Résumé

Introduction

I.

Pourquoi faire de l’économie de la connaissance ?

1.

La connaissance est infinie

2.

La malédiction des matiÚres premiÚres

3.

La dynamique des révolutions sociotechnologiques

II.

Comment faire de l’économie de la connaissance  ?

1.

Propriétés sociales de la connaissance

2.

Les trois principes de la noodynamique

3.

L’équation de flux de la connaissance

III.

Qu’est-ce que faire de l’économie de la connaissance  ?

1.

Les infrastructures de la connaissance

2.

La disruption et le mantra de la silicon valley : «love can do»

3.

La biomimĂ©tique : une application de l’économie de la connaissance

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Résumé

Imaginez une Ă©conomie dont la ressource principale est infinie. Imaginez une Ă©conomie dotĂ©e d’une justice intrinsĂšque, une Ă©conomie qui facilite et rĂ©compense le partage, une Ă©conomie oĂč le chĂŽmeur a davantage de pouvoir d’achat que le salariĂ©, une Ă©conomie oĂč 1 et 1 font 3, une Ă©conomie dans laquelle tout le monde naĂźt avec du pouvoir d’achat et oĂč, enfin, le pouvoir d’achat ne dĂ©pend que de vous-mĂȘme.

La nooĂ©conomie – l’économie de la connaissance – capture la totalitĂ© du dĂ©veloppement durable et ouvre la possibilitĂ© de trivialiser en quelques annĂ©es des problĂšmes que l’humanitĂ© a estimĂ©s insolubles. Ce traitĂ© rĂ©pond Ă  trois questions : pourquoi en faire ? comment en faire ? qu’est-ce qu’en faire?

Ceci est un traitĂ© pratique d’économie de la connaissance, particuliĂšrement conçu pour le citoyen et le politique. Il dĂ©crit simplement les enjeux de ce domaine capital pour le dĂ©veloppement durable, la diplomatie et la sĂ©curitĂ©, ou encore la lutte contre la pauvretĂ©, le dĂ©veloppement Ă©conomique territorial et national, et en particulier pour ce que les Anglo-Saxons appellent «Silicon Valley studies». Il inspirera les questions de politique publique, Ă©ducative et infrastructurelle. Ses prolongements sont la biomimĂ©tique, l’écologie industrielle, l’économie circulaire et la Blue Economy du Pr. Gunter Pauli.

Idriss J. Aberkane,

Chercheur affiliĂ© au Kozmetsky Global Collaboratory de l’universitĂ© de Stanford.

Notes

1.

La profanitĂ© est une Ă©pice du discours : trop est indigeste, trop peu est fade, mais la bonne dose rend le discours mĂ©morable. comme disait Patton, « when i want my men to remember something important, to really make it stick, i give it to them double it may not sound nice to a bunch of little old ladies, at an after- noon tea party, but it helps my soldiers to remember. You can’t run an army without profanity, and it has to be eloquent profanity».

+ -

Imaginez une Ă©conomie dont la ressource principale est infinie. Imaginez une Ă©conomie dotĂ©e d’une justice intrinsĂšque, une Ă©conomie qui facilite et rĂ©compense le partage, une Ă©conomie oĂč le chĂŽmeur a davantage de pouvoir d’achat que le salariĂ©, une Ă©conomie oĂč 1 et 1 font 3, une Ă©conomie dans laquelle tout le monde naĂźt avec du pouvoir d’achat et oĂč, enfin, le pouvoir d’achat ne dĂ©pend que de vous-mĂȘme.

Comme   la   connerie1,   la   connaissance   est   infinie.   Cette potentialitĂ© fondamentale de la connaissance a des implications Ă©conomiques trĂšs profondes. Tout d’abord, si la connaissance est infinie, alors une croissance indexĂ©e sur la connaissance peut ĂȘtre infinie elle aussi. Nous savons que ce n’est pas le cas d’une croissance indexĂ©e sur les matiĂšres premiĂšres qui, elles, mĂȘme renouvelables – car le temps n’est pas infini –, seront toujours finies. Une croissance infinie est impossible avec des ressources finies, mais une croissance infinie avec la connaissance est non seulement possible mais facile. En consĂ©quence, l’économie de la connaissance capture la totalitĂ© du dĂ©veloppement durable. C’est dire l’immense richesse de ses applications.

Conceptuellement, l’économie de la connaissance n’est pas une continuation de l’économie des matiĂšres premiĂšres, du travail ou du capital. Elle reprĂ©sente une rĂ©volution par rapport Ă  ces derniĂšres, un changement de paradigme, et bien que le terme soit galvaudĂ© ad nauseam par le marketing de masse, elle consiste en fait Ă  un retour aux sources mĂȘmes du mot «économie» Ă  l’époque des physiocrates pour qui toute valeur Ă©tait rĂ©ductible Ă  un bien ou Ă  un service naturel. La racine Ă©co est commune aux termes Ă©conomie et Ă©cologie, et c’est prĂ©cisĂ©ment ce que va rappeler l’économie de la connaissance.

Ce traitĂ© rĂ©pond Ă  trois questions : pourquoi ? comment ? quoi ? Pourquoi faire de l’économie de la connaissance ? Comment en fait-on et, notamment, quels en sont les fondamentaux thĂ©oriques ? Et, enfin, quelles en sont les applications essentielles ? La biomimĂ©tique est l’une des plus spectaculaires d’entre elles. Ce traitĂ© s’adresse au dĂ©cideur politique ou Ă©conomique, le citoyen Ă©tant les deux Ă  la fois par l’expression de son droit de vote politique et de son droit de vote Ă©conomique, bien plus important, par lequel il donne son argent, son attention et son temps Ă  telle ou telle entreprise, bien qu’il n’en soit encore aujourd’hui que trĂšs rarement conscient.

I Partie

Pourquoi faire de l’économie de la connaissance ?

1

La connaissance est infinie

Notes

2.

C’est d’ailleurs lĂ  tout son gĂ©nie, culturel bien plus que technologique, car si Jobs n’a pas inventĂ© le personal computer (Pc), il a Ă©tĂ© le premier, avant Bill Gates, Ă  rendre Ă©vidente, en une seule gĂ©nĂ©ration, l’idĂ©e d’un ordinateur dans chaque foyer, lĂ  oĂč ibm a longtemps considĂ©rĂ© l’expression «ordinateur personnel» comme un oxymore absolu, ce qui Ă©tait une consĂ©quence naturelle de la culture b2b (business to business) de cette entreprise, dont le nom rĂ©el est
 international business

+ -

Il y a une raison essentielle Ă  faire de l’économie de la connaissance : la connaissance est infinie. Aussi parce que toutes les problĂ©matiques de gestion des ressources et de l’énergie peuvent ĂȘtre ramenĂ©es Ă  celle de gĂ©rer la connaissance en train de se faire, c’est-Ă -dire Ă  ne pas utiliser et Ă©puiser une ressource d’une façon triviale aujourd’hui alors que demain la connaissance existera pour l’utiliser d’une façon bien meilleure. Nous verrons dans la troisiĂšme partie de ce manuel que la biomimĂ©tique est une expression trĂšs Ă©lĂ©gante de ce principe, d’oĂč sa nature d’avatar technologique et industriel du dĂ©veloppement durable.

Tout le dĂ©veloppement durable est capturĂ© par l’économie de la connaissance, car la connaissance a le potentiel de trivialiser en une gĂ©nĂ©ration des problĂšmes que l’humanitĂ© considĂ©rait comme absolument insoluble pendant des siĂšcles. Un kilogramme de  boue  renferme  suffisamment  d’énergie  de masse pour satisfaire la demande annuelle mondiale en Ă©nergie, mais c’est par un manque de connaissance que nous sommes incapables de la libĂ©rer. L’antimatiĂšre serait un carburant rĂ©volutionnaire de la propulsion aĂ©rospatiale, mais c’est par un manque de connaissance qu’elle n’est pas massivement Ă  notre disposition aujourd’hui.

L’économie de la connaissance permet une croissance Ă  la fois saine et infinie, ce qu’absolument aucun autre paradigme Ă©conomique ne permet aujourd’hui. Elle nĂ©cessite cependant, pour s’imposer, la destruction crĂ©atrice de nos anciens paradigmes Ă©conomiques, basĂ©s sur la raretĂ©, la division et le malthusianisme, c’est-Ă -dire des paradigmes qui sont trivialement ancrĂ©s dans le matĂ©riel et non dans l’immatĂ©riel. Or ces paradigmes Ă©conomiques, hĂ©ritĂ©s de la rĂ©volution industrielle, ont encore la vie trĂšs dure, car ils ont envahi et normalisĂ© notre systĂšme Ă©ducatif lui-mĂȘme, formant les gĂ©nĂ©rations de demain avec les idĂ©es d’hier, mesurant le passĂ© sur le futur. Or ne pas marcher sur son futur avec les moyens du passĂ© est l’enjeu fondamental du dĂ©veloppement durable.

Un combat politique prolongĂ© illustre Ă  quel point la destruction crĂ©atrice de l’économie du capital et des ressources au profit de l’économie de la connaissance est pĂ©nible. Bien que ses prĂ©mices soient plus anciennes, nous pouvons le dater Ă  l’annĂ©e 1977, au cours de laquelle Jimmy Carter, en marge d’un fascinant discours oĂč il dĂ©clare que la crise Ă©nergĂ©tique est «l’équivalent moral de la guerre», fait le calcul suivant : si nous indexons le dollar sur les matiĂšres premiĂšres, son potentiel est grand mais limitĂ© ; si nous indexons le dollar sur la connaissance, son potentiel est infini. Nous savons que cet idĂ©al n’a pas Ă©tĂ© atteint au cours des quarante annĂ©es qui ont suivi, les millions de morts des diffĂ©rentes guerres qu’ont connus l’Afrique centrale et le golfe Persique – encore la rĂ©gion la plus volatile du monde parce que la plus riche en hydrocarbures bon marchĂ© – sont lĂ  pour en tĂ©moigner.  La doctrine qui consiste pour les États-Unis Ă  sĂ©curiser les gisements du Golfe porte encore ironiquement le nom de «doctrine Carter», alors qu’elle est l’opposĂ© exact de la vision du prĂ©sident amĂ©ricain dans son discours de 1977. Tous les politiciens ont quelque part le souvenir amer d’un idĂ©al mort au combat, mais si on peut tuer les rĂȘveurs, on ne peut pas tuer leurs rĂȘves. Dans une caricature qui conserve un solide fond de vĂ©ritĂ©, on pourrait simplifier ce dĂ©bat politique profond entre la puissance par les ressources et la puissance par la connaissance par l’opposition de visions entre Jimmy Carter et Dick Cheney – qui est caricaturalement le pĂ©trolier partisan de  la domination par les ressources. Aujourd’hui encore, le dollar est trĂšs injustement la monnaie d’échange pour toutes les matiĂšres premiĂšres : que vous vouliez nĂ©gocier du blĂ©, du jus d’orange concentrĂ© surgelĂ©, de l’or, de l’uranium, de la bauxite, du coton, du pĂ©trole, du gaz naturel ou des carcasses de porc, vous devrez les acheter en dollars, ce qui est perçu comme une injustice immense par les BRICS (BrĂ©sil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud), et qui les a d’ailleurs encouragĂ©s Ă  proposer une monnaie de rĂ©serve mondiale indexĂ©e sur l’or et les droits de tirage spĂ©ciaux du Fonds monĂ©taire international (FMI) lors du Sommet du G20 de L’Aquila, en 2009. Bien que Dominique Strauss-Kahn les ait alors soutenus, leur initiative n’a pas portĂ© ses fruits.

Sept ans seulement aprĂšs le discours de 1977, l’émergence des «Valley Heroes» – de Steve Jobs Ă  SergueĂŻ Brin, de Mark Zuckerberg Ă  Elon Musk
 – est venue prouver que la connaissance Ă©tait de loin la ressource Ă©conomique la plus essentielle Ă  un pays. En 1984, Steve Jobs, qui vient de lancer le lĂ©gendaire Macintosh et de faire accepter au monde entier l’idĂ©e d’un personal computer2, rencontre le prĂ©sident François Mitterrand qui, en marge de l’investissement de plusieurs centaines de millions de dollars qu’Apple vient de rĂ©aliser en France, lui demande si l’Hexagone pourrait se prĂȘter Ă  l’émergence d’une Silicon Valley. La rĂ©ponse de Jobs, parfaite de clartĂ© et de concision, et qui vaudrait plus pour l’économie française qu’une dĂ©cennie de promotions de l’ENA, est conservĂ©e dans les archives d’Antenne 2 dans un sujet prĂ©sentĂ© par Christine Ockrent et disponible sur YouTube. Ce qui est essentiel ici, c’est cette phrase prophĂ©tique de Jobs : «Le logiciel, c’est le pĂ©trole des annĂ©es 1980 et 1990. » Cette idĂ©e a Ă©tĂ© inconcevable pendant au moins dix ans pour IBM qui, rencontrant Bill Gates, Paul Allen et Steve Ballmer dans les annĂ©es 1980, dĂ©clarait : « Nous savons qu’il n’y a pas beaucoup d’argent Ă  se faire dans les logiciels» ! Aujourd’hui, l’homme que les mĂ©dias de masse considĂšrent comme le plus riche du monde n’est pas un magnat du pĂ©trole mais un magnat du logiciel, et Apple, nĂ© dans un garage comme Amazon, comme Google, comme HP, comme Disney
, possĂšde une trĂ©sorerie qui flirte avec le PIB de la Nouvelle-ZĂ©lande. Alors oui, le logiciel c’est le nouveau pĂ©trole, et, plus gĂ©nĂ©ralement, la connaissance, c’est le pĂ©trole Ă©ternel de toute Ă©poque possible, de la mĂȘme façon que Richard Francis Burton dĂ©crivait le paradis, c’est-Ă -dire l’ÉternitĂ© ou la seule vĂ©ritable «fin de l’Histoire», ce lieu «oĂč toute connaissance sera connue». En effet, si le temps est l’image mobile de l’éternitĂ© immobile (Platon), sa mobilitĂ© n’est tracĂ©e que dans l’évolution des consciences humaines et, en dernier recours, dans celle de la sagesse (qui est la connaissance de soi) et de la connaissance (du non-soi). Explorer, exploiter et faire circuler ce grand pĂ©trole que sont la sagesse et la connaissance est l’enjeu politique de la nooĂ©conomie, elle- mĂȘme branche pragmatique et Ă©lĂ©gante de la nooscience, la connaissance de la connaissance.

On a vu en Barack Obama un certain continuateur de ce que j’appelle la «vraie doctrine Carter», celle de la nooĂ©conomie. Il courtise en effet activement les geeks de son pays et a ainsi rencontrĂ© Mark Zuckerberg. Facebook, qui reprĂ©sente aujourd’hui plus de valeur Ă©conomique que Total ou BP, a bien plus d’influence sur les gouvernements que les pĂ©troliers d’autrefois qui finançaient des coups d’État, et possĂšde une valeur boursiĂšre parfois comparable Ă  la leur, mĂȘme si elle est encore largement spĂ©culative, le tout avec cent fois moins d’employĂ©s. On peut dire que le levier de productivitĂ© individuel de la connaissance est colossal, et c’est bien pour cette raison que les mathĂ©matiques sont considĂ©rĂ©es comme l’outil de dĂ©veloppement le plus prodigieux pour l’Afrique, le continent encore le moins prĂ©sent dans l’économie de la connaissance aujourd’hui (ce qui est bien sĂ»r amenĂ© Ă  changer).

Le prĂ©sident amĂ©ricain a Ă©galement rencontrĂ© Elon Musk, le fondateur  des entreprises SpaceX et Tesla Motors : la premiĂšre a su  imposer  les idĂ©es d’un ravitaillement privĂ© de la station spatiale internationale et de tourisme spatial de masse en Ă  peine cinq ans, et la seconde vaut aujourd’hui davantage que le groupe PSA tout en produisant entiĂšrement aux États-Unis, monumental pied de nez Ă  la politique de dĂ©sindustrialisation et de low cost qui a prĂ©valu dans la pensĂ©e stratĂ©gique automotive française austĂšrement et mĂ©caniquement orthodoxe, capable certes de prĂ©visible administration mais intrinsĂšquement incapable de l’imprĂ©visible disruption, et Ă  qui l’on doit, entre autres, la mort de la Watch Valley dans le Jura français.

Il est Ă  noter que SpaceX, entreprise encore exceptionnellement agile, visionnaire et trĂšs faiblement bureaucratisĂ©e pour son industrie, est la bĂȘte noire d’Arianespace : les deux entreprises ont un ADN radicalement diffĂ©rent, la premiĂšre Ă©tant intrinsĂšquement idĂ©aliste et disruptive tandis que la seconde est le fruit d’un vĂ©ritable Ă©levage de la rationalitĂ© et de la pensĂ©e prĂ©visible, la culture de l’exercice corrigĂ©, en quelque sorte
 Ajoutons que Tesla Motors, l’autre entreprise de Musk, a rĂ©cemment dĂ©clarĂ© qu’elle ne poursuivrait aucun de ses concurrents qui utiliseraient ses brevets de bonne foi, une dĂ©marche aujourd’hui absolument impensable Ă  l’establishment automobile europĂ©en. Non seulement le titre boursier Tesla n’a pas bougĂ© Ă  cette annonce mais, d’octobre 2012 Ă  aoĂ»t 2014, il affichait une hausse de 765% ! Quand un dirigeant français, ou mĂȘme europĂ©en, a-t-il mĂ©ritĂ© le titre de disruptif pour la derniĂšre fois ? L’administration n’est-elle pas le contraire absolu de la disruption ? L’expression «État disruptif» n’est-elle pas finalement un oxymore ? Que dire alors d’une Ă©cole d’administration elle-mĂȘme administrĂ©e par l’État
 Ne peut-elle ĂȘtre que le lieu de la pensĂ©e la moins disruptive sur terre ?

Barack Obama courtise aussi Taylor Wilson, le jeune prodige qui a rĂ©alisĂ© une fusion nuclĂ©aire au deutĂ©rium dans le garage de ses parents alors qu’il Ă©tait encore au lycĂ©e. Mieux, le PrĂ©sident a inaugurĂ© la tradition de confier Ă  des geeks, comme le prix Nobel Steven Chu ou le professeur Ernest Moniz, le trĂšs stratĂ©gique secrĂ©tariat Ă  l’Énergie, un poste qui, s’il avait pourtant Ă©tĂ© crĂ©Ă© par Carter,  Ă©tait traditionnellement dĂ©volu aux vieux briscards  du renseignement et/ou des hydrocarbures. Rappelons Ă  cette occasion   la brillante citation de Sheikh Yamani, le lĂ©gendaire ministre saoudien du PĂ©trole et des Ressources minĂ©rales de 1962 Ă  1986, Ă  l’époque des chocs pĂ©troliers : «L’ñge de pierre ne s’est pas terminĂ© par manque de pierres,  et l’ñge du pĂ©trole se terminera bien avant que nous ne manquions de pĂ©trole.» Nous ne devons pas y voir l’argument fallacieux : les pierres sont abondantes, donc les hydrocarbures le seront aussi, mais plutĂŽt le recul d’affirmer que l’humanitĂ©, par son ingĂ©niositĂ© et par sa maturitĂ© culturelle, est libre d’accĂ©lĂ©rer l’adoption d’une rĂ©volution technologique par un processus de destruction crĂ©atrice cher Ă  Schumpeter. Avant la guerre de SĂ©cession, l’une des consĂ©quences Ă©conomiques essentielles de l’abandon de l’esclavage dans la plupart des États du Nord fut l’accĂ©lĂ©ration massive de leur industrialisation, car la machine Ă  vapeur s’adoptait d’autant mieux que l’ancien modĂšle de production manuel basĂ© sur l’esclavage Ă©tait dĂ©truit par le droit et la morale puis par la culture. Quarante ans plus tard, l’industrie automobile devait fleurir au Nord et non au Sud, qui avait pris un retard d’industrialisation absolument dĂ©cisif. La fin du modĂšle de l’esclavage constitue un Ă©lĂ©gant exemple de la destruction crĂ©atrice que l’on doit mener pour imposer l’économie de la connaissance. EspĂ©rons que cette nouvelle transition ne mĂšnera pas Ă  un conflit similaire Ă  la Guerre de SĂ©cession.

2

La malédiction des matiÚres premiÚres

Lorsque le BrĂ©sil a dĂ©couvert les gisements de pĂ©trole en eaux profondes d’Iracema et de Tupi, pendants gĂ©ologiques des gisements du golfe de GuinĂ©e, le prĂ©sident Lula da Silva dĂ©clara y voir «la seconde indĂ©pendance du BrĂ©sil» (le gisement de Tupi est Ă  prĂ©sent appelĂ© «gisement de Lula»). Pourtant, s’il faut observer une tendance chez les BRICS, c’est que plus les matiĂšres premiĂšres par habitant leur font dĂ©faut, plus ils sont prompts Ă  entrer de plain-pied dans l’économie de la connaissance. Comparons ainsi les exportations de la FĂ©dĂ©ration de Russie et de la RĂ©publique de CorĂ©e du Sud, qui a expĂ©rimentĂ© un ministĂšre de l’Économie de la connaissance : tout en possĂ©dant environ un tiers de la population russe et avec un territoire presque 171 fois plus petit, la CorĂ©e du Sud exporte davantage que la FĂ©dĂ©ration car, au lieu d’entretenir la paresse mentale qu’induit inĂ©vitablement l’accĂšs aux ressources naturelles bon marchĂ©, elle est forcĂ©e d’exporter de la connaissance et du savoir-faire.

Les matrices d’exportation des BRICCA (BrĂ©sil, Russie, Inde, Chine, Canada et Australie), les plus grands pays du monde, Ă  l’exception des États-Unis, qui sont les seuls Ă  possĂ©der les attributs gĂ©ographiques de la superpuissance en 2014, Ă  savoir une grande population et un grand territoire tous les deux interconnectĂ©s, montrent toutes une grande dĂ©pendance Ă©conomique aux matiĂšres premiĂšres, agricoles ou gĂ©ologiques, et cette dĂ©pendance maintient nettement ces pays dans le paradigme de l’économie des matiĂšres premiĂšres.

La Chine, justement parce qu’elle manque cruellement d’hydrocarbures par habitant, est le BRICCA  qui est le plus nettement entrĂ© dans l’économie   de la connaissance et il est symptomatique qu’elle encourage, dĂšs l’école maternelle, la lecture des fables de Gunter Pauli, le pĂšre de la Blue Economy. GĂ©opolitiquement, il faut bien noter que, parfois, pour un individu de mĂȘme que pour un pays, «ce qui ne me tue pas me rend plus fort», et   que c’est justement en limitant l’accĂšs de la Chine aux hydrocarbures dont elle est friande que l’Organisation de CoopĂ©ration et de DĂ©veloppement Ă©conomiques (OCDE), sous leadership amĂ©ricain, a en rĂ©alitĂ© rendu ce pays plus innovant et l’a en quelque sorte prĂ©servĂ© du diabĂšte Ă©conomique dĂ©bilitant qu’un accĂšs aux ressources peu chĂšres aurait dĂ©clarĂ© chez lui, et qui est par ailleurs dĂ©jĂ  bien dĂ©clarĂ© dans certains autres pays, dont l’AlgĂ©rie et la Russie, par exemple.

Pour le BrĂ©sil, donc, la dĂ©couverte de gisements de pĂ©trole peut se rĂ©vĂ©ler ĂȘtre bien davantage un mĂ©fait dĂ©guisĂ© qu’un bienfait, car elle peut empĂȘcher le pays d’entrer dans l’économie de la connaissance. Dans ce scĂ©nario-lĂ , sĂ»rement leur dĂ©couverte n’est pas la deuxiĂšme indĂ©pendance du pays puisqu’elle le rend plus dĂ©pendant Ă  l’exportation de matiĂšres premiĂšres. Car, pour un pays comme pour un individu, deux dĂ©sirs peuvent coexister : celui de l’ego – qui demande « donne-moi ce que je veux!» – et celui du moi vĂ©ritable – qui demande «donne-moi ce dont j’ai besoin!». Il est Ă©trange de constater que les États se comportent comme des enfants, convoitant des territoires et des ressources par une sorte de vaniteuse gourmandise, comme l’enfant convoite les friandises dont l’abondance le rendra inĂ©vitablement malade, alors qu’ils devraient convoiter la sagesse et le stoĂŻcisme. Je consacre par ailleurs un TraitĂ© de noopolitique Ă  cette observation fascinante.

 

Figure 1 : exportations brutes de la Russie en 2012 (volume total : 468b Usd)

Figure 2 : exportations brutes de la République de Corée en 2012 (volume total : 562b Usd)

Source :

 “The atlas of economic complexity,” center for international development at Harvard University

commentaire : Noter que le volume global est supĂ©rieur Ă  celui de la FĂ©dĂ©ration de Russie, et que la proportion des exports technologiques y est bien supĂ©rieure Ă©galement. La part d’hydrocarbures et de produits miniers reprĂ©sente davantage les produits circulants et transformĂ©s que les produits extraits sur place.

Que le Franco-BrĂ©silien Artur Ávila se soit vu remettre la mĂ©daille Fields en CorĂ©e du Sud Ă  l’étĂ© 2014 et que le BrĂ©sil soit l’hĂŽte du prochain CongrĂšs international des mathĂ©maticiens oĂč le prix sera remis en 2018 est une rĂ©alitĂ© Ă©conomique bien plus discrĂšte et pourtant bien plus influente que la dĂ©couverte de gisements de pĂ©trole ou que la cuisante Coupe du monde de football de 2014 (oĂč le BrĂ©sil fut l’hĂŽte gĂ©nĂ©reux de sa propre humiliation). Notons pour le moment que les matiĂšres premiĂšres abondantes sont aux États ce que les friandises sont aux enfants, un mĂ©fait sucrĂ©, et la comparaison des exports tunisiens et algĂ©riens le montre avec une clartĂ© qui se passe de commentaires. L’AlgĂ©rie est diabĂ©tique Ă©conomiquement ; elle souffre d’un fort diabĂšte pĂ©trolier, dont l’absence d’innovation et le manque absolu de diversitĂ© Ă  l’exportation sont des symptĂŽmes saillants.

L’histoire  de  Johann  August  Sutter,  romancĂ©e  par  ailleurs  dans  L’Or  de Blaise  Cendrars,  illustre  bien  en  quoi,  pour  un  entrepreneur  intelligent, la  dĂ©couverte  de  matiĂšres  premiĂšres  peut  ĂȘtre  une  terrible  malĂ©diction. Lui  qui  avait  su  mettre  en  valeur  l’économie  californienne  par  la  seule ingĂ©niositĂ© et l’utilisation de ressources renouvelables fut ruinĂ© par la ruĂ©e vers l’or de Californie et le lot de stupiditĂ© et d’injustice qu’elle a apportĂ©. Quelques  siĂšcles  auparavant,  les  Espagnols  s’étaient  ruinĂ©s  d’eux-mĂȘmes par  l’exploitation  des  mines  de  PotosĂ­,  en  Bolivie,  tandis  que  par  la  suite beaucoup  d’États  du  Golfe,  l’Arabie  saoudite  en  tĂȘte  ou  encore  l’AlgĂ©rie, se   rĂ©vĂ©leront   incapables   d’entrer   efficacement   dans   l’économie   de   la connaissance  à  cause  de  la  paresse  politique  et  mentale  induite  chez  eux par l’abondance d’hydrocarbures bon marchĂ©. L’homme et ses États doivent comprendre que le cerveau est une pierre philosophale qui vaut tout l’or du monde. Mieux vaut pour eux naĂźtre pauvre et intelligent que riche et idiot, ce  qui  vaut  en  particulier  pour  les  États, et  que  les  aventures  de  Sutter, de l’Espagne du xvie  siĂšcle ou, Ă  l’inverse, des forges de Buffon dans la France du xviiie  siĂšcle dĂ©montrent bien.

Figure 4 : exportations brutes de la Tunisie en 2012 (volume total : 15.3b Usd)

Source :

“ The atlas of economic complexity,” center for international development at Harvard University, 

commentaire : On observe un rĂ©gime d’exportation bien plus diversifiĂ© mĂȘme si les exportations par habitant restent d’environ 25%  infĂ©rieures à  celles de l’AlgĂ©rie, lĂ  oĂč celles de la CorĂ©e Ă©taient presque trois fois supĂ©rieures Ă  celles de la Russie.

3

La dynamique des révolutions sociotechnologiques

Notes

3.

Il existe une physique statistique des foules votantes que christian borghesi et ses collaborateurs ont Ă©lĂ©gamment mise en Ă©vidence, avec notamment une loi empirique simple concernant la participation Ă  un scrutin : un Ă©lecteur a en moyenne d’autant moins de chance de participer Ă  un scrutin qu’il ressent que sa voix sera diluĂ©e. ainsi, dans de nombreux pays, d’israĂ«l Ă  la France, le taux de participation moyen aux Ă©lec- tions municipales est inversement corrĂ©lĂ© Ă  la taille de la municipalitĂ©. borghesi, J. chiche and J.-P. nadal, “ between order and disorder : a ‘Weak law’ on recent electoral behavior among Urban Voters ? ”, Plos one 7(7), e39916, (2012).

+ -

Il faut insister sur la dimension culturelle, la part irrĂ©ductible de Zeitgeist qui existe  dans  l’avĂšnement  d’une  rĂ©volution  sociotechnologique.  L’humanitĂ© n’adopte pas une technologie ou un changement de paradigme (la structure des   rĂ©volutions   scientifiques,   selon   Thomas   Kuhn)   parce   qu’ils   sont objectivement meilleurs et plus efficaces. Ce serait lĂ  supposer une humanitĂ© rationnelle,  ce  que  l’économie  comportementale  a  clairement  dĂ©montrĂ© ĂȘtre un mythe. Tant qu’elle en a le choix, l’humanitĂ© adopte une rĂ©volution quand  elle  cesse  de  lui  faire  peur,  ce  qui  est  tout  à  fait  diffĂ©rent  et  ce  qui explique  le  succĂšs  d’Apple  en  son  temps. Apple  n’a  jamais  inventĂ©  le  PC, mais  il  a  su  le  rendre  «mignon»  (c’est-Ă -dire  acceptable  et  surtout,  en un  sens,  «non  contondant»)  à  l’esprit  populaire.  Encore  aujourd’hui,  le design  cher  à  la  firme  prĂ©serve  cette  culture. Or  nous  devons  rappeler  que l’humanitĂ©  possĂ©dait  les  technologies  suivantes :  un  ordinateur  analogique au ier  siĂšcle avant notre Ăšre, la machine d’AnticythĂšre (soit plus de 1.700 ans avant  la  pascaline)  ;  un  sismographe  en  132,  le  Houfeng  Didong  Yi,  de Zhang Heng ; une pile Ă©lectrique ou un appareil de galvanoplastie au plus tard  au  viie   siĂšcle, la  «pile  de  Bagdad»  ;  la  variolisation  au  plus  tard  au xvie  siĂšcle en Chine ; la machine Ă  vapeur (la boule d’Éole, Ă  Alexandrie) au ier  siĂšcle, etc.

En prĂ©lude Ă  la question «comment fait-on de l’économie de la connaissance ?», nous observons donc dĂ©jĂ  que la rĂ©ception populaire de toute rĂ©volution, de toute idĂ©e de gĂ©nie dans l’histoire, passe par trois Ă©tapes :

Étape 1 : elle est considĂ©rĂ©e comme ridicule, et en particulier irrĂ©alisable. Cela vient de ce que l’homme mesure naturellement le futur sur le passĂ©. L’abolition de l’esclavage est irrĂ©alisable, le droit de vote des femmes est irrĂ©alisable
 Aujourd’hui, l’abolition totale de la pollution est irrĂ©alisable. Pourtant, Gunter Pauli montre que non seulement elle ne l’est pas mais qu’elle est hyperrentable, exactement comme l’abolition de l’esclavage a en son temps accĂ©lĂ©rĂ© l’industrialisation et donc l’entrĂ©e dans un paradigme infiniment plus riche Ă©conomiquement.

Étape 2 : elle est considĂ©rĂ©e comme dangereuse. Les suffragettes, aprĂšs avoir Ă©tĂ© ignorĂ©es et ridiculisĂ©es, furent torturĂ©es, psychiatrisĂ©es, emprisonnĂ©es et, en dernier recours, tuĂ©es.

Étape 3 : elle est considĂ©rĂ©e comme Ă©vidente. Aujourd’hui les femmes votent. So what ?

Notons qu’une rĂ©volution n’est jamais considĂ©rĂ©e comme gĂ©niale, mais bien qu’elle passe directement du stade de dangereuse Ă  Ă©vidente, ce qui encourage le cynisme ultĂ©rieur et empĂȘche justement l’humanitĂ© de mieux rĂ©agir Ă  la prochaine rĂ©volution : les rĂ©actionnaires de demain baseront leurs certitudes sur les rĂ©volutions d’hier sans jamais avoir appris l’origine et la dynamique de leurs certitudes. Si l’histoire est pourtant pleine de rĂ©volutions scientifiques et politiques qui furent considĂ©rĂ©es comme impossibles et qui font aujourd’hui notre pain quotidien, nous sommes bien incapables d’anticiper les prochaines, telle cette abolition de la pollution qui sera pourtant pour nos descendants aussi Ă©vidente que l’est l’abolition de l’esclavage aujourd’hui. Un remĂšde Ă  cette maladie de l’ñme collective est, selon Cheikh Aly N’Daw, pĂšre de «l’économie par les moyens de la paix», l’art d’atteindre Ă  une «subjectivitĂ© limpide».

Car toute rĂ©volution provoque en fait une dissonance cognitive, et l’humain rĂ©agit naturellement par le dĂ©ni, puis par la violence Ă  cette dissonance, jusqu’à ce qu’elle gagne et intĂšgre son schĂ©ma de pensĂ©e. En effet, l’homme confrontĂ© Ă  un changement de paradigme a essentiellement deux choix cognitifs : abandonner son passĂ© mental et sa zone de confort et entrer dans la vĂ©ritĂ© et dans l’inconnu, ou rester tranquillement dans sa zone de confort (qui est Ă  la conscience humaine ce que l’abri est au corps humain) et rejeter la vĂ©ritĂ©. Il est normal et prĂ©visible que la plupart des gens prĂ©fĂšrent le confort et le mensonge Ă  la vĂ©ritĂ© et Ă  l’inconnu. Pourtant, les seconds sont meilleurs pour eux que les premiĂšres : encore un cas oĂč l’ego guide l’homme vers ce qui est mauvais pour lui. Le politicien et le citoyen peuvent intervenir contre ces mĂ©canismes de l’ego individuel et collectif qui ruinent les peuples ; la patience et l’exemplaritĂ© sont ses meilleures armes dans cette lutte, car le mensonge et la force, eux, renforcent et braquent l’ego, et le rendent encore plus rĂ©fractaires au bien et au changement. Les leaders Ă©ternels sont les charmeurs subtils de l’ego qui sont animĂ©s par le bien transcendant et par l’amour bienveillant de l’ignorant – qui n’est que rarement le plus faible matĂ©riellement Ă  notre Ă©poque. Comme le disait Gandhi, «la douceur peut Ă©branler le monde». Le Mahatma exprimait aussi clairement les Ă©tapes  de l’adoption d’une rĂ©volution, pour les avoir assimilĂ©es dans sa chair :

«D’abord, ils vous ignorent, puis ils vous moquent, puis ils vous combattent, puis vous gagnez.»

C’est encore pour cette raison que les rĂ©volutions les plus durables et les plus profondes doivent ĂȘtre non violentes (les rĂ©volutions violentes sont des rĂ©volutions prĂ©cipitĂ©es et imparfaites qui rĂ©sultent d’une fracture historique dans une humanitĂ© qui n’a plus aucun autre choix que la violence.

Les rĂ©volutions françaises et algĂ©riennes furent de cette nature), Ă  l’instar du mouvement des droits civiques de Martin Luther King, qui a fait infiniment plus pour l’égalitĂ© que les Black Panthers et Nation of Islam rĂ©unis : la lutte violente est contre-productive pour faire Ă©merger une rĂ©volution, car elle conforte les masses dans l’idĂ©e que cette rĂ©volution est dangereuse, et donc qu’elle maintient le systĂšme dans l’état mĂ©tastable «dangereux» plutĂŽt que celui, stable d’«évident» (et donc consensuel), ce qui est pourtant  son but, car in fine elle braque l’ego. Il n’y a rien de pire que de braquer l’ego d’une personne ou d’un pays dans une nĂ©gociation ou une rĂ©volution. Ceci devrait ĂȘtre enseignĂ© abondamment au Moyen-Orient,  car  l’idĂ©e d’un Levant en paix et de Palestiniens et d’IsraĂ©liens vivant dans la mĂȘme sociĂ©tĂ© multiculturelle, agile et bĂ©nĂ©fique Ă  l’humanitĂ© tout entiĂšre, tout en se jurant constitutionnellement protection mutuelle, se trouve aujourd’hui situĂ©e quelque part entre le «ridicule» et le «dangereux» pour les Ă©lites palestiniennes et israĂ©liennes. Or ce n’est pas de l’angĂ©lisme mais une simple observation de «thermodynamique sociale3» que d’affirmer que ce n’est que par la non-violence que nous pourrons sortir du statu quo. Ceci Ă©galement sera laissĂ© Ă  un autre traitĂ©, mais Ă©voque ici le grand intĂ©rĂȘt diplomatique de manier l’économie de la connaissance, qui s’inscrit dans l’économie de la sagesse. Il est grave que l’économie de la connaissance ne soit pas enseignĂ©e aux diplomates et aux administrateurs, car la culture de transcendance, de rĂ©volution et de disruption qu’elle sous-tend est d’une richesse diplomatique exceptionnelle.

En conclusion de cette premiĂšre partie, retenons donc : pourquoi faire de l’économie de la connaissance ? Parce que la connaissance est infinie, que l’économie de la connaissance sous-tend une prospĂ©ritĂ© infinie, ce que ne sous-tend absolument aucune autre Ă©conomie, et qu’elle sous-tend Ă©galement une culture de la transcendance qui est un vĂ©ritable trĂ©sor pour l’humanitĂ©, parce qu’elle contient un protocole universel de transcendance des conflits matĂ©riels qui sont Ă  somme nulle, vers un espace immatĂ©riel qui est Ă  somme positive comme nous allons le voir dans la partie suivante.

II Partie

Comment faire de l’économie de la connaissance  ?

1

Propriétés sociales de la connaissance

Notes

4.

Dont on considĂšre qu’il fut thĂ©orisĂ© par Vannevar bush dans son travail d’administrateur du projet manhat- tan et dans un cĂ©lĂšbre article de The Atlantic Monthly en 1945, intitulĂ© « as We may Think ».

+ -

5.

D’abord influencĂ© dĂ©cisivement par le projet arpanet du complexe militaro-industriel amĂ©ricain, mĂȘme si le WorldWideWeb Ă©tait un projet civil, comme la thĂ©orisation des Ă©changes de donnĂ©es par paquets dont l’origine est civile Ă©galement, et la crĂ©ation du Transmission control Protocol, plus ancienne que l’arpanet, qui l’a fina- lement adoptĂ©.

+ -

6.

Il est essentiel de comprendre que cette estimation ne peut pas prendre en compte les changements de paradigmes, qui sont qualitatifs et non dans The Technopolis Phenomenon. Smart Cities, Fast Systems, Global Networks, ouvrage paru en 1992 sous la direction de david Gibson, Georges kozmetsky et raymond smilor, regis mckenna estime que le temps de doublement quantitatif de la connaissance scienti- fique mondiale est d’une dĂ©cennie ou moins.

+ -

7.

« Truth is the shattered mirror strown in myriad bits while each believes his little bit the whole to own », chante F. burton dans The Kasidah of Haji Abdu El-Yezdi, citation reprise de rumi.

+ -

L’économie de la connaissance est aussi diffĂ©rente de l’économie classique que la mĂ©canique quantique de la mĂ©canique newtonienne. Pourtant, ses axiomes sont Ă  la fois simples et Ă©lĂ©gants. Tout d’abord la connaissance a deux propriĂ©tĂ©s sociales fondamentales : la collĂ©gialitĂ© et la prolificitĂ©.

CollĂ©gialitĂ© signifie que chacun en possĂšde une partie, et personne le tout. Une consĂ©quence de cette propriĂ©tĂ© est que si nous n’apprenons pas en groupe, nous n’apprendrons plus du tout : l’hypertexte4, Internet5, le Web et le wiki sont des manifestations et des technologies de cette collĂ©gialitĂ©. Les États ou les organisations qui dĂ©sirent augmenter leurs flux de connaissance et de sagesse (c’est une nĂ©cessitĂ© vitale) doivent s’assurer que leur population est «alphabĂ©tisĂ©e dans le groupe», c’est-Ă -dire que son Ă©ducation et son action sont centrĂ©es sur le groupe et sur la capacitĂ© Ă  travailler en groupe en particulier, plus que sur l’individu. Or ce qui empĂȘche spĂ©cifiquement les humains de bien coopĂ©rer et de bien se rĂ©unir, c’est l’ego.

Seconde propriĂ©tĂ© sociale de la connaissance : la prolificitĂ©. La quantitĂ©m – mais pas la qualitĂ© – de connaissance mondiale, c’est-Ă -dire de problĂšmes ouverts devenus fermĂ©s, double au jugĂ© tous les sept Ă  neuf ans6. C’est donc que l’humanitĂ©, au moins en termes de quantitĂ© encore une fois (car les changements de paradigme, qui sont des connaissances transcendantes et qui sont donc qualitatifs, Ă©chappent Ă  cette mesure), produit le mĂȘme volume de connaissance en sept Ă  neuf ans qu’elle en a produit dans tout le reste de son histoire


La prolificitĂ© de la connaissance pose un problĂšme  logistique  Ă©vident  que toutes les organisations du monde doivent chercher Ă  rĂ©soudre : la connaissance croĂźt exponentiellement, alors que sa distribution (le langage, le texte, la vidĂ©o
) est essentiellement linĂ©aire dans le temps. Nul besoin d’ĂȘtre un expert en chaĂźnes d’approvisionnement pour reconnaĂźtre qu’il    y a lĂ  un problĂšme. Les chaĂźnes d’approvisionnement de la connaissance cependant forment un sujet scientifiquement fascinant et les problĂšmes qu’elles soulĂšvent sont probablement aussi significatifs que la thĂ©orie du transport de Monge.

Résumons finalement les deux propriétés sociales fondamentales de la connaissance :

Propriété 1 : la connaissance est collégiale

Cette propriĂ©tĂ© signifie que «la vĂ©ritĂ© est un miroir brisĂ©7», chacun en possĂšde un petit morceau et seule la mise en commun de tous ces morceaux permet de faire progresser la conscience humaine. La force qui s’oppose Ă  cette mise en commun, c’est l’ego, dont la recherche et le monde acadĂ©mique actuel, reproduisant les erreurs de la tradition scolastique mĂ©diĂ©vale, sont devenus un vaste culte professionnel. Qui sait quelles dĂ©couvertes fascinantes nous ferions si les acadĂ©miques abandonnaient leur ego ?

Propriété 2 : la connaissance est prolifique

Cette propriĂ©tĂ© rend compte de ce que la production de connaissance est auto-entraĂźnĂ©e : de mĂȘme que pour le capital, plus on a de connaissance plus il est facile d’en lever, Ă  la diffĂ©rence que la connaissance est infinie. Si son volume «écrivable» (i.e. le nombre de questions ouvertes qui auront Ă©tĂ© fermĂ©es) double tous les sept Ă  neuf ans, cette croissance ne rend pas compte des changements de paradigme et des rĂ©volutions qui tiendraient en une phrase mais bouleverseraient des millions d’autres.

2

Les trois principes de la noodynamique

Notes

8.

« scalable » est souvent synonyme de sous-linĂ©aire et signifie ici que faire une fois dix choses prend au plus le temps de faire dix fois une chose. le transfert de propriĂ©tĂ© est entiĂšrement scalable, puisque transfĂ©rer 1 million d’euros est aussi rapide que de transfĂ©rer 1 euro et bien plus que de rĂ©aliser 1 million de transferts de 1 euro.

+ -

La noodynamique, la dynamique des connaissances, est définissable parce que les échanges de connaissance obéissent quant à eux à au moins trois principes simples qui les distinguent des échanges de capitaux et de matiÚres premiÚres.

Principe 1 : les Ă©changes de connaissance sont Ă  somme positive. Principe 2 : les Ă©changes de connaissance ne sont pas instantanĂ©s. Principe 3 : la combinaison de connaissance n’est pas linĂ©aire.

Principe 1 : les Ă©changes de connaissance sont Ă  somme positive. Si je vous donne 20 euros, ils ne sont plus Ă  moi. Si je vous donne de la connaissance en revanche, je la possĂšde toujours Ă  l’issue de la transaction. «Quand on partage un bien matĂ©riel on le divise, quand on partage un bien immatĂ©riel on le multiplie», explique Serge Soudoplatoff, qui rappelle aussi que l’économie de la connaissance est une Ă©conomie de flux, contrairement Ă  l’économie du capital, du travail et des matiĂšres premiĂšres, qui est une Ă©conomie de stock. L’économie de la connaissance est Ă©galement une Ă©conomie d’abondance, qui n’est ni basĂ©e sur la raretĂ© ni sur la spĂ©culation, en principe du moins, car dans les faits la tentation de spĂ©culer sur la connaissance est grande, qu’il s’agisse d’un diplĂŽme ou d’un brevet. Le choix Ă  la fois chevaleresque et visionnaire d’Elon Musk d’ouvrir l’accĂšs de tous les brevets de Tesla Motors Ă  ses concurrents, qui a bien sĂ»r abasourdi les industriels du monde entier (et en particulier les Français et les Japonais, avouons-le), procĂšde de ce fascinant signe des temps. Encore une idĂ©e que Musk aura fait passer de ridicule Ă  Ă©vidente. Les gens comme lui sont des trĂ©sors Ă©conomiques.

Principe 2 : les Ă©changes de connaissance ne sont pas instantanĂ©s. En particulier, ils ne sont pas scalables8, contrairement aux Ă©changes de propriĂ©tĂ©. En effet, transfĂ©rer la propriĂ©tĂ© de 20 euros ou de 20 millions d’euros prend le mĂȘme temps : une signature, sur un chĂšque ou Ă©lectronique. De mĂȘme, pour une propriĂ©tĂ© matĂ©rielle, trader 20 tonnes ou 20.000 tonnes de riz prend la mĂȘme durĂ©e virtuelle, d’oĂč la possibilitĂ© du trading Ă  haute frĂ©quence. La connaissance, elle, ne peut se distribuer Ă  haute frĂ©quence, mĂȘme si la neuroergonomie et les MOOC (Massive Open Online Course, ou «cours en ligne ouverts et massifs») permettront un jour de l’échanger beaucoup plus vite. Pour l’heure, je ne peux pas vous donner la chromodynamique quantique aussi rapidement que 20 euros


Principe 3 : la combinaison de connaissance n’est pas linĂ©aire. PossĂ©der 20 euros et 20 euros, c’est possĂ©der 40 euros, mais connaĂźtre deux choses ensembles, c’est plus que connaĂźtre deux choses sĂ©parĂ©ment. C’est la dĂ©finition de la surlinĂ©aritĂ©, que l’on peut exprimer comme : K(A et B) > K(A) et K(B), oĂč K (Know) est l’opĂ©rateur « savoir ». Nous pouvons appeler la diffĂ©rence qu’il y a entre savoir (A et B) ensemble et savoir (A) et savoir (B) sĂ©parĂ©ment la sĂ©rendipitĂ©. Cette sĂ©rendipitĂ© fait bien qu’en un sens, dans l’économie de la connaissance, 1 et 1 font 3, puisque la combinaison n’y est pas linĂ©aire. Notons encore qu’il y a lĂ  une diffĂ©rence essentielle avec l’économie des biens matĂ©riels et des propriĂ©tĂ©s, mĂȘme si la rĂ©union de deux objets matĂ©riels peut elle aussi gĂ©nĂ©rer de l’innovation, des connaissances, des idĂ©es.

L’interaction entre l’économie industrielle et la connaissance peut ĂȘtre reprĂ©sentĂ©e comme le cycle de l’eau avec un mĂ©canisme de « pluie de l’innovation ». La noosphĂšre est le ciel des connaissances fondamentales que l’on peut simplifier comme Ă©tant ouvert Ă  tous. Dans cette mĂ©taphore, la recherche fondamentale, qui publie ses dĂ©couvertes, est comme une Ă©vaporation vers ce ciel. Ce ciel se prĂ©cipite ensuite dans l’économie rĂ©elle en deux temps : celui de l’invention – le prototype d’une application de la connaissance – et celui de l’innovation – le produit accessible directement contre de l’argent au lieu de l’ĂȘtre contre de l’expertise ou de l’apprentissage c’est-Ă -dire de l’attention et du temps. Tous les inventeurs ne sont pas innovateurs, et vice-versa : Nikola Tesla commercialisa difficilement ses brillantes inventions, tandis que Steve Jobs transforma les prototypes inergonomiques et maladroits d’ordinateurs personnels (invention) en produits simples, universels et accueillants (innovations).

De la mĂȘme façon, les États ne recueillent pas tous pareillement les retombĂ©es des dĂ©couvertes qui ont eu lieu sur leur sol. La France, par exemple : on    y a dĂ©couvert le pompage optique, mais elle ne domine en rien l’industrie du laser. C’est dans sa dĂ©mosphĂšre (la sphĂšre de ses ressortissants), sur son territoire et avec son argent que l’on a dĂ©couvert la magnĂ©torĂ©sistance gĂ©ante et excellĂ© dans le domaine des cristaux liquides, mais la France ne domine en rien leurs applications industrielles (Ă©crans LCD, mĂ©moires de masse
). S’il y a tout un art de contribuer Ă  la noosphĂšre, il en existe aussi un autre qui consiste Ă  en recueillir les retombĂ©es, et il est tragique que des États sachent crĂ©er de tels nuages sans jamais en recevoir la pluie eux-mĂȘmes. La France est spĂ©cialiste de cette erreur et la Silicon Valley semble au contraire l’endroit au monde oĂč le dĂ©lai entre dĂ©couverte, innovation et invention est le plus court. La Chine s’en inspire en passant du made in China Ă  l’innovated in China qui est une politique de la connaissance (noopolitique), ce dont elle a dĂ©jĂ  Ă©tĂ© capable comme en tĂ©moignent ses trĂšs nombreuses dĂ©couvertes et inventions du passĂ©.

Le cycle R&D de la nooĂ©conomie est comparable au cycle de l’eau : la recherche fait s’évaporer des dĂ©couvertes dans la noosphĂšre, qui se prĂ©cipitent ensuite dans l’industrie Ă  travers deux Ă©tats : l’invention et l’innovation. 

Figure 5 : le cycle nooéconomique

cc3 – Dr. Idriss J. Aberkane. 2014

Mais les Ă©tats ou les organisations qui produisent les dĂ©couvertes et des inventions ne sont pas forcĂ©ment celles qui en tirent les innovations, les seules à  entrer en contact avec le marchĂ© in fine. Xerox a inventĂ© la Graphical User Interface et la souris mais n’en a pas commercialisĂ© l’innovation. La France a dĂ©couvert la magnĂ©torĂ©sistance gĂ©ante et a excellĂ© dans le domaine des cristaux liquides mais n’en a jamais tirĂ© d’industrie chez elle. L’évaporation qui produit la dĂ©couverte est le fruit de la Recherche (R) qui est exploration et sa prĂ©cipitation en une innovation est le fruit du DĂ©veloppement  (D)  qui est exploitation dans le cycle R&D. La devise de la recherche devrait  ĂȘtre “KICK” pour “Keep It Crazy, Kid!” car il s’agit bien de disruption et d’exploration pour lesquelles la crĂ©ativitĂ©, la folie et la fraĂźcheur d’esprit d’un enfant sont bĂ©nĂ©fiques, et la devise du dĂ©veloppement devrait ĂȘtre “KISS” pour “Keep It Simple, Stupid!” car il s’agit alors d’exploitation, de simplification, de rigueur et plus de crĂ©ativitĂ© pure.

3

L’équation de flux de la connaissance

Notes

9.

La dĂ©finition de Peter Drucker, appelĂ©e kid (knowledge, information, data) : l’information (i), c’est de la donnĂ©e (d) dotĂ©e d’intĂ©rĂȘt et d’à-propos. la conversion requiert de la connaissance (k).

+ -

10.

On peut donc faire la simplification suivante : l’information est comparable Ă  une dĂ©rivĂ©e des donnĂ©es dans le temps, et la connaissance Ă  une dĂ©rivĂ©e de l’information dans le la fonction exponentielle Ă©tant invariante par passage Ă  la dĂ©rivĂ©e, il vient que le passage de l’information Ă  la connaissance prĂ©serve thĂ©o- riquement le temps de doublement, dans l’hypothĂšse, fausse en pratique, que toute donnĂ©e est convertie en information et toute information en connaissance.

+ -

L’équation fondamentale qui dĂ©crit les flux de connaissance est Ă©galement on ne peut plus simple et Ă©lĂ©gante, pourtant ses implications sociales, politiques et Ă©conomiques sont trĂšs vastes. En ce moment, nous rĂ©alisons une transaction de connaissance : en lisant un livre, en regardant une vidĂ©o, en Ă©coutant quelqu’un, en jouant Ă  un jeu, vous recevez de la connaissance, mais vous dĂ©pensez aussi quelque chose. En particulier, vous dĂ©pensez votre temps et votre attention. Les Ă©changes de connaissance sont des Ă©changes d’attention inversĂ©s (celui qui donne de la connaissance reçoit de l’attention), et ils procĂšdent donc d’un renforcement  psychologique qui possĂšde d’intĂ©ressantes implications sociales, puisque les Ă©changes de connaissance sont aussi des moyens de cohĂ©sion sociale. L’équation suivante dĂ©crit ce principe selon lequel les flux de connaissance sont proportionnels Ă  l’attention multipliĂ©e par le temps

φ(k) ∝ At

Quelles implications socio-Ă©conomiques pouvons-nous trouver Ă  cette Ă©quation ? Tout d’abord, avec Beck et Davenport, nous pouvons observer que dans la mesure oĂč, de nos jours, les donnĂ©es, l’information et la connaissance sont trĂšs abondantes9 (puisqu’ils doublent tous les sept Ă  neuf ans10), il existe une Ă©conomie de l’attention, car l’attention (et le temps, en fait) se trouve en quantitĂ© limitĂ©e chez l’individu. Il existe donc bien une compĂ©tition mondiale, que l’on observe dans le marketing de masse, en particulier sur Internet, pour attirer et capter l’attention. Dans une perspective historique, cette compĂ©tition se trouve Ă  l’interface entre l’ancienne Ă©conomie, celle de la raretĂ©, et la nouvelle Ă©conomie, celle des flux et de l’abondance.

Notons Ă©galement que le temps et l’attention sont intrinsĂšquement des flux, puisqu’ils s’évaporent (se dĂ©pensent) par dĂ©faut et ne peuvent pas se stocker. Leur conversion en argent induit une certaine entropie – dans le sens thermodynamique du terme signifiant «part d’énergie non rĂ©cupĂ©rable», donc «irrĂ©versibilité» –, car on peut convertir le temps en argent mais on ne peut pas acheter du temps brut avec de l’argent, tout au plus pouvons nous rĂ©duire le temps que prendra une tĂąche en dĂ©pensant plus d’argent. Le temps, in fine, est plus prĂ©cieux que l’argent, et il se dĂ©pense par dĂ©faut. Il y a Ă©galement un compromis intrinsĂšque entre la richesse en temps et la richesse en argent : le riche en temps et pauvre en argent est prĂȘt Ă  dĂ©penser beaucoup de temps pour gagner un peu d’argent, le pauvre en temps et riche en argent est prĂȘt Ă  dĂ©penser beaucoup d’argent pour Ă©conomiser un peu de temps. Il est par ailleurs gravissime pour un État de forcer ses citoyens Ă  dĂ©penser leur temps et leur attention dans son administration en accaparant par sa bureaucratie inefficace ses ressources qui sont les plus prĂ©cieuses, car une telle dynamique les volatilisera lĂ  oĂč elles auraient pu ĂȘtre investies dans l’économie.

Nous devons aussi donner une dĂ©finition approximative mais efficace pour distinguer information, connaissance et sagesse. L’information, comme dans le cas du renseignement militaire (intelligence), dĂ©pend fortement du temps et de l’espace. «Les AlliĂ©s dĂ©barqueront en Normandie le 6 juin» est une information. In fine, la connaissance se rattache aux lois fondamentales de l’univers et ne dĂ©pend ni du temps ni de l’espace car elle reste vĂ©rifiable Ă  toute Ă©poque et en tout lieu. La sagesse, enfin, ne dĂ©pend plus mĂȘme de l’univers, mais uniquement de soi, car sa source unique est la connaissance de soi, pour laquelle l’univers n’est qu’un aide-conscience. La distinction entre donnĂ©e, information, connaissance et sagesse relĂšve de la logique floue, car ces Ă©lĂ©ments sont placĂ©s le long d’un spectre continu dont la progression est l’intĂ©gration, dans le sens neurophysiologique du terme, qui est transcendante : l’information intĂšgre le signal de la donnĂ©e, la connaissance intĂšgre celui de l’information, la sagesse intĂšgre la connaissance. Plus on progresse le long de ce spectre, plus on s’affranchit des Ă©poques, des civilisations, du temps, de l’espace et de l’univers. C’est pour cela que l’insĂ©curitĂ©, l’angoisse et l’épuisement du journaliste sont bien supĂ©rieurs Ă  ceux du sage qui manipule des propositions qui demeurent vraies en tout lieu et en tout temps.

VĂ©rifions encore rapidement que les flux de connaissance sont proportionnels au produit de l’attention et du temps : si vous lisez cette note ou si vous m’écoutez avec toute votre concentration mais durant une seule minute, le transfert de connaissance sera relativement faible. Si vous consacrez une heure Ă  un sujet sans y dĂ©dier Ă©galement votre attention, nous savons que le transfert n’en sera pas plus grand.

Dans la mesure oĂč le pouvoir d’achat dans l’économie de la connaissance est le produit de l’attention et du temps, sa structure est trĂšs particuliĂšre. Chaque individu ne naĂźt pas sur terre avec 1.000 dollars en poche – ce qui devrait pourtant ĂȘtre un droit humain –, mais chaque homme naĂźt avec de l’attention et du temps Ă  dĂ©penser. MĂȘme si l’accĂšs Ă  la connaissance reste inĂ©gal dans le monde, nous pouvons affirmer que tout le monde naĂźt avec du pouvoir d’achat dans l’économie de la connaissance (mais pas le mĂȘme choix de magasins selon sa zone gĂ©ographique), ce qui n’est pas le cas de l’économie du capital, du travail ou des matiĂšres premiĂšres. Le chĂŽmeur ou le prisonnier de droit commun dĂ©tiennent Ă©galement virtuellement plus de pouvoir d’achat que le travailleur, ayant plus de temps et d’attention Ă  dĂ©penser pour acquĂ©rir de la connaissance.

Une autre consĂ©quence fascinante de la structure du pouvoir d’achat dans l’économie de la connaissance est la condition Ă  laquelle un individu sera prĂȘt Ă  la dĂ©penser sans compter. Dans quelle circonstance, en effet, donnons- nous toute notre attention et tout notre temps Ă  une personne ou Ă  un sujet ? Quand nous en sommes passionnĂ©ment amoureux, bien sĂ»r ! Les flux de connaissance sont maximisĂ©s non pas lorsque l’acte de dĂ©penser du temps et de l’attention est imposĂ© (par l’État, par exemple, dans l’enseignement obligatoire), mais quand l’appĂ©tit passionnĂ© pour la connaissance a Ă©tĂ© dĂ©veloppĂ© au prĂ©alable. Ainsi, outre le fait qu’elle prĂ©sente une dimension de justice intrinsĂšque, l’économie de la connaissance propose un pouvoir d’achat qui ne dĂ©pend que de vous, et elle maximise naturellement le pouvoir d’achat des amoureux !

III Partie

Qu’est-ce que faire de l’économie de la connaissance  ?

1

Les infrastructures de la connaissance

Nous avons vu les rĂšgles essentielles de l’économie de la connaissance et en quoi elles forment un paradigme rĂ©volutionnaire. Nous avons vu Ă©galement qu’au dĂ©but du XXIe siĂšcle l’enjeu absolument vital pour l’humanitĂ© et ses organisations est l’augmentation de son dĂ©bit de connaissance (knowledge flow ou kflow), qui est bien plus prĂ©cieux que le dĂ©bit de liquiditĂ© (cash flow), par exemple. Si la connaissance est bien le nouveau pĂ©trole (Ă©tant bien davantage, par ailleurs), la capacitĂ© Ă  la faire circuler rapidement est un enjeu essentiel, et les pipelines de la connaissance seront d’une importance stratĂ©gique inestimable.

La connaissance Ă©tant collĂ©giale, il y a lieu de la partager en groupe, c’est- Ă -dire de construire l’éducation autour du groupe plutĂŽt qu’autour de l’individu, ce qui sera une Ă©volution essentielle de notre systĂšme Ă©ducatif actuel, hĂ©ritĂ© de la rĂ©volution industrielle et centrĂ© sur l’évaluation plutĂŽt que sur l’épanouissement, sur l’individu plutĂŽt que sur le groupe. Puisque le pouvoir d’achat dans l’économie de la connaissance est l’attention multipliĂ©e par le temps, deux variables d’ajustement s’offrent Ă  la sociĂ©tĂ© afin d’augmenter ses dĂ©bits de connaissance : l’une, le temps, l’est au groupe, et l’autre, l’attention, l’est Ă  l’individu. L’amour de la connaissance, enfin, est

le meilleur moteur de sa circulation, de la mĂȘme maniĂšre que le cƓur fait circuler le sang.

Le cas des jeux vidĂ©o multijoueurs en ligne nous donne une illustration Ă©difiante de l’utilisation de l’attention et du temps comme ajustement du knowledge  flow.   Ces   MMOG   (Massive   Multiplayer   Online   Game, ou «jeux massivement multi-joueurs»), sans lesquels l’avĂšnement des MOOC n’aurait jamais Ă©tĂ© aussi rapide, offrent un dĂ©bit d’attention et de temps remarquable. De 2004 Ă  2014, par exemple l’humanitĂ© a cumulĂ© plus de sept millions d’annĂ©es Ă  jouer Ă  World of Warcraft, davantage que cinquante fois tout le temps travaillĂ© chez Apple de 1976 Ă  2014 ! Les jeux vidĂ©o  sont capables de capter l’attention, et les MOOC ont beaucoup Ă  apprendre d’eux car un MOOC qui ne capte pas l’attention est un MOOC mort. Par ailleurs, si l’on compare l’apprentissage par les jeux vidĂ©o Ă  l’apprentissage obligatoire, considĂ©rant mĂ©taphoriquement que notre cerveau est une voiture dont la motivation est le carburant, dans l’apprentissage obligatoire la voiture consommera son carburant Ă  l’allumage et sur tout le trajet ; dans l’apprentissage ludique, elle ne consommera son carburant que pour s’arrĂȘter ! Entre l’apprentissage obligatoire et l’apprentissage passionnĂ© (ou ludique), devinez lequel sera le plus compĂ©titif dans l’économie de     la connaissance ? C’est tout l’enjeu de la ludification (gamification) dans l’économie de la connaissance.

L’attention Ă©tant la variable d’ajustement individuelle du dĂ©bit de connaissance, les neurosciences cognitives ont Ă©normĂ©ment Ă  lui apporter, car elles sont la discipline la plus qualifiĂ©e pour comprendre la structure et, surtout, le potentiel de l’attention humaine. Pour cette raison, le champ fascinant de la neuroergonomie, qui est en 2014 encore par trop confinĂ© Ă  ses applications militaires, devrait ĂȘtre Ă©tudiĂ© en profondeur par toutes les organisations et tous les États, car il est aujourd’hui Ă©vident que nos capacitĂ©s cognitives individuelles et sociales sont sous-employĂ©es dans nos Ă©changes de connaissance, ceux-ci n’étant simplement pas neuroergonomiques. Pourquoi le seraient-ils, d’ailleurs ? Notre Ă©ducation, hĂ©ritĂ©e de la rĂ©volution industrielle, puise par exemple ses sources dans une Ă©poque oĂč l’on ne savait quasiment rien du cerveau.

La neuroergonomie, les MOOC et les MMOG ainsi que le domaine de    la ludification (gamification) qui les rassemble amĂšnent naturellement le sujet des infrastructures de la connaissance. Comme l’a bien compris Bruce Cahan, si les Ă©changes de connaissance reposent sur des infrastructures, alors ils doivent faire l’objet d’une politique d’investissement infrastructurelle. Rappelons que l’attribut dĂ©mographique d’une grande puissance – l’attribut gĂ©ographique Ă©tant un vaste territoire connectĂ© – est une grande population connectĂ©e, ce pourquoi l’Inde investit naturellement dans la «tablettisation» de sa population, et ce pourquoi tablettes et smartphones, les instruments de l’«Úre post-PC», sont aussi prometteurs pour l’Afrique, avec bien sĂ»r les mathĂ©matiques en gĂ©nĂ©ral, qui sont la science dont le rapport retour/coĂ»t est de loin le plus Ă©levĂ©.

Une autre application de l’économie de la connaissance est sa capacitĂ© Ă  stabiliser la paix et le dĂ©veloppement. Il est intĂ©ressant de noter que c’est seulement longtemps aprĂšs que la ruĂ©e vers l’or de Californie a Ă©tĂ© achevĂ©e que la Silicon Valley a pu y Ă©merger, et que c’est entre San Jose et San Francisco, et non Ă  l’ombre des derricks texans oĂč on l’attendait pourtant, avec la prĂ©sence de la NASA notamment, que cette merveille sociotechnologique a vu le jour. Nous avions dĂ©jĂ  notĂ© que les ressources naturelles pouvaient ĂȘtre une malĂ©diction et un frein dĂ©cisif Ă  l’émergence d’une technopole, parce qu’elles dissuadent dans les faits les populations d’innover.

Dans la mesure oĂč la connaissance permet d’atteindre ce que George Kozmetsky dĂ©crit comme de la «prospĂ©ritĂ© en temps zĂ©ro» (de la prospĂ©ritĂ© instantanĂ©e), sa contribution Ă  la paix mondiale est bien rĂ©sumĂ©e dans l’Acte constitutif de l’Unesco qui dĂ©clare, en substance, que l’augmentation des flux de connaissance entre les peuples est un instrument de paix, voire l’instrument de paix le plus profond. Pour cette raison le Kozmetsky Global Collaboratory de Stanford expĂ©rimente une Ă©cole professionnelle de prospĂ©ritĂ© partageable.

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La disruption et le mantra de la silicon valley : «love can do»

L’identitĂ© culturelle et humaine de  la  Silicon  Valley  vĂ©rifie  parfaitement la loi selon laquelle l’économie de la connaissance maximise le pouvoir d’achat des amoureux. Toutes les entreprises qui, parties d’un garage, ont rĂ©volutionnĂ© la vallĂ©e, avaient quelque chose de subtil en commun : l’amour absolu et passionnĂ© de leur mĂ©tier. Les entreprises qui deviennent ainsi plus que leader mais «au-dessus de la mĂȘlĂ©e» (above the fray), comme Apple   en 2014, font ce qu’elles aiment faire et ce qu’elles savent faire. Quand on leur demande pourquoi elles conçoivent des produits et des services elles ne rĂ©pondent pas, comme un gestionnaire obtus, «parce qu’il y a un marché», mais elles rĂ©pondent sincĂšrement comme des visionnaires, «pour changer le monde !».

Ainsi Apple, Ă  ses dĂ©buts, a violemment battu IBM, alors pourtant  l’une des entreprises les plus puissantes du monde, et bien sĂ»r le Minitel français, qui pour avoir Ă©tĂ© pourvu en composants et en moyens ne l’a pas Ă©tĂ© suffisamment en passion et en vision. Google a en son temps Ă©trillĂ© AOL, pourtant immensĂ©ment mieux dotĂ© en capitaux et mĂȘme en cerveaux, et  la diffĂ©rence entre les deux firmes Ă  la fin du xxe siĂšcle tenait simplement Ă  la passion et Ă  la motivation : les Google boys adoraient leur mĂ©tier avant mĂȘme de savoir le faire.

Or la progression des entreprises disruptives de la Silicon Valley est trĂšs souvent identique : les entrepreneurs n’entrent pas dans un mĂ©tier nouveau parce qu’ils savent le faire, parce qu’ils ont lu des manuels, mais parce qu’ils ont une envie folle de le faire, parce qu’ils adorent le faire, sans en ĂȘtre des experts. Seul l’amour va garantir que vous travaillerez sans aucune rĂ©compense dans un garage pendant des mois. Et on ne peut guĂšre espĂ©rer de disruption de la part de ceux qui excellent Ă  lire les manuels et Ă  rĂ©soudre leurs exercices corrigĂ©s. Si le suiveur lit les manuels, le leader les Ă©crit. Et, surtout, le leader est celui qui, ne connaissant presque rien Ă  l’industrie quand il y entre, s’exclame devant sa concurrence, dĂ©solĂ© : «Je ne savais pas que c’était impossible !» Elon Musk est de ceux-lĂ . Comme David, il change les rĂšgles sans prĂ©venir Goliath, commente Gunter Pauli.

On peut formuler une «matrice LCD» (LCD pour «Love x Can-Do»), qui reprĂ©sente le produit cartĂ©sien des deux composantes entrepreneuriales de la Silicon Valley : l’amour du mĂ©tier (Love) et l’expertise du mĂ©tier (Can-Do). Cette matrice va rendre compte de ce que, dans la crĂ©ation de start-up, il vaut infiniment mieux un amoureux sans expĂ©rience qu’un expert dĂ©pressif, car l’amoureux pourra apprendre lĂ  oĂč le dĂ©pressif n’apprend plus. Une expertise acquise par amour est Ă©galement trĂšs supĂ©rieure Ă  une expertise acquise par obligation. Enfin, l’expertise acquise par la pratique et en partant de rien est nĂ©cessairement disruptive par rapport Ă  celle acquise dans les Ă©coles et les manuels, qui est nĂ©cessairement conservatrice puisque les Ă©coles sont les conservatoires de la connaissance. LĂ©onard de Vinci illustre trĂšs bien ce principe.

La matrice LCD situe quatre types d’entreprises. Le joueur «au-dessus de la mĂȘlĂ©e» est celui qui fait ce qu’il aime passionnĂ©ment faire et ce qu’il sait trĂšs bien faire. En 2014, il s’agit lĂ  d’Apple, de Tesla, d’HermĂšs


Figure 6 : La matrice Love Can Do

cc 3 – Dr. Idriss J. Aberkane. 2014

Le suiveur a pratiquement le mĂȘme savoir-faire industriel que le joueur «au-dessus de la mĂȘlĂ©e», mais pas du tout le mĂȘme amour du produit, et ses produits et services le dĂ©montrent bien : ils sont moins enchanteurs, moins sexy,   ils prĂȘtent moins d’attention au dĂ©tail, ils ne transpirent aucune culture particuliĂšre, ils trahissent la rĂ©alitĂ© de ce que leur raison d’ĂȘtre n’est pas une disruption mais un marchĂ©, ils ont Ă©tĂ© conçus par les gestionnaires et non pas par les visionnaires, et cela n’échappe pas au connaisseur. En 2014, Samsung se trouve dans cette position : ce n’est certainement pas par envie de changer le monde ou par amour que le conglomĂ©rat corĂ©en est passĂ© des rĂ©frigĂ©rateurs aux tablettes. ConsĂ©quence : personne ne passera plusieurs nuits Ă  coucher dehors pour ĂȘtre le premier Ă  acheter le dernier appareil Samsung, ou Microsoft.

Tous les garages de la Silicon Valley qui atteignent le statut de multinationale sont entrĂ©s dans leur mĂ©tier par passion et, d’une façon extrĂȘmement importante, avec un savoir-faire minimal, condition essentielle Ă  la capacitĂ© disruptive, car le professeur, enfermĂ© dans ses manuels et dans ses dogmes, est moins disruptif que l’élĂšve ou, comme l’énonce un proverbe chinois, l’esprit de l’amateur est bien plus vaste que celui de l’expert, car l’expertise, qui est l’exploitation, est nĂ©cessairement enfermement (ce que les maĂźtres de systema, l’art martial russe, connaissent trĂšs bien). Ce n’est pas avec des premiers de la classe que l’on fait une Silicon Valley – le PDG d’Apple avant le retour de Jobs, qui insistait pour se faire appeler «Dr. Amelio», l’a amplement dĂ©montrĂ©. Attendez davantage de disruption d’un ancien hippie sans diplĂŽmes comme Jobs que d’un administrateur, d’un fonctionnaire ou d’un docteur.

La pire position dans la matrice LCD est celle de l’entrant forcĂ©. Il est incroyable d’observer que certaines entreprises occupent ou ont occupĂ© cette position, la plus notable d’entre elles Ă©tant STMicroelectronics en Europe. L’entrant forcĂ© fait son travail parce qu’il faut bien le faire. Pour lui, le mĂ©tier n’est pas une brĂ»lante passion mais une corvĂ©e. Certes, les Ă©quilibres socio- Ă©conomiques font que de telles entreprises attireront nĂ©cessairement des talents et des passionnĂ©s, mais leur capacitĂ© d’accueil et d’épanouissement professionnel pour de tels employĂ©s est trĂšs faible comparativement Ă  celle des leaders et, surtout, elle finit par brider leur passion et leur crĂ©ativitĂ©, par les Ă©craser plutĂŽt que par les Ă©panouir.

Ces entreprises sont nĂ©es avant tout pour remplir une obligation. Dans le cas de STMicroelectronics (ou comme dans le cas de Bull), la situation est la suivante : l’Europe ne peut pas se permettre d’importer tous ses semi- conducteurs, il faut donc bien une entreprise pour assurer ce service. RĂ©sultat, l’entreprise naĂźt avec peu de savoir-faire, ce qui n’est pas un drame, mais sans aucune passion ni aucune vision. Tragique : aujourd’hui TaĂŻwan possĂšde Ă  elle seule plusieurs entreprises de semi-conducteurs comme UMC et TSMC, sans parler bien entendu de la Silicon Valley avec Intel, AMD ou Nvidia.

Comme pour les Ă©tats de la matiĂšre, des transitions sont possibles entre les diffĂ©rents Ă©tats de la matrice LCD. Si le suiveur veut passer «au-dessus de la mĂȘlĂ©e», il doit se demander pourquoi il fait son mĂ©tier, comme Simon Sinek l’a trĂšs bien codifiĂ©, et la rĂ©ponse Ă  ce «pourquoi » ne doit jamais ĂȘtre : « Parce qu’il y a un marchĂ© !» Le joueur «au-dessus de la mĂȘlĂ©e»  est trĂšs rentable, Ă  l’instar de Tesla  et d’Apple, parce qu’il pense au-delà  de la rentabilitĂ©, il pense avec un panache qui est inimaginable et, surtout, illogique pour ses concurrents, comme quand Tesla offre la recharge gratuite Ă  ses clients ou l’accĂšs gratuit Ă  ses brevets. Ce n’est pas que ce joueur n’est pas rationnel, mais il transcende la rationalitĂ©, et il sait profondĂ©ment pourquoi il travaille.

La transition de l’entrant forcĂ© au suiveur est invariablement le rĂ©sultat d’une contrainte externe : le choix d’un État ou d’un investisseur financier qui ne connaĂźt rien au mĂ©tier et n’y investit que parce que le marchĂ© est lĂ . Enfin, le passage du garage au leadership mondial, Ă  l’instar d’Apple, Google ou Amazon, se fait quand l’acquisition de l’expertise est avant tout motivĂ©e par la passion et par rien d’autre : pas par une note, pas par un salaire, pas par un vain prix rĂ©gional ou municipal, pas par l’attention artificielle d’un incubateur qui infantilise l’entrepreneur, pas par les lauriers d’un ministĂšre en mal de communication ou d’un quelconque «pĂŽle de compĂ©titivité», mais  par le seul  amour  du mĂ©tier. Un tel entrepreneur  suit ce que j’appelle «la voie royale», du nom du boulevard de la Silicon Valley, El Camino  Real.

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La biomimĂ©tique : une application de l’économie de la connaissance

Une derniĂšre perspective fascinante de l’économie de la connaissance tient Ă  ce qu’elle capture la totalitĂ© du dĂ©veloppement durable, qui pour ce dernier consiste en fait simplement Ă  apprendre Ă  l’humanitĂ© Ă  ne pas marcher sur son futur, c’est-Ă -dire Ă  ne pas dĂ©penser trivialement des biens qui lui manqueront plus tard dans des applications plus riches et plus Ă©lĂ©gantes.

Car il existe un bien, grand et Ă©lĂ©gant, que l’humanitĂ© a dĂ©pensĂ© avec une stupiditĂ© infinie dans les derniers millĂ©naires de son histoire. C’est parce que la rĂ©volution industrielle l’a amenĂ© Ă  le dĂ©penser d’une façon beaucoup plus rapide et irresponsable que nous en prenons conscience aujourd’hui. Ce bien, les physiocrates, donc les premiers Ă©conomistes (car l’économie, avant Adam Smith, est un terme dĂ» aux physiocrates), Ă©prouvaient pour lui un respect infini. Il s’agit de la nature, qui est une bibliothĂšque. La biomimĂ©tique est la science qui dit : «Lisez-la au lieu de la brĂ»ler.»

L’humanitĂ©, en effet, Ă  partir du moment oĂč elle est devenue urbaine (les civilisations natives et nomades semblent faire exception Ă  ce principe), a considĂ©rĂ© la nature comme une source de matiĂšres premiĂšres et l’a dĂ©pensĂ©e comme telle. Nous savons aujourd’hui que la nature, en plus des services Ă©cosystĂ©miques qu’elle nous dispense et dont nous apprenons Ă  mesurer la valeur, est bien plus une source de connaissances qu’une source de matiĂšre. La biomimĂ©tique est la science qui se fonde sur cet Ă©tat de fait et qui gĂ©nĂ©ralise l’extraction de connaissances de la nature, par ailleurs bien plus profitable que la simple extraction des matiĂšres premiĂšres.

Le fait d’avoir utilisĂ© la nature autrement que comme la bibliothĂšque de hautes technologies – et d’un raffinement technologique extrĂȘme, en effet, des nanotechnologies Ă  la pharmaceutique ou Ă  la science des matĂ©riaux, des organisations, voire mĂȘme des mathĂ©matiques, en particulier des systĂšmes dynamiques, ergodiques, de la logique floue et des fractales – est un cas de la propension de l’humanitĂ© Ă  dĂ©penser trivialement des ressources prĂ©cieuses. Or, aujourd’hui, quand nous considĂ©rons par exemple le visionnaire projet SeaOrbiter de l’architecte français Jacques Rougerie, nous observons que l’humanitĂ© est prĂȘte Ă  dĂ©velopper des plateformes d’extraction non pas de matiĂšres premiĂšres mais de savoirs de la nature. Peut-ĂȘtre nos descendants, Ă  considĂ©rer nos plateformes pĂ©troliĂšres, se diront-ils qu’au fond nous avons passĂ© notre temps Ă  extraire la mauvaise chose de la mer, qu’il s’agissait d’en faire jaillir les connaissances plutĂŽt que les matiĂšres. À cette vision, nous consacrerons un manuel politique de biomimĂ©tique.

Bien sĂ»r, nous ne prĂŽnons pas l’abolition de toute exploitation matĂ©rielle de la nature, et les Ă©tudes de cas de Paolo Lugari et Gunter Pauli montrent Ă  quel point cette derniĂšre, pour peu qu’elle soit Ă©lĂ©gante, peut s’avĂ©rer dĂ©cisive au xxie  siĂšcle. Nous prĂŽnons simplement un meilleur Ă©quilibre entre l’utilisation matĂ©rielle et immatĂ©rielle de la nature et, partant, entre l’économie matĂ©rielle et l’économie immatĂ©rielle, qui doivent en rĂ©alitĂ© dialoguer constructivement plutĂŽt que s’exclure mutuellement. Ce qui est certain sur le plan politique, c’est  que  seule  l’exploitation  immatĂ©rielle  de  la  nature  peut  compenser l’excĂšs de son exploitation matĂ©rielle. Concluons simplement en observant, avec le poĂšte soufi Hakim SanaĂŻ (xiie  siĂšcle) que «l’humanitĂ© tisse la toile oĂč elle se prend», ce qui est tout l’objet du dĂ©veloppement durable.

Quant Ă  l’éducation de masse qui, hĂ©ritĂ©e de la rĂ©volution industrielle, constitue encore l’esprit de notre temps, son erreur est d’avoir dĂ©truit l’amour, que l’éducation certes restreinte des humanistes considĂ©rait comme l’ingrĂ©dient sacrĂ© de tout apprentissage. Notre Ă©ducation contemporaine n’enseigne pas pour le bonheur intĂ©rieur brut mais pour le produit intĂ©rieur brut, d’oĂč l’importance dĂ©mesurĂ©e qu’elle donne aux notes. Nous n’enseignons plus pour l’épanouissement mais pour l’utilitĂ© Ă©conomique, qui lui est pourtant strictement infĂ©rieure (tout homme Ă©panoui est utile Ă©conomiquement, il est mĂȘme bien plus, Ă©tant un trĂ©sor pour l’humanitĂ©, alors que tout homme utilement Ă©conomique n’est pas forcĂ©ment Ă©panoui). Si nous parvenions Ă  rĂ©concilier l’amour des humanistes avec l’éducation de masse que permet la rĂ©volution industrielle – une rĂ©conciliation que la neuroergonomie pourrait permettre mais qui ressort d’un choix collectif de civilisation –, alors sĂ»rement nous aurions initiĂ© une merveilleuse Ă©conomie de la connaissance et laisserions aux gĂ©nĂ©rations futures des nooducs qui seront au moins aussi marquants et magnifiques que les aqueducs de nos ancĂȘtres.

En dĂ©finitive, adopter l’économie de la connaissance n’est qu’une question d’évolution : baserons-nous l’HumanitĂ© sur la matĂ©rialitĂ© ou sur la sagesse ? Serons nous Homo sapiens materialensis ou Homo sapiens sapiens ?

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