Résumé

Introduction

I.

Les ressorts de la vague bleu marine

II.

Le FN a mieux mobilisé son électorat et a contribué au léger recul de l’abstention

III.

Des droites qui ne profitent pas du rejet du pouvoir en place

1.

L’UMP subit également la pression du FN

2.

Le centre peine à dépasser son étiage

3.

debout la république : la flamme vacillante du souverainisme

4.

le mouvement de la Manif pour tous : un échec électoral

IV.

Le vote blanc : les bonnets rouges s’invitent aux urnes

1.

une logique de fief très marquée

2.

Les racines historiques du vote troadec : des bonnets rouges de 1675, aux campagnes communistes de l’après-guerre

3.

une concurrence directe sur le vote ps et une capacité à contenir la poussée FN

Voir le sommaire complet Replier le sommaire

Résumé

Le score du Front national constitue assurément l’enseignement majeur de ce scrutin. Sociologiquement et géographiquement parlant,  la puissante dynamique frontiste s’explique par un double mouvement  :  une consolidation dans les secteurs où ce parti était déjà ancré (catégories populaires, tranches d’âge actives) et une progression et une diffusion dans les milieux jusqu’à présent réfractaires (seniors, les catholiques, la France de l’Ouest). Les niveaux atteints dans certains territoires ruraux et périurbains sont parfois spectaculaires et la poussée frontiste y a bousculé des bastions de gauche (comme dans le Nord-Pas-de-Calais ou la Nièvre), mais aussi des fiefs de droite (comme dans la Beauce ou en Picardie).

L’UMP se trouve de fait réduite à la portion congrue et ne parvient à arriver en tête que dans les zones les plus favorisées (centres-villes, communes huppées, zones frontalières, régions touristiques et balnéaires). Cette répartition spatiale renvoie à l’écrasante domination du FN dans l’électorat populaire et à la concurrence de plus en plus vive exercée dans les classes moyennes. L’UMP a dû également faire face à la concurrence de la liste UDI-Modem, qui a obtenu un score conforme à l’étiage traditionnel du centre lors d’élections européennes mais qui a sensiblement progressé par rapport à 2009 dans tous les fiefs des notables centristes, le cas de la Mayenne de Jean Arthuis étant le plus emblématique.

Jérôme Fourquet,

Directeur du département opinion et stratégies d’entreprises de l’Ifop

Remerciements

Pour mener à bien cette étude, nous nous sommes appuyés à la fois sur les résultats des enquêtes d’opinion de l’Ifop, sur de la cartographie et des analyses de géographie électorale menées à différentes échelles, mais aussi sur des calculs de corrélations entre les votes et des indicateurs socio- économiques. Nous remercions  très  chaleureusement  Céline  Colange,  du laboratoire de Modélisation et Traitements graphiques en géographie (MTG) de l’université de Rouen, pour la réalisation de ces nombreuses et pertinentes cartes, ainsi que Jean-Philippe Dubrulle et Sylvain Manternach, du département Opinion de l’Ifop, pour leur aide précieuse dans le traitement des données.

Pour mener à bien cette étude, nous nous sommes appuyés à la fois sur les résultats des enquêtes d’opinion de l’Ifop, sur de la cartographie et des analyses de géographie électorale menées à différentes échelles, mais aussi sur des calculs de corrélations entre les votes et des indicateurs socio- économiques. Nous remercions  très  chaleureusement  Céline  Colange,  du laboratoire de Modélisation et Traitements graphiques en géographie (MTG) de l’université de Rouen, pour la réalisation de ces nombreuses et pertinentes cartes, ainsi que Jean-Philippe Dubrulle et Sylvain Manternach, du département Opinion de l’Ifop, pour leur aide précieuse dans le traitement des données.

I Partie

Les ressorts de la vague bleu marine

En dépit du caractère spectaculaire des résultats du Front national (FN), l’analyse des enquêtes d’opinion et de la carte électorale ne montre pas de bouleversements majeurs des structures du vote frontiste. Comme nous allons le voir, on assiste en fait à un renforcement sans précédent de ce vote dans les catégories où il était déjà historiquement puissant et à sa diffusion dans les segments de la société et les territoires qui lui étaient jusqu’à présent réfractaires.

Notes

1.

résultats issus du sondage Jour du vote : profil des électeurs et clefs du scrutin européen, réalisé par l’Ifop et Fiducial pour i>télé, Paris-Match et sud radio, le 25 mai 2014 auprès de 3 373 personnes inscrites sur les listes électorales.

+ -

un vote toujours davantage masculin et émanant des générations les moins âgées

Le gender gap continue d’exister dans l’électorat FN, puisque ce parti a réuni 27% des suffrages des hommes s’étant déplacés aux élections européennes contre 22% des femmes1 (voir tableau 1). Cet écart hommes/femmes est de 5 points pour un score moyen de 25 %, alors qu’il atteignait 3 points pour un score global de 18 % à la présidentielle de 2012 et qu’il était de 6 points pour un score moyen de 17% en 2002. Depuis l’arrivée de Marine Le Pen à la tête du mouvement, l’écart s’est donc réduit, le verrou existant dans l’électorat féminin ayant sauté dans les jeunes générations mais continuant d’exister partiellement parmi les femmes les plus âgées. Le fait que Marine Le Pen soit une jeune femme, divorcée et mère, a sans doute contribué à cette progression dans l’électorat féminin, tout comme son attention à certaines thématiques de la vie quotidienne et la proscription dans ses discours et interviews des propos machistes et virils qu’affectionne son père.

tableau 1 : Le vote FN parmi les hommes et les femmes, selon l’âge

Parallèlement à ce mouvement, le FN renforce son assise dans toutes les générations sans pour autant gommer les différences préexistantes. Il culmine ainsi à 32 % parmi les 35-49 ans, situés au cœur de la pyramide des âges et au sein desquels les actifs sont proportionnellement les plus nombreux, le score étant légèrement inférieur au sein des 18-35 ans (27 %) et des 50-64 ans (28 %), tranche d’âge dans laquelle les retraités et les inactifs sont déjà assez représentés. On notera que dans ces trois générations, le FN est en tête, y compris chez les plus jeunes. Il n’y a que parmi les plus de 65 ans, où l’UMP est très implantée (30 % des voix), que le FN est distancé avec un score de « seulement » 16 % parmi les seniors. Mais, par rapport à l’élection présidentielle, la progression est cependant sensible parmi les retraités puisque le score du FN y est passé de 9 à 16 %. Les personnes âgées constituent   la tranche d’âge la moins acquise au FN, mais il a nettement renforcé son audience dans cet électorat stratégique car nombreux et très civique (63 % de votants parmi les seniors, contre 43 % dans l’ensemble de la population).

 

 

Notes

2.

seuls 39% des ouvriers se sont rendus aux urnes le 25 mai.

+ -

le Fn s’enracine dans les milieux populaires et parmi les moins diplômés

Le vote FN aux européennes demeure très clivé sociologiquement. Il atteint des proportions de plus en plus impressionnantes dans l’électorat populaire avec 41 % parmi les ouvriers s’étant rendus aux urnes2 et 35 % chez les employés, soit une moyenne de 38 % sur l’ensemble des catégories populaires. Le niveau diminue ensuite à 25 % parmi les professions intermédiaires (techniciens, contremaîtres, agents de maîtrise) et n’est plus que de 14 % chez les cadres supérieurs et les professions libérales, qui restent les plus hermétiques aux idées du FN. Si le vote frontiste décroît au fur et à mesure que l’on s’élève dans l’échelle sociale, les artisans, commerçants et chefs d’entreprise échappent à cette règle avec un score de 32 % pour les listes Bleu Marine. Mais plus que le niveau hiérarchique ou le revenu, c’est encore et toujours le niveau de diplôme qui structure en fait le plus fortement le vote FN (voir graphique 1). Moins une personne est diplômée, plus elle aura tendance à voter FN, avec un maximum de 41 % auprès des personnes sans diplôme. La détention d’un capital culturel prémunit donc du vote FN, dont le discours apparaît inaudible aux plus diplômés, alors que les solutions radicales proposées séduisent de plus en plus les peu diplômés, qui sont aussi les plus fragiles et les plus exposés sur le marché du travail.

graphique 1 : un vote FN très indexé sur le niveau de diplôme

Si les variables du niveau de diplôme et de la catégorie socioprofessionnelle jouent fortement sur le vote FN, la pénétration frontiste dans les milieux populaires ne se fait pas sentir avec la même intensité selon les régions. Ainsi, alors que les listes du FN ont obtenu autour de 50 % des voix des employés et ouvriers dans le nord et dans l’est de la France, les milieux populaires du Grand Ouest ou de l’Île-de-France ont nettement moins voté pour ce parti (voir tableau 2).

tableau 2 : Dans les milieux populaires, des différences assez marquées selon les régions en ce qui concerne le FN

Notes

3.

Voir à ce propos Michel Bussi, Christian Vandermotten et Gilles Van Hamme, « Les dimensions spatiales de la droitisation de la classe ouvrière », in Jean-Michel De Waele et Mathieu Vieira (dir.), Une droitisation de la classe ouvrière en Europe ?, economica, 2012.

+ -

4.

sondage Ifop pour L’Humanité réalisé par Internet le 25 mai 2014 auprès d’un échantillon de 3 373 personnes inscrites sur les listes électorales.

+ -

En fonction de l’histoire politique et religieuse, de la spécialisation du tissu économique de la région, de l’importance de l’immigration et de l’impact de la crise, la porosité des milieux populaires au FN n’est donc pas identique dans les différents territoires et une forte présence ouvrière ne conduira pas systématiquement à un vote FN aussi massif dans toutes les régions3.

L’influence syndicale rentre notamment en ligne de compte. En effet, si les listes Bleu Marine ont conforté leur enracinement dans le monde du travail en obtenant en moyenne 30% des voix parmi les salariés, le niveau atteint est encore plus élevé parmi les salariés se déclarant proches d’aucun syndicat : 34 % contre 25 % parmi ceux ayant déclaré une proximité avec une centrale syndicale4. En critiquant régulièrement les « appareils syndicaux coupés de la base et d’abord soucieux de défendre leurs seuls intérêts », le FN vise spécifiquement les larges pans du salariat qui sont aujourd’hui éloignés (du fait de l’absence de représentation syndicale dans de très nombreuses petites et moyennes entreprises) ou en défiance avec ces organisations (par conviction, par rejet anti-élites ou par déception face à une action syndicale qui ne permettrait pas d’améliorer le quotidien ou de défendre l’emploi menacé). Mais même parmi le salariat le moins éloigné des syndicats, le discours social-étatiste, protectionniste et identitaire du FN rencontre un certain écho : 33% des sympathisants de FO, 22% de ceux de la CGT et  17% de ceux de la CFDT ont ainsi voté pour ses listes aux européennes.

Les digues sont donc de plus en plus poreuses et le FN accroît son assise dans le monde du travail avec une audience d’autant plus forte que la crise fait durement sentir ses effets. En effet, si les chômeurs ne constituent pas l’essentiel de l’électorat frontiste, on constate néanmoins une corrélation très nette entre taux de chômage et vote FN. Plus le taux de chômage est important dans une commune et plus, en tendance, le score du parti de Marine Le Pen est élevé (voir graphique 2). Ce vote, on le sait depuis longtemps, a de nombreuses dimensions, mais il revêt de plus en plus l’aspect d’un vote de crise émis par les électeurs de territoires fragilisés, que ces électeurs soient eux-mêmes au chômage, qu’ils aient peur de s’y retrouver, ou qu’ils soient inquiets et révoltés par le déclin économique de leur région et son cortège de difficultés sociales.

 

graphique 2 : scores du FN aux européennes 2014 en fonction du taux de chômage dans le bassin d’emploi de la commune (4e trimestre 2013)

note de lecture : Dans les communes comptant moins de 8 % de chômeurs, le FN a obtenu en moyenne 21,6 % des voix. Dans les communes comptant 8 à 9 % de chômeurs, le score du FN est tiré à la baisse (19 %) du fait de la présence de Paris, commune très atypique, dans cette strate.

Notes

5.

Il a été dit que c’était la crainte du FN qui motivait le refus de Martine Aubry et d’autres élus socialistes du Nord-Pas-de-Calais de fusionner avec la Picardie dans le cadre de la réforme un rapide calcul montre que la menace que fait peser le FN sur le Ps est presque aussi forte dans la configuration actuelle que dans l’hypothèse d’une fusion. Aux européennes, l’avance (considérable) du parti de Marine Le Pen sur celui de Martine Aubry est de 22,6 points dans le Nord-Pas-de-Calais contre 25 points dans l’ensemble Nord-Pas-de- Calais/Picardie.

+ -

6.

Deux facteurs peuvent expliquer ces écarts. D’une part, Louis Aliot, en Languedoc-roussillon, et Jean-Marie Le Pen, en Provence-Alpes-Côte d’Azur, ont vraisemblablement présenté une moindre attractivité électorale que Marine Le D’autre part, les départements nordistes et picards, populaires et en crise, avaient déjà offert des votes plus importants que les fiefs méditerranéens à la présidentielle.

+ -

une progression géographique tous azimuts

À première vue, la carte du vote FN de 2014 ressemble à s’y méprendre à la carte traditionnelle du vote frontiste (voir carte 1). On distingue toujours très nettement la ligne Cherbourg-Valence-Perpignan, à l’est de laquelle se concentre l’essentiel des zones de force du FN (à l’exception de la vallée de la Garonne). Dans cette France de l’Est, on repère toujours les grandes agglomérations (notamment la région parisienne) qui ressortent en clair et se détachent, telles des enclaves, des campagnes et des zones périurbaines votant nettement plus FN.

Mais si les structures géographiques restent globalement les mêmes, c’est le niveau qui a changé. Tout se passe comme si on avait en fait assisté à une montée généralisée des eaux Bleu Marine partout en France, le FN arrivant en tête dans 71 départements. Cette poussée très spectaculaire a fait atteindre au FN des niveaux sans précédent dans bon nombre de ses bastions traditionnels. C’est notamment le cas dans la circonscription Nord- Ouest, où la dynamique a été encore renforcée par le fait que Marine Le Pen était tête liste. On a ainsi enregistré 40 % dans l’Aisne, 38,9 % dans le Pas-de-Calais, 38,3 % dans l’Oise, 37,2 % dans la Somme et 32,8 % dans le Nord5. Les départements méditerranéens ne sont pas en reste, même s’ils arrivent légèrement derrière6 : 36,4 % dans le Vaucluse, 35,2 % dans les Pyrénées-Orientales, 35 % dans le Var, 33,2 % dans les Alpes-Maritimes et 32,5 % dans les Bouches-du-Rhône.

carte 1 : Vote pour les listes du FN aux élections européennes 2014 (en % des suffrages exprimés)

Dans la circonscription Nord-Ouest, les scores atteints sont spectaculaires et le FN démontre une nouvelle fois son caractère « tout-terrain ». Il atteint en effet des niveaux très élevés dans les terroirs de droite, qu’il s’agisse  de l’Artois (43,3% dans le canton de Pas-en-Artois, 40,1% dans celui d’Avesnes-le-Comte ou bien encore 39,1% dans celui d’Aubigny-en-Artois), des Flandres (37,4% dans le canton de Wormhout 33,7% dans celui de Steenworde) ou du plateau picard, dans la Somme (41% dans le canton de Molliens-Dreuil, 37,9% dans celui de Conty ou 37,6% dans celui de Poix- de-Picardie). Mais il progresse aussi de nouveau dans le bassin minier du Pas-de-Calais, historiquement ancré à gauche (voir tableau 3).

tableau 3 : Le score du FN dans quelques communes du bassin minier du Pas-de-Calais

La pénétration du vote FN dans des terroirs de gauche ne s’est pas limitée au Nord-Pas-de-Calais et à la Picardie, loin s’en faut. Les listes Bleu Marine obtiennent ainsi des scores très élevés dans les campagnes de la Nièvre (33,9 % dans le canton de Pouilly-sur-Loire, 30 % dans celui de Saint-Pierre- le-Moûtier7) ou du Cher (36,2 % dans le canton de Nérondes, 34,3% dans celui de Léré, 34,1% dans celui de Sancergues). C’est également le cas plus au sud, dans d’autres fiefs ruraux de la gauche en Haute-Garonne, dans l’Aude ou bien encore en Ariège (voir graphique 3).

graphique 3 : Les résultats du FN dans des communes rurales de Haute-Garonne, de l’Aude et de l’Ariège

Les campagnes conservatrices ne sont pas restées à l’écart de ce mouvement et ont, dans de nombreuses régions, elles aussi massivement voté pour le FN, que ce soit par exemple en Eure-et-Loir (36,5% dans le canton de Senonches, 36% dans celui de Brezolles), dans le Loiret (38,8 % dans le canton de Château-Renard, 41,7% dans celui de Courtenay) ou bien encore en Haute-Marne (42,7% dans le canton de Wassy, 46,4% dans celui de Chevillon).

Notes

8.

Progression en pourcentage qui doit être relativisée du fait du très fort différentiel d’abstention entre l’élec- tion présidentielle et les élections européennes. on notera néanmoins, comme l’a montré Joël Gombin, que le FN, en dépit de ce très fort différentiel d’abstention, a obtenu davantage de voix qu’à la présidentielle dans 5 000 communes, ce qui illustre bien l’ampleur de la poussée frontiste lors des européennes.

+ -

La progression par rapport à l’élection présidentielle8 a en fait été un mouvement général qui a concerné l’ensemble de l’espace rural et périurbain, mais son intensité a été la plus forte dans les zones où le FN était déjà le plus puissant. Si l’on calcule le vote FN selon un gradient d’urbanité, indicateur défini par la distance qui sépare une commune de l’agglomération de plus de 200 000 habitants la plus proche, on observe en effet que le pic du vote FN est atteint pour les strates de communes situées entre 30 et 60 kilomètres de la grande ville la plus proche (voir graphiques 4 et 5). Or c’est déjà dans ce grand périurbain que, depuis 2002, Jean-Marie Le Pen puis sa fille obtenaient leurs meilleurs résultats, les niveaux chutant rapidement quand on se rapprochait du cœur des grandes agglomérations et diminuaient plus lentement quand on allait vers les territoires les plus éloignés (plus de 70 kilomètres d’une métropole régionale).

Dans le « rural profond », le vote FN se maintient à des niveaux élevés en captant une part de l’expression du sentiment d’abandon et d’isolement que ressentent ces habitants, qui se perçoivent parfois comme des citoyens de seconde catégorie. On constate ainsi par exemple qu’à taille de commune identique (moins de 3 500 inscrits), le vote FN est un peu plus marqué (29,8 %) dans les communes situées sur une limite départementale (non nationale) où l’éloignement vis-à-vis du centre économique et administratif local a des chances d’être le plus fortement ressenti, que dans les communes rurales non frontalières (28,7 %, soit 1,1 point d’écart).

De la même façon, on relève de bons scores du FN dans certains fiefs de Chasse Pêche Nature Traditions (CPNT), mouvement qui avait fait office de porte-voix de cette colère rurale : par exemple 44,8 % dans le canton de Rue et 42,4 % dans celui de Nouvion, dans la Somme, ou bien 37,8 % dans celui de Lesparre-Médoc, en Gironde. A contrario, les résultats sont moins spectaculaires dans d’autres bastions des chasseurs : 23,5 % dans le canton de Cazaubon (Gers), 23,2 % dans celui de Saint-André-de-Valborgne (Gard) ou 22 % dans le canton d’Olargues (Hérault), signe que tout l’électorat « chasseur et rural » (politiquement très composite) n’a pas basculé vers le FN.

 

note de lecture : Dans les communes situées à moins de 10 kilomètres du centre de l’aire urbaine de 200 000 habitants la plus proche, le FN a obtenu en moyenne 19,5 % aux européennes contre 14,3 % à la présidentielle de 2012. Le graphique fait apparaître une trajectoire du vote FN selon la distance aux grandes villes prenant une forme en cloche de plus en plus en marquée avec un écart très important entre le sommet de la courbe (les communes situées à 30 à 60 kilomètres des grandes villes) et son point bas (le cœur des aires urbaines). Le niveau de vote FN a en effet également augmenté dans les grandes villes et leur immédiate périphérie mais nettement moins que dans le périurbain, alors que cet espace constituait déjà la zone de plus fort vote frontiste lors des précédents scrutins.

graphique 4 : score moyen du FN en fonction de la distance aux grandes villes

note de lecture : Dans les communes situées à moins de 10 kilomètres du centre de l’aire urbaine de 200 000 habitants la plus proche, le FN a progressé en moyenne de 5,2 points entre la présidentielle et les européennes.

 graphique 5 : évolution du score du FN entre l’élection présidentielle de 2012 et les européennes de 2014 en fonction de la distance aux villes

Du coup, jamais la polarisation spatiale de ce vote n’avait été aussi forte que lors de ces élections et jamais les communes du grand périurbain (communes situées entre 30 et 60 kilomètres d’une aire urbaine de plus de 200.000 habitants) n’étaient aussi nettement apparues comme le cœur nucléaire du vote frontiste. Au plan géographique comme au niveau sociodémographique, la dynamique frontiste lors de ces élections européennes s’est bien traduite par un double mouvement : un renforcement très net de l’audience du parti dans les catégories déjà les plus acquises (hommes, tranches d’âge actives, milieux populaires, salariés sans attache syndicale et habitants du périurbain) et une diffusion dans les groupes jusqu’ici les plus réfractaires (femmes, seniors, CSP+, salariés proches d’un syndicat, habitants des grandes villes).

II Partie

Le FN a mieux mobilisé son électorat et a contribué au léger recul de l’abstention

Dans un scrutin fortement abstentionniste comme celui des européennes, la capacité des différents partis à faire aller voter leur électorat est décisive. Marine Le Pen ne s’y est pas trompée et a axé toute une partie de son très offensif discours du 1er mai 2014, place de l’Opéra, à Paris, sur la nécessaire mobilisation de ses électeurs à qui elle s’est adressée en ces termes : « Ne me décevez pas et allez voter. » Au regard de nos chiffres, il semble que cet appel ait été assez entendu. En effet, alors que le taux de participation s’est établi à 43 % en moyenne, il a atteint 52% dans l’électorat de Marine Le Pen du premier tour de la présidentielle, contre 57% dans celui de Nicolas Sarkozy mais seulement 43% dans celui de François Hollande et 35% dans celui de Jean-Luc Mélenchon.

À la lumière de ces chiffres, plusieurs constats peuvent être établis. D’une part, le FN a relativement bien mobilisé son électorat, ce qui était loin d’être acquis au regard de la composition sociologique de cet électorat structurellement plus abstentionniste que la moyenne (du fait de la surreprésentation dans ses rangs des milieux populaires et des jeunes). Mais les élections partielles et les dernières municipales avaient déjà démontré la détermination de cet électorat qui, bien que tendanciellement plus abstentionniste, s’était bien mobilisé car voulant en découdre. Second constat, le parti de Marine Le Pen a plus mobilisé que la gauche, ce qui a contribué à nourrir sa dynamique et à gonfler mécaniquement son résultat final. Pour autant, selon nous, son score ne doit pas être minoré ou relativisé du fait du haut niveau de l’abstention. En effet, pour certains commentateurs, le résultat du FN serait en fait en trompe l’œil car il aurait mobilisé l’essentiel de ses forces quand les autres partis politiques auraient vu leurs électeurs déserter les urnes. Cette vision est erronée dans la mesure où le parti lepéniste est loin d’avoir engagé toutes ses ressources électorales dans cette bataille, puisque près d’un électeur sur deux de Marine Le Pen à la présidentielle s’est abstenu aux européennes. Le FN dispose d’une armée de réserve nombreuse qui pourra se mobiliser à l’occasion d’autres scrutins, notamment lors de la présidentielle de 2017. L’existence de réserves électorales pour le FN a déjà été démontrée lors des élections partielles (législatives partielles de Beauvais et de Villeneuve- sur-Lot, cantonale partielle de Brignoles) et des municipales où, lorsqu’il était en situation de duel, le FN a progressé systématiquement et assez nettement entre les deux tours.

Concernant les liens entre abstention et niveau du vote FN, il convient maintenant de valider ou d’invalider l’idée selon laquelle, le succès du FN aurait contribué au léger recul de l’abstention. En effet, alors que l’abstention progressait de façon récurrente à chaque scrutin européen (exception de 1994, nous y reviendrons), ce mouvement de hausse a été stoppé cette année et l’abstention a même légèrement reculé (voir graphique 6).

graphique 6 : évolution de l’abstention aux élections européennes en France (en %)

Selon les calculs que nous avons effectués au niveau des 4 000 cantons français, il ressort qu’un lien assez net existe entre le recul de l’abstention et la dynamique frontiste (voir tableau 5) : plus le FN a progressé par rapport à son score de 2009, et plus le recul de l’abstention a été marqué.

tableau 5 : La dynamique frontiste a contribué au recul de l’abstention

note de lecture : Dans les cantons où, par rapport à 2009, le FN a progressé entre + 5,6 et + 10 points, l’abstention a reculé en moyenne de 2,07 points. La corrélation n’est certes pas parfaite et totale, mais elle est néanmoins très claire. Tout se passe comme si le FN était parvenu à faire rentrer dans le jeu électoral une partie de l’électorat populaire (qui s’abstient habituellement lors de ce type de scrutin), tout comme l’avait fait la liste Tapie en 1994, seul autre scrutin européen où l’abstention avait reculé. Ceci constitue de notre point de vue un élément supplémentaire venant illustrer le caractère tout à fait inédit de la poussée frontiste qu’on aurait tort de relativiser. Hormis en 1984, scrutin où le FN fit son entrée sur la scène politique française, les européennes ont toujours été des élections défavorables à ce parti, du fait notamment de la forte abstention et de la présence de listes concurrentes (souverainistes, chasseurs, mégrétistes…). Dans ce contexte, le score du FN a depuis trente ans oscillé aux européennes entre 5,7 % en 1999 et 11,7 % en 1989. Quand on met en regard cet étiage traditionnel avec les 24,9 % obtenus cette année, on ne peut qu’être saisi par l’ampleur de la poussée. La mise en perspective historique interpelle encore davantage quand elle fait apparaître que, pour chaque européenne, le FN a systématiquement obtenu des résultats plus élevés (et parfois beaucoup plus élevés) à l’élection présidentielle suivante (voir graphique 7).

graphique 7 : résultats du FN aux élections européennes et aux élections présidentielles consécutives

III Partie

Des droites qui ne profitent pas du rejet du pouvoir en place

Notes

9.

Le FN n’a pas présenté de liste dans 10 des 29 villes de plus de 10 000 habitants où Marine Le Pen a dépassé les 30 % à la présidentielle et dans 17 des 42 communes où elle avait obtenu entre 27 et 30 % des Ce fut notamment le cas à Freyming-Merlebach, stiring-Wendel et Amnéville, en Moselle, ou bien encore rognac ou Châteauneuf-les-Martigues, dans les Bouches-du-rhône.

+ -

Alors que, deux mois avant les élections européennes, l’impopularité record de l’exécutif s’était traduite par une victoire éclatante de la droite lors des élections municipales, l’Union pour un mouvement populaire (UMP), l’union de l’Union des démocrates et indépendants avec le Mouvement démocrate (UDI-Modem) et Debout la République (DLR) n’ont pas bénéficié du même vent porteur lors de ce scrutin, qui se solde même par un grave échec pour l’UMP. La nature à deux tours du scrutin municipal favorisant  le  vote  utile mais aussi l’absence de liste FN dans un nombre très important de communes9 avaient permis à l’UMP et à ses alliés (qui, contrairement aux européennes, étaient souvent unis aux municipales) de juguler la menace FN. Les enjeux des municipales (conserver des mairies ou en conquérir à la gauche et sanctionner le gouvernement) ont également permis un bon rassemblement de l’électorat de droite derrière les listes UMP, alors que le débat européen a une nouvelle fois mis à jour des différences de sensibilité au sein de la droite, dont de nombreux pans de l’électorat ont opté pour des votes alternatifs.

1

L’UMP subit également la pression du FN

La carte du vote UMP (voir carte 2 page 22) porte les stigmates de la défaite essuyée lors de ces élections européennes, qui a vu la principale formation d’opposition être reléguée en deuxième position, loin derrière le FN et franchissant à peine la barre des 20%, alors que le gouvernement socialiste battait des records d’impopularité. Tel un relief ayant subi une forte érosion, n’apparaissent plus que les zones de force de la droite les plus solides, tous les points d’appui secondaires ayant été arasés.

Alors que l’on observe habituellement des niveaux de vote élevés pour l’UMP sur de larges territoires, les fiefs qui ont résisté apparaissent très disséminés et réduits à leur cœur nucléaire. Dans l’Ouest, on retrouve une partie du Léon et de la Bretagne intérieure, la Manche et le bocage ornais, la Vendée, le Choletais et le nord des Deux-Sèvres, mais la Mayenne, la majeure partie de l’Ille-et-Vilaine, de la Loire-Atlantique, du Finistère et du Morbihan manquent à l’appel.

carte 2 : Vote pour les listes de l’uMP aux élections européennes 2014 (en % des suffrages exprimés)

Notes

10.

si la poussée frontiste a été particulièrement forte dans la circonscription Nord-ouest, l’uMP y a moins souffert de la concurrence parallèle de l’uDI-Modem. Au total, la liste emmenée par Jérôme Lavrilleux n’y recule « que » de 5,5 points par rapport à 2009, alors que dans l’ouest, où la liste centriste de Jean Arthuis a fait un score élevé, le recul pour l’uMP s’établit 7,5 points. on notera que c’est dans la circonscription sud-ouest, où Michèle Alliot-Marie a remplacé Dominique Baudis comme tête de liste, que le reflux par rapport à 2009 est le plus fort, puisqu’il atteint 8,4 points : 18,5 % contre 26,9 % en 2009.

+ -

Sous la poussée frontiste, les positions de la droite ont été disloquées dans la circonscription Nord-Ouest où ne surnagent que le Perche, le Pays de Caux, la Thiérache et l’arrondissement de Montreuil10 dans le Pas-de-Calais. Au sud de la Loire, la situation est très préoccupante car aux traditionnels bastions de la gauche (Limousin, Landes, Midi-Pyrénées) réfractaires à l’UMP se sont ajoutés les territoires où le centre bayrouiste a fait des voix (Aquitaine) et les effets de la vague Bleu Marine. Ne subsistent que le réduit auvergnat (Cantal, Haute-Loire, nord de la Lozère et de l’Aveyron et Haute- Corrèze), le Pays basque, le bassin d’Arcachon, la Côte d’Azur, le Rhône, la Loire et une partie de la Savoie.

Dans la circonscription Est, la droite a mieux résisté (la poussée frontiste y a été aussi forte, mais le centrisme et la gauche y sont moins présents), avec de vastes zones foncées apparaissant sur la carte et comprenant toute la Champagne-Ardenne, mais aussi le nord de la Côte-d’Or, la Haute-Saône, le Doubs, l’Alsace et, plus au sud, la Bresse et le Mâconnais.

Mais, dans l’ensemble de ces zones de vote élevé pour la droite, l’UMP est-elle pour autant parvenue à virer en tête et à y devancer le FN alors qu’au plan national ce dernier devance très nettement l’UMP de 4 points ? Force est de constater que cette domination se retrouve également au plan géographique (voir carte 3), puisque la formation frontiste surclasse le parti de droite sur une grande partie du territoire avec une avance supérieure à 14 points (ce qui est énorme) dans le Nord-Pas-de-Calais, en Picardie, en Haute- Normandie, mais aussi dans toute une partie de la Lorraine, sur le pourtour méditerranéen ou le long de la Garonne.

carte 3 : rapport de forces FN/uMP aux élections européennes 2014 (en % des suffrages exprimés)

Notes

11.

« Le vote des catholiques aux élections européennes », sondage Ifop pour La Croix, réalisé par Internet le 25 mai 2014 auprès d’un échantillon national représentatif de 3 373 personnes inscrites sur les listes électorales.

+ -

La droite ne parvient à résister à la poussée frontiste que dans un nombre limité d’endroits (en bleu sur la carte) qui correspondent, pour l’essentiel, à trois types de territoires. Il s’agit en premier lieu de zones de tradition catholique comme le Léon, le sud de la Manche, l’ouest de l’Ille-et-Vilaine (entre Fougères et Vitré), les Mauges et le Choletais, le bocage vendéen et le nord des Deux-Sèvres, le Cantal, l’Aveyron, la Lozère, une partie de la Haute-Loire et des Pyrénées-Atlantiques et de l’Alsace. Au plan national, une enquête de l’Ifop11 a d’ailleurs montré que les catholiques pratiquants votaient majoritairement pour l’UMP (34%) et que c’est dans ce groupe que l’avance sur le FN était la plus significative puisqu’elle s’établissait à 14 points. Le parti lepéniste obtient néanmoins 20% parmi les catholiques pratiquants, qui demeurent donc plus réfractaires à ce vote que les catholiques non pratiquants (28%). Mais comme on l’a vu précédemment pour d’autres catégories (seniors, salariés proches d’un syndicat), et ceci constituant un signe supplémentaire de sa « banalisation », le vote FN atteint désormais des niveaux élevés même dans les populations qui lui étaient historiquement les plus opposées, comme ce fut longtemps le cas des catholiques pratiquants. À ces bastions catholiques s’ajoutent des enclaves aisées. Le cas du Haut- Rhin est assez parlant de ce point de vue. Sur l’ensemble du département, notamment dans les zones les plus rurales, le FN (30 %) distance largement l’UMP (23,4 %). Mais le rapport de force s’inverse dans une bonne partie des communes situées sur la Route des vins (voir tableau 6).

Dans ces terroirs privilégiés, viticulture et tourisme assurent un train de vie relativement confortable à une large frange de la population locale. La prospérité de ces villages tranche avec la situation d’autres espaces ruraux haut-rhinois moins favorisés et on constate au plan électoral que bon nombre de ces communes viticoles ont placé l’UMP devant le FN contrairement à la tendance départementale, nettement plus favorable au FN.

 

tableau 6 : Haut-rhin : l’uMP devance le FN dans certaines communes de la route des vins

De la même façon, il est frappant de constater que sur l’ensemble de la grande région Nord-Pas-de-Calais-Picardie, la liste UMP ne devance celle du FN que dans trois cantons isolés : les très privilégiés cantons de Marcq-en-Baroeul (le « Neuilly lillois »), du Touquet (canton de Montreuil) et  de  Chantilly. On retrouve une configuration identique un peu plus au sud, en Haute- Normandie et dans le Calvados, où les seules poches de résistance bleues sont situées à Bois-Guillaume et Mont-Saint-Aignan (banlieues aisées de Rouen) et dans les cantons de Trouville, Ouistreham et Creully (qui comprend la station balnéaire de Courseulles-sur-Mer). Sur la façade atlantique, hormis les terroirs catholiques déjà évoqués, les quelques points d’appui de l’UMP sont également constitués par des stations balnéaires ou zones touristiques favorisées : côte bigoudène dans le Finistère, golfe du Morbihan, cantons de Guérande, de La Baule et de Pornic en Loire-Atlantique, des Sables-d’Olonne en Vendée, de l’île de Ré, de La Rochelle et de Royan, en Charente-Maritime, le bassin d’Arcachon en Gironde, la côte landaise et enfin la côte basque dans les Pyrénées-Atlantiques. Dans la plupart de ces départements, dès que l’on s’éloigne du littoral et que l’on quitte les enclaves aisées où retraités, professionnels du tourisme et professions libérales sont surreprésentés, le vote FN prend immédiatement l’ascendant sur l’UMP dans l’arrière-pays (voir graphique 8).

graphique 8 : scores de l’uMP et du FN dans quelques cantons de l’est du Calvados : l’uMP ne résiste que sur le littoral

Ce constat géographique correspond parfaitement aux rapports de force observés par catégories socioprofessionnelles dans nos cumuls d’enquêtes. Parmi les cadres supérieurs et professions libérales et chez les retraités, l’UMP s’impose sur le FN. Ce dernier, en revanche, l’emporte auprès des commerçants, artisans et chefs d’entreprise ainsi que des professions intermédiaires, puis surclasse spectaculairement l’UMP dans les milieux populaires (voir tableau 7).

tableau 7 : Le score de l’UMP et du FN par CSP

Notes

12.

Pour des raisons de confidentialité, l’Insee et l’administration fiscale ne communiquent ces données que sur la base des 5 000 communes de plus de 2.000 Les calculs ne portent donc que sur ce périmètre (mais ces communes représentent une part très importante de la population). Précisons également que ces chiffres correspondent à 2011, les données plus récentes n’étant pas encore disponibles.

+ -

Dans le même ordre d’idées, on constate une forte corrélation entre les scores de l’UMP et du FN et la part des ménages imposés par commune. Plus le taux de personnes imposées (donnée qui constitue un assez bon indicateur du niveau de richesse de la population d’une ville12) est important, plus le vote en faveur de l’UMP est élevé (voir graphique 9). La relation avec le vote FN est statistiquement encore plus marquée mais elle fonctionne dans le sens opposé : plus la part de ménages imposés est forte, plus le vote FN est faible.

Comme le montre le graphique 9, le FN fait donc ses meilleurs scores dans les communes les plus pauvres (ce qui démontre encore une fois que sa dimension populaire est de plus en plus marquée) où il écrase l’UMP, cette dernière ne prenant en moyenne l’ascendant qu’à partir du moment où la part des ménages imposés dépasse le seuil de 67 % dans une ville. La traduction spatiale de cette « loi statistique » s’observe particulièrement bien en région parisienne où l’UMP s’impose à Paris et dans l’Ouest parisien (Hauts-de-Seine et la partie aisée des Yvelines : Versailles et vallée de Chevreuse), quand les banlieues de Seine-Saint-Denis et du Val-de- Marne accordent une large avance au parti de Marine Le Pen. À l’est, en Seine-et-Marne, le FN domine très largement, sauf à Meaux (fief de Jean- François Copé) et dans le canton, lui aussi privilégié, de Fontainebleau. La configuration est encore plus caricaturale en Provence-Alpes-Côte d’Azur où le FN règne sans partage hormis dans les cantons d’Avignon, d’Aix-en- Provence et de Saint-Raphaël qui ont placé l’UMP en tête.

note de lecture : Dans les communes comptant moins de 45% de ménages imposés, le FN a obtenu en moyenne 34,9% des voix et l’UMP 14,3%.

graphique 9 : scores de l’uMP et du FN aux européennes de 2014 en fonction de la la part des ménages imposés dans la commune

Notes

13.

Ainsi que le long de la frontière espagnole, en Ariège et dans les Pyrénées-orientales par exemple.

+ -

14.

Cantons non frontaliers mais jouxtant un canton frontalier.

+ -

À ces quelques enclaves bleues, il faut ajouter, en Provence-Alpes-Côte d’Azur, les cantons de Saint-Étienne-de-Tinée et Saint-Martin-Vésubie, dans les Alpes-Maritimes. Ces cantons appartiennent au troisième type de territoire où l’UMP a devancé le FN (avec les fiefs catholiques et les communes aisées) : les zones frontalières (voir tableau 8). On constate en effet dans les Alpes-de-Haute-Provence (Barcelonnette), dans les Hautes-Alpes (Aiguilles) ou bien dans les deux Savoie (cantons de Bourg-Saint-Maurice, Lanslebourg- Mont-Cenis, Samoëns) et plus globalement tout le long de la frontière suisse d’Annemasse à Huningue, dans le Haut-Rhin, en passant par le Pays de Gex et le Haut-Doubs (région de Pontarlier) que l’UMP s’impose sur le FN. On retrouve la même configuration dans le nord de l’Alsace (cantons de Lauterbourg, Wissembourg, Seltz) et en Moselle (cantons de Sierck-les-Bains, Cattenom et Thionville), à la frontière luxembourgeoise. Si l’UMP devance le FN dans ces cantons, le parti d’extrême droite s’impose néanmoins sur une large portion de la frontière mosellane et alsacienne ainsi que dans les Ardennes et dans le Nord13. Le phénomène frontalier ne garantit donc pas systématiquement, loin s’en faut, une avance pour l’UMP et un faible vote FN. Ce dernier s’établit ainsi en moyenne à 27,2 % sur l’ensemble des communes frontalières de France contre 21,4 % pour l’UMP. Le niveau du vote FN est donc plus élevé à la frontière qu’au plan national (25,2 %) et grimpe encore dans les communes non frontalières mais appartenant à un canton frontalier (30 %) et dans les cantons situés en « second rideau14 » (29%).

tableau 8 : L’écart se creuse au profit du FN au fur et à mesure que l’on s’éloigne de la frontière

Notes

15.

Lors du référendum sur le traité constitutionnel européen de 2005, les électeurs des communes frontalières n’étaient pas non plus apparus beaucoup plus en soutien de cette avancée de la construction européenne. Le non avait obtenu en moyenne 53,7% dans ces communes (contre 55,1% au niveau national), 55,5% dans les communes non frontalières appartenant à un canton frontalier et 56,4% dans les cantons situés en « second rideau ».

+ -

16.

Voir notamment à ce propos l’ouvrage d’Hervé Le Bras et emmanuel todd, Le Mystère français, seuil, 2013.

+ -

D’une manière générale, la proximité immédiate avec un pays membre de l’Union européenne (ou la Suisse) et les possibilités d’échange et de circulation offertes par cette situation géographique particulière ne semblent pas avoir été de nature à contenir le vote FN aux européennes. Les habitants de ces espaces, souvent présentés comme « vivant au rythme de l’Europe et de l’ouverture des frontières », votent encore davantage que leurs concitoyens en faveur du FN, parti réclamant le retour des contrôles aux frontières et l’instauration de la « priorité nationale15 ».

Deux facteurs expliquent cependant que dans certaines régions frontalières bien particulières l’UMP parvienne néanmoins à devancer le FN. Il s’agit, d’une part, de la présence de très nombreux travailleurs frontaliers (le long de la frontière luxembourgeoise ou suisse principalement) qui bénéficient très concrètement des retombées de la libre circulation et, d’autre part, d’un effet « communes aisées », déjà mentionné plus haut. Certaines communes frontalières, comme les communes savoyardes (canton de Chamonix, notamment), abritent une population favorisée structurellement moins encline à voter pour le FN. Parfois les deux facteurs se combinent quand le revenu moyen par habitant est fortement tiré à la hausse du fait des salaires élevés dont bénéficient les nombreux frontaliers (autour du lac Léman, par exemple)16.

2

Le centre peine à dépasser son étiage

Notes

17.

Les listes UDI-Modem ont obtenu 14% parmi les catholiques pratiquants (qui pèsent assez peu dans la population totale), 11% parmi les non pratiquants et 7% parmi les sans-religion.

+ -

18.

À l’inverse, les zones déchristianisées de longue date apparaissent comme de véritables terres de mission avec des scores faibles dans le Centre-Bretagne, en Picardie, dans le Limousin, dans l’est intérieur, mais aussi et surtout sur toute la façade méditerranéenne (Ariège incluse).

+ -

Si le centrisme a été marqué, notamment ces dernières années, par une grande instabilité partidaire (avec l’éclatement de l’UDF et la création du Modem et du Nouveau Centre en 2007, puis de l’UDI avec le renfort de cadres venus de l’UDF et ayant transité par l’UMP en 2012 et enfin le rapprochement de l’UDI avec le Modem à l’occasion de ce scrutin), la carte du vote centriste apparaît comme figée. Même si les catholiques pratiquants ne constituent plus, contrairement à l’époque du MRP, les gros bataillons de l’électorat centriste17, on voit ainsi réapparaître, élection après élection, la carte du vote pour la démocratie-chrétienne. De fait, le vote en faveur des listes UDI- Modem (voir carte 4), au positionnement clairement proeuropéen, a une nouvelle fois d’abord émané des terres de tradition catholique : le Grand Ouest, les Pyrénées-Atlantiques et les Hautes-Pyrénées, l’Aveyron,  le Cantal, la Haute-Loire et le Rhône, la Haute-Savoie et les départements concordataires (Alsace et Moselle)18.

 

carte 4 : Vote pour les listes uDI-Modem aux élections européennes 2014 (en % des suffrages exprimés)

Notes

19.

Pour des données actualisées sur l’état de la pratique religieuse en France, on pourra notamment se reporter à Jérôme Fourquet et Hervé Le Bras, La Religion dévoilée. Nouvelle géographie du catholicisme, Fondation Jean-Jaurès, 2014.

+ -

Dans ces départements où, comme ailleurs, la pratique du catholicisme a beaucoup décliné19, l’influence de cette religion a profondément marqué les mentalités et fait encore sentir ses effets dans de nombreux domaines, qu’il s’agisse par exemple du statut de la femme, des choix éducatifs ou   de la fécondité, sur des populations locales plus forcément pratiquantes. Manifestement, l’ombre portée du catholicisme (le « catholicisme zombie » de Todd et Lebras) influe toujours sur le vote, notamment lorsqu’il est question d’Europe et, derrière cela, du rapport à l’État-nation. Toutes ces zones catholiques sont soit situées en périphérie, soit relativement isolées du fait du relief. Elles correspondent pour la plupart aux anciens pays d’états, qui disposaient d’une autonomie fiscale et réglementaire par rapport au pouvoir royal. Cette situation particulière a contribué à la persistance d’une présence significative du catholicisme mais aussi au développement d’un rapport particulier à l’État. Toutes ces régions sont volontiers girondines et disposent d’une identité affirmée, ce qui fait que les populations locales sont moins attachées que dans d’autres territoires à l’État-nation jacobin. De ce fait, depuis les premières consultations sur l’Europe (référendum sur l’entrée de la Grande-Bretagne dans l’Europe en 1972 et premières élections européennes en 1979), elles ont toujours manifesté une orientation assez nettement proeuropéenne, alors que dans d’autres régions, déchristianisées de longue date et à faible identité locale, la construction européenne a toujours été davantage perçue comme une menace remettant en cause un modèle d’État-nation jacobin auquel on était beaucoup plus attaché qu’en Bretagne, au Pays basque, en Alsace ou en Savoie.

Dans un climat d’opinion de plus en plus eurosceptique, les dirigeants centristes ont fait le choix d’assumer leurs conceptions clairement proeuropéennes. Comme le montre le graphique 10, la « part de marché » visée allait plutôt en se rétrécissant au fil du temps et notamment dans la dernière période.

graphique 10 : Le jugement sur l’appartenance de la France à l’union européenne *

Notes

20.

on ne note pas de phénomène similaire dans les fiefs respectifs d’Hervé Morin (progression de seulement 4,7 points dans son canton de Cormeilles et faibles progressions, voire légers reculs, dans les autres cantons de sa circonscription de l’eure) et de François sauvadet (seulement + 0,6 point dans son canton de Vitteaux et des reculs assez fréquents dans les autres cantons de sa quatrième circonscription de Côte-d’or).

+ -

21.

De ce point de vue, le référendum de 2005 sur le traité constitutionnel européen avait constitué un signe avant-coureur. en dépit de sa très forte implication dans la campagne du non, c’est le oui qui l’emporta, certes de justesse, avec 50,2 % des voix en Vendée contre seulement 45 % au plan national. Plus grave encore pour le vicomte, le oui arrivait très largement en tête dans le bocage, avec 64 % aux Herbiers, 62 % à Pouzauges ou 59 % à La Châtaigneraie, tandis que le non l’emportait dans le sud du département, historiquement de gauche et non acquis à Philippe de Villiers : 60 % à Chaillé-les-Marais, 58% à saint-Hilaire-des-Loges ou 54 % à Maillezais.

+ -

Mais par-delà la fidélité à leurs valeurs, les leaders de l’UDI et du Modem ont également fait le constat qu’ils seraient quasiment les seuls sur ce créneau, le PS et l’UMP, dans leur volonté de parler à la « France du oui et à la France du non », optant pour un discours européen relativement timoré. Au final, les listes UDI-Modem ont obtenu 9,9 % et ont devancé les Verts, eux aussi positionnés sur une ligne proeuropéenne. Dans un contexte, encore une fois très eurosceptique, le score des centristes est assez honorable. Néanmoins, il ne se situe que 1,4 point au-dessus de celui de 2009, quand le Modem de François Bayrou concourait seul (les futures composantes de l’UDI, à savoir le Nouveau Centre et les radicaux, étant alliées ou membres de l’UMP lors de l’élection de 2009), alors que cette année l’UDI a noué une alliance avec le Modem. Les esprits grinçants en déduiront que l’apport de l’UDI n’est donc pas décisif sur le plan de l’arithmétique électorale…

Si la plus-value est effectivement modeste au plan national, on observe en revanche au niveau local toute une série de progressions par rapport à 2009. Ces gains, souvent très conséquents (de l’ordre de 10 points, voire davantage), se manifestent sur des territoires plus ou moins vastes correspondant aux zones d’élection ou d’influence de différentes figures centristes. Si la « prime au notable » est un phénomène bien connu, l’ampleur qu’elle a prise ici s’explique, selon nous, par deux facteurs : d’une part, la faible participation, qui fait que, même avec un nombre de voix assez limité drainées par un candidat sur son nom dans les électorats concurrents, la traduction en pourcentage de la variation des scores par rapport à l’élection précédente est mécaniquement très significative ; d’autre part, la porosité de la frontière entre l’électorat centriste et une partie de l’électorat UMP sur la question européenne a abouti au fait que la frange proeuropéenne de l’électorat oscillant entre UMP et UDI, qui avait pu voter pour les listes UMP-Nouveau Centre en 2009, a choisi cette année de suivre sans trop de difficultés les cadres de l’UDI alliés, cette fois, au Modem.

D’après notre sondage Jour du vote, au plan national 13 % des personnes qui avaient voté pour l’union UMP-Nouveau Centre ont basculé en 2014 vers les listes UDI-Modem. Cette proportion est sans doute bien supérieure dans toute une série de territoires où des élus centristes ont pesé de tout leur poids pour amplifier ce mouvement. Le cas le plus emblématique est celui de Jean Arthuis, tête de liste dans la circonscription Ouest et dont la liste arrive en tête dans son département de la Mayenne avec une progression de 22,6 points par rapport à 2009 (de 9,6 % à 32,2 % !) et un score impressionnant de 45 % dans son fief de Château-Gontier. Signe de sa puissance, l’« effet Arthuis » déborde des limites de son département et se fait nettement sentir dans les cantons voisins : + 13,9 points dans le canton de Pouancé et + 13,4 dans celui de Segré, dans le Maine-et-Loire ; + 10,8 dans celui de La Guerche-de-Bretagne, + 9,8 dans celui de Fougères et + 9,1 dans celui d’Argentré-du-Plessis, en Ille-et-Vilaine.

Sans qu’il ait été tête de liste, on retrouve un phénomène similaire (mais  à une moindre échelle) dans le fief nordiste de Jean-Louis Borloo. Par rapport à 2009, la liste centriste enregistre une progression de 16,2 points dans l’ensemble des cantons valenciennois, de 10,6 dans celui d’Anzin ou de respectivement 8,5 et 8 points dans ceux de Condé-sur-Escaut et du Quesnoy. Tout comme pour Jean-Louis Borloo, le passage de Louis Giscard d’Estaing de l’UMP à l’UDI a eu des conséquences électorales dans la zone du Puy-de-Dôme où il est implanté. Par rapport à 2009, la liste centriste progresse ainsi de 11,1 points dans le canton de Chamalières (fief historique de la famille), de 9,2 dans celui de Veyre-Monton et de 5,8 dans celui de Cournon-d’Auvergne. On enregistre également, mais sur un périmètre plus restreint, l’impact du passage d’Yves  Jego de l’UMP à l’UDI, avec un gain  de 14 points par rapport au score du Modem en 2009 dans son canton de Montereau-Fault-Yonne, en Seine-et-Marne.

D’autres élus de l’UDI ne sont pas des transfuges de l’UMP mais, en tant que membres du Nouveau Centre, avaient soutenu localement les listes d’union UMP-Nouveau Centre en 2009. Ils ont fait cette année campagne non plus pour l’UMP mais pour la liste UDI-Modem. Du fait de ce soutien, cette dernière progresse significativement chez Maurice Leroy dans la troisième circonscription du Loir-et-Cher (+ 11,3 points dans le canton de Droué,

+ 10,7 dans celui de Vendôme et + 7,3 dans celui de Savigny-sur-Braye), mais aussi dans le fief de Philippe Vigier dans l’Eure-et-Loir voisine (+ 12,2 points dans le canton de Cloyes-sur-le-Loir, + 6,7 dans celui d’Orgères-en- Beauce et + 6,2 dans celui de Janville). Même constat chez Jean-Christophe Lagarde (+ 12,1 points dans le canton de Drancy et + 8,5 dans celui voisin du Bourget) ou pour Franck Reynier, maire de Montélimar (+ 11 points dans son canton et + 5,6 dans celui voisin de Marsanne)20.

D’autres territoires ont également vu le score de la liste centriste progresser par rapport à 2009 mais pas principalement sous l’effet d’un changement de notables locaux. Ainsi, dans toute la Vendée, et principalement dans le bocage, cœur du fief villiériste, les scores centristes grimpent significativement : + 10,8 points dans le canton des Herbiers, + 8,7 points dans celui de Mortagne-sur- Sèvre, + 8,2 dans celui de Saint-Fulgent ou bien encore + 6,9 dans celui de Pouzauges. Est-ce à dire que la Vendée serait passée du souverainisme au fédéralisme du fait du retrait de Philippe de Villiers de la vie politique ? La réalité est en fait quelque peu différente. Comme les départements voisins de Loire-Atlantique et du Maine-et-Loire, la Vendée partage la même matrice démocrate-chrétienne et si elle a accordé des suffrages élevés au président du MPF, ce n’était pas en signe de sa conversion aux thèses souverainistes mais une reconnaissance du travail et du bilan accomplis par le président du conseil général. Philippe de Villiers n’étant plus candidat aux européennes, toute une partie de l’électorat vendéen a retrouvé son orientation traditionnelle en faveur d’un centre droit modéré et proeuropéen21.

Les communes bourgeoises de l’Ouest parisien constituent l’autre type   de territoires où le centre droit a significativement progressé sans que ce phénomène puisse s’expliquer par l’influence locale de leaders centristes qui, du fait de leurs parcours politiques et/ou du changement d’alliance intervenu entre ces deux scrutins, seraient passés d’un soutien de l’UMP à un soutien en faveur de la liste centriste. Les 10 points gagnés à Neuilly et les 6,6 points engrangés à Issy-les-Moulineaux par rapport à 2009 peuvent certes être mis au crédit de Jean-Christophe Fromentin et d’André Santini, mais le mouvement de hausse est bien plus large et touche trop de communes pour être seulement imputable à un « effet notables ». On constate par exemple les hausses suivantes : + 8,6 points dans le canton de Saint-Nom-la-Bretèche,

+ 8,4 dans celui de Maisons-Laffitte et + 7,8 dans celui du Pecq, dans les Yvelines ; + 8,8 dans le canton de Sèvres, + 8,4 dans ceux de Sceaux et de Saint-Cloud et + 7,8 dans ceux de Boulogne-Billancourt, dans les Hauts- de-Seine. Sans doute faut-il y voir là plutôt la traduction d’un basculement vers le centre droit proeuropéen d’une partie de la composante aisée de l’électorat de droite francilien qui ne s’est pas retrouvée dans le discours en partie eurosceptique adoptée par l’UMP bien qu’Alain Lamassoure ait été tête de liste en Île-de-France.

Les données de sondage dont nous disposons confirment partiellement cette hypothèse puisqu’elles montrent que les CSP+ et les retraités étaient surreprésentés parmi l’électorat de droite ayant quitté l’UMP pour l’union UDI-Modem (voir graphique 11).

Les milieux populaires sont, à l’inverse, nettement plus représentés parmi l’électorat de droite ayant basculé vers le FN. Sans leader ni ligne clairement identifiés, l’UMP a donc été soumise à de violentes forces centrifuges l’ayant dépossédée de pans entiers de son électorat.

Si l’on ne s’intéresse plus au profil sociologique des segments ayant fait défection à l’UMP mais à leur poids électoral, on constate que les fuites vers la droite de la droite ont représenté 18 % de l’électorat de Nicolas Sarkozy au premier tour de la présidentielle 2012 (14% vers le FN et 4% vers les listes de Nicolas Dupont-Aignan), contre 12% en direction du centre. Sans que cet élément puisse à lui seul répondre à la question lancinante sur la stratégie électorale à adopter pour l’UMP (rapprochement avec le centre ou ligne de droite décomplexée), ces données méritent, selon nous, d’être prises en considération.

 

graphique 11 : Profil sociologique des électeurs UMP fidèles et de ceux ayant basculé vers le centre et le FN

3

debout la république : la flamme vacillante du souverainisme

Avec près de 716 000 bulletins en métropole, les listes de Debout la République emmenée par Nicolas Dupont-Aignan obtiennent 3,9%. Si ce score permet à la petite formation d’exister dans le paysage politique en dépit de la très forte poussée frontiste et accessoirement de franchir la barre fatidique de 3 % déclenchant le remboursement des frais de campagne, ce résultat est en deçà du total obtenu par les souverainistes en 2009. À l’époque, les listes Libertas-CPNT de Philippe de Villiers et Frédéric Nihous et celles de Nicolas Dupont-Aignan avaient obtenu un score cumulé de 6,2%.

L’absence de Philippe de Villiers, qui occupait le même créneau souverainiste, n’a pas permis à DLR de capter cet électorat villiériste orphelin. C’est très clair dans l’ouest de la France (voir tableau 9), où les résultats sont très en dessous de ceux obtenus à l’époque par le président du conseil général de Vendée qui, localement, capitalisait sans doute davantage sur la gestion de son département que sur son orientation eurosceptique.

tableau 9 : scores comparés de Philippe de Villiers en 2009 et de DLR en 2014 dans l’ouest

Notes

22.

La liste Nous Citoyens de l’entrepreneur Denis Payre a en revanche rencontré un certain écho dans les communes très huppées de cette circonscription : 7,8 % à Noisy-le-roi, 6,9% à saint-Nom-la-Bretèche ou 6,7% à on retrouve le même phénomène ailleurs dans l’ouest parisien : 6,4% à Neuilly-sur-seine, 6,5% au Vésinet, 6,6 % à Garches, 7,7% à saint-Cloud, et 8,3% à Vaucresson et Marnes-la-Coquette. Dans ces fiefs de l’uMP, la liste de Denis Payre est donc venue mordre sur la frange bourgeoise et libérale de l’électorat de droite, contribuant à son niveau au mauvais résultat de l’UMP.

+ -

23.

Dans ce département, la liste DLr obtient notamment 7,8 % à Colombey-les-Deux-églises, soit exactement le même score que la liste centriste dans cette commune pourtant très ancrée dans la tradition gaullienne revendiquée par Nicolas Dupont-Aignan. Dans ce village, uMP (39,9 %) et FN (31,5 %) font clairement la course en tête.

+ -

Si les transferts n’ont pas été massifs dans l’Ouest villiériste, ceux en provenance de l’UMP n’ont pas non plus été très significatifs dans la troisième circonscription des Yvelines, où est élu le séguiniste Henri Guaino. Ce dernier, en désaccord avec le choix d’Alain Lamassoure comme tête de liste de l’UMP en Île-de-France, personnalité trop « fédéraliste » à ses yeux, avait publiquement appelé à voter pour une autre liste que celle de son parti et d’aucuns ont pensé que ce coup de pouce allait profiter à DLR. L’analyse des scores dans les principales communes de cette circonscription ne fait pas apparaître de survote en faveur de la liste souverainiste, qui a ainsi obtenu seulement 3,6 % à La Celle-Saint-Cloud, 4 % à Saint-Nom-la-Bretèche et à Villepreux ou 4,2 % au Chesnay22.

Si les bastions villiéristes de l’Ouest et la circonscription du « noniste » Guaino n’ont que modérément voté pour Nicolas Dupont-Aignan, on constate en revanche que les listes DLR sont parvenues à obtenir des résultats significatifs dans toute une série de départements ruraux conservateurs. On pourra ainsi citer le Cantal (5,8%), l’Eure-et-Loir (5,6%), l’Yonne (5,4%), la Somme et l’Orne (5,3%) ou bien encore le Loir-et-Cher (5,1%), le Loiret (5%) et la Haute-Marne (4,9%)23. On peut penser que dans ces territoires la poussée frontiste aurait été encore plus forte sans la présence de cette offre souverainiste « alternative » qui a capté au plan national 5 % des électeurs de Nicolas Sarkozy s’étant rendus aux urnes aux européennes et dont une bonne partie aurait pu, en l’absence de cette offre souverainiste, aller vers le FN.

À ces territoires ruraux conservateurs vient, assez classiquement, s’ajouter comme point d’appui le département de l’Essonne qui offre à DLR son meilleur score national avec 7,1 %. Dans sa ville de Yerres, Nicolas Dupont- Aignan obtient même 36,1 % des voix. Comme pour d’autres élus locaux, les résultats sont élevés dans les communes limitrophes (28,3 % à Crosne, 22,2 % à Brunoy, 22,1 % à Montgeron), mais cette audience se heurte aux limites départementales, Yerres étant située à la frontière de l’Essonne et du Val-de-Marne. Bien qu’il  s’agisse  d’une  élection  à  enjeux  européens et que l’on vote pour une liste régionale et non pas départementale, les pourcentages de DLR sont ainsi nettement inférieurs dans les communes limitrophes de Valenton (4,6 %), Limeil-Brévannes (7 %) et, dans une moindre mesure, de Villecresnes (14 %), pourtant situées juste de l’autre côté de la limite départementale, comme si le cadre du département continuait à structurer les représentations et comportements politiques, y compris dans un scrutin européen… Dans l’Essonne, on enregistre encore des résultats significatifs dans les communes non limitrophes de Yerres mais appartenant à sa communauté d’agglomération que Nicolas Dupont-Aignan préside : 17,9 % à Épinay-sous-Sénart, 11,9 % à Quincy-sous-Sénart et 11,4 % à Boussy-Saint-Antoine. Quand on s’éloigne de la sphère d’influence du leader de DLR, les niveaux chutent tout en se maintenant au-dessus de la moyenne nationale : 4,9 % à Viry-Châtillon et Arpajon, 5,1 % à Étréchy ou 5,4 % à Juvisy-sur-Orge, par exemple.

4

le mouvement de la Manif pour tous : un échec électoral

Il a été beaucoup question au printemps dernier de la traduction électorale du mouvement de la Manif pour tous qui était parvenu à mobiliser massivement notamment dans les milieux catholiques. Le faible score (1 %) des listes Force Vie, animée par Christine Boutin, montre qu’un mouvement social, fût-il d’ampleur, ne débouche pas forcément sur une offre politique nouvelle. Même parmi les catholiques pratiquants, cette liste a peiné à trouver son public puisqu’elle n’y fait que 5 %. C’est en réalité dans le noyau le plus resserré, constitué par les « catholiques pratiquants réguliers », que le score devient plus élevé (9 %), mais il n’est pas non plus massif. Il tombe à moins de 1 % parmi les catholiques pratiquants occasionnels et les non- pratiquants. À la lecture des résultats, on observe quelques scores nettement supérieurs à la moyenne, trahissant localement la présence d’un milieu catholique conservateur. La liste Force Vie obtient ainsi par exemple 6 % des voix à Versailles, 5,4 % à Rambouillet et entre 6 et 10 % des voix dans certaines communes rurales mayennaises. Mais, même dans une commune aussi « typée » que Versailles où les réseaux de la Manif pour tous ont été très actifs, le score est très limité. De la même façon, si Force Vie enregistre 14,7 % des suffrages à Solesmes, dans la Sarthe, commune qui a longtemps eu François Fillon comme maire mais qui abrite également une abbaye importante, ou 8,9 % à Flavigny-sur-Ozerain, en Côte-d’Or (abbaye de Saint-Joseph de Clairval), les scores sont moins significatifs à Plouharnel (7,6 %, en dépit de la présence d’un couvent et d’un monastère) ou à Bréhan (3,7 %) où est situé le monastère de Timadeuc, dans le Morbihan, ou bien encore à Landévennec (4 %), avec l’abbaye de Saint-Guénolé, dans le Finistère. Enfin, on notera qu’à Fontgombault, dans l’Indre, où la présence d’une abbaye traditionaliste importante – les moines représentant environ 30 % de la population communale – défraye régulièrement la chronique, la liste Force Vie n’obtient aucune voix, tandis que la liste royaliste enregistre 8,5 % des voix, tout comme celle de DLR, quand le FN atteint 27 % et l’UMP 29 %. De la même façon, la présence de deux communautés bénédictines traditionalistes dans la petite commune du Barroux, dans le Vaucluse, ne s’accompagne pas d’un vote élevé pour Force Vie (3,9 %), cette commune ayant voté à 41,4 % pour le FN et 7,8 % pour DLR.

IV Partie

Le vote blanc : les bonnets rouges s’invitent aux urnes

Dans les huit circonscriptions françaises des élections européennes, les grandes formations politiques (principalement le FN, l’UMP et, dans une moindre mesure, le PS) sont arrivées en tête ou bien ont dominé le scrutin et drainé l’essentiel des voix malgré le nombre très important de listes se présentant à ces élections Une région fait exception, la Bretagne, qui a accordé 7,2 % des voix à la liste « Nous te ferons, Europe ». Mais ce chiffre moyen masque en fait de profondes disparités spatiales. S’appuyant sur son implantation locale, le leader de cette liste, Christian Troadec, a en effet obtenu 11,6 % dans son département du Finistère et respectivement 9,1 % et 8,2 % dans ceux voisins du Morbihan et des Côtes-d’Armor, mais seulement 2,7 % dans le département plus éloigné de l’Ille-et-Vilaine, sans même parler des 1,2 % en Loire-Atlantique, où le discours « rattachiste » revendiquant la reconstitution de la Bretagne historique à cinq départements n’a pas fait recette lors de ce scrutin.

1

une logique de fief très marquée

L’aspect très localisé de ce vote devient encore plus spectaculaire si l’on en dresse la carte, non plus au niveau départemental, mais à l’échelle communale (voir carte 5). On voit alors apparaître une vaste zone en Centre- Bretagne à cheval sur les départements du Finistère, du Morbihan et des Côtes-d’Armor, et dont l’épicentre se situe à Carhaix-Plouguer, petite ville du Poher, dont Christian Troadec est le maire. Telles des courbes de niveaux, les voix en faveur de cette liste se structurent par cercles concentriques.

carte 5 : Vote pour la liste troadec en Bretagne (en % des suffrages exprimés)

Notes

24.

Il semble que le vote troadec n’ait pas pu bénéficier de relais de croissance secondaires à bonne distance de sa liste ne comptait en effet que deux maires. si Christian Derrien a contribué à porter la liste dans sa commune de Langonnet (33 % des voix), sa contribution n’a pas été déterminante dans la mesure où sa commune, distante de moins de 15 kilomètres de Carhaix, se situait déjà dans la « zone de chalandise » de Christian troadec. L’apport de Bernard Hamon était géographiquement plus intéressant car sa commune, Ploumagoar, était nettement plus éloignée (plus de 40 kilomètres). sa présence et son poids politique local (il est également président de la communauté de communes Guingamp Communauté) ont ainsi permis à la liste d’atteindre 31,1 % dans sa commune, alors qu’à une telle distance de Carhaix le niveau de vote moyen s’établit péniblement à 10,6 %. L’influence de son équation personnelle s’est également fait sentir dans quatre de cinq autres communes de Guingamp Communauté : 21,2 % à Grâces, 20,4 % à saint-Agathon, 18,3 % à Plouisy et 16,3 % à Pabu. Mais en l’absence d’autres relais significatifs de ce type ailleurs en Bretagne, passée la limite des 50 kilomètres de Carhaix, la dynamique du vote troadec s’est essoufflée.

+ -

L’intensité de ce vote, qui a atteint son maximum à  Carhaix-Plouguer  (44,6 %) et dans les deux communes voisines du Moustoin (48,4 %) et du Treffin (47,5 %), diminue ensuite progressivement en fonction de la distance à ce foyer (voir graphique 12 page 40) : 40,4 % à moins de 5 kilomètres, 30,8 % dans un rayon de 5 à 15 kilomètres, mais nous sommes encore en moyenne à 17,6 % à 30 kilomètres, le score tombant sous la barre des 10 % uniquement après 60 kilomètres 24.

graphique 12 : Le vote pour la liste de troadec en fonction de la distance à Carhaix

Notes

25.

Christian troadec et les Bonnets rouges ont ainsi mieux réussi la traduction électorale de leur mouvement social que les animateurs de la Manif pour Parallèlement à ce résultat électoral significatif, la non-fusion de la Bretagne avec les Pays de la Loire dans le cadre de la réforme territoriale a constitué une seconde victoire politique pour ce mouvement.

+ -

26.

Voir à ce propos la note de l’Ifop, Focus, no 99, « Pourquoi la Bretagne s’embrase ? », novembre 2013.

+ -

27.

soulèvement populaire consécutif à la création des taxes sur le papier timbré et le tabac, allant à l’encontre des « libertés bretonnes ». en vertu du traité d’union de la Bretagne à la France, le parlement de Bretagne devait ratifier tout nouvel impôt, ce qui ne fut pas le cas pour ces deux nouvelles Ce passage en force sur- venant alors que les récoltes avaient été mauvaises depuis plusieurs années allait amener à l’embrasement de toute une partie des campagnes bretonnes.

+ -

La structuration spatiale de ce vote constitue un parfait exemple de l’« effet fief » (que nous avons déjà rencontré à plusieurs reprises lors de notre « tour de France électoral ») où l’influence électorale d’un notable rayonne avec une intensité décroissante depuis sa terre d’élection sur un territoire plus ou moins grand. Au regard de la carte, la zone d’influence de Christian Troadec s’étend sur une vaste superficie qui déborde très largement les limites de son canton et des cantons limitrophes, échelle à laquelle s’exerce généralement la « prime au notable ». Mais Christian Troadec n’est pas un notable traditionnel mais plutôt un « entrepreneur politique ». Son parcours mêle attachement viscéral à son territoire et créativité. Dans le milieu des années 1990, il avait fondé un journal, Le Poher, revendu en 1999 au Télégramme  de Brest, ce qui lui permit de racheter la Brasserie Coreff de Morlaix, élément du patrimoine identitaire breton. En parallèle, il s’est fait surtout connaître par la création du festival de rock des Vieilles Charrues. D’abord conçu comme un pied de nez au festival des Vieux Gréements organisé à Brest, ce festival, qui allait rapidement prendre de l’ampleur et acquérir une renommée internationale, allait apparaître comme un événement structurant permettant de générer de l’activité et des retombées économiques sur ce territoire pauvre et enclavé mais aussi de redonner une certaine fierté à ce Centre-Bretagne se sentant dévalorisé par rapport à la Bretagne du littoral, plus prospère et plus attractive. Christian Troadec va diriger ce festival jusqu’en 2001 (il en est depuis président d’honneur), année au cours de laquelle il fut élu maire divers gauche de sa ville. S’appuyant sur son bilan de développeur économique et culturel et les nombreux réseaux de bénévoles, de salariés et de fournisseurs gravitant autour des Charrues, il s’imposa face à une liste de gauche officielle. Toujours en pointe dans la défense du Centre- Bretagne, il prit la tête de la mobilisation contre la fermeture de la maternité de Carhaix en 2008, bataille qu’il remporta avant d’être élu conseiller général du canton en 2011. À l’automne 2013, il fut l’un des leaders du mouvement des Bonnets rouges, dont sa liste aux européennes se voulait le prolongement électoral25.

On constate d’ailleurs que la carte du vote Troadec s’inscrit globalement dans l’espace où la mobilisation a été la plus intense en octobre et novembre 2013. Toute la Bretagne n’a pas embrassé la cause des Bonnets rouges, les régions côtières et le pays gallo (partie est de la Bretagne où le français s’est imposé précocement sur le breton) sont restés à l’écart. Comme en témoigne la carte des destructions des portiques écotaxe et des radars automatiques, c’est le Centre-Bretagne, extrêmement dépendant du réseau routier pour exporter ses productions agro-alimentaires, qui est entré en ébullition26. Sous l’effet conjugué d’une hausse de la fiscalité et des difficultés accrues de la filière agro-alimentaire (fermetures notamment des abattoirs Gad et Doux, et des usines du groupe Marine Harvest), filière pivot d’une économie locale déjà fragilisée, toute une partie de la population de ce territoire a participé ou pris fait et cause pour ce mouvement. Encadré par de solides réseaux socioprofessionnels (à la tête des Bonnets rouges, on trouvait par exemple aux côtés de Christian Troadec le président de la puissante FDSEA du Finistère) et fort d’un soutien populaire, le mouvement allait de surcroît s’appuyer sur la mémoire d’un épisode de l’histoire bretonne marquant et fédérateur, la révolte des Bonnets rouges de 167527. En choisissant le bonnet rouge comme emblème de leur mouvement, les leaders l’inscrivaient ainsi dans la continuité de cette révolte antifiscale et capitalisaient habilement sur ce symbole et ce ressort historique, toujours puissant en Bretagne.

2

Les racines historiques du vote troadec : des bonnets rouges de 1675, aux campagnes communistes de l’après-guerre

Notes

28.

un des foyers les plus actifs de la révolte fut la région du Poher, qui constitue aujourd’hui le fief électoral de Christian Troadec.

+ -

29.

Jean-Jacques Monnier, Le Comportement politique des Bretons, Presses universitaires de rennes, 1992. son étude porte sur la « Bretagne historique » qui inclut la Loire-Atlantique, soit cinq départements, le sixième étant constitué, selon l’auteur, par un bloc étendu de cantons dans le Centre-Bretagne.

+ -

Il est d’ailleurs frappant de constater que la carte du vote Troadec présente de grandes ressemblances avec la carte de l’insurrection des Bonnets rouges28 de 1675. Près de trois cent cinquante ans après, la mémoire reste vivace et l’utilisation de ce symbole a permis d’entretenir et de conforter de manière localisée une mobilisation sociale puis électorale significative.

La carte du vote Troadec en 2014 renvoie également à une autre carte moins ancienne que celle de l’insurrection des Bonnets rouges au XVIIe siècle : l’aire de ce vote correspond en effet à ce que Jean-Jacques Monnier a appelé le « Bloc de gauche » ou  le  « 6ème  département  breton29  ». Du fait qu’elle soit à cheval sur trois départements (Finistère, Côtes-d’Armor, Morbihan), cette zone, bien qu’étendue, est assez souvent passée inaperçue alors qu’elle présente des caractéristiques politiques très particulières. Dans une Bretagne historiquement acquise à la droite, le Centre-Bretagne, précocement déchristianisé, s’est distingué par une orientation très à gauche constante. Les cantons ruraux du Trégor intérieur (Plouaret, Belle-Isle- en-Terre, Bégard, La Roche-Derrien) ou de la Haute Cornouaille (Callac, Maël-Carhaix, Carhaix, Gouarec, Le Faou, etc.) ont constitué des bastions communistes très solides. La petite paysannerie qui cultivait ces terres ingrates des montagnes Noires et de l’Arrée fut durement touchée par la dépression des années 1930 et gagnée par une forte agitation sociale à la veille de la Seconde Guerre mondiale, avec notamment des mobilisations violentes contre les saisies-ventes d’exploitations et de fermes. Mais le vrai basculement remonte à l’Occupation, période pendant laquelle les maquis communistes furent très actifs dans la région. Fort de cette légitimité et d’un ancrage réel dans la population locale, le PCF conquit au lendemain de la guerre de solides positions dans toute cette région du Centre-Bretagne. Si son influence a beaucoup décliné et que le PS a grignoté ses bastions, les racines de ce communisme rural restent vivaces et le tempérament égalitariste et frondeur demeure très répandu dans cette région pauvre et enclavée. C’est sur ce substrat psychologique et idéologique que Christian Troadec a construit son relatif succès en mobilisant à la fois la référence historique aux Bonnets rouges, le credo régionaliste anti-jacobin et en s’appuyant sur le bilan de son action à la tête du festival des Vieilles Charrues.

 

3

une concurrence directe sur le vote ps et une capacité à contenir la poussée FN

Ce faisant, Christian Troadec est parvenu à agréger, sur un assez large territoire, un nombre significatif d’électeurs. Comme pour toute force politique émergente, la question qui se pose alors est celle de l’origine de ses électeurs. Comme on peut le voir dans le tableau 10, la liste Troadec a d’abord mordu sur l’électorat socialiste.

tableau 10 : évolution du score de différents partis entre 2009 et 2014 en fonction de la distance à Carhaix

Plus les scores de la liste « Nous te ferons, Europe » ont été élevés en Bretagne, plus le recul du PS par rapport aux résultats des européennes de 2009 a été important. C’est notamment le cas du Centre-Bretagne qui, on l’a vu, constitue un fief de gauche mais qui se distingue cette année au plan national par des baisses très marquées (entre – 6 et – 9 points en moyenne). Il semble que le « phénomène Troadec » a aussi contenu dans une certaine mesure le FN en le concurrençant sur le registre tribunitien. En effet, on constate que la poussée frontiste a été moins sensible dans le cœur de la zone d’influence du leader des Bonnets rouges (+ 11 à + 12 points en moyenne par rapport à 2009 dans un rayon de 15 kilomètres de Carhaix-Plouguer), alors qu’elle a atteint + 16 points dans les communes situées à plus de 60 kilomètres et + 18 points dans celles qui se trouvent à plus de 80 kilomètres. On notera à ce propos que la traduction électorale des récentes fermetures d’abattoirs a été sensiblement différente selon la distance les séparant de Carhaix-Plouguer. Dans les communes concernées les plus éloignées, le vote FN atteint des niveaux très élevés pour la Bretagne, et le vote Troadec est à l’inverse très faible. Ainsi, à Pleucadeuc, commune située à plus de 80 kilomètres de Carhaix et frappée par la fermeture d’un abattoir du groupe Doux, le FN a atteint 24,3 % contre seulement 5,1 % pour la liste Troadec. À Lampaul-Guimiliau, où l’abattoir Gad a fermé ses portes, à 35 kilomètres de Carhaix, le vote FN est un peu moins fort (20,5 %) et le vote Troadec augmente (13,9 %). Le rapport s’inverse ensuite totalement à Poullaouen (ici c’est une usine de groupe agro-alimentaire Marine Harvest qui a cessé son activité) : seulement 11,9 % pour le FN, mais 35,3 % pour la liste Troadec. Dans cette commune située au cœur du fief (moins de 10 kilomètres de Carhaix), cette liste a capté une bonne partie de la colère sociale qui, ailleurs, se serait vraisemblablement portée sur le FN.

Fort de cet ancrage local et de cet électorat composite, Christian Troadec entend désormais se présenter aux élections régionales de 2015. L’avenir dira s’il est capable de transformer l’essai et de faire entendre la voix des Bonnets rouges au-delà des limites du Centre-Bretagne.

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