Le nouveau monde de l'automobile (1) : L'impasse du moteur à explosion
L’industrie automobile face au nouveau monde
Une nouvelle donne sociétale
Santé publique et climat, accélérateurs du changement
Automobile et pétrole : la perspective d’une séparation
Voiture et pétrole, un siècle de marche en avant triomphale
Le pétrole abondant et bon marché, un rêve… coûteux !
États, entreprises, consommateurs, citoyens, religions… les nombreux acteurs du monde automobile
Géopolitique des réserves pétrolières
L’automobile, vulnérable
Résistance du pétrole
Un contexte favorable à une accélération de la mutation énergétique ? Pas sûr…
Les mutations techniques : l’omniprésence de l’informatique et le recul de la mécanique
La voie raisonnée de l’optimisation énergétique
La résistance du mythe automobile
Le renoncement au moteur thermique est-il envisageable ?
Annexes
Résumé
À sa grande surprise, l’automobile a pris conscience qu’elle était une industrie ancienne. Son écosystème mute. Elle doit se transformer en acceptant la remise en cause de son modèle économique et de sa fonction sociale, et surmonter quatre défis :
- s’adapter à un monde urbanisé ;
- traiter la relève du pétrole ;
- devenir un acteur d’un système de mobilité efficient et frugal ;
- participer à la modernité numérique.
Chaque constructeur pensait que le « plaisir de conduire » était immuable, que l’association du progrès à l’automobile allait motiver les jeunes générations et les classes moyennes des pays émergents. Marché de plaisir mais industrie d’ingénieurs, la réponse aux défis ne pouvait venir que de l’abondance et de la fuite en avant technique.
Avec le smartphone sont arrivés le covoiturage et l’autopartage ; avec la crise du diesel, la méfiance envers les constructeurs ; avec les drames de la géopolitique, un rejet du pétrole ; avec Google, la voiture autonome ; avec les législateurs et la COP, une chasse aux émissions de polluants et de particules et au CO2. Ces coups de boutoir ébranlent les certitudes de l’industrie et la poussent à se remettre en cause.
Cette industrie est au carrefour des fantasmes, de l’innovation et de la vie quotidienne. Anthropologique, technologique, l’industrie automobile est le reflet de toutes les ambiguïtés. Plus concentrée, plus « essentielle », encore plus technique avec le mariage de l’automobile et du système global de transport grâce à l’électronique, moins carbonée avec l’abandon à long terme de la « voiture au pétrole », l’automobile sera encore un des secteurs clés du XXIe siècle. Mais ce ne sera plus la même, passant du produit au service.
Jean-Pierre Corniou,
Partenaire au sein du cabinet de conseil Sia Partners.
Le nouveau monde de l'automobile (2) : Les promesses de la mobilité électrique
Numérique et mobilité : impacts et synergies
Les transports et le financement de la mobilité
Vive l'automobilisme ! (1) Les conditions d'une mobilité conviviale
Vive l'automobilisme ! (2) Pourquoi il faut défendre la route
Au tournant du milieu du XIXe siècle, l’avènement de l’automobile n’était pas inscrit dans l’horizon probable des sociétés modernes. Ainsi, dans le Dictionnaire de la conversation et de la lecture, publié en 1861, on trouve l’expression d’un jugement qui va au-delà du scepticisme : « On a essayé aussi de faire des voitures mécaniques marchant sans le secours des chevaux, des voitures à air comprimé, enfin des voitures à vapeur, propres à aller les unes et les autres sur toutes les routes […]. Malheureusement, les différentes tentatives plus ou moins nombreuses faites pour résoudre ce problème […] permettent de douter qu’on parvienne jamais à des résultats vraiment utiles1. » Pourtant, non seulement le triomphe de l’automobile a eu lieu, mais il incarne une des plus profondes transformations qu’ait connue la planète depuis la fin du XIXe siècle. Née dans le doute et l’hostilité, l’automobile est devenue l’industrie iconique du XXe siècle, comme le chemin de fer a incarné le XIXe siècle. L’industrie automobile a réussi à réconcilier la dimension individuelle et l’enjeu collectif mieux que le rail, qu’elle a rapidement rendu désuet dans les dessertes secondaires. Industrie de masse, fondée sur les grandes séries, l’automobile a été un modèle technique d’organisation du travail au sein de larges usines longtemps considérées comme le symbole triomphant de la rationalité industrielle.
Mais l’automobile a également largement dû son succès à l’exploitation du pétrole, abondant et bon marché, qui a conduit à cent vingt années de domination sans partage du moteur à combustion interne et de l’énergie fossile qui en est devenue le pendant. Par le moteur à combustion, le triomphe de l’automobile est devenu aussi le triomphe du pétrole2.
Le produit « automobile » a aussi bouleversé les codes sociaux. Il a incarné la promotion sociale dans les pays qui en ont été les pionniers par l’individualisation de l’accès à la mobilité et par le statut social que cela conférait à leurs utilisateurs. Ce modèle s’est ensuite largement propagé dans les économies émergentes.
« Auto » et « mobile », la voiture a engendré une économie de la mobilité individuelle qui a transformé, partout dans le monde, les paysages et les usages. Sans automobile, pour le meilleur comme pour le pire, le tourisme n’aurait pas connu le même essor, les banlieues seraient contraintes autour des axes ferroviaires, les centres-villes auraient gardé leur caractère, les zones rurales seraient difficilement accessibles, les centres commerciaux et les hypermarchés n’auraient pas existé, eux qui ont un lien de dépendance à l’automobile si manifeste que le coffre des voitures a fini par être utilisé et conçu dans le but de servir également l’activité d’approvisionnement domestique. L’automobile a façonné les pays industriels dans leurs paysages et dans les usages plus que par toute autre industrie. C’est dire que tout ce qui touche l’industrie automobile revêt un caractère intense, les succès comme les revers. La crise de 2008 qui a fait vaciller l’industrie automobile mondiale est le dernier épisode de cette épopée.
Mais, dès la fin du XXe siècle, l’automobile, qui n’avait pas fondamentalement changé en cent ans, sinon d’échelle, a entamé une mutation profonde. Car une autre industrie, aussi ancienne d’ailleurs, l’informatique, a connu une accélération foudroyante grâce au progrès des microprocesseurs et des réseaux qui lui ont permis de sortir des murs des seules entreprises pour envahir la société tout entière. Avec le téléphone portable, le smartphone et le Web, l’informatique est aussi devenue synonyme de mobilité et de modernité, ravissant à l’automobile cette image moderne et dynamique. Le succès de l’informatique a aussi modifié le métier des constructeurs automobiles, qui, nés de la mécanique, ont dû intégrer l’informatique, qu’ils ne contrôlent pas, dans les process et dans les produits.
Simultanément, la répétition des crises pétrolières et la prise de conscience du rôle des transports dans le réchauffement climatique ont remis en cause la pérennité du couple pétrole-automobile. L’inquiétude sur la disponibilité à long terme d’un pétrole à bon marché, tant pour des raisons techniques que géopolitiques, a été rejointe par l’impossibilité de continuer à sous-estimer l’impact environnemental du moteur à explosion et a poussé les constructeurs à sortir de leur léthargie sur le plan énergétique.
Alors que le XXIe siècle s’affirme comme urbain, numérique et soucieux de l’usage frugal des ressources naturelles, l’automobile doit se remettre en cause. Les constructeurs automobiles en sont conscients et ont entrepris, en réaction à la crise de 2008, une évolution accélérée. C’est un processus complexe et douloureux car le nouveau contexte induit une transformation profonde des techniques de production, du modèle de distribution du produit – l’acquisition individuelle – et de la nature même de l’automobile. Génétiquement mécaniciens, motoristes et assembleurs, les industriels de l’automobile doivent progressivement s’ouvrir à un monde extérieur qu’ils considèrent toujours avec méfiance.
La mutation vers un nouveau modèle est engagée mais elle ne se fait ni rapidement, ni avec enthousiasme de la part d’acteurs enclins à la prudence. L’avenir de l’automobile est en jeu. Si elle devient électrique, autonome, en libre usage et partagée, la voiture du XXIe siècle pourra s’adapter au nouveau contexte sociotechnique en proposant une série d’alternatives pertinentes aux nouveaux consommateurs. Mais elle peut aussi être tentée de résister, par conservatisme, par préférence pour les résultats de court terme, par impréparation du public, au risque de nouvelles crises profondes dont les sources pourraient être multiples.
C’est pourquoi les enjeux de l’avenir de l’industrie automobile ne peuvent être négligés par les États, particulièrement la France qui a été un pionnier de l’automobile et reste forte de ses deux constructeurs nationaux.
L’industrie automobile face au nouveau monde
Apparemment, la dépression du marché automobile mondiale est bien finie. En croissance depuis 2011, la production automobile mondiale, avec 89,4 millions de véhicules, a connu en 2015 une nouvelle progression de 2,3% qui confirme le retour de la dynamique du marché et donc de la santé des constructeurs. Tous affichent, rassurés et sûrs d’eux, des résultats flatteurs, comme en témoignent les résultats des constructeurs français, Renault et PSA.
Renault fait la course en tête, contre PSA, avec 2 millions de voitures vendues dans le monde sur les 8 premiers mois de 2016, soit une croissance de 13,7% par rapport à 2015. Les cours anémiques du pétrole rassurent les clients, surtout aux États-Unis, sur la pertinence du séculaire moteur à explosion qui réjouit les conducteurs de la Ford F-150, voiture la plus vendue aux États-Unis. La plus « petite » F-150 pèse 2,3 tonnes et consomme 16 l/100 km… Tout semble donc sourire à cette industrie coriace qui a démontré, une fois encore, qu’elle était capable de rebondir après une crise profonde, non sans avoir été contrainte de solliciter l’aide des pouvoirs publics. L’automobile serait-elle comme la banque, too big to fail ? Pour autant, peut-on refermer sans souci la page d’histoire ouverte par la crise de 2008 qui a vu l’industrie automobile trembler sur ses fondements ? L’histoire de l’automobile est émaillée de crises qui ne laissent jamais intacts les constructeurs survivants, même si le retour à bonne fortune tend à les rendre amnésiques. Cette industrie possède une forte capacité d’oubli, confiante dans le fait qu’il n’y ait pas de problème sérieux qu’un bon produit ne puisse résoudre. Cette confiance est fondée sur les constats que l’automobile reste indispensable à plus de 70% des déplacements dans les pays matures et que la plus grande partie des habitants de la planète ne sont pas encore motorisés. Mais la période qui s’ouvre ne ressemble en rien à la situation consécutive à la crise de 1974. Le monde est aujourd’hui largement motorisé. Il est devenu urbain, peuplé et… pollué. Le Web a changé l’usage de l’automobile, comme d’ailleurs tout le reste. La prise de conscience de l’impact environnemental négatif de l’automobile s’est développée dans tous les pays, notamment dans le premier marché du monde, la Chine. Le fait que des constructeurs aient été obligés de tricher pour respecter les normes environnementales n’a pas accru la confiance des consommateurs dans l’industrie. Et, surtout, les nouvelles générations issues d’Internet ont d’autres passions. Avec les nouveaux outils dont elles se sont dotées et les communautés qu’elles ont constituées, ces nouvelles générations ont su gérer leur mobilité, pourtant plus intense que celle de leurs parents, et sans posséder de voiture.
Partout dans le monde, pouvoirs publics et constructeurs sont confrontés à une injonction paradoxale : il est clairement admis que la mobilité individuelle est une forme essentielle de liberté et que la voiture l’incarne mieux que tout autre moyen de transport, mais c’est une liberté sous contrainte car elle s’exerce dans un environnement qui s’est radicalement transformé par rapport à l’ère triomphale des années 1970 et qui tend à fortement réduire le champ de cette liberté. Comment concilier liberté de choix de l’utilisateur et contraintes sociétales ?
Une nouvelle donne sociétale
Une série de nouveaux éléments changent la donne pour l’industrie automobile :
- le développement massif des villes où vont vivre les deux tiers de l’humanité transforme les conditions du déplacement individuel qui, pour des raisons de performance, doit être conçu dans une logique collective de massification ;
- la prise de conscience des conséquences des déplacements sur l’émission de gaz à effet de serre, les polluants chimiques, le bruit, la santé publique, les accidents et la mortalité, notamment des jeunes conducteurs ;
- l’impératif de fiabilité, qui impose l’excellence et la durabilité dans les prestations fournies pour au moins quinze ans, alors que le cycle de l’électronique est beaucoup plus court ;
- le durcissement des réglementations d’usage, notamment la vitesse, qui ne dépasse plus 130 km/h, mais aussi du droit d’accès au domaine public ;
- le désintérêt d’une partie du public, les moins de 30 ans, pour l’automobile, clairement associée aux techniques et pratiques sociales d’un monde qui s’éloigne, celui du XXe siècle.
La révolution numérique a ajouté à ces facteurs structurels une autre dimension : la démocratisation des moyens de communication mobiles permet à tout utilisateur d’interagir avec son environnement pour trouver la réponse la plus pertinente à son besoin de déplacement. La voiture individuelle se retrouve en confrontation directe avec une pluralité d’autres solutions.
L’industrie automobile, si elle est réceptive aux facteurs structurels de changement comme aux menaces directes, tend toutefois, par prudence, à temporiser. Ses enjeux sont considérables. Elle a fait des volumes de production la clef de son modèle économique depuis les années 1950. Tout ce qui tend à diminuer structurellement ces volumes la vulnérabilise. Et l’addition, par la réglementation, de contraintes techniques et environnementales de plus en plus coûteuses, comme la norme Euro 6, lamine les marges. Compte tenu du rythme de renouvellement des modèles, l’ensemble de ces paramètres incite donc naturellement les constructeurs à des évolutions lentes qui apparaissent plus défensives qu’offensives. C’est pourquoi le subit engouement des constructeurs pour la voiture autonome est surprenant et ne s’inscrit pas dans la logique culturelle de cette industrie. Mais c’est une réponse hâtive et partielle à l’image de conservatisme et d’obsolescence technique d’une industrie qui doit se battre sur plusieurs fronts pour entretenir son attractivité.
Santé publique et climat, accélérateurs du changement
Voir Yves Crozet, Les Transports et le financement de la mobilité, Fondation pour l’innovation politique, 2015 ; Jean Coldefy, Numérique et mobilité : impacts et synergies, Fondation pour l’innovation politique, 2015.
Mathieu Flonneau et Jean-Pierre Orfeuil, Vive l’automobilisme ! (1) Les conditions d’une mobilité conviviale et Vive l’automobilisme ! (2) Pourquoi il faut défendre la route, Fondation pour l’innovation politique, 2015.
La plus lourde menace qui pèse sur l’industrie automobile est son addiction au pétrole. En 2013, les transports représentaient 63,8% des usages du pétrole et 1,5% des usages de l’électricité. Avec plus ou moins de bonne grâce, l’industrie reconnaît qu’elle doit contribuer activement à la réduction des consommations d’énergie et des émissions toxiques et à effet de serre. La clef de la réduction de la consommation de pétrole dans l’automobile tient à la conception des véhicules. Plus petits, moins lourds, moins puissants, plus aérodynamiques, ils consomment naturellement moins ! Les projets de Renault et PSA, conçus pour le programme V2L (« Véhicule 2 litres aux 100 kilomètres »), lancé en 2013 dans le cadre des plans de la « Nouvelle France industrielle », ou les recherches de Volkswagen avec la XL1, consommant moins de 1 l/100 km, démontrent qu’il est possible de concevoir un véhicule à très faible consommation, et donc à faible émission. Et ils consomment d’autant moins que leur vitesse est limitée. Mais, pour les constructeurs, ils coûtent cher à concevoir et à produire, et rapportent moins. Pour le public, ils sont plus austères, moins séduisants. Or, comme le nombre de véhicules ne cesse d’augmenter sur la planète, la consommation globale tend à croître, même si la consommation unitaire des voitures les plus performantes se réduit. Il reste à agir sur un autre paramètre clef, celui du nombre de kilomètres parcourus.
Entre 1974 et 2008, la stratégie de réduction de la dépendance au pétrole a exploité méthodiquement et pragmatiquement tous les paramètres concernant la consommation automobile. Simultanément, l’industrie pétrolière a cherché à desserrer la contrainte de production en développant la recherche de sources nouvelles d’approvisionnement. Ce n’est que tout récemment, au début de la décennie 2010, que la conviction s’est nourrie que ces mesures ne suffiraient pas pour réduire la pétro-dépendance et qu’il fallait envisager une autre logique, la rupture. La COP 21 a réactivé le sentiment d’urgence. Le fait que l’année 2015 a pulvérisé les records de chaleur a rendu tangible les menaces. Cette rupture, toutefois encore hypothétique, viendra de deux vecteurs simultanés :
- réduire la consommation unitaire par des innovations techniques radicales sur l’architecture, le poids, les matériaux et la mise en œuvre d’énergies nouvelles, électricité et hydrogène ;
- réduire la consommation globale par la généralisation de l’innovation dans les usages : réduction contrainte de l’utilisation du véhicule individuel à pétrole et multiplication d’alternatives collectives attractives.
C’est toutefois sans hâte que cette conviction s’installe, car les obstacles sont multiples. L’industrie n’y est globalement pas prête, en dépit d’une inflexion marquée depuis 2009. Les clients non plus. Or ce n’est qu’électrique, allégée, automatisée, urbanisée, que la voiture du XXIe siècle peut changer de nature. La ville, meurtrie par l’automobile, peut redevenir compatible avec la mobilité individuelle, devenue multimodale et respectueuse de l’environnement et des habitants3. La diversification des sources d’énergie électrique, décentralisées et renouvelables, est également la seule de nature à donner au véhicule électrique une indépendance énergétique et une neutralité environnementale dont le véhicule à pétrole était privé. Pour l’industrie automobile et ses fournisseurs d’énergie, le pas à franchir est considérable. Même s’ils ont multiplié des actions pour faire sortir le véhicule électrique des rêves futuristes pour en faire une réalité tangible depuis 2008, les constructeurs et les pouvoirs publics n’ont pas encore fait en huit ans du véhicule électrique la solution de masse indispensable à un changement majeur. Il est clair que la baisse du prix du pétrole, en éloignant à court terme une partie des menaces, a également tempéré la volonté de changement.
Dans la perspective de la transformation de l’automobile, comme industrie et comme modèle sociétal, l’émergence, encore timide, d’un modèle de transport global où l’automobile ne représente qu’un sous-ensemble maillé avec les autres composants de l’offre de transport représente un défi politique considérable qui remet en cause les bases historiques de cette industrie.
L’automobile a beaucoup apporté aux pays qui en furent les pionniers : satisfaction individuelle, liberté des horaires et des itinéraires, emplois qualifiés et développement de la classe moyenne, ouverture à la civilisation des sites les plus reculés, accès au tourisme pour tous4… Le même désir se vit dans les pays émergents. Dans ce bilan général, les victimes de la route comme des nuisances quotidiennes, les émissions de gaz toxiques et à effet de serre, les tensions géopolitiques n’ont pas pesé lourd et ont été gérées, au fil des événements, comme des dégâts collatéraux de cette arme de progrès. Aujourd’hui, alors que nous commençons à comprendre l’impact systémique de l’automobile, peut-il encore en être de même ?
La voiture électrique n’est donc pas une simple évolution technique. Elle apporte une réponse appropriée au moment où s’ouvrent des perspectives sociétales nouvelles, dans un monde urbanisé, déterminé par l’usage des outils de communication et d’information, soucieux d’un meilleur équilibre environnemental. C’est une mutation systémique qui doit induire une profonde prise de conscience de la classe politique et des utilisateurs. Mais cette mutation n’est pas aussi facile à déclencher que dans le monde des technologies de l’information qui, poussé par l’irrésistible démocratisation des usages, a su rapidement basculer des grands systèmes centraux vers une informatique légère, miniaturisée et répartie. La rapide pénétration de l’électronique dans l’automobile peut être le catalyseur de la transformation pour pousser les constructeurs à plus d’audace, vers un changement de paradigme. Les constructeurs automobiles, soucieux de s’inspirer de ce souffle innovant, ont d’ailleurs tous installé des centres de recherche et développement au cœur de la Silicon Valley. Cette proximité physique, fortement symbolique d’une volonté de renouveau, leur permet concrètement de se nourrir des tendances, d’attirer des talents et d’être à l’affût de start-up qui dessinent la mobilité de demain.
Automobile et pétrole : la perspective d’une séparation
La transformation de l’industrie de l’automobile « à pétrole », indissolublement liée à la géopolitique de la production pétrolière, constitue une remise en cause radicale d’un modèle politique qui a totalement dominé le XXe siècle et continue, au XXIe siècle, à créer de violentes tensions. Le développement de la mobilité électrique permet de diversifier les sources d’approvisionnement électrique et de les relocaliser dans les pays de consommation, notamment par le nucléaire et les énergies renouvelables. Elle change la donne énergétique mondiale en contournant la dépendance envers les pays producteurs de pétrole. Les compagnies pétrolières et les constructeurs automobiles ne sont déjà plus les modèles industriels qu’ils furent jusqu’en 1974. La géopolitique du pétrole, source de conflits et de tensions depuis soixante-dix ans, est au cœur des enjeux. En 1970, sur les dix premières sociétés américaines pour le chiffre d’affaires, on dénombrait trois constructeurs automobiles – GM, Ford et Chrysler – et quatre compagnies pétrolières – ExxonMobil, Mobil, Texaco, Gulf Oil. En 2015, GM et Ford sont relégués aux septième et neuvième places, et seules deux compagnies pétrolières sont placées dans les dix premières sociétés : ExxonMobil et Phillips 66. Mais si cette relation n’a plus le poids qu’elle avait dans les années 1970, elle reste aujourd’hui sans alternative de masse : 96% des véhicules qui circulent dans le monde utilisent le pétrole.
Voiture et pétrole, un siècle de marche en avant triomphale
Alimenter en pétrole leurs flottes automobiles, et notamment leurs moyens militaires, fut l’obsession des États à partir des années 1920. Cette préoccupation centrale connut son paroxysme au cours de la Seconde Guerre mondiale pour pouvoir satisfaire les besoins en pétrole exigés par la guerre de mouvement. Cette exigence d’indépendance énergétique, qui excède les seuls besoins de l’automobile pour toucher toute l’industrie, alimentera la politique internationale et fera peser sur la paix mondiale l’hypothèque pétrolière avec toutes ses ramifications. Depuis ses origines, l’automobile fabrique une « dette pétrolière » massive qui imprègne toutes les décisions politiques majeures. La pétro-dépendance des opinions occidentales reste massive. Toute augmentation du prix des carburants crée des tensions sociales, économiques et politiques qui limitent la marge de manœuvre des gouvernements. On voit ainsi en France tous les gouvernements renâcler à simplement aligner la fiscalité du diesel sur celle de l’essence mais aussi se réjouir de cette manne inespérée pour les marges des entreprises et le pouvoir d’achat des ménages que constitue la baisse du prix du pétrole.
Entre 1945, au moment où 10 millions de soldats qui ont connu la guerre mécanisée reviennent aux États-Unis, et 1955, le parc automobile américain a doublé, pour atteindre 50 millions de véhicules. Durant cette époque où se construit la légende américaine, les usines de Detroit produisent 3 millions de véhicules par an. Les Américains s’installent dans les banlieues des grandes villes pour trouver de la place et de l’air pur. Il faut 100 dollars pour acheter une voiture à crédit. Tout ceci appelle la création de nouvelles voies urbaines pour relier les centres anciens et les banlieues. Dès le début des années 1950, les grandes villes engagent des travaux considérables pour créer des infrastructures. Quelque 18.000 kilomètres de voies urbaines et périurbaines sont construits. En juin 1956, afin de relier les grandes villes, le président Eisenhower lance un programme de construction d’autoroutes, le National System of Interstate and Defense Highways, doté d’un budget de 100 milliards de dollars financé par une taxe sur l’essence. C’est alors, en 1957, que Charles Wilson, président de General Motors, peut déclarer que « ce qui est bon pour le pays est bon pour GM et vice versa ». En 1959, la voiture « moyenne » américaine dispose d’un V8 de 5 litres de cylindrée, mesure 5,3 mètres de long et consomme 21 l/100 km. Cette hypertrophie de la voiture américaine va durablement imprégner la culture automobile mondiale en façonnant un modèle où l’image est plus importante que la fonctionnalité. Même si la crise de 1974 a mis un terme à cette tendance outrancière sous l’impulsion des gouvernements qui ont commencé à édicter des normes, elle n’a pas guéri l’industrie de son goût pour les métaphores de puissance.
Le développement de l’automobile n’a toutefois pas été homogène. Il s’est adapté aux différents contextes régionaux et nationaux pour induire le développement d’une industrie nationale spécifique. La configuration géographique du Vieux Continent, ses structures urbaines et son réseau routier vont conditionner le design des véhicules produits en Europe. Il existait également en Europe un réseau dense de chemin de fer, aussi bien de lignes principales que secondaires, qui a constitué un redoutable concurrent au développement automobile jusqu’aux années 1960. La fiscalité va décourager les grosses cylindrées. Les moteurs à quatre cylindres de puissance modérée restent la signature de l’automobile européenne. Mais l’attractivité de la voiture individuelle n’a cessé de se confirmer dans les années 1960, poussant à la fermeture des voies ferrées secondaires et des lignes de tramway. En France, seules les villes de Marseille et Saint-Étienne n’ont jamais arrêté leurs tramways. Parallèlement, la logistique a accentué son basculement vers la route. Les produits, voitures individuelles, petits utilitaires et poids lourds, se sont multipliés, et les volumes, soutenus par une demande incessante, ont augmenté. La voiture s’est enracinée dans le paysage et dans la société. Le couple pétrole-automobile s’est rendu indispensable, avec toutes ses conséquences sociales, économiques et politiques.
Le pétrole abondant et bon marché, un rêve… coûteux !
La guerre israélo-arabe d’octobre 1973 a mis un terme brutal à ce qui apparaît à présent comme l’âge d’or de l’automobile sans contrainte. Pendant vingt ans, l’abondance du pétrole à très bon marché, la croissance économique et l’envie de plaisir sans limite ont nourri l’expansion de l’industrie automobile dans tous les pays développés et, bien évidemment, dans son cœur historique, les États-Unis. En quelques semaines, l’ère du pétrole à bon marché prit fin. Subitement.
Mais les craquements dans la suprématie occidentale sur le pétrole avaient commencé depuis longtemps. Les pays producteurs de pétrole s’étaient organisés. Endormis depuis les années 1920 par une ancienne suprématie des compagnies pétrolières britanniques ou américaines, les pays producteurs avaient pris conscience de leur force et décidé de s’unir pour défendre collectivement leurs intérêts. En créant l’Organisation des pays exportateurs de pétrole (OPEP) le 14 septembre 1960, lors de la conférence de Bagdad, à l’initiative du shah d’Iran et du Venezuela pour pallier la baisse du prix du baril (moins de 5 dollars américains à l’époque), ils s’étaient dotés d’un outil de régulation de la production de pétrole, donc de contrôle des volumes et des prix. Seuls cinq pays en étaient membres à l’origine : l’Arabie saoudite, l’Iran, l’Irak, le Koweït et le Venezuela.
En 1967, la guerre des Six-Jours constitue un second avertissement. Les pays producteurs réagissent à la défaite militaire de l’Égypte et de la Syrie en décidant d’un embargo pétrolier envers les États-Unis, la Grande-Bretagne et l’Allemagne. Mais cette riposte échoue car l’approvisionnement de ces pays n’est que modérément affecté en volume. Les pays de l’OPEP en tireront la leçon.
Le 6 octobre 1973, six pays arabes, menés par l’Égypte et la Syrie, attaquent l’État d’Israël à l’issue d’une période de tension ouverte par l’expansion territoriale d’Israël à la suite de la guerre des Six-Jours de 1967. Le 17 octobre, pour sanctionner les États-Unis et leurs alliés de leur soutien à Israël, l’OPEP décide d’un embargo pétrolier contre les États-Unis et l’Europe, et d’une augmentation du prix du pétrole de 70% ainsi que d’une réduction mensuelle de la production de 5% jusqu’à la libération des territoires occupés. Le cours du pétrole est multiplié par quatre en quelques semaines et passe de 3 à 12 dollars. L’embargo ne sera levé que le 18 mars 1974.
La situation semble se stabiliser fin 1974. Mais le système est fragile et les crises pétrolières ne sont nullement éradiquées. Les facteurs qui peuvent les déclencher sont nombreux et imprévisibles. Une série d’événements liés à la chute du shah d’Iran, en janvier 1979, puis la guerre Iran-Irak, qui débute en novembre 1980, provoque une contraction de l’offre de pétrole et une augmentation rapide des cours qui pousse le cours du brut de 12 à 32 dollars à la fin de 1980, puis à 39 dollars au début de l’année 1981. Ce deuxième choc pétrolier se produit au moment où l’économie mondiale est fragilisée et il entraîne une récession.
Le troisième choc pétrolier ne s’est pas traduit par une cassure brutale mais par une hausse continue. Elle commence en 2003 pour atteindre son paroxysme au premier semestre 2008. Sur cette période, le cours du brut est multiplié par cinq, pour atteindre 145 dollars le baril en juillet 2008. Une fois encore, les causes apparentes sont multiples, mais il semble que l’économie pétrolière est devenue hypersensible à la moindre variation des marchés. Le volume de production est de plus en plus insensible au prix de vente et répond à des objectifs plus politiques qu’économiques. Le niveau de prix rend désormais rentable la mise en production de nouveaux gisements, mais avec des délais et des coûts considérables. Les marges de manœuvre techniques se réduisent, et la bonne volonté des acteurs d’accepter d’augmenter leur production en période de crise est de plus en plus difficile à négocier. L’effondrement du prix du pétrole qui suivit la crise de 2009 et sa stabilisation provisoire et aléatoire autour de 50 dollars le baril ne sont pas nécessairement de bonnes nouvelles pour l’économie. Certes, cette baisse produit des effets d’aubaine appréciés par les entreprises et les consommateurs, mais en perturbant les anticipations de prix, dans un environnement instable, elle rend encore plus floue la vision sur l’approvisionnement énergétique de long terme. Or l’énergie est au cœur de la mécanique économique des pays, elle appartient au temps long et ne peut se satisfaire d’une gestion opportuniste.
États, entreprises, consommateurs, citoyens, religions… les nombreux acteurs du monde automobile
Source : Agence internationale de l’énergie, Key World Energy Statistics 2015.
La complexité technique et financière de l’économie pétrolière est amplifiée par les enjeux politiques. Les États consommateurs cherchent à se prémunir des variations erratiques des volumes et des prix, alors que les pays producteurs prennent conscience de la nécessité de gérer avec discernement leur rente pétrolière. Les pays producteurs ont eu longtemps besoin des compagnies pétrolières occidentales pour développer leur production, la transformer et la commercialiser. Mais ils ont également appris à s’en passer, soit en développant leurs propres compagnies, soit en nationalisant les compagnies pétrolières étrangères opérant sur leur sol.
Aussi les grandes compagnies pétrolières mondiales ont-elles développé leur propre stratégie. Elles figurent parmi les plus grandes sociétés, privées ou publiques, mondiales, elles attirent capitaux et talents, et disposent d’une influence politique considérable. Aux géants historiques, tels que Exxon, Shell, BP,Total, ENI, sont venus s’ajouter des compagnies nationales comme Petrobras (Brésil), Statoil (Norvège), China National Petroleum Company (Chine) ou Petronas (Malaisie). Parmi les vingt premières compagnies mondiales, huit sont encore des compagnies pétrolières. Les opérateurs pétroliers, firmes de recherche comme Schlumberger ou opérateurs de services comme Haliburton, jouent également un rôle central dans l’économie pétrolière.
Les consommateurs de pétrole, également citoyens, sont évidemment un élément clef de la stratégie des États. Le pétrole reste indispensable à l’économie mondiale et les gouvernements sont jugés très largement sur leur capacité à gérer les variations du prix de l’essence, qui est composé d’ailleurs plus de taxes que du coût propre de production, de transformation et de distribution du pétrole. Les gouvernements sont également comptables devant leurs opinions publiques de l’impact du pétrole sur l’environnement. La production comme le transport d’hydrocarbures ne sont pas sans risques. Une longue série de catastrophes l’a démontré. Les naufrages de pétroliers, tel que l’Amoco Cadiz, en 1978, ou l’Exxon Valdez en 1989 en Alaska, les fuites de pipelines ou les accidents de production comme Ixtoc 1 en 1979 ou, plus récemment, l’explosion en 2010 de la plate-forme de BP, Deepwater Horizon, dans les eaux poissonneuses du golfe du Mexique ou l’explosion du convoi ferroviaire à Lac-Mégantic, au Québec, qui fit 47 morts en juillet 2013, ont chaque fois des conséquences environnementales graves et durables. Ces crises obligent les États à réagir pour imposer de nouvelles normes de sécurité aux compagnies. Le combat de la nation Sioux depuis avril 2016 contre le pipeline du Dakota démontre l’âpreté du débat sur la poursuite de l’exploitation du pétrole non conventionnel, même aux États-Unis. De plus, le renforcement de la sécurité a un coût élevé qui se traduit immanquablement à la pompe.
Les tensions politiques alimentées par le pétrole sont multiples et s’additionnent à des rivalités stratégiques, idéologiques et religieuses. En 2016, les exemples sont nombreux. L’opposition Arabie saoudite/Iran, sunnites/chiites, est exacerbée par le retour de l’Iran sur les marchés pétroliers. L’Iran représente à nouveau 10% de la production des pays de l’OPEP, contre 31% pour l’Arabie saoudite. Les tensions en mer de Chine méridionale entre la Chine et les Philippines sont directement liées au contrôle des nappes pétrolifères de Reed Bank autour des îles Spratleys. Le retour des États-Unis sur le marché pétrolier avec l’exploitation, controversée, des schistes bitumineux leur confère une nouvelle liberté en politique étrangère. L’équilibre mondial doit être analysé à travers la situation nouvelle qui fait, en 2014, de l’Arabie saoudite, de la Russie et des États-Unis les trois premiers producteurs mondiaux de pétrole, avec respectivement 12,9, 12,6 et 12,1%5. L’ambition hégémonique de Daech n’est alimentée que par son accès à l’argent du pétrole irakien écoulé en contrebande, pour un montant estimé entre 1 et 3 millions de dollars par jour.
Géopolitique des réserves pétrolières
La saga pétrolière est un domaine complexe qui sert de toile de fond, avouée ou tacite, à la plupart des opérations diplomatiques et militaires du XXe siècle. Mais, au-delà de ces jeux d’influence complexes, la question principale et la plus controversée de l’économie pétrolière est le niveau des réserves de pétrole économiquement accessibles : avons-nous déjà atteint le pic de Hubbert ? Les controverses sur ce sujet brûlant sont nombreuses et leur enjeu considérable. Que se passerait-il en effet pour l’économie mondiale s’il advenait que nous avons attaqué l’inexorable descente vers un monde qui aurait épuisé ses réserves de pétrole à bas coût ? C’est une question d’une très grande complexité pour laquelle les débats d’experts sont nombreux et qui a généré une abondante littérature spécialisée où se mêlent informations et manipulations. Nous retiendrons comme source les publications de l’Agence internationale de l’énergie (AIE), dont l’autorité est reconnue, sinon incontestable.
Les techniques de recherche et d’exploitation ont considérablement progressé avec l’utilisation massive des outils informatiques et des progrès de la géophysique. Malgré cette sophistication de l’industrie pétrolière, désormais bien éloignée des prospecteurs du début du XXe siècle, on constate que peu de champs ont été découverts au cours de la décennie alors que les gisements issus de recherches des années 1970 tendent à décliner. L’exploitation, coûteuse et dangereuse pour l’environnement, des pétroles non conventionnels issus de la fracturation des schistes bitumineux, si elle confère un nouveau rôle aux États-Unis dans l’économie pétrolière, ne peut être qu’un épisode transitoire.
L’automobile, vulnérable
Si le monde industriel s’est habitué à vivre avec de brutales augmentations du cours du pétrole et a accéléré les mesures de substitution, le monde du transport, et surtout l’automobile, reste le secteur le plus vulnérable. L’équation globale de la consommation d’énergie par le secteur du transport est simple et tient en peu de paramètres. Elle se formule ainsi :
Consommation globale = efficacité énergétique x distance moyenne parcourue x nombre de véhicules
L’efficacité énergétique est fonction de la taille et du poids du véhicule, de son aérodynamisme (Cx) et de la puissance du moteur. Depuis 2009, les constructeurs doivent simultanément résoudre le problème énergétique et faire face à une stagnation de la demande sur leurs marchés historiques. Si l’équation énergétique est un des défis les plus complexes à résoudre pour l’industrie automobile et pour les États régulateurs, le manque d’entrain des consommateurs est une menace plus immédiate pour leur rentabilité. Depuis 2009, la stratégie des constructeurs a donc été de restaurer leurs marges par une politique de volume avec des produits nouveaux, présentés comme plus attractifs en faisant appel à une pluralité de fonctionnalités nouvelles basées sur l’électronique, en mettant au second plan l’innovation énergétique. Une politique de croissance des volumes, notamment dans les pays émergents, augmente mécaniquement la demande de pétrole.
Le transport contribue pour 19% à la demande globale d’énergie. Selon l’AIE, la demande de pétrole pour le transport devrait doubler d’ici à 2035. La géopolitique du pétrole a pesé au moins autant que la guerre froide sur la vie politique du monde. Elle en fut également une composante. Alléger cette contrainte est devenu l’une des préoccupations centrales des États, d’autant plus que la contribution des énergies fossiles à l’effet de serre génère une menace d’une autre nature, celle du réchauffement climatique.
Résistance du pétrole
Sur ce sujet, je me permets de renvoyer à mon livre, coécrit avec Marine Corniou, 1,2 milliard d’automobiles, 7 milliards de terriens, la cohabitation est-elle possible ?, Lignes de repères, 2013.
Né de l’usage irraisonné du pétrole, le succès de l’automobile ne pourra se prolonger dans le futur que par le déploiement de substituts performants au pétrole. La tâche est considérable mais elle est nécessaire6. La recherche mondiale, après des décennies de léthargie et d’indifférence, s’est accélérée. Bloquée sur le couple magique moteur à explosion-pétrole, dont les performances sont remarquables tant qu’il y a du pétrole bon marché sur la planète, l’industrie n’a pas jugé nécessaire de rechercher durablement des solutions alternatives. Certes, il y a eu quelques tentatives, tant avec l’électricité que le gaz ou les biocarburants, ou en optimisant les techniques conventionnelles, mais jamais poursuivies sur le long terme. En 1987, Renault a ainsi fait rouler un véhicule ne consommant que 2 l/100 km, la Vesta, répondant, déjà, à une commande du ministère de l’Industrie. Mais ces prouesses techniques sont restées sans lendemain, faute de volonté des constructeurs de pousser des solutions innovantes. Il faut aussi reconnaître que l’inconstance des pouvoirs publics n’a pas incité les constructeurs à persévérer dans leurs efforts : fiscalité instable, normes hésitantes, logiques réglementaires versatiles… La persistance d’une norme de consommation, NEDC (New European Driving Cycle), dont les constructeurs ont appris, en toute légalité, à exploiter les failles, a discrédité les mesures officielles de consommation et d’émission de CO2.
Les modèles de l’AIE tablent toutefois à horizon 2035 sur la persistance de la domination du moteur à combustion interne. La part des véhicules hybrides serait de 28% dans les pays de l’OCDE et de 18% hors OCDE. Les autres énergies n’auraient qu’une part modeste du volume des ventes : 2% pour le gaz naturel et 4% pour les véhicules électriques et hybrides rechargeables.
Le basculement du centre de gravité de l’automobile mondiale des pays matures vers les pays émergents crée une nouvelle donne dans l’économie pétrolière. Les pays non membres de l’OCDE vont voir leur parc automobile passer de 200 millions de véhicules en 2010 à 900 millions en 2035. Et, dans ce scénario, le ratio de véhicules par habitant resterait très inférieur au niveau atteint dans les pays de l’OCDE : 125 véhicules pour 1.000 dans les pays non OCDE, contre 550 pour 1.000 pour les pays OCDE. La Chine seule contribuerait à l’accroissement de la demande mondiale de pétrole en 2035 pour 2 millions de barils par jour. Mais l’histoire nous enseigne que cette industrie de masse connaît régulièrement de vastes changements de situation, la plupart du temps liés à des événements pétroliers. La projection de tendances se révèle fragile dans cette industrie cyclique au carrefour de multiples disciplines et facteurs d’influence.
Un contexte favorable à une accélération de la mutation énergétique ? Pas sûr…
L’analyse des données de marché montre une inflexion de la consommation des véhicules dans certains ensembles géographiques, comme l’Europe et le Japon. Mais la baisse réelle de la consommation des émissions reste encore un objectif secondaire pour les constructeurs comme pour la plupart de leurs clients.
L’exemple des États-Unis est frappant. La sensibilité du marché au prix du pétrole est totale car la répercussion du prix du pétrole sur le prix à la pompe est immédiate compte tenu du faible niveau de taxes. En 2015, 17,4 millions de voitures y ont été vendues, chiffre supérieur à celui de 2007 et, bien évidemment, à celui de 2009, étiage de la crise, avec 10 millions de voitures. En 2015, le gallon d’essence se vendait 2 dollars, contre 4 en 2011. Cette même année, SUV et pick-up, véhicules lourds et gros consommateurs d’énergie, représentaient 54% du marché, contre 44% en 2008. Les véhicules sobres et de petite taille ont vu leurs ventes baisser de 2,3% dans un marché en progression globale de 5,7%. L’émission moyenne de CO2 des véhicules neufs vendus aux États-Unis était de 229 g/km en 2013. Il suffirait, d’après l’AIE, que les consommateurs américains adoptent le même standard de véhicule moyen qu’en Europe pour réduire la consommation de pétrole de 30%, ce qui ferait baisser la demande de pétrole des États-Unis de 2,4 millions de barils par jour en quinze ans.
En Europe, un cinquième des émissions de CO2 proviennent des voitures. En 2014, le parc européen s’élevait à 213 millions de véhicules, dont 40% de véhicules diesel. De plus, entre 1990 et 2008, les émissions produites par le transport routier ont augmenté de 26%. Pour être complet, les émissions de CO2, gaz à effet de serre, ne sont qu’un des éléments de l’impact environnemental des véhicules qui produisent également des polluants chimiques et des particules fines dont les normes Euro visent à réduire le volume. Euro 6 est obligatoire depuis le 1er septembre 2015 pour l’immatriculation des nouveaux véhicules. L’industrie est donc poussée par cette double réglementation à innover pour réduire sa trace environnementale et éviter des mesures plus graves de restriction ou même d’interdiction de circulation.
C’est en 2009 que la Commission européenne, le Parlement européen et les constructeurs automobiles européens se sont entendus pour définir les modalités d’atteinte, de la limite moyenne de 130 g/km d’émission de CO2, soit 18% de réduction pour 2015. Cette limite d’émission est calculée sur l’ensemble de la gamme de chaque constructeur. Au cours des débats, cette obligation « volontaire » a été repoussée de trois ans, 2012 ayant été la date primitivement fixée par la Commission. Si les parties prenantes avaient finalement accepté de temporiser sur le calendrier, c’était pour garder un cap très ambitieux : limiter les émissions moyennes à 95 g/km en 2020. Le vote du Parlement européen du 25 février 2014 confirme cet objectif : les voitures neuves vendues en Europe en 2020 devront émettre 27% de CO2 de moins que celles vendues en 2015.
Depuis 2008, la crise de l’automobile en Europe a eu un impact majeur sur la baisse des volumes de ventes. Entre 2008 et 2015, en huit ans, le marché a perdu 19 millions de véhicules par rapport aux données de 2017. C’est plus d’une année de véhicules modernes. Même si le marché a retrouvé récemment une nouvelle vigueur avec une croissance en Europe de 9% sur le premier semestre 2016, il reste au-dessous du niveau de 2007 qui était alors de 16 millions de véhicules. Le paradoxe est que ces nouvelles voitures sont moins polluantes que le parc installé. Si la baisse globale des volumes diminue les rejets, le vieillissement du parc, dont la moyenne d’âge européenne était en 2015 de 9,7 ans, dégrade la situation, les voitures les plus anciennes étant les plus polluantes et génératrices de CO2. En France, 41% du parc des voitures particulières a plus de 10 ans, contre 35% en Allemagne. Les constructeurs arguent donc que l’accélération du remplacement du parc ancien aurait un effet plus efficace que le durcissement de la réglementation.
Les progrès des véhicules neufs sont en effet très sensibles. La production moyenne de CO2 par kilomètre en Europe, qui s’élevait, pour les voitures vendues en 2012 à 132 g/km est passée à 118 g/km en 2016. L’Allemagne, pays des grosses cylindrées, est passée de 147 g/km en 2012 à 126 g/km quatre ans plus tard. Or, pour l’AIE, dans un scénario dit « 450 ppm » en vue de réduire les émissions de CO2 dans l’atmosphère (nous avons atteint aujourd’hui 400 ppm) pour limiter à 2°C l’élévation de température sur la Terre, il serait impératif de réduire les émissions moyennes des voitures européennes à 80 g/km en 2020 et à 60 g/km en 2025. Ces objectifs illustrent parfaitement l’effort qui devrait être fait, compte tenu de l’ancienneté du parc existant, et la complexité du dossier.
Les données des huit premiers mois de 2016 sur le marché français montrent une stabilité des véhicules alternatifs face à l’essence et au diesel. Si les voitures électriques progressent de 42% par rapport à 2015, les hybrides reculent de 4,8%, même si les hybrides rechargeables font une percée significative sur un marché très réduit de 4.700 véhicules. Les « alternatifs » ne représentent toujours qu’une fraction marginale du marché, soit 4% contre… 4% en 2015. Aussi, le rapport du World Energy Forum, E-Mobility, publié en 2016, insiste- t-il sur l’insuffisance du rythme actuel des mesures prises par l’industrie pour respecter les normes qui ont été définies par les pouvoirs publics. Le prolongement actuel des tendances met en évidence un écart significatif que seule une accélération forte de la diffusion des véhicules électriques dans les trois marchés leaders – Chine, États-Unis et Europe –, qui représentent 91% de la demande mondiale de véhicules électriques, permettrait de résorber. C’est donc la mise en service de 7,6 millions de véhicules électriques additionnels dans ces trois ensembles géographiques, dont 5,3 millions en Chine, qui serait nécessaire d’ici à 2020, sans que cet effort conduise à augmenter la part du véhicule électrique dans la consommation électrique globale au-delà de 0,5%. L’industrie automobile évolue lentement et prudemment, au rythme des nouvelles générations de modèles. Quand il s’agit du groupe motopropulseur, les évolutions, incrémentales, sont encore plus lentes. Néanmoins, c’est l’intégration massive de l’informatique, dans les process comme dans les produits, qui a permis de faire avancer rapidement cette industrie au cours des vingt dernières années. Ceci s’est traduit par une baisse graduelle des consommations, à poids égal, par une amélioration du confort et de l’attractivité des véhicules. Les performances de l’industrie électronique et du logiciel, et l’intérêt des grands acteurs de l’informatique pour le marché de la mobilité ont ouvert récemment un nouveau front très médiatisé, celui du véhicule autonome. Dans une perspective à très long terme, la multiplication des voitures autonomes pourrait considérablement changer le marché de l’automobile. Mais la course en avant technologique ne doit pas reléguer au second plan le défi énergétique. Si les voitures sont plus performantes et moins polluantes aujourd’hui qu’il y a vingt ans, elles dépendent encore massivement du pétrole. C’est le changement d’énergie qui fera basculer l’industrie automobile et ses usages dans le XXIe siècle.
Les mutations techniques : l’omniprésence de l’informatique et le recul de la mécanique
L’informatisation de l’industrie et du produit automobile est à l’origine d’une grande mutation. Ceci a commencé dans les années 1970 avec l’introduction de l’ABS dans les véhicules comme fonction automatisée de soutien au freinage, et dans la conception et la production. La conception assistée par ordinateur, initiée par Pierre Bézier chez Renault dès 1966, a donné naissance à l’une des rares firmes vedettes européennes de l’industrie des logiciels, Dassault Systèmes, créée en 1981. L’industrie automobile a été précurseur en matière de robotisation chez General Motors dès 1961 et en France dans les années 1970. En 1981, l’usine Renault de Douai était une des plus modernes du monde, avec 120 robots de soudure, assemblage et peinture.
Aujourd’hui, l’électronique et l’informatique interviennent à tous les stades, de la conception à l’assemblage, du produit final à l’usage. Cette mutation transforme les processus et la séparation des métiers propres à l’industrie automobile, ouvrant la voie à de nouveaux acteurs. Nombre de fonctions mécaniques sont désormais accomplies par des programmes informatiques. Elle bouleverse aussi les usages, qui se déplacent vers la recherche d’effets utiles qui n’exigent pas de posséder une voiture. L’automatisation de la conduite automobile, stade ultime des modalités de « délégation de conduite » initiée par l’ABS, semble devenir possible. Ces transformations profondes sont liées non pas à la volonté propre de l’industrie automobile, plutôt conservatrice, mais à la poussée du client qui considère que la voiture doit assurer la continuité de ces nouvelles pratiques nourries par le Web et les outils de la mobilité numérique.
Comme toutes les industries, l’industrie automobile a bénéficié des progrès de l’informatique et de l’électronique. Deux champs ont été développés parallèlement : les aides à la sécurité et l’agrément de la vie à bord. Depuis le développement de l’ABS en 1972, les apports techniques de l’électronique dans le fonctionnement du véhicule ont été constants. Parallèlement à cette évolution lente, liée au rythme de renouvellement des modèles et intégrant de plus en plus de fonctions d’aide à la conduite – régulateur de vitesse, assistance au freinage, outils d’aide à la vigilance –, l’irruption massive de la téléphonie mobile a posé un sérieux problème à l’industrie automobile. Elle est restée longtemps très fébrile à l’idée de laisser d’autres acteurs pénétrer dans l’habitacle, pour des raisons de sécurité au moins autant que du fait d’une méfiance avérée contre ce qui ne venait pas de l’écosystème automobile. Aussi l’industrie a-t-elle longtemps cherché, au nom de cette spécificité automobile, à développer ses propres outils, mettant au point de façon coûteuse des systèmes propriétaires bien plus complexes que l’offre du marché grand public.
La voie raisonnée de l’optimisation énergétique
Plusieurs constructeurs ont opté pour une approche systémique de réduction des consommations en travaillant sur chacun des composants du véhicule, qui constitue le système industriel le plus complexe mis entre les mains de millions de conducteurs amateurs. Afin de réduire la consommation, ces constructeurs ont analysé chacune des fonctions du véhicule et cherché à optimiser leur fonctionnement en termes de consommation. Pour parvenir à baisser les consommations de carburant, les solutions sont connues. La principale cause de consommation, et donc d’émission, est la masse. Une charge de 100 kg induit 0,7 l de consommation supplémentaire.
Aussi, après des générations de véhicules de plus en plus lourds, faut-il d’abord alléger le poids du véhicule, réduire la puissance des moteurs et travailler dans le moindre détail l’aérodynamisme et la résistance au roulement : 100 kg gagnés sur la structure permettent de gagner 30 kg sur la mécanique. C’est un travail minutieux qui impose une révision drastique des choix faits depuis des années et qui ont conduit à l’obésité des véhicules, toujours plus longs et larges, toujours mieux équipés, toujours plus puissants. Or il faut choisir des matériaux moins lourds – aciers spéciaux HLE (haute limite d’emboutissabilité), composites, aluminium, fibres de carbone, voire magnésium –, coûteux et délicats à mettre en œuvre en grande série, renoncer à la multiplicité des accessoires, à l’utilité contestable, et repenser les éléments classiques, comme les sièges.
L’exemple du concept-car Renault Eolab, hybride rechargeable, produit dans le cadre du programme V2L, démontre que l’effort fourni pour atteindre 955 kg implique la coopération de multiples acteurs, agissant sur chacun des composants du véhicule. Ce programme est d’ailleurs une priorité de la plateforme Filière automobile & Mobilités (PFA). Il faut également noter que l’hybridation ne permet pas de gains de consommation importants dès lors que la structure du véhicule a été repensée. Les solutions électriques ou hybrides embarquent nécessairement des batteries dont la technologie actuelle ne permet pas de réduire le poids. Sur Eolab, elles représentent 150 kg. Si les véhicules à batteries embarquées règlent le problème d’émissions au lieu de consommation, elles ne satisfont pas l’objectif premier de réduction de poids. Compacte, légère, électrique, hybride ou même thermique optimisé, la voiture du futur ne devrait plus être conçue pour dépasser les 130 km/h.
Tous les constructeurs ont engagé des programmes de réduction de la consommation de leurs véhicules, poussés par la réglementation de plus en plus rigoureuse dans tous les grands pays. Les solutions sont connues et touchent les moteurs, dont on réduit le nombre de cylindres, avec la multiplication des moteurs trois cylindres, la suralimentation par turbocompresseur, la réduction de poids de la carrosserie et des équipements, et le travail aérodynamique sur les composants de la caisse. Chaque nouvelle génération de modèle intègre ces améliorations dans une proportion variable selon la stratégie des marques et le niveau de gamme. Depuis quelques années sont proposées des gammes visant spécifiquement la réduction de la consommation : meilleure performance des entrées d’air dans le capot, utilisation de pneumatiques à basse résistance, récupération de l’énergie au freinage, généralisation du système « stop & start » qui coupe le moteur lorsque le véhicule est arrêté. Mais la tendance des constructeurs aujourd’hui est de faire bénéficier l’ensemble de leurs véhicules de ces avancées pour être compatibles avec les normes.
Au cours des dernières années, les innovations se sont plus portées sur les éléments visibles, le design et l’électronique embarquée, que sur le moteur. Les aides à la conduite qui, depuis l’ABS il y a vingt ans, ont permis de formidables progrès en matière de tenue de route, d’efficacité et de stabilité au freinage, la télématique embarquée et les éléments de confort ont concentré l’investissement en nouvelles technologies. Les progrès du groupe motopropulseur ont été moins mis en avant, car les gains sur les consommations ont été absorbés par l’alourdissement des véhicules. Néanmoins, un travail considérable a été accompli par les motoristes pour optimiser le rendement du moteur thermique grâce au design des composants et à l’électronique. Ces travaux ont conduit à redonner une nouvelle jeunesse au moteur thermique, notamment diesel, grâce à la maîtrise des rampes d’injection directe, alors que les moteurs à injection directe essence ne rencontraient pas un grand succès.
De ce fait, les innovations de rupture comme les voitures électriques, les moteurs hybrides, les piles à combustible et l’utilisation de l’hydrogène comme substitut au pétrole, face aux coûts et aux risques qu’elles représentent, ont été traitées avec scepticisme par la plupart des constructeurs et, au mieux, en sont restés au stade de la recherche et de l’expérimentation de pilotes. Seuls Toyota et, avec moins de succès, Honda se sont lancés précocement dans la mise sur le marché d’une gamme de véhicules hybrides tout en travaillant sur d’autres solutions comme l’hydrogène. Simultanément, les biocarburants, poussés par les lobbies agricoles, ont eu leur brève période de gloire, jusqu’à ce que l’on constate que leur production était lourdement consommatrice… de pétrole, avant l’arrivée d’une seconde génération qui ne sera plus en concurrence avec l’alimentation humaine. L’hybridation est aujourd’hui proposée par la plupart des constructeurs.
L’industrie automobile, concentrée sur l’exploitation inventive d’une pluralité de techniques pour concevoir et réaliser des « produits », s’est très peu intéressée à l’usage, qu’elle a longtemps jugé comme extérieur à son modèle économique de production de masse. Tant qu’il y aura une demande, elle devra être satisfaite, tel est le credo d’une industrie qui continue à exalter le « plaisir de conduire » comme motivation majeure d’achat. Toutefois, avec un stock mondial de 1,4 milliard de véhicules et un flux annuel de production de l’ordre de 90 millions, l’impact de cette industrie a depuis longtemps dépassé le strict champ de la logique du marché : la réglementation est indissociable de l’aventure automobile, au grand dam des constructeurs, comme ils l’ont récemment rappelé face aux objectifs de durcissement des règles en matière d’émissions en 2020 en Europe. Tous les grands pays utilisateurs sont confrontés aux mêmes contraintes et si la Chine a pu être un temps considérée comme un eldorado de l’automobile, il apparaît clairement que le marché chinois ne sera pas la solution durable aux problèmes de l’industrie automobile des pays matures. Car l’automobile dépasse largement son champ industriel propre de produit de consommation. Elle est un objet social qui ne peut exister sans un intense effort de la communauté pour créer des infrastructures mais aussi pour définir les règles d’usage des véhicules et les faire respecter. Sans cet effort collectif d’infrastructures et de réglementation, l’utilisation de l’automobile serait en effet impossible. Pour parvenir à accélérer cette transformation, un outil paraît en mesure de pousser les consommateurs à changer de comportement : une fiscalité automobile mise en place sur un critère unique et indiscutable, la masse, qui ne souffre aucun artifice de calcul.
La résistance du mythe automobile
Cherchant désormais à cultiver la raison, l’automobile peut-elle encore vouloir jouer sur la passion et l’image ? Il y a encore place, très sélective, pour une offre exubérante, comme le démontrent des marques emblématiques comme Bugatti, Ferrari, Lamborghini ou McLaren, qui n’hésitent pas à proposer à une clientèle exigeante et ultra minoritaire quelques véhicules gavés de puissance brute dépassant 1.000 cv et plusieurs millions d’euros ! Les quelques dizaines de ces véhicules hors norme livrés dans le monde, au milieu des 90 millions de voitures vendues en 2015, suffisent à alimenter la légende automobile. La pérennité de ce secteur est assurée par quelques passionnés fortunés qui entretiennent un artisanat de très haut niveau et alimentent la légende. Ces objets inutiles, car inexploitables sur route ouverte, doivent plutôt être considérés comme des œuvres d’art, mais ce sont sur les stands de ces marques que s’agglutinent les visiteurs des salons automobiles… Déraisonnables, ce n’est toutefois pas leur consommation effective qui va déséquilibrer le marché du pétrole, compte tenu du très faible parc roulant de ces machines.
Beaucoup moins marginale que ces véhicules, il y a une frange du marché, elle aussi emblématique d’une conception élitiste de l’automobile et qui concerne plusieurs millions de véhicules sur la planète, celle des berlines et SUV haut de gamme. C’est le domaine de prédilection des constructeurs allemands qui ont réussi à imposer mondialement leurs marques – Mercedes, BMW, Audi –, mais aussi à capitaliser sur les légendaires Bentley et Rolls-Royce, marques devenues germaniques, comme standards du luxe. L’innovation est beaucoup plus centrée sur la multiplication des systèmes d’aide à la conduite et des outils de confort que sur la recherche de la réduction des consommations. La surpuissance assumée est aussi âprement défendue par tous les lobbies allemands et soutenue par le gouvernement fédéral dans les enceintes de réglementation automobile. L’industrie peut-elle se passer de ces vitrines du haut de gamme ?
Le renoncement au moteur thermique est-il envisageable ?
Tout au long du XXe siècle, l’électricité a su remplacer le charbon et le fuel dans la plupart des usages domestiques. Elle y est aussi parvenue dans les transports ferroviaires et l’industrie. Seule l’automobile, comme secteur majeur d’usage des carburants fossiles, a résisté à cette expansion constante de la sphère des usages de l’électricité. Néanmoins, les avantages de l’électricité sont patents, là comme ailleurs. La voie du tout électrique est séduisante car elle résout beaucoup de problèmes. La simplification des véhicules est draconienne, car l’absence de combustion d’hydrocarbures dans le véhicule supprime toutes les contraintes techniques et d’architecture que cela impliquait. Véhicule plus léger, vif à conduire, car disposant immédiatement de toute la puissance, totalement silencieux, sans émission à l’usage, avec un « plein électrique » de quelques euros, permettant des innovations de structure et de carrosserie, la voiture électrique est séduisante et offre un nouvel art de conduire.
La spécificité du véhicule électrique va au-delà de l’aspect énergétique : c’est la totalité de chaîne de valeur automobile qui est remise en cause. La simplification du véhicule et l’allégement considérable de la mécanique, limitée à la base roulante, renforcent le rôle de la conception, du choix des matériaux et de l’électronique embarquée qui facilite les échanges entre le véhicule et son environnement. Le constructeur qui aura plus de succès sera très certainement celui qui saura proposer des modèles qui tirent parti des libertés de conception que permet, pour la première fois, la remise en cause de l’architecture arrêtée au début du XXe siècle. Cette nouvelle logique doit également coller aux nouveaux besoins, tels les services de mobilité partagée.
Ce plaisir serait complet s’il n’y avait pas une sérieuse limitation : l’électricité se stocke mal ! Et pour avoir une autonomie suffisante, il faut installer à bord un pack de batteries lourdes et coûteuses qui doublent le prix des véhicules d’entrée de gamme et, surtout, aujourd’hui, ne procurent qu’une modeste autonomie réelle de l’ordre de 150 km et annoncée supérieure à 200 km. De plus, la production d’électricité n’est pas sans problème, qu’elle soit nucléaire, thermique ou même solaire ou éolienne. Le réseau de distribution n’est pas encore prêt à offrir une solution attractive.
Nul ne pouvait dire comment le marché allait réagir à l’offre de véhicules électriques qui a commencé vraiment à apparaître dans les catalogues des constructeurs en 2011 et s’est étoffée à partir de 2012. Les résultats sont très inférieurs aux ambitions affichées par les premiers constructeurs engagés dans cette voie, en quête de prévisions autoréalisatrices. Les premières années d’émergence de ce marché font apparaître un certain scepticisme des clients face à cette innovation majeure dans leur manière d’exploiter leur véhicule individuel. Les constructeurs sont eux-mêmes prudents, en dépit de leurs engagements publics, et misent simultanément sur le potentiel plus rassurant de l’hybridation et de l’amélioration des performances des moteurs thermiques. En cinq ans, partie de zéro, la croissance, certes spectaculaire, du marché du véhicule électrique n’a réussi qu’à écorner très marginalement la suprématie de la voiture à pétrole.
Annexes
Évolution de la production mondiale de pétrole brut
Source :
Site Internet de Michel Freyssenet, directeur de recherche au CNRS (freyssenet.com).
Les tests de consommation et d’émission
Les constructeurs sont tenus par les réglementations nationales et internationales à mesurer deux natures d’émission :
- L’émission de dioxyde carbone (CO2), mesuré en grammes par kilomètre, corrélé à la consommation de C’est un des principaux gaz à effet de serre ;
- Les émissions de polluants : monoxyde de carbone (CO), hydrocarbones (HC), oxyde d’azote (NOx) et particules (en nombre total et en masse).
En Europe, les standards Euro définissent la limite maximale autorisée pour chacun de ces paramètres pour chaque voiture vendue en Europe. La dernière norme, Euro 6, est applicable pour tous les véhicules.
La norme de consommation NEDC (New European Driving Cycle) a été définie en 1973 sur la base d’un parcours type de conduite automobile se rapprochant des conditions de conduite rencontrées en Europe. En pratique, le test est passé en laboratoire sur banc. Devant les critiques faites sur la possibilité d’optimiser les conditions de test pour obtenir le meilleur résultat possible, très éloigné des réalités constatées par les conducteurs, il a été décidé d’adopter en Europe en 2017 une nouvelle norme de test, WLPT (World Light Duty Vehicle Test Protocol), complétée par des tests en conditions réelles de circulation (RDE, Real Driving Emission).
Les classes de véhicules électriques
Il existe plusieurs classes de véhicules électriques :
- le véhicule tout électrique (VE) ;
- le véhicule hybride (VH) ;
- le véhicule électrique rechargeable (VHR) ;
le véhicule hybride rechargeable à prolongateur d’autonomie (VHRPA).
Seul le véhicule électrique « pur » dépend entièrement de la capacité des batteries qu’il emporte pour son déplacement. Les autres véhicules électriques disposent d’un moteur thermique leur permettant de circuler après épuisement de leurs batteries (prolongateur d’autonomie, hybride rechargeable) et/ou de recharger leurs batteries en exploitant simultanément leur moteur électrique et leur moteur thermique (hybride).
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