Secular Sabotage : How Liberals are Destroying Religion and Culture in America. C’est dans un titre comme celui-là qu’on voit bien le sens du mot « liberal » dans la bouche des « conser- vateurs ». Newt Gingrich a produit, avec sa femme Callista, une intéres- sante vidéo d’une heure environ, vendue dans le commerce ou sur son site, et qui s’intitule « Redécouvrir Dieu en Amérique » (« Rediscovering God in America »). Il y montre combien l’histoire a empiriquement tissé aux États-Unis une relation très forte entre religion et liberté religieuse d’un côté, religion et liberté tout court de l’autre26, ce qui constitue le cœur de la laïcité américaine. Cette connexion peut sembler paradoxale à un Français, mais elle anime toute l’histoire des États-Unis.
Pro life
Signe des temps, le sénateur Russ Feinglod, principal représentant des purs progressistes américains, version 68, est battu par Ron Johnson, chaleureusement endossé par le mouvement pro-life. Raymond Arroyo, sur la chaîne catholique EWTN, estimait que la majorité du Congrès était maintenant pro-life et que plus de quarante défenseurs ardents du respect de la vie venaient d’entrer au Congrès.
USA Today, 29 septembre 2010, 7 A.
Le débat sur l’avortement est plus vif que jamais aux États-Unis. Les candidats républicains sont en général pro-life et pratiquement tous les Tea Party le sont également27. Les démocrates préfèrent ne pas trop se prononcer sur ce terrain, car les sondages (Rasmussen Reports) montrent que depuis 2009, la majorité du peuple américain estime que l’avorte- ment est moralement mauvais le plus souvent, et qu’il est trop facile à obtenir aux États-Unis. Interrogé sur l’avortement, Barack Obama a sobrement déclaré qu’il le veut « sûr (safe), légal et rare28». Les répu- blicains n’insistent pas non plus sur le sujet, car leur philosophie ne les porte pas à favoriser l’action de l’État sur la vie privée.
Dans un débat sur C-Span entre Rand Paul (R., Tea Party) et Jack Conway (D.) pour l’élection sénatoriale du Kentucky, le présentateur leur a demandé leurs avis sur l’avortement. Paul (qui est médecin oph- talmologiste) se contente de dire en une phrase qu’il est « one hundred percent pro-life ». Conway répond, non moins brièvement, qu’il est pro- choice, mais désire que l’avortement ne soit pas fréquent. On demande à Paul s’il veut ajouter quelque chose. Ce dernier hoche la tête négative- ment, tout en disant : « I think that’s quite distinctive. »
Pauvreté et capitalisme
La « formule qui marche » laisse dans une vraie pauvreté un certain pourcentage de la population qui, pour diverses raisons, est exclue. Les critères sont sans doute trop exigeants, la compétition trop forte. Les Américains les plus religieux (évangéliques et catholiques) se soucient de cette question, mais le font en général en cohérence avec « la formule qui marche ». L’excuse qu’ils donnent à ce résidu, c’est qu’il est probable- ment le plus faible possible et que, si l’organisation était autre, il serait plus important et sa condition serait pire. Les Américains citent volontiers Saint Paul écrivant aux Thessaloniciens : « Si quelqu’un ne veut pas travailler, qu’il ne mange pas non plus. » (Th., 3) Newt Gingrich le cite dès les premières pages de son livre To Save America : la mentalité culpabilisatrice à l’égard de la liberté économique n’a pas du tout la même importance aux États-Unis qu’en France. Les Américains religieux s’efforcent de rendre cohérente leur religiosité essentiellement chrétienne avec la relative indifférence de leur culture économique et politique à la condition des pauvres. Cette tension se marque, notamment, dans les débats sur l’assurance maladie.
Le Tea Party rejette la loi Obama sur l’assurance maladie
R. NOZICK, Anarchy, State and Utopia, Basic Books, 1974.
Le philosophe Richard Nozick29 a bien dégagé la structure du rêve américain, qui est en quelque sorte l’inverse du rousseauisme : il s’agit de maintenir la société à la limite de l’anarchie et de considérer l’État comme une simple agence privée au service d’une association libre et contingente d’individus. Mais Nozick peine à montrer le fond culturel profond de cette « utopie », qui seul la rend fonctionnelle : une culture qui relie la liberté aux valeurs, les fonde dans l’absolu et équilibre un individualisme radical par une forte dimension communautaire. Le problème de cette utopie, ce sont tous les pauvres gens qui n’ont tout simplement pas la force de courir à cette vitesse… Cette culture politique américaine si originale est la raison profonde pour laquelle l’Obamacare est généralement rejeté. Elle explique aussi pourquoi la gauche américaine y tient tant.
La majorité des Français soutiennent le Président Obama pour sa grande loi sur la santé, appelée là-bas Obamacare, censée mettre enfin les « iniques » États-Unis au niveau de la « juste » Europe. Nous devons essayer de comprendre la raison de l’impopularité plus ou moins forte de cette loi auprès de la majeure partie des Américains, autrement qu’en les prenant pour un peuple incapable de reconnaître son intérêt le plus évident ou des égoïstes rejetant leurs devoirs les plus élémentaires. Il ne s’agit pas de priver les gens d’assurances sociales, ni de vouer les pauvres à la misère. Comment un candidat à des élections ouvertes dans une démocratie pourrait-il se présenter avec un produit aussi invendable ? Il est question de rendre autant que possible au marché les fonctions d’assurance, sociale ou autre, tout simplement parce qu’aux États-Unis, démocratie et capitalisme vont de pair.
Bien entendu, le capitalisme sensé reconnaît les difficultés spécifiques au marché de l’assurance-santé, comme celles des « conditions préexistantes », ou encore celles des purs insolvables. Il s’agit de trouver des solutions adaptées, en cohérence avec la logique générale du système, en évitant la centralisation étatique et une augmentation monstrueuse de la fiscalité.
Quel avenir pour le Tea Party ?
Les tendances politiques de fond
Un auteur bien informé, Ronald Brownstein, avait déjà publié un livre lucide, il y a deux ans, intitulé The Second Civil How Extreme Partisanship Has Paralysed Washington and Polarized America.
L’avenir du mouvement dépendra de sa capacité à rester en phase avec les tendances principales de l’esprit américain. Celles-ci semblent être aujourd’hui :
- un centrisme d’intention, qui correspond à la position sociologique des classes moyennes et à la logique consensuelle des institutions.
- un conservatisme désinhibé. 56% des Américains se définissent désormais eux-mêmes comme conservateurs, alors que seulement 18% continuent à se qualifier de liberals. Le centrisme d’intention, traditionnel, se sent déstabilisé par la polarisation présente30. On dirait en effet que la Constitution américaine (prise en un sens plus large que juridique), au lieu d’être une référence pour tous, ne serait plus qu’une position partisane. L’impossibilité d’accepter un fait aussi troublant se traduit par une réaction décidée. L’esprit « conservateur » s’entend comme un traditionalisme de la liberté américaine classique, de sa culture traditionnelle et de « la formule qui marche ».
- ce conservatisme prend, comme nous l’avons dit, un aspect insurrectionnel, paradoxal à nos yeux, mais traditionnel lui aussi. Il s’agit de relocaliser le maximum de pouvoir à des niveaux subsidiaires, et de renouveler en grande partie un personnel politique jugé corrompu, au sens de la culture politique américaine, c’est-à-dire devenu aristocratique ou oligarchique.
- le conservatisme insurrectionnel s’exprime notamment par le rejet de la social-démocratie, tenue pour périmée ou paralysante.
Un scénario de référence tenu pour plus probable
Si nous lisons la presse française, et dans une certaine mesure la presse américaine, quelle est l’idée que nous nous faisons de l’avenir ?
1.Le Tea Party cause le plus grand souci aux dirigeants républicains. Il faut prévoir la division du parti républicain en 2012.
2.La rigidité idéologique des « extrémistes de droite » (toujours le Tea Party) risque de les conduire à paralyser la machine du gouvernement et cette situation, inquiétant et mécontentant l’opinion, ferait basculer à nouveau les indépendants du côté d’un Obama recentré, à l’image sociale, réaliste et conciliante.
3.La durée de la crise et l’aggravation de la pauvreté devraient jouer dans le sens d’une demande de protection et de sécurité, qui a priori avantagerait plutôt les socio-démocrates.
Ces trois éléments permettent d’escompter la réélection du Président Obama en 2012. Tel est ce que j’appelle ici le « scénario de référence ».
4. Ce même scénario suppose aussi que les électeurs des primaires républicaines pourraient céder à la tentation de Sarah Palin – un choix tenu pour suicidaire.
En réalité, il faudrait être devin pour exclure aujourd’hui la réélection d’Obama en 2012, ou son échec. Par exemple, une guerre, en Iran ou ailleurs, ou une nouvelle crise financière, changeraient radicalement les choses, sans que l’on sache à qui cela profiterait. Tout ce que l’on sait, pour l’heure, en s’appuyant sur les sondages, c’est que si l’élection avait eu lieu début 2011, Obama aurait été battu par Romney.
La scission dans les partis ?
Interrogé sur le principal objectif des républicains pour les deux ans à venir, le sénateur O’Connell, leader de la minorité républicaine au Sénat, a déclaré de façon abrupte que « la première réalisation des républicains doit être que le Président Obama ne serve qu’un seul mandat»
Voir par exemple l’article de Roger Simon : « In 2012, could Dean defeat Obama ? »
Concernant la scission entre GOP et Tea Party, on disait en décembre 2010 qu’elle n’était pas impossible, mais qu’elle restait pour l’instant moins probable que le maintien de l’unité. Elle remettrait Obama en selle, or tout semble indiquer que l’éviction d’Obama est pour ses opposants une priorité absolue31. Tout montre que le Tea Party veut renouveler le GOP, et non le tuer par une scission qui redonnerait toutes ses chances à Obama. Le Tea Party n’a pas bloqué le compromis fiscal, ni coupé les vivres au gouvernement. Nous sommes loin du scénario de 1994.
En outre, la doctrine du Tea Party n’est rien d’autre que le rappel de la tradition américaine : les désaccords au sein du GOP portent donc plus sur des choix d’opportunité que sur des questions de principe. Ils concernent le maximum tolérable d’intervention publique dans la vie économique et sociale, tous étant d’accord pour la réduire au minimum. Ils se rapportent aussi à la façon de concilier les intérêts du big business (plutôt soutenus par l’establishment républicain) et ceux du small business (plutôt appuyés par le Tea Party). Ils portent également sur le dosage nécessaire entre la confrontation et le compromis avec l’autre camp. Tout cela relève du pragmatisme.
Les journaux ajoutent que la scission est également possible chez les démocrates. Sans parler des ambitions possibles d’Hillary Clinton, surtout si la popularité d’Obama chute trop bas, les démocrates les plus progressistes étant heurtés par le recentrage du président, qu’ils ont déjà critiqué pour sa timidité durant les deux premières années de son mandat. Ils menacent à mi-voix de présenter en 2012 un challenger démocrate contre lui32.
Une opposition rigide et un pays paralysé ?
On prête aux conservateurs américains l’intention de paralyser pour le plaisir le gouvernement d’Obama. Leur intention est plus probablement de gagner les élections présidentielles en 2012, car la nouvelle « révolution démocratique » (« révolution conservatrice ») n’est possible que si la présidence et le Sénat sont reconquis en même temps. Les conservateurs feront donc sans doute le nécessaire pour y parvenir, en paralysant le gouvernement, ou non, selon ce qui leur semblera opportun. Il paraît certain que l’agenda d’Obama soit caduc pour les deux ans à venir. Inversement, ce dernier veut sans doute asphyxier autant que possible l’action des législateurs républicains. La Constitution lui en donne de nombreux moyens. Mais lui non plus ne cherchera pas de façon passionnelle la paralysie de ses adversaires politiques. La situation mondiale est sérieuse et les uns comme les autres ont quand même, ne serait-ce que par intérêt, bien compris le sens de leurs responsabilités.
Il existe toutefois une dissymétrie : les républicains sont moins enclins au compromis que les démocrates. Mais ce que les uns et les autres ont à l’esprit, pour l’éviter ou pour la reproduire en 2010/2012, c’est la fameuse séquence 1994-1996 (conquête du Congrès par les Républicains, puis réélection de Bill Clinton). Les Démocrates font face aux mêmes problèmes que les Républicains, mais peut-être de manière plus aiguë. Les « liberals » sont redevenus plus puissants après des élections qui ont laminé les « blue dogs », démocrates conservateurs enclins au compromis avec les républicains. Or les démocrates progressistes sont aussi furieux à l’idée de réduire les dépenses publiques et les budgets sociaux que les républicains Tea Party à l’idée d’augmenter les impôts.
L’article de Roger Simon précité souligne ainsi l’opposition entre Howard Dean, auquel on prête l’intention de se présenter à la gauche du président sortant, et Obama : une fois connu le résultat des élections, le président Barack Obama se montra modeste lors de sa conférence de presse : « Aucun parti, dit-il, ne sera capable de dicter la direction où nous devons aller. Nous devons trouver un terrain commun ». À l’inverse, son opposant démocrate, Howard Dean usa d’un tout autre ton, quand ce même jour il a parlé au téléphone à l’auteur de ces lignes :
« Si les Républicains pensent que nous allons ralentir la croissance de Medicare ou de Medicaid et accepter des réductions d’impôts à ceux qui gagnent un million de dollars par an, eh bien ! nous allons leur serrer cela autour du cou et les f… dehors en 2012. »
Un contexte de crise conduisant à une demande de protection et favorisant la social-démocratie ?
Le « scénario de référence » est, à mon avis, improbable. Il suppose que les citoyens des États-Unis, toujours en récession, seront automatique- ment demandeurs de protection sociale, et feront confiance au président qui n’aura pas su les tirer de la récession, pour les en protéger par plus de social-démocratie. L’affirmation du libre-échange partout dans le monde et la faillite actuelle de la social-démocratie en Europe rendent cette analyse douteuse. De telles anticipations, déjà improbables pour l’Europe, ne prennent pas en compte que la politique américaine est moins une affaire de riches contre pauvres, que le fait d’une immense classe moyenne aisée, qui de surcroît prend de l’âge.
Pour la classe moyenne américaine, la gauche n’est pas le peuple et le peuple n’est pas la gauche. La gauche est une « machine », comme le socialisme 33, et le peuple, c’est le centre, un centre à deux ailes, solidaires et au service d’une seule culture et d’un seul système. Les démocrates ont pour fonction de défendre la démocratie contre l’oligarchie du big business ; les républicains ont celle de défendre cette même démocratie contre les tentations de démagogie socialiste et contre l’oligarchie bureaucratique. Situation originale, il faut aujourd’hui un tiers parti pour défendre la démocratie contre les trois dérives à la fois, coalisées dans le contexte de la globalisation. C’est pourquoi le Parti républicain n’a survécu qu’en acceptant que le Tea Party joue ce rôle en son sein. Par ailleurs, le big business est aussi indispensable au leadership américain, sans lequel la démocratie ne serait pas possible en ce monde – sauf à revenir à l’isolationnisme.
Dans le contexte qui a présidé aux élections, les deux grands partis n’étaient plus représentatifs de la majorité de la population. Les démocrates représentaient pêle-mêle une bonne partie du big business, les intellectuels de la gauche idéologique et postmoderne, les syndicalistes socialisants, les bureaucrates étatistes, le personnel de nombreux services publics dans les États, le gros des médias, divers lobbies, et aussi, en dehors de la classe moyenne, les plus pauvres, les plus malheureux et les plus marginalisés. Les républicains représentaient une autre moitié du big business, les conservateurs modérés, tous ceux qui s’accommodent de la situation présente, qui pensent qu’elle peut durer, et qui ne souffrent pas trop de la globalisation.
Désormais, un troisième groupe rassemble les adeptes d’une culture du travail et de la concurrence, traditionnelle en Amérique, qu’ils soient patrons de PME, indépendants ou salariés. C’est ce groupe immense qui n’était plus représenté : ni par les démocrates, livrés aux passions de l’idéologie, des lobbies et de la démagogie paupériste-socialiste ; ni par les républicains, focalisés sur le leadership impérial, la guerre et le big business. C’est à ce groupe, qui est le peuple au sens américain, que le Tea Party a donné une organisation et une représentation.
Si les Républicains savent jouer sur la féconde ambiguïté de leur alliance avec le Tea Party, et donc s’ils se maintiennent dans la ligne de 2010 sans se replacer dans le sillon du capitalisme oligarchique, s’ils persistent dans leurs efforts pour bloquer la mise en œuvre de l’Obamacare, et s’ils savent imputer la relative paralysie des institutions à une rupture socialiste du consensus traditionnel, alors ils confirmeront sûrement les résultats de 2010.
Au-delà de ce jeu encore relativement classique, une innovation poli- tique est aujourd’hui nécessaire. Une grande majorité de ce peuple polarisé, mais imprégné par une culture du compromis, aspire à retrouver une unité qui combinerait tradition et nouveauté. Mais cela supposerait un nouveau compromis historique, l’invention de nouvelles solutions américaines, dont les contours n’apparaissent pas encore, et qui ne s’affirmeront, si elles s’affirment un jour, qu’à travers la grande crise à venir.
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