Calais : miroir français de la crise migratoire européenne (2)
Introduction
Dans aucune commune de la taille de Calais le Front National n’a autant progressé
Un double déni
La délinquance des migrants
Le lien entre présence des migrants et vote Front national à Calais
La réalité de la délinquance liée aux migrants
Qu’en dit le terrain ?
Les migrants ne sont pas des « délinquants professionnels »
Un tableau plus sombre : la violence et les agressions sexuelles
Une ville en état de siège
La couverture des évènements par la presse locale : miroir d’une situation très dégradée et caisse de résonance
Une couverture médiatique en corrélation avec la pression migratoire
Un traitement plus anxiogène à mesure que la situation s’aggrave
No border et identitaires se font face à Calais
Les différents terrains de la poussée frontiste
Une flambée dans les quartiers populaires et périphériques calaisiens…
Le parallèle avec la situation allemande
Menton-vintimille et les « mini-jungles »
Conclusion
Résumé
Dans cette seconde partie, consacrée à la crise migratoire à Calais depuis 2014, les auteurs montrent comment, entre les élections européennes de 2014 et les élections régionales de 2015, le Front national a progressé à Calais et dans ses environs comme nulle part ailleurs en France. Ils abordent ensuite la question de la délinquance, bien réelle, des migrants arrivés durant cette période à Calais et celle des très nombreuses et parfois violentes intrusions sur les sites d’Eurotunnel et du port de Calais par les migrants désireux de rejoindre l’Angleterre.
Si le traitement médiatique de la crise par la presse locale donne à voir la montée en puissance de la crise à mesure que la population migrante augmentait à Calais, il a aussi, selon les auteurs, participé à l’amplification et à la diffusion d’un certain sentiment de perte de contrôle de la situation par les autorités.
Calais, devenu symbole de la crise migratoire, a également semblé se transformer en terrain de jeu pour les extrêmes lors des tensions répétées entre militants pro-migrants No Border et militants identitaires, au grand dam des habitants de la ville.
Enfin, les auteurs présentent et analysent une cartographie électorale précise et riche d’enseignements du vote Front national et de son évolution récente à Calais et dans les territoires proches impactés par la crise migratoire.
Jérôme Fourquet,
Directeur du département Opinion et Stratégies d’entreprise de l’Ifop.
Sylvain Manternach,
Géographe-carthographe, formé à l’Institut français de géopolitique.
Calais : miroir français de la crise migratoire européenne (1)
Le Front national face à l’obstacle du second tour
Le Front national en campagnes. Les agriculteurs et le vote FN.
Régionales 2015 (1) : vote FN et attentats
Régionales 2015 (2) : les partis, contestés mais pas concurrencés
Départementales de mars 2015 (1) : le contexte
Départementales de mars 2015 (2) : le premier tour
Départementales de mars 2015 (3) : le second tour
Introduction
La visite de Nicolas Sarkozy à Calais le 21 septembre 2016, suivie par celle de François Hollande cinq jours plus tard, avait pour évidente toile de fond le démantèlement annoncé de la jungle de Calais et les conséquences locales de la crise migratoire. Mais il est une autre crise qui couve à Calais, et celle-ci est politique et doit beaucoup à la première. En effet, depuis le déclenchement de la crise migratoire au printemps 2014, tandis que des milliers de migrants se trouvaient bloqués à Calais, le Front National a connu une progression que l’on ne retrouve nulle part ailleurs en France sur cette courte période, surtout pour une commune de cette taille (Calais compte un peu plus de 50.000 électeurs inscrits). Au premier tour des régionales de 2015, Marine Le Pen a ainsi obtenu 49,1% des suffrages exprimés à Calais, en progression de 17,4 points sur son score des élections européennes de 2014. Ce sont donc pas moins de quelque 6.950 suffrages supplémentaires que le Front national a engrangés entre ces deux élections espacées de seulement un an et demi et alors que Calais subissait une crise migratoire d’une ampleur inédite.
Dans aucune commune de la taille de Calais le Front National n’a autant progressé
La progression du vote Front national à Calais entre 2014 et 2015 n’est pas seulement importante, elle est absolument considérable et l’on ne trouve nulle part en France un équivalent sur cette période. Et puisque Marine Le Pen était la tête de liste dans la région à la fois aux élections européennes de 2014 et aux élections régionales de 2015, on peut se livrer à une comparaison relativement fiable.
Pour mettre en relief la spectaculaire poussée frontiste à Calais, nous nous sommes tout d’abord livrés à quelques comparaisons au niveau national. On recense 1.212 communes françaises où le Front national a gagné plus de 15 points entre ces deux élections, mais seulement six qui comptaient plus de 1.000 électeurs au 6 décembre 2015. Dans la plupart des cas, il s’agit donc de petites communes rurales et ces fortes hausses en pourcentages renvoient à une augmentation du nombre d’électeurs frontistes de quelques unités ou dizaines d’unités. Comme le montre le graphique 1, Calais est de loin la plus peuplée de toutes ces communes, puisque la ville comptait 51.859 inscrits contre seulement 3.188 pour la deuxième de la liste, Le Cannet-des-Maures (Var). En résulte une progression en nombre d’électeurs nettement supérieure à Calais par rapport aux autres communes. Il faudrait ainsi 17,7 fois Le Cannet-des-Maures pour « concurrencer » les 6.950 nouveaux électeurs qui se sont portés sur le Front national à Calais.
Graphique 1 : Gains en voix du Front national entre les élections européennes de 2014 et le premier tour des élections régionales de 2015 dans les six communes françaises de plus de 1.000 électeurs où le Front national enregistre une progression supérieure à 15 points (en suffrages exprimés)
Par ailleurs, les fortes progressions observées dans les villes de Provence-Alpes-Côte d’Azur (Antibes, Avignon, La Seyne-sur-Mer et Hyères) s’expliquent en bonne partie par un effet d’offre électorale différente aux deux élections. En 2015, c’est Marion Maréchal-Le Pen qui était tête de liste alors que c’était son grand-père qui dirigeait la liste aux européennes, alors que Marine Le Pen était tête de liste à la fois en 2014 et 2015 en Nord-Pas-de-Calais, de telle sorte que la progression du score à Calais ne peut s’expliquer par un effet d’offre politique différente.
Enfin, si l’on considère les 38 communes de France qui regroupent entre 40.000 et 60.000 inscrits, on ne trouve une progression supérieure à 5 points entre 2014 et 2015 que dans six d’entre elles. Le graphique 2 illustre parfaitement le fait qu’aucune commune de taille équivalente à Calais n’a connu sur cette période une poussée frontiste aussi puissante, ni évidemment un renfort en voix aussi important1.
Graphique 2 : Gains en voix du Front national entre les élections européennes de 2014 et le premier tour des élections régionales 2015 dans les communes françaises de taille équivalente à Calais où le parti progresse de plus de 5 points
Si l’on ne raisonne plus à présent en pourcentages ou en scores exprimés mais en nombre de voix supplémentaires, la singularité du cas calaisien apparaît de nouveau. En effet, seules quatre communes ont vu le Front national enregistrer un renfort de plus de 6.000 voix entre ces deux élections, alors même que les élections régionales ont été marquées au plan national par un net regain du Front national en milieu urbain par rapport aux européennes. Parmi ces quatre communes se trouve évidemment Calais. Marseille et Nice (villes situées en Provence-Alpes-Côte d’Azur, région où l’effet tête de liste a joué) figurent aussi dans ce groupe, mais si le Front national y progresse respectivement de 24.179 et 9.939 voix, ces volumes sont à rapprocher de la taille de leur corps électoral respectif qui sont sans commune mesure avec celui de Calais. Ces deux villes comptent en effet 9,7 fois et 4,3 fois plus d’électeurs que Calais. Si l’on rapporte le nombre de voix nouvelles engrangées par le Front national à l’ensemble du corps électoral de la commune concernée, on constate alors que Calais se distingue très nettement de Marseille, de Nice ou même de Toulon, où le Front national n’a reçu respectivement qu’un renfort équivalent à 4,9%, 4,5% et 5,9% des inscrits, quant à Calais ce sont 13,7% des inscrits qui sont devenus de nouveaux électeurs Front national entre 2014 et 2015, soit un inscrit calaisien sur sept qui a basculé vers le Front national en l’espace d’une année.
Après cette poussée frontiste en 2014-2015, Calais apparaît ainsi comme un haut lieu du vote Front national alors que, comme le montre le tableau 1, cette ville n’était pas historiquement un bastion du frontisme.
Tableau 1 : Scores du Front national à Calais, dans le Pas-de-Calais et au plan national de 1988 à 2015 (en %)
Alors que les scores du Front national à Calais étaient traditionnellement très proches de la moyenne départementale (elle-même significativement supérieure à la moyenne nationale à partir de 2007), l’écart s’est nettement creusé lors des élections régionales, scrutin se déroulant dans un contexte marqué par un afflux sans précédent de migrants et une hausse brutale de la délinquance dans la ville.
L’impact très localisé de la problématique migratoire sur le vote frontiste s’observe également quand on compare l’évolution des scores du Front national à Calais et à Sangatte sur une période un peu plus longue. Comme le montre le graphique 3, alors que l’ampleur de ce vote était similaire (et relativement modeste) dans les deux communes lors de l’élection présidentielle de 1995, la création du centre de Sangatte en 1999 allait se traduire par une nette progression de ce vote dans cette commune lors de l’élection présidentielle de 2002, mouvement qui sera beaucoup plus contenu dans la commune voisine de Calais.
Graphique 3 : Évolutions comparées des scores du Front national à Calais et Sangatte
Par la suite, le vote frontiste sera divisé par deux à Sangatte lors de la présidentielle de 2007 et l’on peut penser que la fermeture du site d’accueil des migrants en 2003 par Nicolas Sarkozy, alors ministre de l’Intérieur, n’est pas sans lien avec ce reflux très net. On en veut pour preuve le fait que le mouvement de baisse du Front national sera moins marqué à Calais, ville moins directement concernée par cette décision. Un autre indice de l’impact local significatif de cette décision réside dans l’évolution du score de la droite entre 2002 et 2007. Ainsi au premier tour de l’élection présidentielle de 2007, Nicolas Sarkozy obtient à Sangatte 30,6% des voix, soit une progression de 12,1 points par rapport au total Chirac + Madelin de 2002 (18,5%). Dans la ville voisine de Calais, ce total atteignait un niveau très proche en 2002 (19,5%), mais Nicolas Sarkozy y progresse nettement moins (+ 4,7 points seulement) pour atteindre 24,2% en 2007. La « prime » attribuée à celui qui avait su « fermer Sangatte » fut donc moins importante à Calais que dans la commune directement concernée.
Sur une période plus récente, la comparaison entre les deux communes permet une nouvelle fois d’observer l’influence de la problématique des migrants sur les comportements électoraux. On enregistre en effet une nouvelle divergence de réactions entre les deux communes voisines. Entre 2014 et 2015, sous l’effet de l’afflux massif des migrants à Calais, le vote Front national y explose, alors que la poussée est nettement plus contenue à Sangatte.
Un double déni
Face à ce constat chiffré, il convient alors de s’interroger quant au poids de l’impact de la crise migratoire sur l’essor du vote frontiste. Or nos entretiens à Calais ainsi que notre travail de suivi de la presse locale et des réseaux sociaux (blogs, pages Facebook…) nous ont amenés à faire le constat d’un double déni parmi les citoyens et militants « pro-migrants ».
La délinquance des migrants
Salam est une association d’aide aux migrants fondée après la fermeture de Sangatte (fin 2002), qui a notamment assuré la distribution d’un repas par jour pendant douze ans (jusqu’au 15 janvier 2015), la distribution de vêtements, de duvets, de tentes et de bien d’autres choses nécessaires aux migrants bloqués sur le littoral, mais aussi un accompagnement des demandeurs d’asile dans leur démarches administratives ou encore une aide au rapatriement dans leur pays d’origine des corps des migrants décédés dans le Calaisis.
« La délinquance de droit commun, c’est-à-dire des vols, vols avec violence, dégradations, agressions, agressions sexuelles et tentatives de viol, mettant en cause des migrants se résumait à une moyenne d’un à deux faits par Pour juillet, août et septembre, ces faits de délinquance s’élèvent à 80, soit presque 30 par mois. C’est une véritable explosion » (cité dans l’article « Migrants à Calais : les chiffres de la délinquance explosent, selon un syndicat de police »).
À propos de l’appel à manifester lancé par le syndicat policier Unité SGP-FO (et des chiffres avancées par Gilles Debove) le 13 octobre 2014, les associations locales Salam Pas-de-Calais, Calais, ouverture et humanité, Le Réveil voyageur et Terre d’errance publieront d’ailleurs un communiqué intitulé : « À Calais, un bouc-émissaire idéal : les migrants ! »
Nous employons à dessein le singulier.
Guerres et dictatures les ont en général poussés sur les routes en quête d’un avenir meilleur, quitte à risquer leur vie en traversant désert et mer.
Le premier déni concerne la délinquance des migrants, ou plus exactement la délinquance d’une partie a priori très minoritaire d’entre eux. L’augmentation de la délinquance à Calais en lien direct avec la progression du nombre de migrants à partir de 2014 est généralement tue, voire niée, dans les milieux « pro-migrants ». Elle est pourtant réelle, pèse sur les Calaisiens et les Calaisiennes, et participe à construire l’image parfois extrêmement négative qu’ils se font des migrants. Lorsque Jean-Claude Lenoir, président de Soutenons, aidons, luttons, agissons pour les migrants Salam (Salam)2, est interrogé à propos de l’« explosion » de cette délinquance à la suite des déclarations de Gilles Debove, secrétaire départemental adjoint du syndicat policier Unité SGP-Police-FO3, il répond : « Je n’y crois pas du tout […]. Ce qui est agaçant, c’est qu’avancer de tels chiffres en restant flou, cela permet toutes les interprétations possibles. » Tout juste concède-t-il que « quoi qu’il en soit, si la délinquance augmente, c’est uniquement parce que le nombre de migrants augmente. Il s’agirait alors d’une hausse proportionnelle à la population, que l’on pourrait observer pour n’importe quelle population d’ailleurs4. » Une réponse qui, tout en étant probablement très proche de la réalité, ne résout rien puisque, d’une part, le nombre de migrants a été multiplié par quatre (voire plus) entre le printemps et l’automne 2014 et que, d’autre part, les Calaisiens n’ont que faire que l’augmentation de la délinquance qu’ils perçoivent dans leur vie quotidienne et dans celle de leurs proches soit « proportionnelle » à l’augmentation de la population migrante… Si l’arrivée massive de migrants s’accompagne de la multiplication d’actes de délinquance constatée par la police depuis 2014, leur rejet par la population calaisienne est alors attendu. Cette augmentation de la délinquance donne en effet corps à l’image que les militants d’extrême droite s’efforcent de diffuser du migrant5 « voleur, violeur… », et constitue un piège mortel pour la solidarité que les associations appellent de leurs vœux. Nier ou minimiser cette réalité sans autre forme de procès nous paraît des plus périlleux.
Il est relativement normal que des militants ou simples citoyens qui se mobilisent auprès des migrants rencontrent des obstacles moraux et, en définitive, des difficultés à investir ce champ de réflexion. Pour eux, les violences, ce sont d’abord les migrants, parmi lesquels on trouve des femmes et des enfants, qui les ont subies6 et les subissent encore. Pour ces militants, ces violences prennent ensuite le visage de la répression policière et étatique. Ces violences sont enfin aussi celles des réseaux mafieux qui monnayent l’entrée dans certains camps et le passage vers l’Angleterre, cette situation résultant de la présence d’une frontière quasiment hermétique. À cet égard, il n’est pas inutile de rappeler que « Calais, la frontière tue » est l’un des slogans les plus marquants diffusé par les pro-migrants à Calais mais aussi le titre d’un rapport sur les violences policières remis par les No Border à Jacques Toubon, Défenseur des droits. Il nous semble toutefois qu’en faisant de la question de la délinquance des migrants, qui les met sans doute mal à l’aise, un angle mort de leur analyse de la situation, ils s’empêchent de s’outiller d’une réflexion et d’une rhétorique adaptée face à la figure hyper-anxiogène du migrant que l’extrême droite s’efforce de diffuser, notamment sur les réseaux sociaux, représentation qui rencontre un écho de plus en plus manifeste dans la population locale depuis la dégradation de la situation en 2014.
Le lien entre présence des migrants et vote Front national à Calais
Voir Bernard Alidières, « Les temps du vote Front national et de ses représentations », Hérodote, « L’extrême droite en Europe », n°144, 1er trimestre 2012, 18-37.
Voir, par exemple, ce texte lu sur le blog Passeurs d’hospitalités, en date du 22 octobre 2014 : « La manifestation anti-migrants du 13 octobre, à l’appel du syndicat Unité SGP Police Force Ouvrière […] participe d’une nouvelle phase. […] Là où Sauvons Calais pouvait apparaître marginal et excessif, le syndicat de policiers donne de la crédibilité aux thèses avancées, même si ses assertions sont contredites par les statistiques officielles de la police. Campagne visant à développer la peur des exilés et mise en scène de l’hostilité de la population préparent la relégation à l’écart de Calais, de l’autre côté de la rocade de contournement, et probablement une nouvelle phase de répression, loin des regards, conformément au nouvel accord franco-britannique. »
Le second déni concerne ce qui nous semble être la principale conséquence électorale de la crise migratoire telle qu’elle se déroule à Calais. Il s’agit du refus ou de la difficulté à accepter de lier l’augmentation considérable du vote Front national dans ce secteur géographique avec la présence de plus en plus massive de migrants à Calais à partir de la mi-2014. L’évolution des scores du Front national à Calais et dans sa périphérie immédiate entre les élections européennes de 2014 et les élections départementales puis régionales de 2015 est pourtant sans pareil en France sur cette période et dans une ville de cette taille. Et les masses électorales déplacées laissent à penser que ce qui s’est joué sur cette période relève d’un véritable traumatisme local.
Aussi, le bref échange avec un militant No Border rencontré lors d’une manifestation contre la loi travail au début du mois de juin 2016 à Calais est édifiant. Selon ce trentenaire, qui arbore keffieh et catogan : « Le vote Front national, ce n’est pas à cause des migrants ! C’est parce qu’on les [les migrants] a repoussés en périphérie de la ville, coupant tout contact avec les Calaisiens. Et comme on a toujours peur de ce qu’on ne connaît pas, c’est cette ignorance qui entraîne le racisme. » Ce catéchisme antiraciste aura beau être répété à l’envi tel un mantra, il n’en demeure pas moins extrêmement simplificateur. Il est en revanche en cohérence avec l’approche des No Border qui refusaient l’évacuation des migrants vers la lande et la fermeture des squats de centre-ville qu’ils avaient ouverts avec eux et où ils menaient vie commune (voir partie 1). On trouve aussi dans la bouche d’autres interviewés l’idée qu’effectuer ce lien revient à faire reposer la « faute morale » de la montée du vote Front national sur les migrants et/ou sur ceux qui leur viennent en aide, ce qui pour eux est inacceptable. Dans leurs discours, le parallèle est alors fait avec le délit de solidarité qui s’était abattu sur deux militants venant en aide aux migrants au début des années 2000. S’agit-il plus simplement d’un déni équivalent à celui qui a longtemps prévalu dans le domaine de l’analyse du vote Front national où le lien entre présence immigrée dans certains quartiers et augmentation de la délinquance à partir de la fin des années 1970 a longtemps été occulté7 ? Aujourd’hui encore, ce phénomène et son impact sur l’émergence du Front national restent trop peu documentés et analysés.
Enfin, nous tenons à souligner que ces deux problématiques peuvent s’articuler. Lier délinquance des migrants et vote Front national revient-il à justifier, voire à excuser ce vote, faisant du vote pour ce parti une sorte de réflexe d’autodéfense ? Oser poser la question du lien entre la hausse de la délinquance et la présence des migrants, est-ce nier ou minimiser leur statut de victime ? Est-ce participer à une propagande visant à justifier un accueil pour le moins considéré comme insatisfaisant par les associations, voire à préparer leur future expulsion avec pertes et fracas8 ? Est-ce prendre le risque de participer soi-même à la percée du Front national et à la montée du racisme ? Ce risque est-il plus grand en traitant ces questions qu’en les passant totalement sous silence, alors même que d’autres, journalistes ou militants nettement moins bien intentionnés vis-à-vis des migrants ne manqueront pas d’en faire la publicité ?
Aussi nous est-il apparu nécessaire de nous pencher sur les deux sujets que sont la délinquance générée par la présence des migrants, d’une part, et le lien entre cette présence et cette délinquance et la progression du vote Front national, d’autre part.
La réalité de la délinquance liée aux migrants
Aborder la question de la délinquance, qui plus est des migrants, est un exercice délicat9 et demande de faire preuve d’une grande prudence méthodologique. Nathalie Bany, procureure adjointe à Boulogne-sur-Mer, rappelait que « le parquet ne dispose pas de statistiques sur les migrants. On peut obtenir l’information du pays d’origine d’une personne, mais cela ne renseigne pas sur son statut10 ». Impossible donc de savoir s’il s’agit ou non d’un migrant. Le fait que certaines nationalités soient surreprésentées parmi les migrants présents à Calais et très peu présentes dans la population sédentaire locale laisse toutefois penser qu’un premier éclairage sur cette question serait possible à partir justement de la nationalité des personnes mises en cause ou condamnées, mais ces données ne sont pas communiquées ni publiées.
Qu’en dit le terrain ?
Entretien avec Ludovic Hochart du syndicat UNSA-Police, juillet 2016.
Flagrant délit.
Entretien réalisé en juin 2016.
Dont un nombre important commis par des Plusieurs articles parus dans Nord Littoral s’en sont fait d’ailleurs l’écho en octobre et novembre 2014.
Le fichier État 4001 est un document officiel qui recense l’ensemble des faits constatés par la police et la gendarmerie, ces faits étant classés en 107 rubriques. Par définition, ces chiffres ne prennent pas en compte tous les faits délictueux mais seulement les faits constatés et répertoriés par les forces de l’ordre. Ces données constituent néanmoins un indicateur utile pour évaluer l’intensité de la délinquance sur tel ou tel territoire. Nous avons obtenu auprès du ministère de l’Intérieur les chiffres de la délinquance tels qu’ils sont répertoriés dans l’État 4.001 pour chacune des circonscriptions de police et de gendarmerie dans le département du Pas-de-Calais pour les années 2012, 2013, 2014 et 2015, ce qui nous a permis de mesurer des évolutions dans le temps et dans l’espace. Précisons que ces chiffres officiels ne prennent pas en compte les mains courantes, qui ont pourtant nettement augmenté sur la période dans le Calaisis selon les responsables syndicaux interviewés.
Items 20 à 44 du fichier État 4001 pour les divers vols, cambriolages, items 46 à 50 pour les violences sexuelles.
De l’avis même du syndicat FO qui a tiré la sonnette d’alarme sur cette problématique (voir « Migrants à Calais : les chiffres de la délinquance explosent, selon un syndicat de police », cit.).
Dans ce contexte, les témoignages et autres « remontées du terrain » sont ici d’autant plus précieux. Nous avons pu échanger avec deux syndicalistes policiers et un responsable de la communication à la préfecture du Pas-de-Calais, et les informations et points de vue glanés s’avèrent cohérents et instructifs. Interrogé à propos de la délinquance à Calais, Ludovic Hochart11, explique que « les migrants ont des besoins financiers importants pour payer les passeurs. Cela a entraîné une augmentation des vols ou des cambriolages, par exemple. On a aussi constaté une augmentation des agressions sexuelles, même si l’on ne peut pas tout imputer aux migrants, ne serait-ce que parce que la grande majorité des plaintes, ce sont des plaintes contre X, même si le plaignant ou la plaignante fait la description d’un migrant. On ne peut pas associer l’augmentation de la délinquance aux migrants de façon statistique puisqu’on n’a pas la nationalité des auteurs sauf en cas de flag12 ». Ceci fait écho aux propos de Frédéric Balland, délégué syndical Alliance au commissariat de Calais : « On a assisté à une augmentation importante de la délinquance, mais en dehors des flagrants délits, c’est extrêmement difficile à attribuer aux migrants, on enregistre des plaintes contre X, même lorsque la victime fait la description d’un migrant ou déclare que l’auteur est un migrant13. » Il rappelle aussi que « dans certains cas, ce sont des gens d’ici qui commettent des vols pour revendre aux migrants. On a eu comme ça des vols de vélos à la ZUP et sur la plage (accrochés aux camping-cars) ». Témoignage identique à la préfecture du Pas-de-Calais : « Oui, il y a eu une augmentation de la délinquance en centre-ville. Le démantèlement des squats et le déplacement des migrants sur la lande ont participé à réduire cette problématique. On a aussi reçu le renfort d’un équipage de la BAC dès début 2015, notamment pour faire du flagrant délit. La lutte contre les agressions sexuelles14, en forte hausse en novembre-décembre 2014, a été une de leurs missions prioritaires à leur arrivée. » La même personne souligne aussi « la nécessité permanente d’adapter le dispositif tant face à la délinquance que face aux tentatives d’intrusion dans les camions et la régularité des échanges avec le terrain […], tous les jours pour le sous- préfet de Calais, au moins une fois par semaine pour la préfète ».
Si ces divers témoignages de professionnels semblent aller dans le sens d’un lien de causalité entre hausse du nombre de migrants et augmentation significative de la délinquance, que disent les chiffres ? Ces chiffres, ce sont ceux du fichier État 400115 et ils concernent l’ensemble des crimes et délits ayant donné lieu à une plainte auprès des services de la Police nationale à Calais (Calais étant situé en zone police, la gendarmerie n’est pas compétente sur ce territoire). Si l’on ne retient que les crimes et délits de type vols et cambriolages, et les violences sexuelles16, les chiffres officiels sont de 2.238 faits enregistrés en 2012 et de 2.458 en 2013. On constate donc que la délinquance n’était pas nulle à Calais avant l’arrivée massive des migrants en 2014. Sachant, par ailleurs, que la délinquance des migrants était considérée comme marginale avant 2014 par les différents acteurs de terrain rencontrés, les chiffres enregistrés par la police en 2012 et 2013 renvoient donc à une délinquance essentiellement autochtone17. Le paysage sécuritaire change ensuite radicalement. Pour l’année 2014, ces chiffres bondissent ainsi à 3.119 faits constatés, soit une progression de 26,9%, la concomitance de cette aggravation de la délinquance avec les arrivées massives de migrants laissant envisager un lien de causalité entre les deux phénomènes.
De la même façon, on enregistre une légère baisse de l’activité délinquante constatée en 2015. Plusieurs éléments concourent à cette baisse relative, notamment l’adaptation et le renforcement du dispositif policier, puisque les autorités ont été alertées du phénomène d’augmentation de la délinquance due aux migrants dès l’été 2014, mais aussi la prise en charge des migrants par des ONG, qui se sont investies de manière massive et sont venues en soutien aux associations locales à partir de 2015, ainsi que la constitution du bidonville de la lande qui a éloigné les migrants du centre-ville.
Graphique 4 : Évolution des vols à Calais entre 2012 et 2015
Hypothèse assez validée, comme on l’a vu, par les syndicalistes policiers rencontrés qui évoquent une relation assez manifeste entre les deux phénomènes.
Outre Calais, cette circonscription de police comprend les communes de Coquelles, Coulogne, Marck et Sangatte.
Arras, Auchel, Avion, Berck, Béthune, Boulogne-sur-Mer, Bruay-la-Buissière, Lens, Marles-les-Mines, Nœux-les- Mines, Saint-Omer et Le Touquet.
On peut certes mettre en regard cette véritable explosion de certaines formes de délinquance observée à Calais à partir de 2014 avec l’arrivée massive de migrants à la même époque18, mais « corrélation n’est pas raison ». L’emballement de l’activité délinquante sur Calais pourrait ainsi n’être que la déclinaison locale d’un phénomène bien plus général qu’on retrouverait ailleurs sur le territoire. Or cette dernière hypothèse est clairement invalidée par les chiffres. Quand on compare, à partir des données du fichier État 4001, l’évolution de la délinquance sur la période 2012-2015 sur la circonscription de police de Calais19 et sur l’ensemble des douze autres circonscriptions de police du Pas-de-Calais20, on constate en effet que la hausse spectaculaire de la délinquance de proximité enregistrée à Calais ne s’observe pas dans les autres agglomérations du département. Nous sommes donc bien en présence d’un phénomène très localisé.
Les migrants ne sont pas des « délinquants professionnels »
Voir Antoine Louchez et Luciane Delefortrie, « Le plus grand squat pour migrants de Calais comme on ne l’a jamais raconté », streetpress.com, 5 janvier 2015.
Si l’on s’attarde sur le détail de cette délinquance à Calais, on remarque que, à l’instar de ces jeunes migrants ayant subtilisé portables et tablettes à une Calaisienne qui les avait hébergés21, cette délinquance se caractérise par l’amateurisme et l’opportunisme de la délinquance pratiquée. Une délinquance d’opportunisme bien plus que professionnelle se dessine à travers les faits constatés. Les vols à la roulotte (c’est-à-dire essentiellement des vols dans des véhicules stationnés) ont ainsi littéralement explosé et sont passés de 381 à 670 faits enregistrés entre 2013 et 2014, soit une progression de 75,9% en un an ! Cette activité ne demande pas de compétences particulières ni d’organisation.
Graphique 5 : Évolution des vols à la roulotte et des vols à la tire à Calais entre 2012 et 2015
À l’inverse, l’activité de vol à la tire, qui consiste à subtiliser un objet sur la victime du vol sans que cette dernière s’en aperçoive, à la manière d’un pickpoket, demande un réel savoir-faire, une grande dextérité et en général une organisation en réseau délinquant. Or, à Calais, ces actes délictueux ont été en baisse entre 2013 et 2014.
Quand on compare les statistiques sur ces types de délits, on constate une nouvelle fois la singularité de la situation calaisienne par rapport au reste des circonscriptions de police du département. Dans le cas des vols à la roulotte, la situation calaisienne empire nettement entre 2013 et 2014, alors que pour ce qui est des vols à la tire c’est l’inverse, le département se trouvant confronté à une flambée du phénomène quand Calais voit ce type de vols diminuer.
Graphique 6 : Évolutions comparées des vols à la roulotte et des vols à la tire à Calais et dans les autres circonscriptions de police du Pas-de-Calais entre 2012 et 2015 (base 100 en 2012)
Ces éléments tendent à invalider l’idée que les migrants sont des délinquants dans l’âme. Certes, dans les faits, ceux qui se livrent à de tels actes sont des délinquants et les victimes de ces vols n’ont sans doute que faire des considérations annexes, mais cette constatation renvoie à la situation que rencontrent les migrants à Calais. On sait les besoins d’argent qui sont ceux des migrants pour financer leur passage en Angleterre, on sait aussi le rôle des réseaux mafieux qui forcent le passage à l’acte délictueux, notamment pour les mineurs, et leur rôle dans la prostitution au sein du camp. Mais mesure-t-on l’impact des violences auxquelles les migrants ont été exposés durant leur parcours ? Il est pour un certain nombre d’entre eux très profond. Médecins sans frontières a d’ailleurs récemment orienté une partie de son activité vers la prise en charge des troubles psychologiques des migrants et sur la prévention de la violence qui se fait de plus en plus récurrente entre migrants dans le camp. Cette violence s’exprime aussi dans une partie des actes délictueux en augmentation à Calais.
Un tableau plus sombre : la violence et les agressions sexuelles
D’autres chiffres que ceux des vols attirent l’attention et rappellent la question de la violence dans le camp entre migrants eux-mêmes. En effet, comme le montre le graphique 7, les vols avec violence (qui sont les plus traumatisants) ont très fortement augmenté au moment de l’arrivée des migrants et ont continué à augmenter très sensiblement en 2015, l’année 2014 apparaissant, quant à elle, comme le véritable point de rupture.
En particulier, le ciblage des femmes avec de nombreux vols de portables à l’arraché a connu une augmentation forte et continue (on passe de 9 cas en 2012 et 2013 à 33 en 2014, puis 71 cas en 2015) et montre une prise de risque minimale et renvoie à l’opportunisme évoqué précédemment. Si ces cas sont numériquement peu nombreux, leur évolution relative est absolument considérable avec une multiplication par 7 entre 2013 et 2015. Signe de l’écho provoqué dans la population par la multiplication de ces violences, nous avons d’ailleurs rencontré des Calaisiens nous faisant part de l’augmentation de ce type de délinquance de la part des migrants lors de notre enquête de terrain.
Graphique 7 : Évolution des vols violents contre des femmes et des vols violents contre d’autres catégories de personnes à Calais entre 2012 et 2015
Nous avons regroupé ici les vols violents contre des femmes et les autres vols violents.
Comme le montre le graphique 8, l’évolution des vols violents22 à Calais et dans le reste du département obéit une nouvelle fois à une logique très différente. En 2014, ces formes de délinquance ont littéralement explosé à Calais (alors que les chiffres étaient relativement stables entre 2012 et 2013), et c’est à partir de ce moment que les courbes représentant les faits commis à Calais et ceux commis dans les autres circonscriptions de police du département se mettent à diverger très fortement. On retrouve ici le phénomène observé concernant les vols et vols à la roulotte entre Calais et le reste du département du Pas-de-Calais. Ces éléments laissent donc une fois de plus à penser que la concomitance entre la hausse très importante du nombre de migrants à Calais en 2014-2015 et l’emballement de la délinquance dans cette ville (que l’on ne retrouve pas dans les autres agglomérations du département) n’est pas fortuite et qu’il y a bien un lien de causalité manifeste entre ces deux phénomènes.
Graphique 8 : Évolution comparée des vols avec violence à Calais et dans les autres circonscriptions de police du Pas-de-Calais entre 2012 et 2015 (base 100 en 2012)
Entretien avec Ludovic Hochart, juin 2016.
Plus problématique encore est la hausse des actes que nous avons classés comme « violences sexuelles », en particulier la nette hausse des harcèlements et agressions sexuelles, « notamment sur mineures, ce qui a entraîné la mise en place par le lycée Berthelot d’une navette entre la gare et le lycée23 ». L’ensemble des faits relatifs à des violences sexuelles est ainsi passé de 80 en 2013 à 103 en 2014, puis à 114 en 2015. Après de nombreux faits enregistrés en novembre et décembre 2014, cette question a constitué une priorité pour la préfecture et les services de police en 2015, comme nous l’avons évoqué plus haut. Or, comme les événements de la nuit de la Saint-Sylvestre à Cologne et dans d’autres villes allemandes l’ont montré, cette question peut s’avérer explosive et produire une image désastreuse des migrants.
Pour marquante et traumatisante qu’elle soit, il nous semble que l’augmentation de la délinquance à Calais n’explique pas, à elle seule, les effets électoraux constatés, notamment une telle poussée du vote Front National, mais s’inscrit dans un contexte global où la présence des migrants et leurs comportements (notamment aux abords des infrastructures du tunnel et du port) ont été vécus comme de véritables agressions contre le territoire du Calaisis.
Une ville en état de siège
« Natacha Bouchart : “Les habitants sont à cran” », interview par Angélique Négroni, Le Figaro, 12 août 2016.
Entretien avec Sébastien Rivéra, secrétaire général Pas-de-Calais de la Fédération nationale des transports routiers (FNTR), juin 2016.
Voir Unsa-Fasmi, « Un CRS raconte les assauts des migrants contre les camions », Revue de presse, 12 août 2016.
« La vie de CRS c’est l’enfer », propos recueillis par Margaux Rolland, parismatch.com, 22 septembre 2016.
Entretien avec Aurélien Quehen et Georges Normand, délégués syndicaux SUD-SDIS pour les casernes de Calais et Marck, juin 2016.
Un no man’s land de 100 mètres de large, surveillé en permanence par les CRS, a été créé le long de la rocade portuaire et, comme le décrit le journal Libération, « la jungle a des allures de camps retranchés, cernée par des buttes de sable » (Stéphanie Maurice, « À Calais, les migrants plus nombreux que jamais », liberation.fr, 21 août 2016.
Dans les documents de présentation de cet ouvrage, il est mentionné que ce mur sera équipé de « dispositifs anti-franchissement type OTAN ». On voit ici encore l’emprunt à des technologies et à l’univers militaires.
« Calais : début de la construction d’un mur contre les intrusions de migrants », fr, 20 septembre 2016. Ce refus du maire de Marck-en-Calaisis n’est pas uniquement motivé par des considérations d’ordre touristique et paysagère. Interrogé sur BFM TV le 21 septembre 2016, il exprima ainsi son inquiétude qu’avec la construction de ce mur les migrants remontent encore plus loin qu’actuellement sur l’autoroute et que les tentatives de franchissement et/ou d’interceptions se déroulent désormais sur sa propre commune. On retrouve ici l’idée maintes fois évoquée des effets pervers des renforcements du dispositif de sécurité qui aboutissent immanquablement à ce que les migrants très déterminés se redéploient sur des portions moins sécurisées.
- Une première fois le 19 octobre 2015 au micro de RMC Info, une seconde fois le 11 novembre 2015 sur BFMTV.
« Natacha Bouchart, maire de Calais : “Il faut que l’armée intervienne” », propos recueillis par Marilyne Baumard, fr, 3 février 2016.
De l’ordre d’une cinquantaine de millions d’euros.
Entretien, juillet 2016.
Si la ville de Calais a été marquée de longue date par la présence des migrants, l’aggravation de la situation à partir de l’été 2014 a conduit à une modification profonde du paysage et de l’ambiance. Au fur et à mesure que la tension grandissait, les pouvoirs publics n’ont cessé de déployer de nouvelles forces de police en renfort. On ne compterait aujourd’hui pas moins de huit compagnies de CRS et trois escadrons de gendarmerie mobile, soit un peu moins d’un millier d’hommes (en plus des effectifs de police classique), concentration que ne connaît aucune autre ville de 70.000 habitants. Cette présence et ce déploiement massif d’unités anti-émeutes peuvent certes rassurer, mais donnent également le sentiment d’une ville sous tension permanente. Ce ressenti est alimenté par les scènes de guérilla urbaine ayant lieu quasiment chaque soir aux abords du camp et de la rocade. La description qu’en a faite Natacha Bouchart, maire de Calais, est assez édifiante : « Toutes les nuits et selon un même scénario, des centaines d’assaillants s’en prennent aux policiers qui sécurisent la rocade portuaire pour qu’une dizaine d’entre eux puissent s’introduire dans les ferries. Ils s’arment en arrachant des pylônes ou s’emparant de troncs d’arbres qu’ils scient dans les jardins des riverains24. » La situation est telle que « les entreprises de transport font face aux refus de leurs chauffeurs de passer par Calais, voire d’aller en Angleterre. Les patrons, eux, recommandent à leurs conducteurs d’éviter la rocade la nuit, mais cela ne résout pas tout puisqu’il y a parfois des assauts lors de la journée. Par exemple, en juin, une caténaire a lâché dans le tunnel entraînant le report d’une partie du trafic sur le port et des bouchons pendant des heures sur la rocade. Ce jour-là, les camions ont été envahis en plein jour par les migrants25 ». Le « carnet de notes » mis en ligne par le syndicat Unsa-Police sur son site Internet vient corroborer ces propos et donne une vision encore plus apocalyptique de la situation régnant sur place : « Cette nuit du 10 au 11 août a été la pire que nous ayons connue, avec environ 300 assaillants, des feux partout sur l’autoroute, des voitures particulières dégradées. Et tout cela, à 15 kilomètres du site d’Eurotunnel, parce que les migrants tentent leur chance de plus en plus loin. Ceux qui pensaient que la situation était contingentée à une zone particulière se sont trompés : le désordre s’étend et touche désormais l’A1626. » Cette description correspond aussi à celle qu’en font les membres des forces de l’ordre situés aux premières loges. Écoutons par exemple un CRS interviewé dans Paris-Match sur ses conditions de travail difficiles : « Si certaines missions sont plus éprouvantes que d’autres, Calais est mon pire souvenir. Les conditions de travail sont dures avec une grande amplitude et des actes de violence de plus en plus fréquents27. » C’est un diagnostic équivalent que nous ont livré les syndicalistes policiers Ludovic Hochart et Frédéric Balland mais aussi les responsables syndicaux des pompiers de Marck et de Calais. Ils ont été pris à partie à plusieurs reprises lors d’interventions sur la lande lors de l’été 2015 : « Suite à ces interventions périlleuses, un protocole a été mis en place, on ne se rend plus à la jungle qu’accompagnés des forces de l’ordre. C’est comme dans les cités pendant des émeutes, nous, on est en permanence en “mode émeutes”. Pourtant, ils nous reprochent rien, mais plus on est sollicités, plus le système est saturé, plus ils désorganisent la surveillance de la rocade, ils nous instrumentalisent pour désorganiser les forces de l’ordre en faisant diversion. Bien sûr, la plupart des appels sont bien intentionnés et l’essentiel des interventions se passent bien, mais quand il y a de la violence, elle est sciemment dirigée vers nous. Lors d’interventions sur la lande, quand on sort les bonbonnes de gaz des baraques en feu et que des migrants les remettent au feu quand on a le dos tourné, c’est quoi leur objectif ? Le risque des bonbonnes, c’est déjà au cœur de notre métier, mais c’est l’intentionnalité de nuire qui nous pose question28. »
Pour faire face à ces actions de guérilla urbaine, les forces de sécurité tirent pas moins de 100 à 200 grenades lacrymogènes chaque nuit dans les différents points chauds. Parallèlement à ce déploiement massif de forces de sécurité, le paysage a été profondément modifié par l’érection de grillages et de clôtures un peu partout autour des lieux stratégiques, et la création de no man’s land (à l’ouest et au sud de la jungle) pour pouvoir mieux surveiller le terrain et éviter les infiltrations29. Cette technique et ce terme (on parle d’un « glacis ») proviennent directement de l’univers militaire et ne sont pas sans rappeler les zones entièrement défrichées et mises à nu qui précédaient les installations du mur de Berlin pour permettre aux gardes-frontières est-allemands de détecter les tentatives de franchissement de la frontière. Le parallèle avec le mur de Berlin ou le mur édifié par les Israéliens le long de leur frontière charriait déjà de multiples représentations anxiogènes et négatives, mais cela a été encore renforcé suite à l’annonce en septembre 2016 de la construction (payée par les Britanniques) d’un mur de quatre mètres de haut sur pas moins d’un kilomètre pour empêcher ou freiner les infiltrations30 sur les installations et la rocade portuaire, déjà protégées par trente kilomètres de grillage, surmontés ici ou là de barbelés, installés depuis l’été 2015.
Tous ces aménagements qui marquent le paysage calaisien sont à la fois l’œuvre des pouvoirs publics mais aussi d’opérateurs privés, Eurotunnel et le port de Calais ayant énormément investi dans la sécurisation de leurs sites respectifs (à partir de financements anglais). Si la construction du mur est assez logiquement dénoncée par les associations d’aide aux migrants – François Guennoc, de L’Auberge des migrants, déclarant par exemple à l’AFP que « symboliquement et psychologiquement, ce mur marque profondément » –, l’impact psychologique sur la population locale et sur les touristes est également déploré par des élus locaux, y compris des hommes de droite, tel Pierre-Henri Dumont, maire Les Républicains de Marck-en-Calaisis, qui a fait voter par son conseil municipal une motion pour refuser que « la Côte d’Opale soit défigurée par des murs érigés un peu partout31 ». On notera que sur la commune de Marck se trouve un site logistique (Transmarck) pris pour cible par les migrants, qui tentent d’y pénétrer pour monter dans les camions ou dans les citernes. Ce site a connu des travaux de sécurisation récents mais reste surveillé en permanence par les CRS.
Le sentiment d’une ville en état de siège engendré par la multiplication des murs et des clôtures, et le déploiement massif de policiers est également entretenu (et les explique aussi) par les comportements des habitants, notamment pour les riverains de la jungle, qui ont installé des caméras de vidéo-protection, des alarmes et des barbelés ou des grillages renforcés autour de leur habitation. Le marché de la sécurité privée (installation d’alarmes, sociétés de gardiennage pour des particuliers ou des entreprises…) est prospère à Calais, tous ces éléments donnant le sentiment d’une ville qui, littéralement, se barricade.
La communication, souvent musclée, de la maire de Calais Natacha Bouchart participe aussi de la diffusion de la représentation d’une ville assiégée. En 2015, elle a appelé à plusieurs reprises à l’« intervention de l’armée32 » à Calais. Elle a réitéré sa demande en février 2016 lors d’une interview au journal Le Monde : « J’adresse solennellement ma demande au chef de l’État. Pour reprendre le contrôle de la lande, il faut que l’armée intervienne et en sorte ceux qui n’ont rien à y faire […]. On y viendra de toute manière, alors autant ne pas attendre plus longtemps. Et puis, il est nécessaire que le message politique soit plus clair : ceux qui ne veulent pas demander l’asile en France n’ont pas vocation à y rester. Qu’on le dise et qu’on éloigne ceux qui doivent l’être. Y compris les No Border et les activistes33. » Si le mode de communication de la maire a le mérite de faire bouger les lignes et d’instaurer un rapport de force médiatique qui lui a permis d’obtenir des compensations financières pour sa commune34, de nombreux Calaisiens nous ont confié leurs réserves, voire leur profond désaccord, quant à une méthode jugée responsable d’une partie de la désertion des touristes britanniques, à l’image de ce restaurateur du centre-ville déclarant : « J’en veux beaucoup à la maire et aux journalistes, qui racontent tout et n’importe quoi sur Calais. C’est vrai que du côté de la rocade portuaire, c’est très violent, mais dans le centre-ville, il ne se passe rien du tout. Mais à force de dire que tout va mal à Calais depuis deux ans et demi, on n’a plus de touristes. Moi, je suis passé de quinze à douze employés ; à l’heure qu’il est, je ne me verse plus de salaire, je paye mes employés et les charges, et j’en dors plus la nuit35. »
La couverture des évènements par la presse locale : miroir d’une situation très dégradée et caisse de résonance
Une couverture médiatique en corrélation avec la pression migratoire
En parallèle de notre travail de terrain, nous avons réalisé une abondante revue de la presse locale (à partir notamment des sites internet de Nord Littoral et de La Voix du Nord). Nous avons notamment effectué un comptage des articles traitant des migrants dans Nord Littoral, car c’est à propos de cette publication que les critiques émises étaient les plus virulentes.
Nord Littoral et La Voix du Nord, les deux quotidiens régionaux, en ont-ils trop fait en ce qui concerne le traitement et la couverture de l’actualité relative à la crise des migrants ? L’accusation, sans surprise, revient en boucle dans nos entretiens avec les militants pro-migrants, particulièrement envers le quotidien spécifiquement dédié à la côte d’Opale, Nord Littoral. On reconnaîtra volontiers que les articles de Nord Littoral accordent une large place aux citations des personnes interviewées (parfois sans aucun filtre interprétatif) et ne se distinguent pas forcément par la profondeur des analyses fournies aux lecteurs ni par les points de vue contradictoires proposés. On ne retrouve globalement pas ces mêmes défauts dans La Voix du Nord. Si la publication d’informations brutes sur un sujet comme celui-ci peut être interrogée, notamment quant à ses effets sur la population locale, la place accordée au dossier des migrants n’a pour autant pas été objectivement disproportionnée. Le comptage36 trimestriel des articles de Nord Littoral (voir graphique 9) relatifs aux migrants auquel nous nous sommes livrés montre en effet une évolution parallèle entre le nombre d’articles publiés et le nombre de migrants présents à Calais. On remarque non seulement un volume annuel d’articles en cohérence avec la pression migratoire qui s’exerce sur le Calaisis, mais aussi une tendance trimestrielle corrélée aux arrivées, avec des hausses dans les publications au printemps et à l’été (lorsque les migrants traversent massivement la Méditerranée et viennent s’entasser à Calais), mais aussi à la baisse consécutive aux départs des migrants de Calais, comme on le constate au premier trimestre 2015.
Graphique 9 : Nombre d’articles consacrés au dossier des migrants par Nord Littoral chaque trimestre
On remarque qu’une légère baisse des publications (de 171 à 166) accompagne la diminution du nombre de migrants au quatrième trimestre 2015. Le niveau reste toutefois extrêmement élevé (ainsi que le nombre de migrants) à la veille des élections régionales de décembre 2015.
Un traitement plus anxiogène à mesure que la situation s’aggrave
Si la multiplication des articles dans Nord Littoral suit donc de manière assez justifiée l’intensité de la présence migrante à Calais, quelle en est la teneur ? Nous avons comptabilisé deux catégories d’articles rendant compte de la dégradation de la situation : d’une part, ceux concernant les rixes ou les affrontements (parfois mortels) entre migrants mais aussi entre migrants et les forces de l’ordre (voire les pompiers) ; d’autre part, les articles traitant d’importantes intrusions dans les camions (avec violence ou entrave à la circulation), dans le site d’Eurotunnel ou dans le port de Calais. Le graphique 10 est évidemment à rapprocher du graphique 9 portant sur l’ensemble des articles publiés par Nord Littoral, l’inflation du nombre d’articles sur nos deux thématiques suivant sensiblement la même tendance.
Graphique 10 : Nombre d’articles consacrés aux violences des migrants par Nord Littoral par semestre de 2013 à 2015
La mise en ligne sur le site de Nord Littoral (non comptabilisé dans notre graphique) le 21 octobre d’une vidéo- interview d’un camionneur rapportant la pression des migrants sur les transporteurs au mois de juillet 2015 et intitulée « Le transmanche, ça devient le salaire de la peur ! » s’inscrit pleinement dans l’emploi d’un vocabulaire de plus en plus anxiogène.
Les violences marquent les esprits, mais la multiplication des décès de migrants du fait d’accidents (électrocutions sur le site d’Eurotunnel, collisions sur l’autoroute, noyades dans le port) alourdissent également le climat.
Ludovic Hochart, entretien juin 2016.
On voit bien à travers ce témoignage le rôle amplificateur des médias, notamment dans la construction d’une ville en état de guerre.
Si l’on regarde dans le détail, c’est bien le développement d’une situation de plus en plus ingérable que donne à voir le traitement de l’actualité locale par Nord Littoral. Au second semestre 2013, seuls cinq articles abordent les affrontements, se concentrant principalement sur le décès d’un migrant au squat Caillette au mois de juillet (trois articles). Le semestre suivant, on dénombre neuf articles qui traitent des violences, dont deux décès traités dans cinq articles et trois articles concernant des rixes en ville entre migrants. À cette période, seuls trois articles concernant des migrants retrouvés dans des camions sont publiés (sans évocation de violence, nous ne les avons donc pas intégrés au graphique). Le second semestre 2014 marque une rupture, avec la multiplication des articles dans les deux catégories retenues mais aussi dans les termes employés. Si la période débute par trois nuits d’affrontements entre migrants, donnant lieux à cinq articles, la violence des migrants jusque-là dirigée contre d’autres migrants est désormais signalée, d’une part comme ayant pour objet les forces de l’ordre dans deux articles (le 17 septembre et le 22 octobre) mais aussi, d’autre part, contre les pompiers, dans deux autres articles publiés fin septembre, et aussi sur un habitant calaisien le 5 décembre 2014.
Parallèlement, les titres concernant les intrusions dans le port et le tunnel renvoient à la dégradation de la situation : « Chauffeurs harcelés, policiers débordés », le 19 juillet, ou encore « Routier agressé » et « Camions assiégés, port menacé et l’hoverport désaffecté ? », le 23 juillet, ce dernier article renvoyant à la pertinente question sur l’opportunité d’implanter le camp pour migrants le long de la rocade portuaire et les risques prévisibles. Le terme « assaut », dont la connotation guerrière est évidente, est d’ailleurs utilisé une première fois dans un titre le 11 septembre 2014 : « 250 migrants à l’assaut des camions ». L’évocation en titre d’un « nouveau coup de force au port et au tunnel » le 4 décembre s’inscrit dans la même logique, celle d’une dégradation objective de la situation accompagnée de l’utilisation d’un vocabulaire emprunté à un champ lexical guerrier et anxiogène qui vient encore renforcer l’impression d’agression dirigée contre tout un territoire à la lecture du quotidien local37.
Au premier semestre 2015, si les articles se font moins nombreux au printemps, l’été est néanmoins marqué par la montée en puissance des tensions, et la première rixe impliquant un grand nombre de migrants sur la nouvelle jungle (2 juin) est l’occasion d’une comparaison évocatrice : « Émeutes dans la jungle : “J’ai connu Sangatte, mais là, c’est pire” », comparaison forcément inquiétante dans le Calaisis. Ces affrontements nécessitant l’intervention des forces de l’ordre et l’appel à de nombreux renforts voient aussi les pompiers menacés d’exercer leur droit de retrait face à une situation de plus en plus violente (deux articles). La pression des migrants sur les infrastructures, qui se fait plus grande à partir du mois de juin 2015, se traduit par la multiplication des articles (cinq articles sur les sept comptabilisés au premier semestre sont publiés en juin) et le mot « assaut » revient deux fois (dans des titres d’articles du 17 et du 23 juin), tandis que, le 26 juin, le quotidien titre carrément : « Chaos sur le Transmanche ! » à propos de la situation sur le site d’Eurotunnel. Le 30 juillet, la parole est donnée à Philippe Vanderbec, syndicaliste CGT à Eurotunnel, à propos des morts qui se multiplient au tunnel38 et des intrusions par centaines de migrants. Le titre de l’article est une de ses citations : « Migrants : Eurotunnel, “mon entreprise, c’est un camp de guerre” ».
Cette tension ne retombera pas jusqu’à l’hiver et jusqu’aux élections régionales, le second semestre 2015 étant marqué par une nette augmentation des articles traitant des affrontements (dix-huit), notamment avec les CRS. C’est en particulier le cas lors du mois de novembre, alors que la pression a diminué autour de l’entrée du tunnel, du fait de l’achèvement de la mise en place de nouveaux dispositifs de sécurité. Entre l’arrivée d’un camion anti-émeutes pour les CRS intervenant sur la jungle le 11 novembre et l’utilisation massive de gaz lacrymogène (9 novembre et 19 novembre), c’est une zone d’affrontements permanents que décrit Nord Littoral. L’article du 25 novembre, intitulé « Les affrontements entre migrants et forces de l’ordre, c’est toutes les nuits » et l’évocation du nombre de 800 migrants faisant face aux CRS plantent encore plus explicitement le décor d’une « zone de maintien de l’ordre permanent39 » à une quinzaine de jours des élections régionales. Pour ce qui concerne les tentatives de passages, ce dernier semestre 2015, en plus d’un nombre record d’articles, est marqué par la publication de chiffres de tentatives d’intrusion de plus en plus élevées (400 le 2 août, 1.700 le 3 août ou encore 2.000 le 11 août) qui renforcent le caractère massif du danger qui pèse sur les infrastructures et sur l’économie du Calaisis mais aussi le sentiment d’invasion dirigée contre ce territoire. Enfin, en même temps que les affrontements avec les CRS évoqués plus haut, la situation au port est aussi décrite dans les termes les plus alarmistes, évoquant des « routiers abandonnés » le 11 novembre et « le port en péril » le 27 novembre.
On le voit, Nord Littoral se fait le miroir d’une situation de plus en plus ingérable et hors de contrôle, et de la mise en danger de toute une économie locale. Les titres et le contenu des articles, en même temps que leur multiplication, entretiennent et illustrent clairement l’idée d’une dégradation sans précédent de la situation, notamment à la veille des élections régionales de décembre 2015. Sur la période, on passe progressivement d’une violence qui s’exprime entre migrants à une violence dirigée contre les forces de l’ordre ou les infrastructures vitales pour l’économie locale. La présence récurrente de ce thème et de ces représentations dans une presse locale, qui demeure assez lue et commentée, renseigne à la fois sur l’état de la situation mais a aussi fonctionné comme une caisse de résonnance. Alors que, sur un territoire relativement restreint comme l’agglomération calaisienne, différents événements, tels les centaines de vols, les affrontements avec les forces de l’ordre et les tentatives répétées d’intrusion sur le site portuaire ou d’Eurotunnel où travaillent plusieurs centaines de personnes, produisent déjà en tant que tel un effet dans la population dont de nombreux segments sont plus ou moins directement exposés, la couverture médiatique vient encore en amplifier l’impact en informant et en touchant les pans de la population qui n’y sont pas confrontés directement.
Une commerçante du centre-ville de Calais nous confiant son désarroi résume parfaitement le sentiment d’une partie des Calaisiens et l’effet de la presse locale sur la diffusion des événements violents qui se produisent à la lande : « C’est plus possible, ça. Nous, les Calaisiens, on n’a rien contre ces gens-là, mais c’est toute cette violence-là, on n’est pas d’accord, on n’accepte pas ça, on n’en veut pas. Quand ils se battent entre eux à plusieurs centaines avec des couteaux et qu’ils arrivent par dizaines à l’hôpital, mais qu’est-ce que c’est que ça ? Et les attaques des camions et des voitures sur la rocade du port, qu’ils jettent des pavés, des barres de fer ou des rondins sur la route, c’est cette violence qu’est insupportable. Y’a des gens comme vous et moi qui se font attaquer ou accidenter sur la route et détruire leurs véhicules sur l’autoroute. C’est dangereux, et celui qu’a besoin de sa voiture pour travailler, il fait comment ? La maire de Calais, elle dit que Calais c’est sécurisé, que ça va mieux mais c’est faux, on le voit tous les jours dans Nord Littoral ou La Voix du Nord qu’il y a encore des violences. Alors, elle, elle veut donner une bonne image de sa ville, elle veut que les touristes reviennent mais ici, c’est encore dangereux […]. Ces gens, ils viennent de pays où c’est la guerre et ils se comportent pareil ici, ils ne comprennent pas qu’ils ne sont plus là-bas40. »
No border et identitaires se font face à Calais
Et alors même que les Calaisiens répètent à l’envi, malgré une réelle empathie pour les migrants, qu’« ils n’ont rien demandé » ou encore qu’« ils souffrent d’être le symbole de la crise migratoire en Europe ».
calaismigrantsolidarity.wordpress.com
« Dérapages du collectif “Sauvons-Calais” : fallait-il autoriser le rassemblement de dimanche », lavoixdunord.fr, 9 septembre 2014.
« Migrants de Calais : les rondes nocturnes controversées des Calaisiens en colère », vidéos, fr, 5 janvier 2016.
Si les violences racistes contre les migrants se sont multipliées à Calais depuis 2013, l’actualité a aussi été ponctuée de violences contre les militants et militantes pro-migrants.
Cette situation chaotique à Calais a progressivement abouti à une très forte polarisation idéologique avec l’arrivée de militants No Border, pour ce qui est de l’extrême gauche, et le développement de groupuscules d’extrême droite ou d’autodéfense locaux, mais aussi avec des actions ou des manifestations d’organisations de la même obédience, non originaires de Calais. Tout se passe comme si la dégradation de la situation mais aussi les enjeux symboliques qui se nouent autour de la présence massive de migrants avaient fait de la sous-préfecture du Pas-de-Calais un point de fixation des tensions idéologiques et un lieu où des éléments politiquement radicalisés pouvaient déployer leur activisme, voire s’affronter, rajoutant ainsi de la tension supplémentaire vis- à-vis d’une population locale déjà soumise à rude épreuve41.
La présence des militants No Border français et étrangers, qui représentent la mouvance anarcho-autonome est déjà ancienne. L’analyse de leur site42, qui recense leurs activités, relaie leurs appels à manifester et tient lieu de journal de bord très engagé sur la situation dans la jungle et sur la région calaisienne, montre que les premières contributions ont été mises en ligne dès leur arrivée en juillet 2009 et que leur activisme et leur présence, mesurées à l’aune des comptes rendus et articles publiés, n’a jamais perdu en intensité depuis. Ces militants No Border inscrivent leur lutte dans le cadre d’un combat visant à promouvoir la solidarité internationaliste vis-à-vis des migrants mais aussi à mettre à bas les frontières et les structures d’un État perçu comme policier et raciste. Pour ces éléments radicaux responsables de l’ouverture de nombreux squats et qui sont très actifs dans la jungle, il est impératif de fermer les centres de rétention comme celui de Coquelles, car ces lieux d’enfermement font partie d’un « business sécuritaire financé par l’UE et soutenu par des entreprises multinationales qui en tirent un profit faramineux ». De la même façon, la jungle serait un ghetto, créé par le gouvernement à la suite des expulsions des squats et des autres jungles. La rhétorique dénonçant un racisme d’État basé sur la ségrégation ethnique, la répression policière accrue mais aussi l’action de certaines ONG qui se complairaient dans une posture de dame patronnesse revient en boucle. Le passage suivant, extrait de leur site, donne un bon résumé des représentations et des motivations des No Border : « Nous ne pouvons laisser le gouvernement imposer des lois ségrégationnistes, anti-auto gestionnaire sans nous battre. Et nous ne pouvons laisser l’idée d’une ville zéro-squat se répandre dans le reste de la France et du monde. Tout comme la ZAD de Notre-Dames-des-Landes ne peut être réduite à un combat contre un aéroport, mais à comprendre comme une lutte pour l’autogestion, l’accès aux terres et, plus largement, une lutte contre notre héritage patriarcal et le système capitaliste ; la lutte pour la liberté de circulation à Calais fait partie d’une lutte plus large. Nos combats doivent se porter contre les politiques impérialistes et racistes de l’Europe et la guerre qu’elle mène contre les pauvres et les étrangers, contre ses frontières, leurs chiens de garde et ses gouvernements ; pour la liberté de circulation et d’installation. »
À l’autre extrémité du spectre politique, l’extrême droite n’est pas en reste. À partir d’octobre 2013, le collectif local Sauvons Calais fait preuve d’un certain activisme à Calais. Dénonçant les squats et la présence des migrants, il rassemble quelques dizaines de personnes devant la mairie le 8 novembre 2013 et une cinquantaine le 11 janvier 2015. À l’occasion de cette seconde manifestation, les CRS doivent s’interposer entre les manifestants et une quinzaine de No Border et militants « antifascistes » venus en découdre. Un squat dans la commune voisine de Coulogne est l’objet d’une semaine de tension entre les occupants, véritablement assiégés par les membres de Sauvons Calais, ce qui mobilise la présence des forces de l’ordre jusqu’au départ des occupants (voir partie 1). Une première manifestation regroupant des militants de l’ultradroite identitaire à l’initiative de Sauvons Calais, initialement prévue le 11 avril 2014, est interdite par le préfet du Pas-de-Calais. Les antécédents des militants d’extrême droite supposés rejoindre le Calaisis et le risque d’affrontements avec les No Border et antifascistes locaux à l’initiative d’une contre-manifestation motivent la décision préfectorale. Ce sont pourtant les mêmes militants que la préfecture autorise à se rassembler le 7 septembre 2014 devant la mairie de Calais, ce qui nécessite à nouveau que les CRS s’interposent. À cette occasion, des propos tels que « le monde blanc est dangereusement remis en question » ou « avec la racaille étrangère, ne vous laissez pas faire, ni égorger, rassemblez-vous » ont été entendus43. Autant de propos qui donnèrent à ce rassemblement une coloration singulière, encore accentuée par la participation d’Yvan Benedetti, cadre dirigeant de l’Œuvre française, mais aussi Thomas Joly, secrétaire général du Parti de France, fondé par Carl Lang, ancien dirigeant du Front national. Kevin Reche, leader du collectif Sauvons Calais ; rejoindra d’ailleurs le Parti de France quelque temps plus tard.
Un autre collectif, Les Calaisiens en colère, fut créé en juin 2015 par des riverains du chemin des Dunes et de la route de Gravelines, c’est-à-dire des axes jouxtant la jungle de Calais. Comme il est précisé sur sa page Facebook, ce groupe « se veut apolitique, non raciste et pour l’unité des Calaisiens face à l’insécurité due aux migrants ». Ce collectif organisa des rondes nocturnes dans ce quartier ainsi que plusieurs manifestations dans le centre de la ville, dont une le 4 octobre 2015 qui rassembla plusieurs centaines de personnes, bien que la mairie (mais pas la préfecture) ait interdit ce rassemblement en raison des risques de troubles à l’ordre public, et notamment des risques d’affrontements avec des militants pro-migrants. Les Calaisiens en colère souhaitaient vivement se démarquer du collectif Sauvons Calais, marqué à l’extrême droite, mais l’une des figures de ce collectif, Sarah Guerlach, participera à un meeting de Marine Le Pen pendant la campagne des régionales et des vidéos controversées tournées à l’occasion des rondes nocturnes organisées par Les Calaisiens en colère circulèrent sur Internet44.
Enfin, la branche française du mouvement allemand Pegida (acronyme qui signifie « Patriotes européens contre l’islamisation de l’Occident »), lancée dans notre pays par l’écrivain et idéologue Renaud Camus (à qui l’on doit le concept de « Grand Remplacement »), organisa une manifestation à Calais le 8 novembre 2015, qui réunit une centaine de manifestants autour du slogan : « Nous ne donnerons pas les clés de Calais », sous-entendu « aux migrants ». Mais ce mouvement signa son coup d’éclat en maintenant, le 6 février 2016, une seconde manifestation en dépit de l’interdiction de la préfecture en raison des risques de troubles à l’ordre public, et notamment d’affrontements avec des militants pro-migrants, dont les No Border. Cette manifestation, qui demandait le démantèlement de la jungle, rassembla environ 150 personnes et donna lieu à des échauffourées avec les CRS, à l’issue desquels une vingtaine de personnes seront arrêtées, dont le général Christian Piquemal, figure de l’armée française qui avait notamment dirigée la Légion étrangère à la fin des années 1990. Le fait qu’un général participe à une manifestation interdite et que ces deux rassemblements soient quasiment les seules initiatives organisées par la branche française de Pegida confère à Calais le statut particulier de haut lieu d’activité de l’extrême droite française. Ce statut si particulier pour une ville moyenne de province sera confirmé quelques semaines plus tard quand 80 membres d’un autre groupe d’extrême droite, Génération identitaire, défileront le 12 mars 2016, manifestation interdite qui aboutira à quatorze interpellations. Parmi les personnes placées en garde à vue figurait un jeune homme qui avait brandi dans son jardin un fusil et menacé des militants pro-migrants en marge d’une manifestation de soutien aux migrants le 23 janvier 2016. Signe supplémentaire de l’extrême tension régnant sur place, quelques jours avant ces événements, dans la nuit du 20 au 21 janvier 2016, cinq individus munis de barres de fer agressaient et dépouillaient trois Syriens à proximité de la gare de Calais. Le 11 février, sept hommes étaient interpellés en flagrant délit à Loon-Plage, près de Dunkerque, après avoir agressé cinq migrants et, le 22 février, la police arrêtait trois hommes et une femme soupçonnés d’avoir participé à plusieurs agressions de migrants aux abords de la jungle45.
On le voit, tous ces éléments dénotent un climat extrêmement électrique où la dégradation de la situation sécuritaire s’accompagne de tensions idéologiques prenant la forme de manifestations de rue et, régulièrement, d’affrontements avec les forces de l’ordre (dans le cas de manifestations interdites) ou entre militants des deux bords, autant d’événements contribuant à envenimer, si besoin était encore, un peu davantage la situation calaisienne.
Les différents terrains de la poussée frontiste
Nous avons également réalisé à partir de ce classement des bureaux de vote en fonction des résultats du Front de gauche un chiffrage de l’évolution de la participation qui montre que la progression du vote Front national n’est pas due à une désertion des électeurs communistes des bureaux de vote qui gonflerait mécaniquement et trompeusement les scores du Front Sans être totalement linéaire, les résultats montrent une mobilisation plus faible dans les bureaux où le Front de gauche réalisait ses moins bons scores. Ainsi la participation augmente de 12,1 points dans les bureaux où le Front de gauche recueillait de 7 à 10% des suffrages exprimés, de 15,3 points pour les bureaux entre 10 et 15%, mais grimpe à 18,3 points dans la dernière tranche là où le Front de gauche obtenait plus de 40% des suffrages.
C’est dans ce climat que s’inscrit la progression très significative du Front national entre 2014 et 2015. Cependant, la nette poussée du vote frontiste n’a pas été uniforme, loin s’en faut, sur la ville de Calais. Comme le montre le graphique 11, cette progression est intimement liée au niveau du vote pour le Front de gauche lors des élections européennes 2014. La présence de Jacky Hénin, ancien maire communiste de la ville, en tête de la liste Front de gauche aux européennes avait permis de mobiliser sur son nom l’électorat calaisien bien qu’il ait échoué dans sa reconquête de la mairie aux municipales de mars 2014. Son absence de la liste aux régionales en 2015 a rendu cet effet caduc et cet électorat « orphelin » a massivement déserté le PCF en même temps qu’il a basculé vers le Front national à la faveur de l’aggravation sans précédent de la crise migratoire. La symétrie entre les renforts gagnés par le Front national et les pertes du PCF ne laisse aucun doute sur la provenance des nouveaux électeurs frontistes46. On notera également que, dans le même temps, le PS n’a pas profité de ce décrochage du PCF.
Graphique 11 : Évolution des scores du Front national, du PS et du PCF entre les européennes 2014 et le premier tour des élections régionales 2015 en fonction du score du Front de gauche aux européennes 2014
Une flambée dans les quartiers populaires et périphériques calaisiens…
La carte de l’évolution du vote Front national entre 2014 et 2015 confirme l’apport populaire en même temps qu’elle donne à voir un clivage géographique centre/périphérie extrêmement marqué. On constate ainsi une véritable explosion, avec des hausses de plus de 30 points dans certains bureaux de vote situés en périphérie de la commune, dans les quartiers populaires de la ZUP du Beau-Marais (assez proche de la jungle) et du Fort-Nieulay (situé à l’autre extrémité de la ville)47. Tout se passe comme si la progression du vote frontiste avait d’abord obéi à une logique sociologique, avec une hausse la plus massive dans les quartiers populaires et une progression plus limitée, voire contenue, dans les quartiers résidentiels. Il est en effet frappant de constater que les bureaux de vote où le Front national a le plus progressé se situent quasiment tous en périphérie de la ville. C’est le cas, on l’a vu, dans les deux quartiers les plus pauvres de la ville, la ZUP du Beau-Marais et le Fort-Nieulay, alors que c’est sur le front de mer mais aussi dans le quartier de Calais-Nord et dans les bureaux de vote jouxtant l’hôtel de ville que la poussée frontiste a été la plus faible, avec une hausse inférieure à 10 points48. Si l’on se réfère au site meilleursagents.com, c’est dans ces quartiers que le prix du mètre carré est le plus élevé à Calais (plus de 1.700 euros le mètre carré), alors que l’immobilier est beaucoup moins cher dans les quartiers précités (moins de 1.200 euros le mètre carré pour Beau-Marais et Fort-Nieulay).
Carte 1 : Évolution du score Front national à Calais entre les élections européennes 2014 et le premier tour des élections régionales 2015
Le lien entre cet électorat et le PCF s’est par ailleurs fortement distendu à la faveur des échecs électoraux successifs. Cela a aussi contribué à le rendre « disponible » pour une autre offre politique.
Entretien avec Gisèle Coquerelle, ancienne conseillère générale PCF à Calais, juin L’existence de telles rumeurs nous a été confirmée lors de nombreux autres échanges avec la population calaisienne ainsi que par des employés de l’ Office public de l’habitat (OPH) de Calais dont dépendent la majorité des HLM de la commune.
La part des prestations sociales dans les revenus est de 55% (record de France) à Matisse Andrique, de 36,8% à Mouchotte, de 33,9% à Rodin et de 27% à Matisse-Toulouse-Lautrec, pour les différentes subdivisions de la ZUP du Beau-Marais. Elle est de 28,1% à Fort-Nieulay-Porte de Paris et de 29,6% à Fort-Nieulay-Vauban, où l’on trouve des logements en accession à la propriété en plus des logements
Entretien réalisé en juin Ce professeur nous a par ailleurs confié que, pour certains élèves, il était hors de question de faire des études car cela serait « manquer de respect aux parents qui n’en ont pas fait ». On voit que la misère calaisienne n’est pas qu’économique.
Cette logique centre/périphérie, que nous avions déjà rencontrée dans beaucoup d’autres villes de France, s’observe également quand on considère non plus les évolutions mais les scores enregistrés. Si la structuration géographique du vote frontiste s’organisant en fonction de la répartition des différentes catégories sociales et du prix de l’immobilier est donc commune à ce qui existe ailleurs, ce qui frappe à Calais, c’est la puissance de l’évolution entre 2014 et 2015 et les niveaux désormais atteints. Sous l’effet de la crise des migrants, les bureaux « bourgeois » votent à 25%, voire à 35%, pour le Front national (ce qui est beaucoup pour ce type de quartiers), et les bureaux populaires des cités HLM à plus de 55% (avec des pointes à 70% dans les bureaux 35 et 50). Cette spectaculaire percée frontiste s’explique, on l’a dit, par le contexte très particulier engendré par la crise des migrants dans la ville, mais également par le fait que nous sommes en présence d’un électorat populaire très homogène, avec une très faible présence de personnes issues de l’immigration. Contrairement à ce que l’on observe dans d’autres villes, ces quartiers ouvriers ou d’habitat social sont quasiment exclusivement peuplés par un prolétariat blanc et la présence immigrée, très faible à Calais, n’a pas servi de frein à la poussée frontiste dans ces quartiers49. Dans ces quartiers HLM, c’est à une véritable « misère blanche » que l’on a affaire et les « rumeurs sur les prestations sociales perçues par les migrants (RSA notamment) ou sur l’expulsion de locataires de HLM pour y loger des migrants50 » s’y sont développées d’autant plus rapidement que les prestations sociales (minimas sociaux et prestations logement) y représentent une part importante des revenus perçus par les ménages51. Aussi l’idée que les migrants viendraient prendre leur place ou les aides qui leurs sont dues est extrêmement forte et nourrit une crainte de voir leurs situations personnelles se dégrader. Cette confidence d’un professeur du collège Vauban du Fort-Nieulay reflète parfaitement l’état d’esprit de toute une partie des classes les plus populaires de Calais : « Des élèves me disaient : “Aujourd’hui, tout tourne autour des migrants et nous, on nous oublie.”52 » Cette dynamique a en revanche été un peu plus contenue dans les quartiers plus résidentiels du fait de la présence des cadres, de retraités et de professions libérales, acquis à la droite.
Carte 2 : Score du Front national à Calais au premier tour des élections régionales 2015
Entretiens réalisés auprès de riverains de la jungle, janvier 2016.
Ce riverain ajoutait par ailleurs lors de notre entretien ne pas croire à un règlement rapide de la situation, ni que les investissements sécuritaires puissent résoudre la situation : « Ils peuvent construire un mur, ça changera rien. Pour les grilles, ils ont acheté des cisailles, là, ils achèteront des masses, c’est tout simple ! »
On l’a dit, l’impression d’être à Calais au centre d’un affrontement qui les dépasse est largement répandu.
Cette logique sociologique souffre toutefois d’une exception de taille, qui nous ramène non seulement à la proximité de la jungle mais aussi à la réalité crue et parfois conflictuelle d’une telle proximité pour les riverains. Si la répartition géographique du vote Front national, cette fois-ci non plus en suffrages exprimés mais en inscrits, présente la même structuration centre/périphérie, elle présente une différence de taille puisque le bureau 22, riverain de la jungle, se classe ainsi comme le deuxième bureau qui accorde le plus de suffrages au Front national, avec 32,5% des inscrits, juste derrière le bureau 37 (avec 33,9% des inscrits), plus éloigné de la jungle mais proche des échauffourées régulières sur la rocade portuaire. Ces deux bureaux se classent devant ceux des quartiers populaires de la ZUP du Beau-Marais et du Fort-Nieulay où les résultats se situent entre 25 et 30% des inscrits (à l’exception du bureau 49, où le Front national obtient 31% des inscrits). Ces deux bureaux pavillonnaires et concernés au premier titre par les nuisances de la jungle ont connu à la fois une plus forte hausse de la participation que dans le reste de la commune, ce qui a masqué la progression du vote Front national, qui n’apparaît que si l’on considère les suffrages en inscrits. Si l’on s’attarde sur le bureau 22, riverain de la jungle, le Front national ne progresse que de 14,4 points lorsque l’on se réfère aux suffrages exprimés pour une moyenne communale de + 17,3 points, mais la mobilisation électorale y a été nettement plus grande que dans le reste de la commune. Par rapport aux européennes, près d’un électeur sur quatre a retrouvé le chemin des urnes (+ 24,1 points) pour une progression de la participation de 17,8 points à Calais. Le bureau 22 se hisse ainsi dans la strate des bureaux où le Front national progresse le plus en nombre d’inscrits (au onzième rang sur 53 bureaux). Il est même celui où le Front national progresse le plus (en inscrits) entre les élections départementales de mars 2015, c’est-à-dire juste avant l’arrivée des migrants à Jules-Ferry, avec un gain de 14,5 points (le bureau 37, situé à proximité de la rocade, enregistre quant à lui un gain de 13,7 points, au deuxième rang). Dans ce bureau 22, les habitants ont vu un « environnement idéal, ni trop près, ni trop loin de la ville, où l’on faisait du quad et du cheval dans les dunes53» se dégrader fortement. Pour ces riverains, dont « les jardins sont traversés tous les jours par les migrants pour éviter de se faire voir par les CRS quand ils descendent vers l’autoroute54 », le sentiment d’être « à bout » face à une histoire qui « n’en finira jamais » et l’impression d’envahissement de leur environnement est total : « C’est pas tant les migrants que tout ce qui tourne autour le problème, les No Border, les Anglais qui ramènent leurs vieux camping-cars pourris sur la lande alors qu’ils ne veulent pas de migrants chez eux. Et, en plus, je retrouve régulièrement des barres de fer dans l’allée que les mecs de l’extrême droite cachent pour pouvoir ratonner les migrants55. » routiers mais aussi les habitants des communes limitrophes de cet axe (qu’ils empruntent parfois quotidiennement pour aller travailler à Calais), sont donc confrontés très fréquemment à des scènes de guérilla urbaine très violentes mais aussi à des risques d’accidents de plus en plus fréquents (en 2015, plus de vingt migrants ont été retrouvés morts sur les routes de la région) et traumatisants. La presse locale se fait écho régulièrement de cette situation hors de contrôle et du nombre élevé d’automobilistes ayant eu leurs véhicules endommagés. Sont également mentionnées les dégradations sur les exploitations agricoles (clôtures arrachées pour ériger des barricades, cultures piétinées, vols dans les hangars…) dans les campagnes du Calaisis. On retrouve cet effet en bordure de l’A26 jusqu’à trente kilomètres de Calais, à Moringhem (+ 12,8 points pour le Front national) et à Quelmes (+ 11,7 points).
Quand on s’éloigne de cet axe autoroutier, la progression frontiste reste non négligeable mais perd en intensité dans le reste du Calaisis, avec des hausses de 5 à 10 points. L’impact de la dégradation de la situation à Calais et sur l’autoroute joue donc mais de manière un peu plus estompée. La progression frontiste devient ensuite plus faible, voire nulle, au fur et à mesure que l’on s’écarte de ce point de fixation et que l’on gagne l’intérieure des terres, avec des scores ayant évolué entre 0 et 5 points seulement par rapport à 2014.
Carte 3 : Évolution du score Front national dans les communes du littoral entre les européennes 2014 et le premier tour des régionales 2015
Le littoral à l’est de Calais a aussi enregistré une forte hausse du Front national. C’est notamment le cas de la commune de Marck, qui jouxte la jungle par l’est (certains quartiers sont traversés par les migrants, parfois à travers les jardins, qui se dirigent vers la zone logistique Transmarck où ils tentent de s’introduire dans les camions ou les citernes), mais aussi d’autres petites villes et stations balnéaires du Pas-de-Calais et du Nord. Dans toutes ces communes, la progression se situe entre 7 et pratiquement 9 points, et les scores du Front national au premier tour atteignent ou frôlent la barre des 50%.
Tableau 2 : Progression du Front national entre 2014 et 2015 sur le littoral à l’est de Calais (en %)
Sur le littoral, à l’ouest de Calais, hormis dans les communes de Sangatte et Fréthun, le niveau du vote Front national et sa progression sont moins importants, comme si l’absence de grands axes routiers préservait davantage ces communes et villages des effets de la crise migratoire.
En quelques mois, à partir de l’été 2015, presque 3.000 migrants sont venus s’installer sur un terrain qui en accueille habituellement entre 50 et 80. Ce terrain s’est transformé en champ de boue à partir de novembre-décembre, attirant de nombreux bénévoles mais aussi de nombreux journalistes.
L’« effet Calais » rayonne donc vers l’est le long du littoral, et même les communes situées à pratiquement trente kilomètres de Calais, comme Loon-Plage, ont été marquées par cette puissante progression du Front national alors qu’elles votaient déjà assez massivement pour lui préalablement. Hormis la proximité avec la jungle, la présence d’un autre axe autoroutier (l’A16) traversant certaines de ces communes a sans doute eu également un impact, car cette autoroute est aussi le théâtre d’incursions régulières de migrants56. Alors qu’à l’hiver 2015, la situation humanitaire à Grande-Synthe était encore pire qu’à Calais57, les images de migrants (essentiellement des Kurdes d’Irak), parmi lesquels des femmes et des enfants, faisant ainsi de Grande- Synthe la commune du « camp de la honte », le Front National n’a presque pas progressé, ni à l’échelle communale (+ 3 points), ni même dans les bureaux riverains du camp du Basroch (+ 3,2 points dans le bureau 13 et + 2 points dans le bureau 12), contrairement à Calais ou à ses communes voisines.
« Nous avons commencé à recevoir des appels de riverains du lotissement voisin au mois d’août 2015 », Olivier Caremelle, directeur de cabinet de Damien Carême, entretien juin 2016.
Lors du recensement de 2012, alors que l’on ne comptait que 2,8% d’immigrés dans la population calaisienne, il s’en trouvait 12,1% parmi les Grand-Synthois, contre 8,8% au plan national.
Pour plus de précisions sur la nette corrélation entre présence immigrée et faible score du vote Front national au niveau des bureaux de vote, on se reportera par exemple à Jérôme Fourquet (dir.), Karim vote à gauche et son voisin vote FN, Éditions de l’Aube/Fondation Jean-Jaurès, 2015.
Olivier Caremelle, entretien juin 2016.
Nous adhérons bien sûr aux réserves d’Olivier Caremelle, qui nous rappelait lors de son interview que la situation pouvait à tout moment s’emballer et le nombre de réfugiés (Kurdes d’Irak ou d’ailleurs) exploser à nouveau à Grande-Synthe.
La comparaison entre la situation calaisienne et celle de Grande-Synthe permet d’expliquer la progression du Front national si modeste dans cette commune. La durée du phénomène joue sans doute un rôle, puisque la situation n’a commencé à se dégrader à Grande-Synthe et à attirer l’attention des riverains qu’à partir de la rentrée 201558. Surtout, la situation à Grande-Synthe ne s’inscrit pas dans un phénomène de long terme et à répétition aussi prégnant qu’à Calais où, depuis plus de quinze ans, avec des intensités variables, les mêmes méthodes d’intrusion dans les camions se répètent et où l’actualité est marquée par des violences et des décès de migrants, renforçant l’impression de déjà-vu et d’impuissance publique. Ensuite, parce que, contrairement à Calais, Grande-Synthe, commune du Dunkerquois industriel, se caractérise par une présence immigrée nettement plus importante, notamment parmi les classes les plus populaires. Le Front national y était historiquement plus haut qu’à Calais, commune qui se caractérise pourtant par la présence de classes populaires quasi exclusivement blanches. Ainsi, comme on l’a vu plus haut, dans les quartiers calaisiens comme le Fort-Nieulay ou la ZUP du Beau- Marais, c’est en partie la « misère blanche » qui s’est massivement reportée sur le Front national en décembre 2015, alors qu’à Grande-Synthe, les classes populaires d’origines immigrées59 ont sans doute joué un rôle de frein sur la capacité du Front national à progresser60.
Enfin, les maires des deux villes en question, Natacha Bouchart et Damien Carême (maire EELV de Grande-Synthe), n’ont ni la même personnalité, ni la même politique sur la question des migrants, ni surtout la même façon de communiquer. La communication de Damien Carême et de ses adjoints a été beaucoup plus feutrée et ciblée. Il s’est notamment adressé à ses administrés à travers une série de courriers (six avaient déjà été envoyées en juin 2016) « pour leur exposer les intentions du maire, les interpellations de l’État et la stratégie que l’on voulait mettre en place61 ». Une telle communication, car il s’agit avant tout de communication, a le mérite de ne pas ajouter de la tension à une situation déjà extrêmement clivante. La réception en mairie de riverains (du camp) pétitionnaires avant la publication de leur pétition mais aussi le refus d’une réunion publique – « car elles sont souvent l’occasion de propos condamnables dans ce genre de situation et qu’on a l’habitude de les voir mal finir » – s’inscrivent également dans cette volonté de ne pas s’exposer à des polémiques qui viendraient s’ajouter à une situation déjà compliquée.
Damien Carême a aussi pris le risque politique d’aller contre la volonté de la préfecture et du gouvernement en demandant à Médecins sans frontières de livrer à sa commune un camp de réfugiés aux normes internationales. Dans la mesure où le nombre de réfugiés à Grande-Synthe s’est par la suite nettement réduit et où la situation reste globalement sous contrôle, il a donné à voir une action politique efficace62 sur un sujet où les politiques publiques semblent toutes vouées à l’échec. Il convient toutefois d’insister sur le fait qu’il existe une nette différence entre Grande-Synthe et Calais. Les migrants présents à Grande-Synthe sont loin des infrastructures de transports menant en Angleterre, et à Grande-Synthe, ni l’outil économique local, ni les forces de l’ordre n’ont été mis « sous pression » par la présence des migrants comme ils l’ont été à Calais.
Le parallèle avec la situation allemande
Voir Jérôme Fourquet, « Mecklembourg : la CDU devancée par l’AfD dans le fief d’Angela Merkel », Chroniques allemandes, n° 17, septembre 2016.
Le lien entre la problématique des migrants et l’essor du vote frontiste à Calais présente de nombreuses similitudes avec ce qu’on peut observer à une tout autre échelle actuellement en Allemagne. L’analyse des scores obtenus par le parti populiste Alternative für Deutschland (AfD) lors des neuf dernières élections régionales allemandes fait apparaître non seulement une influence déterminante de l’arrivée massive de migrants sur l’essor électoral de cette formation d’extrême droite, mais aussi que ce sont dans les régions socialement les plus fragiles que cet impact est le plus puissant. On constate en effet que l’AfD a vu son audience nettement progresser après le pic de la crise des migrants en septembre 2015 et, par ailleurs, que cette formation enregistre systématiquement de meilleures performances dans les anciens Länder de l’Est63.
Graphique 12 : Scores de l’AfD lors des 9 derniers scrutins régionaux en Allemagne
Ces territoires sont, comme le Calaisis, des régions populaires, touchées par la désindustrialisation mais qui n’avaient jusqu’à présent quasiment pas été confrontées à l’immigration. Autre caractéristique commune, ces populations autochtones modestes votaient traditionnellement fortement pour le parti die Linke, ex-Parti communiste d’Allemagne de l’Est. Comme à Calais, les électeurs s’étant tournés vers l’extrême droite sous l’effet de la crise des migrants proviennent pour partie de la droite, mais également de l’électorat communiste et des abstentionnistes très nombreux dans ces vieilles régions ouvrières.
Le graphique 13 représentant l’évolution au plan national des intentions de vote pour l’AfD pour les élections législatives montre très bien comment l’essor de l’AfD est consécutif au pic de la crise des migrants en septembre 2015, événement qui a servi de déclencheur comme cela a été le cas entre 2014 et 2015 à Calais. Autre point commun, on constate que les centaines d’agressions sexuelles commises à Cologne et dans d’autres villes allemandes durant la nuit de la Saint-Sylvestre 2015 ont eu un impact positif sur les intentions de vote en faveur de l’AfD, tout comme l’explosion de la délinquance à Calais intervenue en 2014-2015 est venue « booster » le vote frontiste.
Graphique 13: Évolution des intentions de vote en faveur de l’AfD pour les élections législatives
Menton-vintimille et les « mini-jungles »
Jean-Marc Leclerc, « À Menton, les forces de l’ordre à la peine dans un climat de plus en plus tendu », lefigaro.fr, 7 août 2016.
Jean-Baptiste de Montvalon, Nathan Loheac et Patrick Roger, « Surenchère à droite sur le démantèlement de Calais », lemonde.fr, 20 septembre 2016.
À propos des effets de l’emploi de ce type de représentations, voir Susan Sontag, La Maladie comme métaphore, Christian Bourgois, 2015.
Sondage Ifop pour Atlantico réalisé par internet du 7 au 9 septembre 2016 auprès d’un échantillon national représentatif de 1.007 personnes.
Compte tenu de l’ampleur des problèmes engendrés par la question de la jungle de Calais, les pouvoirs publics ont la hantise que d’autres foyers de ce type se développent sur le territoire. C’est ainsi par exemple que pour éviter tout abcès de fixation dans la capitale, la Préfecture de police de Paris a fait procéder au cours de l’été 2016 à pas moins de 27 évacuations et « mises à l’abri », et aussi à des opérations de contrôle dans l’Est parisien où arrivaient régulièrement des migrants. Si les évacuations avaient pour objectif de démanteler les campements sauvages et de placer leurs occupants dans des structures d’accueil, les opérations de contrôle qui se sont déroulées quasiment quotidiennement durant l’été 2016 répondaient à un autre objectif : « éviter la stagnation des migrants », selon les dires de la Préfecture de police64. Alors que 50 à 100 nouvelles arrivées sont comptabilisées chaque jour, il s’agit donc bien d’éviter la constitution en plein Paris d’une nouvelle jungle.
Le spectre d’un « nouveau Calais » est également redouté beaucoup plus au sud, dans la zone de Menton-Vintimille. Il est intéressant de noter que ce point de passage entre la France et l’Italie correspond à l’une des principales portes d’entrées dans notre pays pour les migrants, notamment pour ceux qui souhaitent se rendre en Grande-Bretagne. Si Calais apparaît aujourd’hui comme un cul-de-sac sur la route des migrants, Menton fait figure d’un verrou, dont l’existence pourrait aboutir à la constitution d’une jungle à notre frontière. L’évolution de la situation rappelle en effet grandement ce qui s’est passé à Calais, et ce scénario est aujourd’hui dans toutes les têtes. Ainsi, face à l’afflux des migrants dans cette zone et le verrouillage assez efficace de la frontière par les forces de l’ordre françaises, le nombre de migrants a sensiblement crû à Vintimille. À l’instar de ce qui s’était passé à Sangatte, les autorités italiennes ont fermé le camp d’accueil de la gare de Vintimille pour en recréer un à la périphérie, mais avec une capacité d’accueil limité à 360 places pour essayer de maîtriser le volume de migrants, le ministre de l’intérieur italien Angelino Alfano déclarant à ce propos : « À Vintimille, nous sommes en train d’éviter un nouveau Calais65. » Cette déclaration traduit bien le fait que la reproduction, même à une échelle réduite, du scénario calaisien constitue aujourd’hui une véritable hantise. Il faut reconnaître que de nombreux parallèles peuvent être faits et que les derniers développements de la situation sur place ne sont pas sans rappeler le contexte calaisien. Ainsi, le 5 août 2016, près de 400 migrants ont tenté de passer en force la frontière. Cette tactique visait, comme à Calais, à déborder le dispositif de sécurité en jouant sur le nombre. Autre parallèle qui inquiète au plus haut point les autorités, on note la présence de plus en plus active de militants No Border qui aident les migrants à s’organiser et qui entretiennent une stratégie de tension avec les forces de police. Ces militants étaient présents et ont affronté les forces de l’ordre le 5 août et ils avaient dû être délogés au mois de juin d’un ancien poste-frontière qu’ils occupaient dans la vallée de la Roya. Autre parallèle, face à la multiplication des contrôles et des patrouilles au péage et dans les trains, les migrants et les passeurs (ici aussi des filières s’organisent progressivement comme à Calais) tentent d’emprunter de nouveaux itinéraires pour contourner le dispositif policier mis en place. Les migrants empruntent désormais les sentiers de vallée comme celle de la Roya et remontent même les tunnels de l’autoroute A8 au péril de leur vie, à l’instar des migrants de Calais qui pénétraient dans le tunnel sous la Manche. Ici aussi, la détermination des migrants apparaît sans limite et la pression qu’ils exercent sur la frontière très difficilement supportable. On retrouve d’ailleurs dans les articles consacrés à Menton-Vintimille les mêmes images et les mêmes représentations que celles utilisées pour traiter du cas calaisien. Il est question de flots, de vagues, de flux que l’on ne peut pas maîtriser. On évoque également des dispositifs policiers sous pression croissante qui parviennent très difficilement à canaliser ces mouvements qui s’infiltrent inexorablement, Calais étant devenu en quelque sorte la matrice interprétative et le cas emblématique de la question de la maîtrise des flux migratoires.
L’angoissante référence à Calais a donc été utilisée pour rendre compte de la situation existant dans l’Est parisien ainsi qu’à la frontière franco-italienne, mais cette référence a été agitée avec plus de force encore par plusieurs ténors des Républicains au lendemain de l’annonce faite par Bernard Cazeneuve d’un plan de répartition des migrants de Calais dans toutes les régions françaises. En fonction de critères démographiques, chaque région devrait accueillir une partie de ces migrants dans des centres d’accueil qui seront créés à cet effet. Laurent Wauquiez a aussitôt martelé son opposition catégorique à ce plan qui, selon lui, va « multiplier des Calais partout en France », pendant que Christian Estrosi envoyait un communiqué de presse dans lequel on pouvait lire : « Non à la création de micro-jungles de Calais dans nos régions » et qu’Hervé Morin déclarait au Monde « Je ne compte pas participer à la création de mini-Calais sur les côtes normandes66 ». La référence à Calais et à sa tristement célèbre jungle est explicite et est associée à l’idée inquiétante d’une dissémination du problème calaisien sur tout le territoire national, cette représentation empruntant à l’univers médical et associant la répartition des migrants à la diffusion d’un virus ou à la multiplication de métastases67. Nicolas Sarkozy, lors de son passage à l’Émission Politique de France 2 le 15 septembre 2016, parlera également d’une « dissémination » des migrants partout en France. Ce tir de barrage des Républicains s’inscrivait dans un contexte particulièrement chargé sur la question, marqué par des mobilisations locales d’habitants hostiles à l’arrivée de migrants dans leur village, par exemple à Allex, commune drômoise de 2.500 habitants où 150 anti-migrants encadrés par le Front national défilèrent le 10 septembre et firent face à une contre-manifestation d’environ également 150 pro-migrants, tandis que le 6 septembre, un bâtiment désaffecté devant être transformé en centre d’accueil faisait l’objet d’un incendie criminel dans la petite commune de Forges-les-Bains, dans l’Essonne. Un sondage réalisé à la même période par l’Ifop pour Atlantico68, à la suite de l’annonce du démantèlement totale de la jungle de Calais indiquait que la propension à l’accueil de migrants en France atteignait quasiment son plus bas niveau depuis 2015 (cf.graphique 14).
Graphique 14 : L’adhésion à l’accueil des migrants dans les différents pays d’Europe et en France
Conclusion
Enquête Ifop réalisée par internet pour Midi Libre et La Dépêche du Midi, du 20 au 22 septembre 2016 auprès d’un échantillon national représentatif de 1.000
Un autre sondage de septembre 201669 a montré la forte prévalence de la question des migrants dans l’opinion. Ce sujet se classait ainsi en troisième position, ex aequo avec le niveau des impôts, comme sujet allant beaucoup déterminer le choix électoral de nos concitoyens. Pas moins de 50% des Français déclaraient ainsi que ce thème allait « beaucoup compter » dans leur choix, derrière la lutte contre le terrorisme (64%) et la lutte contre le chômage (63%), mais nettement devant la question de l’école (41%) ou la protection de l’environnement (32%). Dans ce contexte, l’évolution de la situation à Calais et la réalisation du plan gouvernemental de démantèlement de la jungle ont été attentivement suivies et revêtent une importance nationale.
Le Front national ne s’y est d’ailleurs pas trompé en décidant d’investir Philippe Olivier, le beau-frère de Marine Le Pen, dans cette circonscription qu’il considère sans doute comme très prometteuse. Nous l’avons vu, en plein cœur de la crise migratoire Marine Le Pen y a réalisé des scores qui peuvent laisser à penser que cette circonscription législative est gagnable pour le Front national. Quels seront les choix des électeurs aux élections présidentielles et législatives alors que la jungle a été démantelée et qu’en sera-t-il si le nombre de migrants augmente à nouveau au printemps malgré la vigilance des autorités ?
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