Régionales 2015 (1) : vote FN et attentats
Introduction
Quelle interprétation générale pour ce scrutin : vote sanction ou Résistance de la gauche ?
Premier tour : le front national s’impose comme la première force politique du pays
Sociologie du vote Front National
Un nouveau franchissement de palier qui s’observe partout sur le territoire
Une concurrence frontale avec la droite
Le périurbain : l’écosystème le plus favorable au Front national
Une poussée frontiste dans la France catholique
Quel impact ont eu les attentats sur ce scrutin des Régionales ?
Pratiquement un électeur sur dix a modifié son vote à la suite des attentats
Les attentats ont favorisé le basculement d’une partie de l’électorat de droite vers le Front national
Un impact national et peu, voire pas d’incidence locale
Un tropisme frontiste renforcé parmi les gendarmes
Résumé
Les 6 et 13 décembre 2015, les Français ont été appelés aux urnes pour élire leurs conseillers régionaux. Cette étude, première partie d’une double note, s’intéresse à la dynamique électorale qui a permis au Front national d’arriver en tête au premier tour de ces élections régionales.
Selon les auteurs, lors de ce scrutin c’est avant tout la gauche dans son ensemble qui a été sanctionnée, même si ce revers électoral a été quelque peu estompé par la tripolarisation du paysage politique. Ils montrent ensuite dans quelle mesure le Front national s’est imposé comme première force politique au premier tour. Pour cela, ils examinent l’évolution récente de la sociologie de l’électorat Front national à partir de nombreux sondages réalisés par l’Ifop.
Par ailleurs, ils mettent à profit la cartographie électorale pour éclairer certains aspects de cette dynamique sur le territoire métropolitain et pour pointer la forte concurrence électorale que se livrent la droite classique (alliée au centre) et le Front national.
Enfin, ils analysent l’impact global des attentats du 13 novembre 2015 sur le vote au premier tour de ces élections régionales à travers le basculement d’une partie d’électeurs de droite et de gauche vers le Front national mais aussi d’électeurs de la gauche radicale vers le Parti socialiste. Leur analyse du scrutin dans les lieux marqués par ces événements tragiques démontre en revanche l’absence d’impact local sur le vote.
Jérôme Fourquet,
Directeur du département Opinion et Stratégies d’entreprise de l’Ifop.
Sylvain Manternach,
Géographe-carthographe, formé à l’Institut français de géopolitique.
Européenne 2014 (2) : poussée du FN, recul de l'UMP et vote breton
Départementales de mars 2015 (3) : le second tour
Départementales de mars 2015 (1) : le contexte
Départementales de mars 2015 (2) : le premier tour
Européenne 2014 (1) : la gauche en miettes
Européenne 2014 (2) : poussée du FN, recul de l'UMP et vote breton
Élections européennes 2009 : analyse des résultats en Europe et en France
Introduction
Les élections régionales de décembre 2015 revêtaient une importance particulière à plusieurs titres. Tout d’abord, il s’agissait du dernier rendez- vous électoral programmé avant la prochaine échéance présidentielle de 2017 et c’était donc l’occasion de mesurer une dernière fois dans les urnes le rapport de force électoral avant la fin du quinquennat de François Hollande. Ce quinquennat aura été marqué par une puissante dynamique frontiste, qui s’était déjà traduite par des scores très élevés lors des élections municipales, européennes et départementales. Ces élections régionales ont également été précédées par une campagne très fortement marquée par les attentats du 13 novembre 2015, alors même que la France et Paris avaient déjà été touchés quelques mois auparavant.
Compte tenu des contraintes éditoriales, dans le cadre de cette double note nous avons pris le parti non pas de traiter de manière détaillée le cas de chacune des treize régions métropolitaines mais de nous concentrer sur certains questionnements qui ont émergé lors de la campagne et au lendemain des résultats afin d’y apporter des premiers éléments de réponse et de contribuer à éclairer la compréhension de cet important scrutin.
Nous aborderons ainsi les problématiques suivantes :
- Quelle interprétation générale pour ce scrutin : vote sanction ou résistance de la gauche ?
- Quels ont été les ressorts de la nouvelle progression du FN dans de très nombreux territoires ?
- Quid de l’impact des attentats sur le scrutin tant au plan national que local ?
Quelle interprétation générale pour ce scrutin : vote sanction ou Résistance de la gauche ?
En l’emportant dans sept des treize nouvelles régions métropolitaines, l’union de la droite et du centre a effacé l’affront de 2010 où la gauche, alors dans l’opposition, s’était imposée dans vingt-et-une des vingt-deux régions, ne concédant à la droite que le réduit alsacien. Les responsables de la droite peuvent certes évoquer une nouvelle étape dans la reconquête des territoires, mais la sanction infligée à la gauche n’est pas aussi cinglante que lors des municipales de 2014 et le mouvement de balancier, qui avait été extrêmement favorable à la gauche en 2010, n’a pas aussi bien servi l’opposition actuelle. Le Parti socialiste et ses alliés conservent ainsi cinq régions et limitent la casse. Comme lors des départementales de mars 2015, ce scrutin régional se solde par un nouvel affaiblissement territorial du Parti socialiste mais le bilan est moins lourd qu’annoncé initialement.
Comme on le verra, le contexte post-attentats a suscité à gauche un petit phénomène de vote légitimiste qui a bénéficié au Parti socialiste. Ce parti a également su s’appuyer sur des figures locales très bien implantées, tels Jean- Yves Le Drian en Bretagne ou Alain Rousset en Aquitaine, pour conserver des fiefs. Mais ces deux éléments ne permettent pas de comprendre pleinement pourquoi la gauche au pouvoir n’a pas été aussi sanctionnée que la droite en 2010 alors même que, selon le baromètre Ifop/JDD, la cote de popularité de François Hollande à la veille de ce scrutin (27%) était nettement plus basse que celle de Nicolas Sarkozy en mars 2010 (36% à l’époque).
À l’instar de ce qui s’est produit lors des élections départementales, le haut niveau où se situe le Front national aboutit à ce que l’on a appelé la «tripolarisation», et cette configuration très particulière vient gripper lors des élections intermédiaires le mécanisme bien huilé du vote sanction qui frappait successivement la gauche et la droite au gré des alternances nationales. Si un vote Front national élevé constitue une vraie menace pour la gauche au 1er tour – on l’a vu aux départementales où la gauche a été éliminée dans 500 cantons et aux régionales où le Parti socialiste a dû retirer ces listes en Provence-Alpes-Côte d’Azur et en Nord-Pas-de-Calais-Picardie –, il apparaît comme utile à la gauche au 2e tour. Les 30% atteints par le parti lepéniste dans la région Centre ont ainsi fortement contribué à la victoire au finish de la liste de gauche, qui l’a emporté par 35,4% contre 34,6% pour la liste de la droite et du centre. Même scénario dans la région voisine de Bourgogne-Franche-Comté, où François Sauvadet (32,9%), pénalisé par les 32,4% du Front national, n’est pas parvenu à s’imposer face Marie-Guite Dufay (34,7%). Et le même cas de figure a failli se reproduire en Normandie où la liste de la droite et du centre, sous pression du Front national, ne devance la liste d’union de la gauche que de moins de 5.000 voix.
Au regard du nombre de régions remportées par chaque camp, il s’agit donc d’une sévère défaite pour la gauche, même si du fait de la tripolarisation du paysage politique l’ampleur de ce revers électoral a été quelque peu estompé. Par-delà le nombre de régions perdues, les chiffres présentés dans le tableau 1 témoignent bien du désaveu dont a été victime la gauche dans son ensemble. Comme on l’a évoqué, les scores de la gauche lors du premier tour des régionales de 2010 avaient été «boostés» par le fait que la gauche se trouvait à l’époque dans l’opposition. Bien qu’institutionnellement la gauche ait depuis lors changé de statut, ce qui n’est pas sans effet sur l’audience électorale, les reculs enregistrés dans de nombreuses régions sont très marqués.
Tableau 1 : Évolution entre 2010 et 2015 du score du Parti socialiste (PS) et d’Europe Écologie-Les Verts (EELV) au 1er tour des éléctions régionales
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* dans cette région eelv et le Front de gauche faisaient liste commune
Le reflux atteint ainsi plus de 13 points dans le «fief rose» de Languedoc- Roussillon-Midi-Pyrénées et plus de 12 points dans la nouvelle région Alsace- Champagne-Ardenne-Lorraine. La baisse est également d’environ 10 points en Nord-Pas-de-Calais-Picardie, Normandie ou bien encore Bourgogne- Franche-Comté. Il n’y a qu’en Île-de-France, en Auvergne-Rhône-Alpes, en Bretagne et, dans une moindre mesure, dans le Centre que le Parti socialiste est parvenu à maintenir ses positions ou à limiter le repli.
Mais comme le montre le tableau 1, en Île-de-France et en Auvergne- Rhône-Alpes cette résistance du Parti socialiste s’explique vraisemblablement par un retour vers lui d’une partie de son électorat qui lui avait préféré la liste d’Europe Écologie-Les Verts en 2010. On constate en effet que c’est précisément dans ces deux régions, très urbanisées et économiquement dynamiques, que les écologistes avaient obtenu leurs meilleurs résultats en 2010 en captant une bonne partie de l’électorat socialiste. Il semble que le phénomène de vases communicants a cette fois fonctionné dans l’autre sens. Ceci indique que c’est en fait la gauche dans son ensemble et pas uniquement sa principale composante, le Parti socialiste, qui a été sanctionné. Loin de bénéficier de l’impopularité des socialistes au pouvoir, les écologistes ont, en effet, eux aussi enregistré un reflux généralisé, de l’ordre de 4 à 5 points, cette baisse se traduisant par une division par deux de leurs beaux scores de 2010. Et, comme on l’a vu, cette tendance générale a été encore amplifiée dans leurs fiefs francilien ou rhône-alpin où ils ont en plus subi la concurrence du Parti socialiste.
La comparaison des scores du Front de gauche entre 2010 et 2015 région par région n’est pas aussi aisée dans la mesure où les différentes composantes de cet attelage électoral ont opté pour des stratégies d’alliance à géométrie variable selon les endroits. Néanmoins, la «gauche de la gauche» n’a pas elle non plus tiré profit de l’impopularité gouvernementale et n’a pas capitalisé sur l’opposition du «peuple de gauche» au tournant social-libéral incarné par le gouvernement Valls. Dans les régions où le Parti de gauche ou le Parti communiste français se présentaient sous l’étiquette du Front de gauche et sans alliance avec les écologistes, le score oscille entre 3 et 7%, c’est-à-dire un niveau assez faible. Et si l’on prend deux régions, Bretagne et Bourgogne-Franche-Comté, où la comparaison des scores entre 2010 et 2015 est possible, le Front de gauche est resté au même étiage (6,6% dans la première région, 3,7% dans la seconde) entre les deux élections. Cette absence de dynamique et le recul des Verts montrent bien que c’est l’ensemble de la gauche qui est en crise, contrairement à un Front national, lui, en pleine dynamique.
Premier tour : le front national s’impose comme la première force politique du pays
Sondages Ifop-Fiducial pour iTélé, Paris-Match et Sud Radio réalisés par Internet respectivement le 6 décembre 2015 auprès d’un échantillon national représentatif de 2.904 personnes inscrites sur les listes électorales et le 22 mars 2015 auprès d’un échantillon représentatif de 2.797 personnes inscrites sur les listes électorales.
Avec un score de 28,4% en métropole au premier tour des élections régionales, le Front national se situe à un niveau inégalé et se qualifie dans la totalité des régions françaises ; il est même arrivé en tête dans six d’entre elles. Contrairement à ce qui a été dit parfois, il ne s’agit pas d’une «véritable percée», puisque la formation de Marine Le Pen avait déjà atteint 25% des voix aux élections européennes et 25,4% en moyenne aux élections départementales. Néanmoins, le palier, déjà très élevé, de 25% observé neuf mois seulement avant ce scrutin a été dépassé et le Front national a connu une nouvelle progression de l’ordre de 3 points. Plus qu’à une percée subite, c’est à une montée en puissance régulière à laquelle nous assistons. Rappelons qu’au premier tour de l’élection présidentielle de 2012, Marine Le Pen ne recueillait que 18,4% des voix en métropole, soit 10 points de moins (avec, certes, une participation bien plus faible au premier tour des régionales qu’à la présidentielle).
Entre-temps, la formation frontiste a présenté plus de 500 listes aux élections municipales et remporté 10 villes, puis elle est arrivée en tête aux élections européennes, a fait élire deux sénateurs et a atteint 25% au premier tour des départementales, élection s’étant soldée par un gain de 31 cantons.
Au terme de cette séquence de forte progression, quelle est aujourd’hui la structure du vote Front national ? Dans quelles catégories de la population a-t-il gagné le plus de terrain et les attentats ont-ils favorisé cette progression ? Pour répondre à ces questions, nous nous baserons notamment sur les données des sondages «Jour du vote» de l’Ifop réalisés lors des premiers tours des départementales de mars et des régionales de décembre 20151.
Sociologie du vote Front National
La structure socio-démographique du vote frontiste demeure très stable. On constate ainsi toujours un survote dans l’électorat masculin et une meilleure audience parmi les tranches d’âge actives (35-49 ans), avec un vote élevé mais proche de la moyenne chez les plus jeunes (moins de 24 ans). De nombreux articles et commentateurs se sont focalisés sur le fait que le parti frontiste est
arrivé en tête chez les jeunes, comme s’il y avait là quelque chose de totalement inédit. Mais cela fait au moins déjà quinze ans que le Front national obtient des scores conséquents dans cette tranche d’âge. La jeunesse ne constitue pas la pointe avancée de la vague frontiste, dans la mesure où ce n’est pas dans cette tranche d’âge que ce parti obtient ses meilleurs scores ; il y est cependant implanté et y dispose d’une audience non négligeable. On notera par ailleurs que l’abstention a été extrêmement massive dans cette génération (70% d’abstention), ce qui vient relativiser quelque peu la performance frontiste. On notera par ailleurs que le verrou existant parmi les seniors est toujours puissant, puisque cette classe d’âge demeure très majoritairement favorable à la droite, alors que le Front national est arrivé en tête dans toutes les autres générations.
Par rapport aux élections départementales de mars 2015 (où le niveau d’abstention a été quasiment identique, ce qui permet de faire des comparaisons sur un corps électoral similaire), on constate une légère progression chez les femmes (+4 points, contre une stabilité du score parmi les hommes) et un gain assez conséquent dans les générations les plus jeunes : +7 points auprès des moins de 35 ans et +6 points auprès des 35-49 ans. Le gain est en revanche quasiment nul dans les tranches d’âge plus âgées : –2 points chez les 50-64 ans et +2 points parmi les 65 ans et plus. Pour les seniors, bien que le Front national y dispose d’une marge de progression, la dynamique qui a été observée chez les plus jeunes ne s’est donc pas produite, et cette tranche d’âge est restée majoritairement ancrée à droite (40% pour les listes de droite parmi les 65 ans et plus).
Disposant de bases toujours aussi solides dans ses catégories phares, le Front national diffuse son audience dans d’autres strates sociologiques de la population, ce mouvement amenant à la progression de son score au niveau global.
Tableau 2 : Évolution du vote Front national selon le genre et l’âge
La formation lepéniste enregistre ainsi une nouvelle fois ses meilleures performances parmi les ouvriers (51%, +2 points) et auprès des employés (38%, stable), soit un total de 43 % dans les milieux populaires, mais sans y progresser de nouveau comme si le parti avait déjà fait le plein dans ces catégories. Un mouvement de hausse s’observe en revanche dans d’autres groupes sociaux traditionnellement marqués à droite : +12 points chez les artisans et commerçants et +3 points parmi les professions libérales et les cadres supérieurs. Cette tendance s’observe également au plan géographique. On rappellera tout d’abord que la proportion de foyers imposés dans une commune constitue un assez bon indicateur du niveau de richesse de la commune en question et que le niveau de vote Front national est traditionnellement clairement corrélé avec cette variable : plus la part de foyers assujettis à l’impôt est faible dans une commune, plus le vote frontiste est élevé. Cette corrélation s’est une nouvelle fois vérifiée à l’occasion du premier tour des élections régionales. Mais comme le montre le graphique 1, on constate que, par rapport aux européennes, c’est dans les communes les plus aisées que le Front national progresse le plus : +10 points dans les communes comptant de 67 à 75% de foyers imposés et +7 points dans celles en comptant plus de 75%. Inversement, la hausse n’a été que de 4,1 points dans les communes ayant moins de 45% de foyers assujettis à l’impôt. Dans ces communes modestes et populaires, où le Front national était déjà puissant, il atteint désormais en moyenne le niveau de 39%.
Graphique 1 : Scores moyens du Front national aux élections européennes de 2014 et au 1er tour des élections régionales de 2015 en fonction de la part des ménages imposés dans la commune
Source :
Réalisée avec les chiffres d’environ 5.000 communes pour lesquelles l’information est disponible, l’administration fiscale ne fournissant pas ces informations sur les communes les moins peuplées pour des raisons de confidentialité.
note de lecture : Dans les communes ayant moins de 45% des ménages imposés, le vote Front national atteint en moyenne 34,9% aux élections européennes de 2014 et 39% au 1er tour des élections régionales de 2015.
L’assise sociologique du Front national se dessine alors de la manière suivante : une très forte implantation auprès des chômeurs (42%), dans les milieux populaires (43%) et chez les artisans-commerçants (40%), et une audience plus limitée mais néanmoins désormais réelle auprès des cadres supérieurs et professions libérales (16%), des professions intermédiaires (20%) et des retraités (21%). Même si ces «insiders» demeurent les plus réticents au vote frontiste, ce dernier est désormais bel et bien présent dans toutes les couches de la société, avec un minimum de 16% chez les CSP+ et un maximum de 51% parmi les ouvriers.
Tableau 3 : Évolution du vote Front national dans les différentes catégories socioprofessionnelles
Sondage Ifop pour L’Humanité réalisé par Internet le 6 décembre 2015 auprès d’un échantillon national représentatif de 2.904 personnes inscrites sur les listes électorales.
Tout se passe comme si l’influence du Front national n’était plus marginale dans les catégories cadres supérieurs et professions libérales, professions intermédiaires, autrement dit les classes moyennes, et les retraités, qui constituent l’épine dorsale de la société française et lui confèrent sa stabilité. Le Front national pèse aujourd’hui entre 16 et 21% de ce centre de gravité sociologique, mais ce poids n’est pas encore suffisant pour lui permettre une victoire au plan national, le vote de ces «insiders» constituant un solide verrou. En revanche, et c’est là un fait beaucoup plus important à souligner, l’audience frontiste dans les catégories populaires, chez les chômeurs et parmi les petits patrons est à présent spectaculaire, puisqu’elle égale ou dépasse 40%. Être arrivé à un tel niveau dans des pans entiers de la société française permet aujourd’hui au Front national d’y exercer une forme d’hégémonie idéologique et culturelle. C’est sa grille de lecture qui s’impose et qui donne le la dans ces milieux. On rappellera que, même du temps de sa splendeur, le Parti communiste français n’avait jamais atteint la barre de 50% chez les ouvriers, barre dépassée cette année par le Front national parmi les ouvriers s’étant rendus aux urnes.
Cette pénétration du vote Front national dans le monde du travail s’observe notamment quand on analyse les votes en fonction de la proximité syndicale. On constate en effet qu’aucune centrale n’est à l’abri, avec 27% pour le Front national parmi les sympathisants de la CGT, 26% auprès de ceux de la CFDT et 34% chez ceux de FO2. Aucun segment n’est donc épargné par ce phénomène.
Le vote Front national est donc très ancré dans les catégories populaires, mais il flambe particulièrement dans les territoires les plus touchés par la crise. On constate en effet que plus le taux de chômage au second trimestre 2015 est fort dans le bassin d’emploi auquel une commune appartient, et plus le vote Front national dans cette commune atteint un niveau élevé. Comme le montre le graphique 2, au premier tour des régionales le score moyen du Front national a été de 38% dans les communes appartenant à des bassins d’emploi où le chômage frappait entre 12 et 14% de la population active, et de 42,5% dans celles où le chômage dépassait 14%.
La seule «anomalie» que l’on observe sur le graphique est le faible score du Front national dans la seconde strate de communes (taux de chômage compris entre 8 et 9%). Cette faiblesse du vote Front national s’explique par la présence de Paris dans cette strate : le poids statistique de la capitale qui vote peu Front national tire fortement à la baisse la moyenne du vote Front national dans cette strate de
Graphique 2 : Score du Front national au 1er tour des élections régionales de 2015 en fonction du taux de chômage dans le bassin d’emploi au second trimestre 2015 (en %)
Cette corrélation quasiment parfaite entre ces deux variables3 montre bien comment le Front national se nourrit de la crise, et ce sur tout le territoire comme l’illustrent les quelques exemples du graphique 3.
Par ailleurs, ce phénomène ne s’explique que très partiellement par l’audience du Front national auprès des chômeurs. Parmi ceux qui sont allés voter, le parti de Marine Le Pen a enregistré, on l’a vu, le score flatteur de 42%, mais ce résultat ne saurait suffire à produire à lui seul un niveau de vote Front national tel que celui que l’on constate dans les communes les plus sinistrées.
Graphique 3 : Score du Front national au 1er tour des élections régionales dans quelques communes où le taux de chômage est supérieur à 14% (en %)
Le taux de chômage élevé est en fait un symptôme d’une situation globalement dégradée, avec des difficultés sociales et économiques importante (reconversion industrielle, délocalisations, faiblesse du niveau de vie…). C’est ce climat local et la peur de tomber à son tour au chômage qui font le terreau du vote Front national et qui le dope auprès de ceux qui ont un emploi. Le vote frontiste, déjà très important dans les catégories populaires, y est encore amplifié dans les bassins d’emploi en crise.
Enfin, dernière remarque, si le vote Front national explose dans les communes les plus frappées par la crise, il atteint cependant quand même un niveau de près de 25% dans les communes où le taux de chômage est le plus faible (inférieur à 8%). Ceci démontre l’ancrage et la diffusion de ce vote sur l’ensemble du territoire (et non pas uniquement dans les zones en crise) et laisse à penser que la barre des 25% (atteinte aux européennes et aux départementales) constitue aujourd’hui le socle quasiment incompressible du vote Front national dans les années qui viennent.
Un nouveau franchissement de palier qui s’observe partout sur le territoire
Par rapport au score de Marine Le Pen à l’élection présidentielle (18%), le Front national progresse donc de plus de 10 points en trois ans seulement. La poussée est particulièrement spectaculaire (progression supérieure à 15 points) en Nord-Pas-de-Calais-Picardie, dans la plupart des départements de Provence-Alpes-Côte d’Azur et de Languedoc-Roussillon, mais aussi dans l’Aube et en Haute-Marne. Le gain s’établit entre 10 et 15 points dans le Bassin parisien élargi, en Alsace-Champagne-Ardenne-Lorraine, mais aussi dans la vallée de la Garonne. Le mouvement est moins puissant en Île-de- France, en Bretagne et en Auvergne (la Haute-Loire de Laurent Wauquiez étant symboliquement le seul département où le Front national a reculé par rapport à 2012, –2 points).
Carte 1 : Évolution du score du Front national entre 2012 et 2015
La carte qui se dessine ainsi (voir carte 1) est la carte traditionnelle du vote Front national, ce qui montre que le mouvement de rattrapage et de lissage entre l’Ouest et l’Est, un temps observé, a connu un coup d’arrêt, la poussée frontiste ayant été la plus puissante dans les départements qui lui étaient déjà historiquement les plus favorables.
À Béziers, qui n’est pas formellement une ville dirigée par le Front national, la liste de Louis Aliot atteint 45,8%, en hausse de seulement 1 point par rapport au résultat de Robert Ménard au 1er tour des municipales, mais se situe néanmoins à un niveau de 10 points supérieur à la moyenne départementale.
Enquête réalisée du 5 au 10 mars 2015 pour iTélé, Sud Radio et Paris-Match auprès d’un double échantillon de 911 personnes, représentatives des habitants des communes frontistes et de 1.005 personnes, représentatives des habitants de l’ensemble des communes de 10.000 à 100.000
De la même façon, on constate que le parti frontiste se renforce très nettement dans les villes que le parti a conquises en mars 2014 aux élections municipales. Non seulement les scores dans ce qui constitue désormais des bastions sont très supérieurs à la moyenne départementale, mais de surcroît ils progressent parfois spectaculairement par rapport à ces élections. Au premier tour, Marine Le Pen obtient ainsi 59,4% à Hénin-Beaumont, soit 15 points de plus que la moyenne départementale mais également 9 points de plus que Steeve Briois aux municipales. La présidente du Front national atteint 48,7% à Villers-Cotterêts, dans l’Aisne, soit 5 points de plus que la moyenne départementale et une prime de 16,5 points par rapport aux municipales. En Provence-Alpes-Côte d’Azur, Marion Maréchal-Le Pen enregistre des performances impressionnantes dans les municipalités dirigées par le Front national : 54,3% à Cogolin (contre 44,3% en moyenne dans le département du Var et une progression de 15 points par rapport aux municipales), 52,7% au Luc (+ 10 points par rapport à 2014) et 50,4 % à Fréjus (+ 10 points). Son score est de 53,7 % au Pontet, dans le département voisin du Vaucluse (44,2% sur le département en moyenne), en hausse de 19 points par rapport aux municipales. On retrouve le même phénomène à Beaucaire, dans le Gard (59,7%, soit 27 points de plus qu’aux municipales), à Hayange, en Moselle (45,9%, +16,5 points), et à Mantes-la-Ville, dans les Yvelines (34,4%, +13 points)4. Ces impressionnantes progressions dénotent un véritable ancrage du Front national dans ces territoires et la forte adhésion des populations locales vis-à-vis des politiques municipales mises en place. En mars 2015, une enquête Ifop-Fiducial avait montré que le niveau de satisfaction vis-à-vis du travail de la municipalité était plus élevé dans les villes gérées par le Front national que dans la moyenne des autres villes comparables5 : 54% des habitants des communes frontistes estimaient que depuis la dernière élection municipale, leur ville avait changé plutôt en bien, contre 42% en moyenne pour l’ensemble des villes. Seuls 16% jugeaient qu’elle avait changé plutôt en mal, contre 30% en moyenne.
Dans le détail, il apparaît que c’est en matière de lutte contre les incivilités et l’insécurité, de propreté mais aussi de gestion des finances de la ville que les municipalités frontistes creusent l’écart avec leurs consœurs, soit autant de thèmes sur lequel le Front national a mis l’accent depuis des années.
Graphique 4 : Le jugement détaillé sur le travail accompli par les nouvelles municipalités (total « positif »)
Question : Pour chacun des points suivants, estimez-vous que le bilan de votre maire et de son équipe est plutôt positif ou plutôt négatif ?
Si l’on revient au plan national, le Front national est ainsi passé de 25,5% des voix aux européennes à 28,4% au premier tour des élections régionales. Cette nouvelle progression a concerné l’essentiel du territoire. Et comme le montre la carte suivante, il s’agit d’un puissant mouvement de fond national, même si son intensité a été variable selon les régions.
L’offre politique qui prévalait tant du côté du Front national que de la droite aux européennes ou aux régionales a ainsi produit des effets contrastés, amplifiant ou contraignant cette nouvelle progression.
Carte 2 : Évolution du score du Front national entre les élections européennes de 2014 et les élections régionales de 2015
Sur la base des résultats électoraux, lors des européennes nous avions avancé que le choix de Jean-Marie Le Pen comme tête de liste dans la circonscription Sud-Est (qui regroupait les régions Provence-Alpes-Côte d’Azur et Rhône-Alpes) avait vraisemblablement coûté des voix au Front national, car le fondateur du mouvement, de par ses dérapages à répétition, détournait du Front national une frange de l’électorat et n’apparaissait pas au final comme la locomotive la plus efficace pour tirer la liste vers des sommets électoraux. Au regard du score obtenu en Provence-Alpes-Côte d’Azur au 1er tour des régionales, on peut penser que cette hypothèse se trouve validée. Marion Maréchal-Le Pen a en effet considérablement amélioré le résultat de son grand-père. Cela est dû à son équation personnelle, venue amplifier une dynamique nationale déjà favorable, mais la progression a été d’autant plus marquée que Jean-Marie Le Pen n’était sans doute pas parvenu à exprimer pleinement le potentiel frontiste dans cette région. Par rapport aux européennes, la députée du Vaucluse fait passer le score du Front national de 33,2 à 40,6%, soit une hausse de 7,4 points alors que la progression n’a été «que» de 4,4 points dans la région Nord-Pas-de-Calais-Picardie.
Comme le montre la carte 2, le cas de la circonscription Nord-Ouest, composée des régions Nord-Pas-de-Calais-Picardie et Normandie, illustre également de manière « chimiquement pure » l’impact de l’offre électorale sur la dynamique électorale. Marine Le Pen était la tête de liste aux européennes dans cette circonscription et elle y avait sans conteste tiré le score du Front national dans ce territoire, la formation frontiste signant là sa meilleure performance nationale avec 36,2% des voix. En se présentant à nouveau comme tête de liste en Nord-Pas-de-Calais-Picardie aux régionales, elle y a conforté son assise et amplifié la dynamique nationale en faisant encore progresser son score de 4,4 points. En revanche, en Normandie, du fait de son absence, le Front national, emmené par Nicolas Bay, n’a pas retrouvé le score des européennes «dopé» qu’il était par la présence de Marine Le Pen : le Front national recule de 1,5 point, baisse certes limitée, mais à comparer aux +4,4 points enregistrés dans la région voisine et aux +3,5 points au plan national. Le contraste entre les deux régions, du fait de cette différence en termes d’offre électorale, se lit très clairement sur la carte où les communes de la Somme frontalières de la Normandie voient le niveau du vote Front national augmenter par rapport aux européennes quand, à seulement quelques kilomètres d’écart, les communes voisines situées à l’extrême est de la Seine-Maritime (et qui, sociologiquement, sont pourtant très proches des communes de cette partie de la Somme) votaient un peu moins pour le Front national qu’aux européennes.
Le niveau du vote Front national n’est pas uniquement sensible aux candidats présentés par ce parti. La carte 2 montre en effet que certaines têtes de liste de la droite et du centre sont parvenues à faire refluer le vote frontiste dans leurs fiefs, alors que la tendance nationale était à la hausse pour le Front national. Le cas le plus manifeste et le plus important est celui de Laurent Wauquiez, qui voit sa candidature s’accompagner d’un recul du Front national par rapport aux européennes dans son département de la Haute-Loire et même dans toute une série de communes limitrophes du Cantal, du sud du Puy-de-Dôme et de la Loire. Hormis son bon bilan à la tête de sa ville, le positionnement droitier du maire du Puy-en-Velay lui a vraisemblablement permis d’endiguer la poussée frontiste dans l’électorat de droite, mais aussi de ramener vers lui une frange d’électeurs frontistes. On retrouve le même phénomène mais sur un territoire moins vaste (le Bocage vendéen) avec Bruno Retailleau, le candidat de la droite et du centre en Pays de la Loire. Ici, c’est une ligne de droite conservatrice plus classique associée à son action reconnue à la tête du conseil général qui lui a permis de contrer et même d’inverser la tendance nationale. En Alsace, la candidature de Philippe Richert s’est accompagnée d’un repli du vote Front national sur un territoire beaucoup plus circonscrit et, en Normandie, le Front national a reculé par rapport aux européennes en raison de l’absence de Marine Le Pen, l’équation personnelle du candidat de droite ne s’étant fait sentir que sur une zone très restreinte. Le cas alsacien est également intéressant à analyser dans l’optique du 2e tour, car Philippe Richert, tenant d’une droite modérée (qui a retiré à Nadine Morano la tête de liste en Meurthe-et-Moselle suite à ses propos sur la «race blanche») est parvenu au 2e tour à l’emporter alors que le frontiste Florian Philippot était arrivé en tête au premier tour avec 36,1% des voix et que, comme nous le verrons dans la seconde note, le socialiste Jean-Pierre Masseret se maintenait.
Une concurrence frontale avec la droite
Au premier tour des élections régionales, le bloc de la droite et du centre, et le Front national ont obtenu des scores très proches, avec 28,4% pour le Front national et 27% pour les listes de la droite et du centre. Mais ce rapport de force assez équilibré au plan national (le Front national étant le premier parti de France, puisqu’à lui seul il devance l’alliance des Républicains, de l’UDI et du Modem) masque en fait des écarts beaucoup plus importants en fonction des territoires. Comme le montre la carte 3, le parti de Marine Le Pen surclasse l’union de la droite et du centre de plus de 10 points dans tout le quart nord-est du pays, avec par exemple une avance de près de 24 points dans le Pas-de-Calais (de 48 points à Hénin-Beaumont et de 25 points à Calais) ou de 20 points dans la Meuse. Et même dans son département de l’Aisne, Xavier Bertrand, tête de liste de la droite, concède 14 points à Marine Le Pen.
carte 3 : Différence de score entre la droite et le Front national au 1er tour des élections régionales de 2015
La domination est également spectaculaire dans la plupart des départements du littoral méditerranéen avec 26 points d’avance pour le Front national dans le Vaucluse (fief de Marion Maréchal-Le Pen), 24 points dans les Pyrénées-Orientales (où est implanté Louis Aliot) ou bien encore 23 points dans le Gard. Dans les Alpes-Maritimes, Christian Estrosi, maire de Nice et tête de liste de la droite ne devance la candidate frontiste que de 35 voix sur l’ensemble du département…
Dans certains départements méditerranéens où la poussée frontiste a été très forte, cette montée en puissance, scrutin après scrutin, s’est accompagnée d’un décrochage parallèle de la droite à tel point que le rapport de force entre le Front national et la droite s’est inversé en trois ans. Dans des départements comme le Vaucluse, le Var, le Gard ou les Pyrénées-Orientales, c’est désormais le Front national qui est devenu la force dominante à droite comme le montre le graphique 5.
Graphique 5 : Évolution du rapport de force entre la droite et le Front national entre 2012 et 2015 dans certains départements méditerranéens (en %)
À l’inverse, la droite creuse l’écart avec le Front national dans les départements de la façade ouest (près de 25 points en Vendée, dont Bruno Retailleau, tête de liste, est l’élu, ou bien encore de 14 points en Mayenne), mais aussi dans les départements ruraux du Massif central (27 points d’avance dans le Cantal et plus de 33 points en Haute-Loire, fief de Laurent Wauquiez qui emmenait la liste d’union de la droite et du centre dans la nouvelle région Auvergne-Rhône-Alpes). À ces terres modérées de l’Ouest et auvergnates viennent s’ajouter tous les départements franciliens (27 points d’avance dans les Hauts-de-Seine), à l’exception de la Seine-et-Marne, ainsi que quelques départements isolés situés dans la moitié est du pays, qui correspondent souvent à des terres d’élection de notables de droite bien implantés (François Sauvadet en Côte-d’Or ou Philippe Richert dans le Bas-Rhin, par exemple). Si droite et Front national sont bien engagés dans une concurrence, la dynamique frontiste et le niveau aujourd’hui atteint par le parti lepéniste ne peuvent pas s’expliquer uniquement par des transferts provenant de la droite. Avec plus de 28% des suffrages exprimés, le Front national agrège aujourd’hui des clientèles hétéroclites. Nous avons montré comment le rapport de force entre droite et Front national s’était inversé dans certains départements méditerranéens depuis la présidentielle de 2012, mais si l’on se replace dans une perspective de plus longue durée, la nature des basculements électoraux apparaît alors plus complexe et moins univoque.
Tableau 4 : 1981-2015 : évolution des rapports de force dans certains départements méditerranéens (en %)
Comme le montre le tableau 4, tous ces départements constituaient ce que l’on appelait jadis le «Midi rouge» et François Mitterrand y était arrivé largement en tête en 1981.
Au regard de ces chiffres, le retournement de perspective apparaît de manière assez spectaculaire. L’enracinement progressif du frontisme dans ces territoires ne peut pas s’expliquer sans intégrer, à côté de la radicalisation d’un électorat de droite, le basculement sur une ou deux générations de pans entiers d’une population locale historiquement ancrée à gauche. On pourrait faire le même constat dans le Pas-de-Calais, l’Aisne ou le Nord qui ont massivement voté Front national et où François Mitterrand avait obtenu respectivement 58,2, 56,5 et 55,4% au 2e tour de l’élection présidentielle de 1981.
Le périurbain : l’écosystème le plus favorable au Front national
Une nouvelle fois, la carte du vote Front national au premier tour des régionales laisse apparaître la structuration spatiale très particulière de ce vote qui est très en deçà de sa moyenne dans le cœur des grandes agglomérations, qui explose ensuite dans le grand périurbain (communes situées entre 30 et 50 kilomètres de l’aire urbaine de plus de 200.000 habitants la plus proche), puis se maintient à des taux élevés quand on s’en éloigne davantage, avant de décliner dans les zones les plus rurales.
Bien entendu, il y a des exceptions locales, mais la structuration de ce vote selon cette métrique s’observe au plan national avec une grande régularité. Les données du graphique 6, calculées au plan national, illustrent bien la puissance de ce phénomène. C’est en moyenne dans les communes situées entre 30 et 50 kilomètres d’une grande aire urbaine que le vote Front national a été le plus élevé et a le plus progressé (on retrouve cette idée d’un renforcement le plus marqué dans les zones déjà «acquises») par rapport aux élections européennes, avec par exemple un score de 32,8% (+3,9 points) dans les communes situées dans un rayon de 30 à 40 kilomètres, contre 22,8% (+3,3 points) dans le cœur ou à proximité du cœur des métropoles. L’écart entre les deux types d’espace atteint désormais 10 points concernant le vote frontiste, ce qui est assez spectaculaire.
Graphique 6 : Vote pour le Front national en fonction de la distance aux principales agglomérations
Nous avions montré, notamment lors de l’élection présidentielle de 2012, que cette prévalence du vote Front national dans les zones périurbaines s’expliquait par un double phénomène. D’une part, les catégories les plus favorables à ce parti, à savoir les ouvriers et les employés mais aussi les commerçants et artisans, sont surreprésentées dans la population locale de ces territoires (alors qu’elles sont sous-représentées dans le cœur des grandes agglomérations). Cet effet de structure a donc pour effet mécanique d’accroître le vote Front national dans le périurbain. Mais à cet effet de structure s’ajoute, d’autre part, un effet de contexte. Non seulement ces catégories sont donc plus nombreuses dans ces espaces, mais elles votent davantage pour le Front national que les membres de ces mêmes catégories résidant dans le cœur ou en périphérie immédiate des grandes métropoles. Le sentiment d’être relégué loin des villes, dans des zones moins dynamiques économiquement et moins bien loties en termes de service public et d’offre culturelle, contribue dans de nombreux territoires périurbains à créer cet effet de contexte dopant le vote Front national. Ce parti et ses dirigeants font d’ailleurs appel à ce ressentiment et mobilisent sur lui quand ils s’adressent à la «France des invisibles» ou quand ils évoquent ces Français abandonnés et considérés comme des citoyens de seconde catégorie par les pouvoirs publics. Dans ce contexte, il apparaît par exemple que la desserte ferroviaire pour accéder au cœur de l’agglomération parisienne a un impact sur le vote Front national dans un département comme la Seine-et-Marne : dans les communes desservies par le RER ou le Transilien, le prix du foncier est plus élevé que dans des communes voisines situées à égale distance de Paris mais non desservies et qui vont donc concentrer davantage de foyers modestes, moins mobiles ou beaucoup plus tributaires de la voiture pour se rendre à leur travail. Le rapport à Paris, le vécu quotidien et les représentations ne seront donc pas exactement les mêmes dans ces deux types de communes. Ceci n’est pas sans influence sur le vote comme le montre la carte 4.
Carte 4 : Score du Front national en Seine-et-Marne au 1er tour des élections régionales de 2015
De façon générale, on constate ainsi que les communes situées ou desservies sur les lignes du RER ou du Transilien se distinguent par un niveau de vote Front national moins élevé et, inversement, que les blocs de communes où le parti frontiste a fait ses meilleurs résultats (plus de 42%) sont généralement localisés à l’écart de ces axes.
Si l’on quitte l’Île-France pour un département plus rural comme la Sarthe, par exemple, la problématique de la desserte ferroviaire n’entre alors plus en ligne de compte. Dans ce département, comme quasiment partout en province, la logique qui prédomine est celle de l’éloignement à la ville-centre. La distance par rapport au Mans, principal bassin d’emploi sarthois, et donc le temps et le coût du déplacement en voiture, ont un impact majeur sur le prix de l’immobilier. Si l’on considère le nord du département, on constate ainsi que le prix du mètre carré est très clairement indexé à cette distance. D’après le site meilleursagents.com, le prix du mètre carré est ainsi le plus élevé dans la commune de Sargé-lès-le-Mans, commune aisée située dans la première couronne mancelle. Il décline ensuite progressivement pour être quasiment divisé par deux (1.013 euros le mètre carré) dans la commune de Courgains, à environ 41 kilomètres au nord du Mans, cette distance représentant un trajet moyen de 40 minutes en voiture. Et, comme on peut le voir sur le graphique 7, le vote Front national au premier tour des régionales s’est élevé à 48,8% à Courgains et seulement à 21,4% à Sargé-lès-le-Mans. Ici comme ailleurs, le vote frontiste augmente donc linéairement au fur et à mesure que l’on s’éloigne de la ville-centre, pour flamber dans le périurbain éloigné, ce vote évoluant selon une logique totalement inversée par rapport au prix de l’immobilier, qui lui décline avec la distance à l’agglomération.
Graphique 7 : Score du Front national et prix de l’immobilier dans quelques communes du nord de la Sarthe
Dans la grande périphérie francilienne, le sentiment d’isolement ou de relégation, matérialisée par l’absence d’accès à une desserte ferroviaire, stimule donc le vote frontiste. Mais dans d’autres territoires, l’effet de contexte dopant ce vote peut être différent, lui conférant alors un aspect «tout-terrain». Si l’on prend ainsi le cas de la région Languedoc-Roussillon-Midi-Pyrénées, et notamment de sa partie littorale, bastion historique du vote frontiste, on constate que ce vote prospère dans la plaine (urbanisée) et s’infiltre dans l’arrière-pays le long des axes de communication et d’urbanisation que sont les vallées. Dans nombre d’endroits, il est en revanche bloqué par la ligne des 200 mètres d’altitude. Il ne s’agit pas ici de faire preuve de déterminisme géographique primaire, mais l’effet de seuil et la coïncidence entre les deux phénomènes sont frappants. Cette limite géographique correspond en fait au début de l’arrière-pays. De Montpellier à Perpignan en passant par Sète et Narbonne, le littoral puis la plaine ont connu un très important mouvement d’urbanisation au cours des trente dernières années. Le paysage, la sociologie, les réseaux politiques locaux et l’économie ont été profondément bouleversés par ce phénomène. La densité de la population a considérablement augmenté, des habitants d’autres régions sont arrivés en grand nombre, les lotissements pavillonnaires et les zones commerciales ont fleuri, mitant puis remplaçant les surfaces agricoles. Dans un département comme les Pyrénées-Orientales, ce processus a également concerné les vallées, comme celles de la Têt et du Tech, qui se sont urbanisées. Mais cette mutation profonde a beaucoup moins fait sentir ses effets dans les communes rurales de l’arrière-pays. Les contreforts (Fenouillèdes, Minervois…) ont été épargnés par ce bouleversement anthropologique et la stabilité des sociétés locales a été nettement plus préservée. La petite délinquance, qui atteint des niveaux très élevés dans la plaine urbanisée, est moins fréquente dans ces territoires qui sont restés relativement paisibles et le vote Front national y est contenu, alors qu’il flambe dans la plaine et le long des vallées.
Si l’on sort du seul cas languedocien et qu’on s’intéresse à l’ensemble des zones du grand périurbain, c’est-à-dire les communes situées entre 30 et 50 kilomètres des grandes agglomérations, on constate que le vote Front national, qui y est, comme on l’a vu, structurellement élevé, est encore plus fort dans les communes qui ont connu les plus grands bouleversements démographiques.
Carte 5 : Score de la liste Front national au 2e tour des élections régionales 2015 en Languedoc-Roussillon-Midi-Pyrénées
Plus la population locale a augmenté sous l’effet de l’arrivée de ménages dans les logements nouvellement créés (souvent de type pavillonnaire), et plus le Front national atteint en tendance un score important. Ce survote s’explique sans doute à la fois par l’apport de cette nouvelle population de «pendulaires» (qui habitent dans ces villages ou ces petites villes et qui vont travailler dans l’agglomération qu’ils ont souvent quittée pour devenir propriétaires), mais aussi par la modification profonde de l’identité de ces communes dont la population autochtone a vu ses repères chamboulés. À l’autre extrémité de la chaîne, le Front national superforme également dans les communes périurbaines frappées par un déclin démographique. Dans ce type de communes, ce n’est pas le développement parfois non ou mal maîtrisé de la population et du bâti qui vient renforcer la dynamique frontiste, mais au contraire le sentiment de déclin, voire d’abandon. On notera que c’est dans les communes périurbaines où la situation apparaît la plus stabilisée au plan démographique d’un recensement à l’autre que le Front national est le moins haut.
Graphique 8 : Score du Front national au 1er tour des élections régionales de 2015 en fonction de l’évolution démographique des communes périurbaines entre 1999 et 2010
Une poussée frontiste dans la France catholique
Sondage Ifop pour Pèlerin réalisé par Internet le 6 décembre 2015 auprès d’un échantillon national représentatif de 2.904 personnes inscrites sur les listes électorales.
Parallèlement à ces mouvements géographiques plus ou moins localisés, on voit aussi, et c’est un autre des enseignements de ce scrutin concernant le Front national, qu’un phénomène de rattrapage s’est opéré parmi les catholiques pratiquants. Entre les élections départementales et le premier tour des régionales, le vote Front national y est ainsi passé de 16 à 25%, soit une progression de 9 points6.
Tableau 5 : Évolution du vote Front national selon la pratique et l’appartenance religieuse
Cette forte progression du Front national parmi les catholiques (notamment les pratiquants) est d’autant plus marquante que, dans le même temps, ce vote refluait de 2 points dans la population se déclarant sans confession. Il y a donc des causes ou des facteurs spécifiques qui ont joué sur une frange des catholiques et pas dans le reste de la population. On peut penser que l’inquiétude croissante d’une partie des catholiques concernant la montée en puissance de l’islam, perçu comme menaçant ou concurrençant un catholicisme en déclin, constitue la toile de fond de cette droitisation et de ce durcissement identitaire. Qu’il s’agisse du succès de la pétition lancée par le journal Valeurs actuelles pour refuser que des églises soient converties en mosquées (comme l’avait maladroitement proposé Dalil Boubakeur, recteur de la Grande Mosquée de Paris) ou de la levée de boucliers suite à la recommandation de l’Association des maires de France de ne plus installer de crèches de Noël dans les mairies afin de respecter à la lettre le principe de laïcité, on constate que toute une partie de la France catholique se mobilise très rapidement sur ce type de sujets «identitaires». Si le mouvement de la Manif pour tous ne s’est pas réinvesti sur ces enjeux à l’issue du débat sur le mariage homosexuel, on peut penser qu’il a contribué à mettre sous tension toute une partie du monde catholique qui a pris conscience de la nécessité de se mobiliser pour défendre ses convictions et ses valeurs.
Dans ce contexte particulier, l’idée du péril islamiste, déjà présente de manière plus ou moins sous-jacente depuis plusieurs années dans toute une partie de la France catholique, a gagné en puissance et s’est considérablement renforcée avec les attentats de janvier 2015, puis ceux de novembre. À cela s’ajoute le trouble créé par la crise des migrants parmi les catholiques français. Un sondage Ifop pour Pèlerin réalisé en septembre 20157 montrait que si 58% des catholiques pratiquants approuvaient la demande du pape selon laquelle chaque paroisse d’Europe devait accueillir une famille de migrants, 31% la désapprouvaient et 11% y étaient indifférents, cette position d’indifférence étant assez rare chez des pratiquants lorsqu’il s’agit de la parole papale. Le fait que ces migrants soient musulmans a sans doute joué sur la réticence d’une partie des catholiques français à pratiquer la charité chrétienne. On se souvient que plusieurs maires de droite avaient signifié qu’ils étaient prêts à accueillir des migrants dans leur ville, mais uniquement des chrétiens.
Dans le même ordre d’idées, on rappellera qu’en août 2014, après la prise de Mossoul par l’État islamique, 76% des catholiques pratiquants étaient favorables à ce que la France accueille des chrétiens d’Orient8, alors que cette proportion n’était plus que de 49% en septembre 2015 lorsqu’il s’agissait des migrants, très majoritairement musulmans. Dans ce cadre, les multiples signaux adressés par Marion Maréchal-Le Pen aux catholiques ont sans doute rencontré un écho, notamment ceux sommant les musulmans de s’assimiler. Le 1er décembre 2015, lors d’un meeting à Toulon, la candidate frontiste en Provence-Alpes-Côte d’Azur a ainsi déclaré : «Nous ne sommes pas une terre d’islam, et si des Français peuvent être de confession musulmane, c’est à la condition seulement de se plier aux mœurs et au mode de vie que l’influence grecque, romaine, et seize siècles de chrétienté ont façonné», avant d’ajouter : «Chez nous, on ne vit pas en djellaba, on ne vit pas en voile intégral et on n’impose pas des mosquées cathédrales.»
Quel impact ont eu les attentats sur ce scrutin des Régionales ?
Le 13 novembre 2015, moins d’un mois avant le premier tour des élections régionales, la France a été frappée par une série d’attentats sans précédent. Ces événements ont créé un choc très important dans l’opinion et les semaines qui ont suivi ont profondément été imprégnées par les suites de ces attentats, avec notamment la proclamation de l’état d’urgence, la traque des terroristes, l’assaut du squat de Saint-Denis et le déclenchement, partout dans le pays, de plusieurs centaines de perquisitions administratives. Comme le montre le graphique 9, tous ces événements ont eu un impact sur le climat de la campagne électorale puisque, entre la première vague d’enquête nationale de l’Ifop réalisée du 12 au 16 octobre et la seconde effectuée entre le 23 et le 25 novembre, les intentions de vote en faveur des Républicains ont reculé de 3 points, celles en faveur du PS de 2 points et celles pour le Front national ont progressé de 2 points.
Ce rapport de force est ensuite resté relativement stable durant la fin de la campagne. Le principal mouvement a donc apparemment eu lieu toute de suite après ces événements. Il convient donc d’analyser de quelle manière ces attentats ont pesé, auprès de quels segments électoraux leur impact a été le plus puissant et comment les électeurs ont arbitré en fonction de leurs différentes priorités.
Graphique 9 : Intentions de vote au 1er tour des élections régionales de 2015 : les effets des attentats du 13 novembre
Pratiquement un électeur sur dix a modifié son vote à la suite des attentats
En dépit du contexte sécuritaire très pesant, l’emploi est resté l’enjeu clé de ce premier tour des élections régionales : 66% des électeurs ont en effet indiqué que ce thème avait beaucoup compté dans leur décision au moment de voter. La question du pouvoir d’achat et du coût de la vie, autre variable traditionnellement déterminante, se place en troisième position pour ce scrutin, avec 54% de réponses «a beaucoup compté», mais la sécurité des biens et des personnes a fait jeu égal avec cet item et s’est même classée symboliquement devant avec 55% de citations, la lutte contre le terrorisme se situant juste derrière, en quatrième position, avec 52%, quasiment ex aequo avec le développement économique et l’aide aux entreprises (51%). Dans un contexte de chômage toujours élevé, les enjeux économiques classiques sont donc demeurés très prégnants, mais la dimension sécuritaire et la menace terroriste ont également pesé de façon significative.
Plus d’un électeur sur deux déclarant que cet enjeu avait beaucoup compté pour lui, le poids des attentats a-t-il pour autant été jusqu’à provoquer des modifications importantes dans les choix électoraux ? Pris sous cet angle, l’impact de ces événements apparaît également comme non négligeable, puisque 8% des électeurs ont déclaré avoir changé d’avis concernant leur choix de vote suite aux attentats.
Les attentats ont favorisé le basculement d’une partie de l’électorat de droite vers le Front national
Sondage Ifop-Fiducial pour iTélé, Paris-Match et Sud Radio réalisé par Internet le 6 décembre 2015 auprès d’un échantillon national représentatif de 2 904 personnes inscrites sur les listes électorales.
Comme on l’a vu précédemment, le Front national a progressé dans différentes clientèles électorales (artisans et commerçants, catholiques pratiquants) acquises habituellement à la droite et le sondage «Jour du vote» de l’Ifop9 indique que 18% des électeurs de Nicolas Sarkozy du premier tour de 2012 étant allés voter aux régionales ont voté pour le Front national. On peut alors s’interroger sur les motivations qui ont conduit à ce glissement et tenter de déterminer si la thématique de la sécurité et des attentats en a constitué le principal ressort. L’analyse des motivations de vote des différents segments de l’électorat de droite montre que ce n’est pas sur la question du pouvoir d’achat et du coût de la vie que des électeurs sarkozystes se sont tournés vers le Front national. On constate en effet que le niveau de cette préoccupation est identique parmi les électeurs sarkozystes restés fidèles à la droite et parmi ceux qui ont voté pour le Front national aux régionales, et que ce niveau est nettement inférieur à ce que l’on mesure dans l’électorat Front national traditionnel, dans lequel ce sujet est beaucoup plus déterminant.
À l’inverse, on observe que sur les thèmes de la sécurité des personnes et de biens, de la lutte contre le terrorisme ou de l’accueil des migrants, les scores sont très élevés et totalement identiques entre les électeurs frontistes traditionnels et les électeurs de droite ayant basculé lors de cette élection. C’est donc bien sur ces thèmes que la porosité est la plus forte entre le Front national et une partie de la droite, et que le basculement a pu s’opérer. On voit que c’est également sur ces thèmes qu’une fracture existe au sein même de l’électorat de Nicolas Sarkozy de 2012. En termes d’intensité des préoccupations, il y a en effet entre 20 et 30 points d’écart entre les électeurs de droite «fidèles» et les «ralliés» au Front national.
Tableau 6 : Thèmes déterminants du vote dans différents segments de l’ électorat : réponses « A beaucoup compté dans votre vote » (en %)
On mesure également un différentiel de 25 points entre les deux segments de l’électorat de droite sur la question du développement économique et de l’aide aux entreprises. Ce sujet apparaît comme la priorité des électeurs de droite «fidèles», alors que son importance semble beaucoup plus relative parmi les «transfuges». En termes de priorités, ces derniers, taraudés par la question identitaire et sécuritaire, placent en tête, et loin devant, la lutte contre le terrorisme et la délinquance, et la question des migrants, à l’instar des électeurs traditionnels du Front national qu’ils ont rejoints pour ce scrutin.
Le contexte créé par la crise des migrants cet été et les attentats de janvier et de novembre a joué un rôle décisif dans ce basculement. Si 8% de l’ensemble des votants au premier tour déclarent avoir changé d’avis dans leur choix de vote à la suite des attentats du 13 novembre, cette proportion s’établit à 16% dans l’électorat du Front national au premier tour des régionales. Mais comme le montre le tableau 7, l’impact des attentats n’a concerné que 7% des électeurs Front national «traditionnels» (qui étaient sans doute déjà largement ancrés dans leurs convictions préalablement), mais s’élève à 26% parmi les «transfuges» provenant de la droite.
Tableau 7 : Impact des attentats dans différents segments de l’ électorat : réponses « A changé d’avis sur le choix de son vote » (en %)
Cet événement a donc constitué un choc qui a conduit au basculement vers le Front national de la fraction de l’électorat de droite la plus sensible à ces thématiques. Parmi l’électorat de droite «fidèle», seulement 2% des personnes interrogées ont indiqué que les attentats avaient modifié le choix de leur vote pour ces élections, contre 26% parmi les transfuges vers le Front national.
Mais les attentats n’ont pas drainé vers le parti lepéniste que des électeurs de droite. Le Front national a également capté 8% de l’électorat de François Hollande du premier tour de la présidentielle, et il semble bien que ce basculement en provenance de la gauche a également été grandement motivé par les attentats. Les transfuges du Parti socialiste en direction du Front national ont été 87% à tenir « beaucoup compte» des attentats lors du vote, contre seulement 37% parmi les électeurs « hollandais » restés fidèles au Parti socialiste au premier tour des régionales. De la même façon, les nouveaux électeurs Front national ayant voté François Hollande au premier tour de la présidentielle sont 36% à déclarer que les attentats ont modifié leur choix de vote, contre seulement 4% parmi les électeurs socialistes fidèles.
Si les attentats ont donc causé des défections dans les rangs socialistes au profit du Front national, ils ont symétriquement contribué à rabattre vers le parti présidentiel une frange de l’électorat mélenchoniste. Parmi les électeurs du candidat du Front de gauche à la présidentielle s’étant rendus aux urnes pour le premier tour des élections régionales, 22% ont en effet opté cette fois pour le Parti socialiste. Et on peut penser qu’une partie de ces électeurs a fait ce choix en fonction de considérations sécuritaires. La lutte contre le terrorisme a en effet «beaucoup compté» pour 35% de ces électeurs mélenchonistes ayant voté Parti socialiste aux régionales, contre seulement 18% parmi ceux qui sont restés fidèles au Front de gauche. Et parmi les transfuges mélenchonistes vers le Parti socialiste, 10% ont modifié leur vote à la suite des attentats, contre seulement 4% parmi les électeurs demeurés fidèles au Front de gauche.
Un impact national et peu, voire pas d’incidence locale
Les attentats ont donc produit des réalignements et des mouvements électoraux, principalement au profit du Front national et de manière plus marginale en faveur du Parti socialiste. Il s’agit là de phénomènes nationaux et l’impact de ces événements a parcouru tout le pays. Au plan national, on l’a vu, 8% des électeurs ont modifié leur vote à la suite des attentats. Cette proportion atteint 8% parmi les ruraux, 6% chez les habitants des agglomérations de province de moins de 100.000 habitants, 8% parmi ceux des agglomérations plus importantes et 11% parmi les personnes résidant dans la région parisienne. L’impact a donc été un peu plus puissant dans la région capitale, qui a été visée, sans pour autant que l’écart soit massif notamment avec les ruraux, a priori beaucoup moins exposés.
On peut alors se poser la question de savoir si l’impact des attentats a été plus déterminant dans les lieux où ils ont été commis. L’analyse menée à l’échelle des bureaux de vote des 10e et 11e arrondissements, où les terroristes ont frappé, ne montre aucun mouvement spécifique dans les quartiers touchés par rapport au reste de l’arrondissement et même par rapport à l’ensemble de Paris. En comparaison à l’élection européenne de 2014, le Front national ne progresse ni à Paris, ni dans le 11e arrondissement, où sont situés la majorité des lieux ciblés le 13 novembre, ni à l’échelle des bureaux de vote concernés comme on peut le voir sur le graphique 10.
Graphique 10 : Évolution du score du Front national entre 2014 et 2015 dans les différents quartiers du XIe arrondissement de Paris (en %)
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* établissements visés par les attentats
On notera que, dans le même département de l’Isère, la progression du vote Front national a été de 5,3 points dans la commune de Moirans, théâtre de violentes exactions (incendies de véhicules, dégradations diverses et affrontements avec les forces de l’ordre) de la part de gens du voyage quelques semaines avant le 1er Il est possible que ces événements très marquants aient contribué à doper localement le Front national, qui augmente moins fortement dans les communes limitrophes (+3,5 points) ou dans l’ensemble de l’Isère (+3,4 points). L’impact de l’affaire très médiatisée du blocage violent de l’autoroute A1 dans la Somme, en août 2014, par des gens du voyage a été moins net. Le Front national a progressé par rapport aux européennes de 4,6 points dans la commune de Roye, contre +3,8 points dans l’ensemble du département de la Somme.
Le parti lepéniste n’a pas davantage progressé dans le 10e arrondissement. Il recule même de 0,3 point dans le bureau de vote dont le périmètre englobe Le Petit Cambodge et Le Carillon. Il ne gagne qu’un point dans le bureau de vote comprenant les habitations situées de l’autre côté de la rue et l’évolution s’établit en moyenne à +0,1 dans les six bureaux limitrophes et à +0,7 à l’échelle de l’ensemble de l’arrondissement, ces chiffres invalidant l’hypothèse d’une réaction très localisée de l’électorat.
Qu’il s’agisse du 10e ou du 11e arrondissement, les quartiers touchés par les attentats ne se distinguent pas non plus par des évolutions spécifiques concernant les rapports de force au sein de la gauche. Le bloc Front de gauche + Europe Écologie-Les Verts cède un peu de terrain quand le Parti socialiste progresse fortement, mais dans les mêmes proportions que celles enregistrées dans les autres arrondissements de gauche de la capitale. Au regard de ces chiffres, il semble donc que les attentats de novembre, pour violents et spectaculaires qu’ils aient été, n’ont pas engendré de mouvements manifestes dans l’Est parisien mais que leurs effets se sont fait sentir de manière plus diffuse mais néanmoins réelle sur l’ensemble du territoire.
Dans ce contexte, on peut s’interroger sur le fait de savoir si la résilience de ces quartiers n’est pas due à leur sociologie très particulière faisant la part belle aux très diplômés et aux fameux «bobos», adeptes de la «culture des cafés et des terrasses». L’analyse du vote Front national dans les différents quartiers toulousains à l’élection présidentielle de 2012 n’avait pas non plus fait ressortir de mouvements significatifs ni à proximité de l’école Ozar Hatorah, attaquée par Mohamed Merah, ni dans le quartier de la Côte-Pavée, où il fut abattu au terme d’une violente fusillade avec les hommes du Raid, événements s’étant déroulés à peine un mois avant le premier tour de l’élection présidentielle. Même si ces quartiers toulousains étaient moins «bobos» que les 10e ou 11e arrondissements, il s’agissait également d’un environnement très urbain au cœur d’une grande métropole régionale. L’impact direct et localisé des attentats a-t-il alors été plus marqué dans d’autres «écosystèmes» ? Les autres cas étudiés appellent une réponse nuancée, même si un mouvement se dessine de manière un peu plus nette dans certains cas. Si l’on prend le cas de la commune de Dammartin-en-Goële, où est implantée l’imprimerie dans laquelle les frères Kouachi se sont retranchés et ont trouvé la mort le 9 janvier 2015, on constate une progression de 2,9 points du Front national entre les élections européennes et le premier tour des régionales. Dans les communes limitrophes, la progression est de 0,8 point, mais au plan départemental, la hausse atteint 3 points, soit le même niveau qu’à Dammartin. On ne peut donc pas parler d’un impact local dans le cas de Dammartin. En revanche, il semble y avoir eu un effet plus net sur ce vote à Saint-Quentin-Fallavier, dans l’Isère, où un salarié islamiste radicalisé a décapité son patron et essayé de faire exploser une usine de gaz industriel. Dans cette commune, le Front national a gagné 6 points entre 2014 et 2015, soit une progression plus marquée que dans les communes limitrophes (+2,1 points) ou qu’à l’échelle du département (+3,4 points)10. La commune de Lunel, dans l’Hérault, n’a pas subi d’attaque terroriste mais elle a défrayé la chronique à l’automne 2014 lorsque l’on a appris que plusieurs jeunes habitants de la commune avaient trouvé la mort en Syrie. D’autres décès suivirent et il fut révélé qu’au total pas moins d’une vingtaine de Lunellois avaient rejoint les rangs de Daesh. Lunel comptant seulement 25.000 habitants, le ratio entre le nombre de départs et le nombre d’habitants devint le plus élevé de France et la petite ville de l’Hérault a vu alors débarquer des équipes de télévisions françaises et étrangères et fut proclamée, dans les médias, «capitale française du djihad». Ce contexte très particulier a apparemment eu une répercussion électorale. Par rapport aux élections européennes, le Front national a gagné en moyenne 7,8 points à Lunel et dans les communes limitrophes, contre une progression de 5,5 points dans la deuxième couronne de communes, 5,8 points dans la troisième couronne et 6 points en moyenne dans le département.
Un tropisme frontiste renforcé parmi les gendarmes
«Gendarmes mobiles et gardes républicains : un vote très bleu-marine», Ifop Focus, no 115, juillet 2014.
Lors de l’élection présidentielle de 2012, nous avions mis en lumière un survote assez prononcé des gendarmes pour Marine Le Pen11. Il semblerait que les attentats et le contexte sécuritaire sont venus amplifier cette tendance. On constate en effet des niveaux de vote Front national élevés, voire très élevés, dans les bureaux de vote auxquels sont rattachées les casernes de gendarmeries mobiles ou de la garde républicaine. Le vote Front national, déjà structurellement puissant dans ces bureaux, a très clairement augmenté entre la présidentielle et les élections européennes, traduisant sans doute une exaspération des gendarmes et de leurs familles face à la politique sécuritaire et pénale du gouvernement mais aussi une profonde insatisfaction concernant leurs conditions de vie et de travail, ainsi que peut-être une radicalisation suite aux événements comme ceux de Notre-Dame-des-Landes. Or, dans plusieurs bureaux de vote tests que nous avons pu identifier, non seulement ce niveau élevé n’a pas diminué mais il a encore grimpé entre les européennes et les régionales comme le montre le tableau 8.
Tableau 8 : Évolution du vote Front national dans certains bureaux de vote auxquels des casernes de gendarmes sont rattachées (en %)
À Hyères, Amiens et Lyon, il s’agit de casernes de gendarmes mobiles, et à Nanterre, d’une caserne de la garde républicaine. Le bureau de Nanterre présente une autre spécificité qui est de ne compter parmi les inscrits sur la liste électorale uniquement que des gendarmes (en l’occurrence des gardes républicains) et leurs familles, alors que, dans les autres exemples cités, la population de gendarmes constitue certes une part importante du corps électoral du bureau de vote mais est associée à des «civils» habitant le quartier qui votent également dans le même bureau. Le cas de Nanterre permet donc de disposer d’un échantillon «chimiquement pur» pour suivre le vote des gendarmes, même s’il s’agit d’un corps spécifique qui est celui de la garde républicaine.
Deux autres bureaux présentent les mêmes caractéristiques, il s’agit des bureaux nos 10 et 11 de Versailles, qui correspondent au camp de Satory. Ce camp abrite des militaires, des unités blindées de la gendarmerie, mais aussi le très prestigieux GIGN, engagé en première ligne face aux frères Kouachi à Dammartin-en-Goële. Dans ces deux bureaux également, la progression du vote frontiste a eu lieu entre 2012 et 2014, puis de nouveau entre 2014 et 2015.
Graphique 11 : Évolution du vote Front national entre 2012 et 2015 dans le camp de Versailles-Satory (en %)
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