Jeux vidéo : violence et addiction ?
Introduction
Première idée reçue : le jeu vidéo rend « addict »
Jeux vidéo et santé mentale : l’approche des scientifiques
Jeu vidéo et pratiques addictives : l’approche des pouvoirs publics
Un réseau d’acteurs mobilisés pour protéger les joueurs
La nécessité d’une régulation face aux mécanismes de rétention des joueurs : vers une responsabilité éthique des acteurs de l’industrie ?
Deuxième idée reçue : le jeu vidéo rend violent
Un stéréotype qui ne date pas d’hier
Un lieu commun qui ne fait pas l’unanimité de la communauté scientifique
Un vaste écosystème d’acteurs mobilisés pour protéger les joueurs
Genre et jeu vidéo
Préconisations : protéger des violences, prévenir et soigner les pratiques addictives
Responsabiliser l’industrie
Responsabiliser les acteurs publics et politiques
S’appuyer sur les familles pour encadrer les pratiques des jeunes
Soutenir le réseau d’acteurs spécialisés dans la médiation et l’accompagnement des joueurs
Résumé
Devenus des objets culturels à part entière, les jeux vidéo occupent une place de plus en plus importante dans le quotidien des jeunes. Véritables phénomènes de société, ces jeux permettent au joueur de faire pleinement partie du scénario dans lequel il évolue.
Les jeux vidéo sont souvent perçus comme violents et addictifs, donc nuisibles. Ils pervertiraient la jeunesse en favorisant des comportements violents, isoleraient et seraient responsables de graves troubles. Le jeu vidéo semble être un coupable idéal pour expliquer des phénomènes de société déviants. Des clichés qui peuvent avoir la vie dure, malgré un ensemble de mesures de protection développées à l’initiative de l’industrie vidéoludique elle-même.
Il s’agit d’un média qui récompense l’investissement du joueur, notamment en termes de temps de jeu. C’est simple, plus on joue, plus on progresse. Certains d’entre eux comportent même des Dark Patterns, fonctionnalités destinées à augmenter le temps de jeu ou les dépenses des joueurs.
Autant de raisons d’inquiéter les familles, les professionnels de santé ainsi que les autorités publiques, qui se saisissent peu à peu du sujet de l’addiction aux écrans.
Dans une logique de valorisation de pratiques saines du jeu vidéo, il s’agit de mobiliser l’ensemble des acteurs pour mieux informer les jeunes joueurs et mieux entourer les parents. D’ouvrir le débat également face à un sujet complexe qui ne peut se réduire à un débat binaire. Enfin, nous devons aller plus loin en développant l’idée d’une nécessaire responsabilité éthique et citoyenne des acteurs de l’industrie. Vastes et urgents défis, à l’ère de l’omniprésence des écrans.
Loïse Lyonnet,
Chargée d’études à l’Institut Enterritoires, spécialiste du suivi des enjeux culturels et territoriaux, co-auteure (avec Pierre Poinsignon) de l’étude L’industrie française du jeu vidéo, pour la Fondapol, en juillet 2023.
Michaël Stora,
Psychologue et psychanalyste spécialisé dans le numérique et les écrans, fondateur de l’École des Héros, fondateur de l’Observatoire des Mondes Numériques en Sciences Humaines.
Les addictions chez les jeunes (14-24 ans)
La régulation du numérique: Chine, États-Unis, France
Les géants du numérique (1) : magnats de la finance
Les géants du numérique (2) : un frein à l'innovation ?
L'intelligence artificielle : l'expertise partout accessible à tous
L'intelligence artificielle en Chine : un état des lieux
L'innovation à l'ère du bien commun
Introduction
La tuerie de Columbine s’est produite le 20 avril 1999 dans une école secondaire. Deux élèves ont tué douze élèves et un professeur, et blessé plus ou moins grièvement vingt-quatre autres élèves, dont trois qui tentaient de fuir. Ce massacre a provoqué un grand émoi aux États-Unis et soulevé des débats sur le terrorisme, sur les lois de contrôle des armes à feu, la disponibilité de ces armes, la sécurité dans les écoles et l’impact des jeux vidéo, de la musique et des films [en ligne].
Isabelle Missiaen, « Émeutes après la mort de Nahel : Macron blâme… les jeux vidéo », Le Point, 1er juillet 2023 [en ligne].
Collectif surexposition écrans, « Rapport de la commission enfants et écrans », 4 mai 2024 [en ligne].
Emmanuel Macron, « Conférence de presse de M. Emmanuel Macron, président de la République, sur les priorités du nouveau gouvernement en matière d’école, d’ordre public, d’économie, de natalité, d’égalité des chances, d’écologie, de services publics et de santé, à Paris le 16 janvier 2024.», Vie-publique.fr, 16 janvier 2024 [en ligne].
Le jeu vidéo comme nouvel objet culturel engendre bien des peurs. La violence des jeux vidéo est ainsi convoquée par des responsables politiques pour tenter d’expliquer des passages à l’acte, à l’instar de la fusillade de Columbine1 en avril 1999 aux États-Unis, ou plus récemment lors des émeutes en France de juin et juillet 2023. « On a le sentiment que certains d’entre eux vivent dans la rue les jeux vidéo qui les ont intoxiqués2 », déclarait alors Emmanuel Macron, président de la République. Or, le « peuplement de l’espace numérique par les enfants, cette migration du réel vers le virtuel, [se ferait] trop souvent de manière isolée, sans parent, et sans aucune sécurité3 ».
Le jeu vidéo participe à la construction de nos représentations, au même titre que le cinéma ou les publicités qui nous abreuvent d’images continuellement. Pourtant, lors de son avènement dans les années 1990, le jeu vidéo a représenté une forme de contre-culture avec l’arrivée des consoles qui permettaient de jouer avec les images. Le jeu vidéo, en autorisant d’interagir avec l’image, créait une culture interactive, permettant de « reprendre le contrôle ». Véritables phénomènes de société, ces jeux sont aujourd’hui parmi les médias les plus immersifs, puisqu’ils permettent au joueur de faire pleinement partie du scénario dans lequel il évolue.
S’inscrivant dans une progression spectaculaire et généralisée du temps d’usage des écrans, les jeux vidéo occupent une place de plus en plus importante dans le quotidien des jeunes. Ils sont bien souvent perçus comme violents et addictifs, donc nuisibles. Autant de raisons d’inquiéter les familles, les professionnels de santé mais aussi les autorités publiques. D’ailleurs, lors d’une conférence de presse4, le président de la République a appelé à des mesures visant à reprendre « le contrôle de nos écrans » car « on a laissé beaucoup de familles sans mode d’emploi ». Il est à noter que 14% des gamers en France, c’est-à-dire 5,7 millions de joueurs, sont mineurs5.
Un comité d’experts a été chargé par Emmanuel Macron en janvier 2024 de déterminer « le bon usage des écrans pour nos enfants, parce qu’il en va de l’avenir de nos sociétés », ce qui aurait pu passer par des « interdictions et des restrictions6 », notamment dans le domaine du jeu vidéo.
Le rapport dévoilé en avril 2024 par cette « commission écrans » ne propose finalement que peu de mesures spécifiques à propos du jeu vidéo, bien que les experts alertent sur la durée de jeu quotidienne et invitent à « protéger [les jeunes] des contenus inappropriés et lutter contre le développement des microtransactions et designs trompeurs ».
Les défis de formation, d’éducation et de prévention sont au cœur des stratégies de protection des mineurs. Dans une logique de valorisation de pratiques saines du jeu vidéo, il s’agit de mobiliser l’ensemble des acteurs pour mieux informer les jeunes joueurs et mieux entourer les parents.
Mais nous devons aller plus loin en développant l’idée d’une nécessaire responsabilité éthique et citoyenne des acteurs de l’industrie. En effet, l’industrie elle-même a tout intérêt à s’engager activement dans une démarche de protection vis-à-vis de ses joueurs, en particulier les plus jeunes, en limitant l’usage de fonctionnalités qui augmentent les risques d’addiction, de temps de jeu excessif et de dépenses d’argent déraisonnées (les Dark patterns). Vastes et urgents défis, à l’ère de l’omniprésence des écrans en général et du jeu vidéo en particulier.
Première idée reçue : le jeu vidéo rend « addict »
Jeux vidéo et santé mentale : l’approche des scientifiques
Jean-Marie Delacroix, « Le Tonneau des Danaïdes. Comprendre la dépendance à partir de la théorie gestaltiste du self », Gestalt, vol. n°31, n°2, 2006, pp. 29-42.
Michaël Stora, « Jeu vidéo : quand des adolescents tout-puissants tiennent le monde dans leur poing », Nectart, vol. 8, n°1, 2019.
Ibid., pp. 56-65.
Micah Mazurek, Christopher Engelhardt et Kelsey Clark, “Video games from the perspective of adults with autism spectrum disorder”, Computers in Human Behavior, 51, 2015, pp. 122-130 [en ligne].
Michaël Stora, « L’addiction aux jeux vidéo ou comment tenir le monde dans son poing fermé », Revue Soins psychiatrie, n°262, 2009 [en ligne].
C’est avec l’arrivée du haut débit dans les années 2000 que les premiers signalements de jeunes étiquetés « addicts » aux jeux vidéo sont apparus. Ainsi, avec le haut débit, il était possible de jouer à des jeux vidéo sans limite de temps, dont les fameux mondes persistants ou MMORPG (jeu de rôle en ligne massivement multijoueur) comme World Of Warcraft (Blizzard). Concernant les jeux compétitifs qui jusque-là se jouaient en Lan (Local Area Network, ou « réseau local » en français), à savoir en présentiel, il était maintenant possible de jouer en ligne dans sa chambre ou dans des salles de jeux en réseaux où la limite de temps ne varie qu’en fonction du prix que l’on paye. Ainsi, des parents commençaient à signaler la disparition de leurs enfants que l’on retrouvait dans des salles de jeux en réseau, ou d’autres qui faisaient de leur chambre un refuge où l’on pouvait jouer sans limite de temps.
Si de nombreuses voix se lèvent pour décrier les conséquences d’une pratique excessive du jeu vidéo, la communauté scientifique n’est pas unanime. Plus précisément, beaucoup de psychologues cliniciens7 s’opposent à l’idée d’associer addiction et jeux vidéo8. Un des arguments est de vider le concept d’addiction de sa substance en disant que n’importe quelle activité peut causer une addiction. Pas de consensus possible donc, et l’argument qui évoque le passif psychopathologique des joueurs tend à oublier que l’addiction est avant tout une lutte antidépressive9. Rapidement, le jeu vidéo est devenu au sein de la cellule familiale un nouvel enjeu d’autorité. C’est dans ce contexte que l’on peut expliquer que la Mission interministérielle de lutte contre les drogues et les conduites addictives (MILDECA) emploie la notion d’addiction s’agissant du jeu vidéo, mais préfère, au sens large, lorsqu’on évoque les pratiques numériques (écrans en général), l’expression « d’usage problématique » ou « pratique excessive ». La MILDECA a pourtant reconnu le concept de gaming disorder employé par l’Organisation mondiale de la Santé (OMS) en 2018 pour caractériser l’usage pathologique du jeu vidéo.
La classification de l’OMS a nourri une opposition de scientifiques internationaux, qui avancent notamment le fait que la focalisation sur la pratique excessive du jeu vidéo peut faire oublier la cause : dépression, difficultés intrafamiliales, mauvaise hygiène de vie, etc. Encore aujourd’hui, il n’existe pas de consensus formel autour des caractérisations et des conséquences des excès de jeu. Le Conseil économique, social et environnemental (CESE) affirmait toutefois en 2015 que « l’addiction aux jeux vidéo était le deuxième motif de consultation médicale après le cannabis10 ».
Les jeunes décrits comme souffrant d’addictions aux jeux vidéo sont en grande majorité des garçons dont l’addiction se développe à l’adolescence. D’autres symptômes sont liés à cette addiction comme la phobie scolaire, qui peut entraîner un décrochage scolaire. On retrouve également la phobie sociale, sans doute renforcée par l’isolement dans leur chambre. Une autre particularité est qu’ils ont été quasiment tous diagnostiqués HPI (haut potentiel intellectuel), des QI souvent de haut niveau qui peuvent les assimiler au TSA (trouble du spectre autistique). L’aspect compétitif de certains jeux en lignes renforce leur potentiel addictif. Dans le jeu vidéo, l’échec existe et c’est cela justement qui met au défi le joueur11.
Les joueurs addicts envisagent avant tout l’espace du jeu comme un moyen de continuer à gagner. Ainsi, depuis l’enfance, ces jeunes ayant un QI élevé, souvent associé à un trouble du spectre autistique de haut niveau, sont habitués à gagner sur tous les plans (scolaire, parental12…). Le souci est que lorsqu’ils sont confrontés à l’échec, ils s’effondrent et tombent en dépression. Il reste pourtant le jeu vidéo qui va servir leur cause : ces aventures virtuelles leur permettent de réaliser des prouesses, de contrôler leurs statistiques et de gagner13. Dès lors, leurs avatars sont les vestiges d’un destin idéalisé. Si les individus sujets à l’addiction ne représentent que 1 à 5% des joueurs 14, leur nombre s’élève à plusieurs centaines de milliers rien qu’en France.
Enfin, rappelons que la diversité de la typologie des jeux vidéo implique des approches différentes en matière de prévention. Par exemple, les jeux sur téléphone mobile gratuits (système free-to-play) avec sollicitations régulières d’achats pour progresser dans le jeu interrogent sur une potentialité de dépense incontrôlable.
Jeu vidéo et pratiques addictives : l’approche des pouvoirs publics
L’e-sport est la pratique compétitive du jeux vidéo.
Jean-Paul Simon, « L’émergence des écosystèmes de contenus numériques en Chine. Le rôle des sociétés de l’internet et des jeux vidéo », Réseaux n°224, 2020/6 (n°224), p. 225-255.
Nashidil Rouiaï, « Sur les routes de l’influence : forces et faiblesses du soft power chinois », Géoconfluences, 14 septembre 2018 [en ligne].
Michaël Stora, Op. Cit. p. 12.
Nicolas Richaud, « Les jeunes Chinois ne pourront jouer plus de 3 heures par semaine aux jeux vidéo », Les Echos, 30 août 2021 [en ligne].
Mission interministérielle de lutte contre la drogue et la toxicomanie, « Plan gouvernemental de lutte contre les drogues et les toxicomanies 2008-2011 », 9 juillet 2008 [en ligne].
Académie des sciences, Rapport L’enfant et les écrans, p. 132, remis au Gouvernement en mars 2013 [en ligne].
Nathalie Perrier, Addiction aux jeux vidéo : les collectivités aux manettes, La Gazette des communes, 4 septembre 2020.
Observatoire français des drogues et des toxicomanies, Écrans et jeux vidéo à l’adolescence, n°97, décembre 2014 [en ligne].
OMS, « International Statistical Classification of Diseases and Related Health Problems” [en ligne].
Dominique Reynié [dir.], Les addictions chez les jeunes, Fondapol, Fondation Gabriel Péri, Fonds Actions Addictions, juin 2018 [en ligne].
Olivier Bénis, « Addictions : non, on ne peut pas mettre les jeux vidéo dans le même sac que l’alcool ou le tabac », France Inter, 13 janvier 2020 [en ligne].
Jacques Pezet et Vincent Coquaz, « Exposition des enfants aux écrans : un comité d’experts aux profils variés et aux « positions diverses », Libération, 17 janvier 2024 [en ligne].
Avec le développement de l’usage des plateformes numériques, les pouvoirs publics se sont peu à peu saisis du sujet de l’addiction aux écrans et de la pratique excessive du jeu vidéo, en France comme ailleurs.
Au Japon, dans les années 2000, face à l’ampleur du phénomène, un terme spécifique a même été créé pour désigner les adolescents et jeunes adultes qui s’enferment chez eux pour jouer pendant des jours, des mois ou des années : les hikikomori. La Chine, quant à elle, est un pays reconnu pour sa politique ferme en matière de contrôle et de régulation des acteurs du numérique. Pourtant, ce pays est le premier marché de l’industrie du jeu vidéo, devant les États-Unis. Plusieurs grandes entreprises internationales y ont leur siège. L’e-sport15 y est particulièrement développé avec des écoles dédiées et des millions d’adeptes.
Au cours des années 1990, l’internationalisation du marché chinois a engendré une hausse progressive des ventes de consoles et de jeux vidéo étrangers en lien avec la baisse des prix de vente et l’amélioration du niveau de vie local. En 2000, les autorités interdisent la vente de consoles16, avant de lever l’interdiction progressivement au milieu des années 2010. Encore aujourd’hui, les sociétés étrangères du jeu vidéo doivent respecter certaines règles pour être autorisées à vendre leurs produits hardware et software. Pour éviter la censure, les jeux vidéo sont également validés par la State Administration of Radio, Film and Television (SARFT) créée en 2013, où leur contenu est étudié17.
Les autorités chinoises ont progressivement mis en œuvre des mesures de limitation du jeu à destination des mineurs, dans un pays où l’addiction aux écrans est considérée comme un véritable problème de société. Ces mesures ont été vigoureuses, voire brutales : « La question est tellement sensible que le gouvernement a ouvert ces dernières années de nombreux centres de traitement spécialisés, dont les méthodes sont pour le moins douteuses : discipline militaire, électrochocs, violences physiques18… ». Le montant maximal des dépenses pour les jeux en ligne est limité pour les mineurs depuis 2019. Les jeunes de moins de 18 ans ne sont autorisés à jouer aux jeux vidéo en ligne que le week-end pour une durée maximale de trois heures par semaine depuis septembre 2021. Des verrous numériques permettent de vérifier l’identité du joueur19.
L’approche des autorités publiques françaises est différente. Le plan gouvernemental contre les drogues de 2008-2011 dénonçait déjà les « nouvelles formes d’addiction liées à Internet et aux jeux vidéo en ligne20 ». Pourtant, le rapport L’enfant et les écrans remis au Gouvernement en mars 2013 par l’Académie des sciences précisait que s’il est « indéniable que certains enfants peuvent présenter de la nervosité, de l’angoisse ou de l’irritabilité quand on leur enlève leur ordinateur ou leur console de jeux, ces symptômes sont souvent de courte durée. Il ne s’agit pas d’une preuve d’addiction, ce mot impliquant actuellement les dimensions du syndrome de sevrage et du risque de rechute, absentes des pratiques excessives d’écrans21 ». D’après ce même rapport, un « recadrage parental » est suffisant pour résoudre le problème dans la « très grande majorité des cas ». Ainsi, les pouvoirs publics français ont mis l’accent sur la responsabilisation parentale.
Pour la période 2018-2022, le Gouvernement a développé un plan pluriannuel de mobilisation contre les conduites addictives qui invite notamment à « ouvrir les dispositifs d’observation et d’enquête existants aux addictions comportementales (jeux vidéo, écrans)22 ». Cette approche s’accompagne d’un fort investissement des pouvoirs publics en faveur de la lutte contre le harcèlement en ligne. Plus localement, les collectivités territoriales se mobilisent pour prévenir les risques liés à l’usage excessif d’écrans. Début 2020, la région Ile-de-France a annoncé le lancement d’un plan pluriannuel de prévention contre la surconsommation d’écrans. À cette occasion, Farida Adlani, vice-présidente chargée des solidarités et de la santé, déclarait alors que la Région allait engager une réflexion avec les éditeurs de jeux vidéo « pour réfléchir à des actions de prévention en amont », tout en soulignant qu’il ne s’agissait pas « de rejeter en bloc les écrans, mais de sensibiliser les jeunes utilisateurs aux bonnes pratiques23 ».
Une enquête du Programme d’étude sur les liens et l’impact des écrans sur l’adolescent scolarisé24 (PELLEAS) réalisée en 2014 à la demande de l’Observatoire français des drogues et des toxicomanies (OFDT) permet de compter « 1 à 5% d’adolescents dépendants aux jeux vidéo » en France. Cette enquête repose sur l’auto-évaluation de joueurs qui répondent à sept questions sur leurs pratiques, notamment « vous êtes-vous senti(e) mal lorsque vous étiez incapable de jouer ? », une méthodologie qui peut faire l’objet de controverses parce qu’elle repose sur le ressenti du joueur.
En 2018, l’OMS a publié sa onzième révision de la classification statistique internationale des maladies et des problèmes connexes (CIM-11). La CIM25 « sert de base pour établir les tendances et les statistiques sanitaires ». Pour la première fois, l’addiction aux jeux vidéo (Gaming disorder) est reconnue officiellement comme une maladie mentale. Trois symptômes sont retenus par l’institution : altération du contrôle sur le jeu, priorité croissante accordée au jeu sur le reste des activités quotidiennes et poursuite du jeu malgré l’apparition de conséquences négatives.
Enfin, une étude26 publiée en juin 2018 par la Fondapol montrait que 79% des jeunes interrogés associaient la pratique du jeu vidéo à un risque d’échec scolaire ou professionnel, tandis que plus de 8 jeunes sur 10 identifiaient un risque de dépendance liée à la pratique du jeu vidéo. L’année suivante, la MILDECA a dévoilé la campagne « Jeux vidéo, alcool, tabac : je dis NON aux addictions ». Son lancement s’est accompagné d’une polémique27. En effet, elle ciblait spécifiquement le jeu vidéo, sans évoquer la pratique excessive des écrans en général (téléphone, réseaux sociaux, etc.) et positionnait sur le même plan l’alcool et le tabac avec le jeu vidéo.
L’annonce28 début janvier 2024 de la création d’un comité d’experts par le président de la République a remis sur le devant de la scène la brûlante question de la régulation de l’usage des écrans par les plus jeunes. Emmanuel Macron, lors d’une conférence de presse29, a appelé à des mesures pour reprendre « le contrôle de nos écrans » et de leur usage par les enfants. Cela fait écho aux décisions de certains États américains, comme la Floride dont la Chambre des Représentants a largement voté, le 24 janvier 2024, une proposition de loi, la Social Media Use for Minors Bill, visant notamment à empêcher les moins de 16 ans de créer un compte sur un réseau social30.
Un réseau d’acteurs mobilisés pour protéger les joueurs
Mission interministérielle de lutte contre les drogues et les conduites addictives.
Entretien réalisé dans le cadre de cette étude.
Fondée par Michaël Stora co-auteur de cette note. Pour plus d’information, voir le site de l’École des Héros [en ligne].
Divers acteurs et structures d’accueil sont mobilisés en France pour prévenir les pratiques addictives et accompagner les joueurs et leurs familles. Sous la tutelle du Premier ministre, la MILDECA31, par exemple, élabore et coordonne la stratégie gouvernementale en matière de lutte contre les différentes pratiques problématiques. Selon Olivier Masson-Halimi, chargé de mission pratiques numériques à la MILDECA, la question centrale est la suivante : « Est-ce que les facteurs de l’addiction sont dans l’individu (son milieu social, son âge, facteurs de risques, etc.), son environnement plus ou moins protecteur qui peut favoriser une addiction ou est-ce que c’est aussi dans le support en question, avec ses mécanismes de captation de l’attention32 ? ».
Les jeux vidéo font partie du spectre de travail de la MILDECA, au même titre que les drogues, le tabac ou les jeux d’argent. Il s’agit notamment de mettre en œuvre la Stratégie interministérielle de mobilisation contre les conduites addictives, déployée avec l’aide de partenaires locaux.
Concernant la prise en charge des jeunes qui souffriraient d’une addiction aux jeux vidéo, qui comme nous l’avons vu se caractérise par une rupture des liens sociaux, « elle se résume en grande partie par des prises en charge hospitalières psychiatriques à grand renfort de psychotropes », souligne Michaël Stora. Selon lui, « ces jeunes souvent mineurs ou jeunes adultes, dont l’estime d’eux-mêmes est mauvaise, vont ainsi passer par la case maladie mentale ou addiction au même titre que les alcoolodépendants ou fumeurs de joints, ce qui peut renforcer, à leurs sorties de leurs prises en charge, un retrait social. De plus, cela ne va pas avoir d’impact sur leurs conduites addictives concernant leurs jeux vidéo ».
De ce constat est née en 2020 une nouvelle forme de prise en charge, l’« École des Héros33 ». Le concept repose sur l’idée de transformer l’addiction en création, en favorisant les compétences des jeunes sans nier leurs symptômes anxiodépressifs. Pendant une année, un groupe de dix jeunes créent un jeu vidéo, accompagnés par des professionnels du jeux vidéo (graphistes et codeurs). L’utilisation d’outils professionnels offrent en plus aux participants un cadre de formation destiné à leur ouvrir un champ des possibles dans le domaine des études supérieures en jeux vidéo ou plus généralement en informatique. Ce programme a été financé en phase expérimentale par la MILDECA.
Du côté des parents, certaines grandes enseignes de hardware permettent aussi aux adultes de restreindre l’usage de la console à distance grâce à une application mobile gratuite. Cela ouvre la possibilité de contrôler à distance la nature et la durée des temps de jeu, mais nécessite de connaître les manières d’installer un contrôle parental. Le rôle des éducateurs est important dans cet objectif. Auprès des familles, de nombreux acteurs de terrain épaulent les agents territoriaux, à l’image de l’Union nationale des associations familiales (UNAF), et participent à animer l’écosystème national de prévention de l’usage problématique des écrans avec d’autres structures telles que Génération numérique, la Ligue de l’enseignement ou encore la Fédération nationale des centres sociaux. De son côté, l’UNAF est dotée notamment d’un coordonnateur du pôle Média-usages numériques également responsable du collectif Pédagojeux, Olivier Gérard.
Le collectif indépendant Pédagojeux créé en 2008 par le Syndicat des éditeurs de logiciels de loisirs (SELL) et d’autres acteurs publics, associatifs et privés, fait partie des dispositifs de prévention et d’accompagnement des joueurs. Il vise notamment à accompagner les parents dans l’encadrement du jeu des enfants, à les sensibiliser aux dangers, mais aussi à présenter les aspects bénéfiques du jeu vidéo pour les mineurs.
Cette mobilisation auprès des familles passe également par des campagnes de communication et de l’événementiel. La Paris Games Week 2023 accueillait un stand labellisé Respect Zone, au nom de cette organisation non gouvernementale (ONG), dédiée à la protection de l’enfance et à la prévention de la cyberviolence. C’était également le cas de l’association Women in Games, dédiée à la mixité dans l’industrie, ou encore de CapGame et l’association Handi Gamers, engagés en faveur d’une approche inclusive du jeu vidéo et de l’e-sport. De même, des démarches nationales ont vu le jour, à l’image du défi « Dix jours sans écrans34 ».
Lors de notre série d’entretiens auprès d’acteurs privés et publics, nous nous sommes rendu compte que la question de l’addiction au jeu vidéo – et plus généralement des mécaniques de jeu imaginées par des développeurs pour garder le plus longtemps possible le joueur – posaient des questions éthiques. À ce titre, nous avons pu aussi aborder la question épineuse des Dark patterns, évoquée plus loin, qui interrogent la protection des mineurs face aux impératifs de résultats liés aux modèles économiques du jeu vidéo.
Cela rend d’autant plus important le rôle de prévention de ces différents acteurs, leur transparence et les moyens dont ils sont dotés pour agir.
La nécessité d’une régulation face aux mécanismes de rétention des joueurs : vers une responsabilité éthique des acteurs de l’industrie ?
Le jeu vidéo est un média qui récompense l’investissement du joueur, notamment en termes de temps de jeu. C’est simple, plus on joue, plus on progresse. Dans bon nombre de jeux populaires, comme World of Warcraft (Blizzard), les quêtes n’ont pas de fin et l’action est continue. Il s’agit d’accumuler (virtuellement) les objets, l’argent, les récompenses. Mais cette progression se fait parfois aux dépens du joueur, par le biais de mécanismes vicieux, qui relèvent de l’économie de l’attention : c’est ce qu’on appelle les Dark patterns. Ces fonctionnalités, délibérément ajoutées à un jeu, visent à garder le joueur engagé le plus longtemps possible et donc à décupler son temps de jeu.
José Zagal, Staffan Björk, Chris Lewis, (2013) “Dark Patterns in the Design of Games”, Foundations of Digital Games Conference, FDG 2013, Chania, Grèce, 14-17 mai 2013 [en ligne, traduction proposée par les auteurs].
Ibid.
Celia Hodent, L’UX, c’est quoi exactement ? Une approche bienveillante pour des expériences optimales, Dunod, 2022.
Entretien réalisé dans le cadre de cette étude.
Focus sur les Dark patterns
José P. Zagal, théoricien des Dark patterns, a développé des modèles d’analyse de ces mécanismes. Il précise dans l’un de ses travaux que son « objectif n’est pas de critiquer les créateurs mais plutôt de contribuer à la discussion concernant les valeurs dans les jeux et le rôle que les designers et créateurs ont dans ce processus35 ». Il s’agit donc de souligner qu’un jeu contraire à l’éthique est caractérisé par une expérience négative pour le joueur provoquée volontairement par les créateurs du jeu eux-mêmes. • Dark patterns temporels : ces mécanismes visent à augmenter le temps de jeu du joueur pour qu’il reste connecté plus longtemps que ce qu’il n’aurait souhaité (récompenses quotidiennes, jeu avec rendez-vous, décompte du temps de jeu remis à zéro chaque semaine, etc.) ; • Dark patterns monétaires : ces mécanismes visent à faire dépenser le joueur plus que ce qu’il n’aurait accepté de dépenser initialement (obligation d’achat pour gagner un jeu, achat d’une récompense payante nécessaire pour achever une quête, etc.) ; • Dark patterns psychologiques : ces mécanismes utilisent les relations du joueur avec ses amis ou ses proches au profit du jeu (envoi de spams et mails frauduleux aux contacts du joueur, sentiment d’être obligé de jouer un certain nombre d’heures avec sa guilde, même lorsque le joueur ne le souhaite pas) ; • Dark patterns sociaux : ces mécanismes s’appuient sur des astuces psychologiques utilisées pour entraîner le joueur vers de mauvaises décisions ou vers un temps de jeu accru (récompenses aléatoires et imprévisibles qui incitent à jouer davantage ; illusion de contrôle donnée au joueur pour lui faire croire qu’il est meilleur qu’il ne l’est réellement, etc.). |
Régis Chatellier, « Jeux vidéo, une industrie culturelle et créative basée sur l’expérience et l’appropriation », Linc, 15 mars 2018 [en ligne].
Entretien réalisé dans le cadre de cette étude.
Idem.
Idem.
Le système PEGI a été lancé en 2003 par l’Interactive Software Federation of Europe (ISFE), soutenue par le Conseil de l’Europe. Voir Julien Lalu, « Le système PEGI (2003) : une classification européenne des jeux vidéo », Encyclopédie d’histoire numérique de l’Europe [en ligne].
Laurence Farreng, Rapport sur le sport électronique et les jeux vidéo, Parlement Européen, 13 octobre 2022 [en ligne].
Idem.
Entretien réalisé dans le cadre de cette étude.
Idem.
Ainsi, l’on retrouve dans certains jeux des mécanismes qui servent les intérêts des producteurs et éditeurs du jeu, avant ceux du joueur.
Lorsqu’on s’intéresse à la notion de pratique addictive du jeu vidéo, les questions à se poser sont : certains jeux seraient-ils plus propices à créer de l’addiction que d’autres ? Si oui, quels mécanismes sont en cause ? Est-ce que ces mécanismes créent ou alimentent une addiction ?
Bien sûr, quand un jeu est intéressant et plaisant à jouer, l’utilisateur a naturellement envie d’y revenir ce qui est difficilement critiquable quand on parle de culture et ou de divertissement. En revanche, le jeu vidéo est construit sur le même modèle économique que les réseaux sociaux, celui de l’économie de l’attention. Dès lors, de nombreux jeux basent leurs modèles sur la rétention des joueurs.
Aujourd’hui, les divers modèles économiques qui caractérisent l’industrie vidéoludique (Free to Play ou jeux payants sur console) couplent à la fois des offres payantes et des accès gratuits. Il est ainsi possible d’identifier parmi la masse de joueurs intéressés ceux prêts à payer pour des fonctionnalités supplémentaires (achat, abonnement). Selon le chercheur Pierre-Jean Benghozi, « les éditeurs […] tirent donc parti de la capacité à connaître les données d’usages et de jeux pour optimiser les revenus […]. Il s’agit à la fois de développer une stratégie de promotion de masse pour convaincre des joueurs de tester gratuitement un jeu et, d’autre part, de déployer une stratégie de ciblage visant à fidéliser certains joueurs pour les convaincre d’acheter régulièrement des compléments payants40 ».
Olivier Fontenay, chef de la création numérique au Centre national du Cinéma et de l’Image animée (CNC) souligne qu’ « il faut distinguer les récompenses de jeu basées sur la dextérité ou l’habileté, et les récompenses basées sur l’assiduité ». Selon lui, certaines pratiques sont irresponsables et favorisent les addictions, à l’image de « certains jeux mobiles : les créateurs ont les données comportementales de tous les joueurs et repèrent à quel moment les joueurs quittent les jeux pour les garder le plus possible : par exemple, à quel moment caler les publicités, ou quand donner des points bonus41 ».
Pour certains acteurs de l’industrie ne souhaitant pas être cités, les entreprises ne sont pas responsables de l’utilisation que font les joueurs de leurs œuvres. On peut résumer ainsi le propos : avec un jeu vidéo, une production artistique et technologique est mise entre les mains du consommateur, et ce consommateur en fait ce qu’il veut42.
Mais qu’en est-il pour les mineurs ? En suivant cette logique, il revient à la famille d’encadrer les pratiques des plus jeunes. Si la responsabilité parentale est essentielle pour encadrer la pratique des jeunes joueurs, l’industrie pourrait accompagner les parents en limitant les mauvaises mécaniques de jeu, ces Dark patterns. À titre d’exemple, le fait d’être connecté à minuit le 24 décembre permet de gagner des récompenses supplémentaires dans Animal Crossing (Nintendo) tandis que Call Of Duty (Activision) remet à zéro les compteurs hebdomadaires de temps de jeu.
Un autre exemple évoqué par Yves Jean-Baptiste, game designer senior, montre les dérives d’une mécanique de Dark pattern destinée aux enfants. Dans un jeu vidéo de construction dont il préfère ne pas citer le nom, une fois toutes les trois semaines, apparaît une animation d’un chaton sur une branche en plein milieu d’une rivière où le risque est qu’il disparaisse dans une chute d’eau. Le chaton dit : « s’il te plait, sauve-moi la vie ». Un message indique au joueur qu’il peut sauver ce chaton en payant 0,99 centimes. Cette mécanique aurait permis de génerer plusieurs dizaines de milliers d’euros. Yves Jean-Baptiste évoque son malaise face à ce type de pratique : « Pour un adulte ça ne me pose pas de problème car il est responsable de ses actes même si cela n’est pas bon. C’est pour les enfants qu’il faut s’inquiéter43 ». A contrario, sur Netflix, quand un utilisateur dépasse un certain temps de visionnage en continu, un message d’alerte apparaît, tout comme sur Tik Tok. Une petite mesure peu coûteuse : ce type de notification, conseillée dans la charte de bonne conduite de PEGI (Pan-European Game Information)44, pourrait devenir obligatoire.
Plus généralement, pour Laurence Farreng, eurodéputée et auteure d’un rapport sur le sport électronique et les jeux vidéo au Parlement européen45, « Il faut étudier de près les mécanismes comme les lootbox (pochettes-surprises virtuelles généralement présentées sous formes de coffres dans les jeux qui sont régulièrement accusées d’être des jeux d’argent déguisés) qui pourraient, en cas de mauvaise utilisation, avoir des effets néfastes sur le joueur et ses proches. Il revient au créateur du jeu de faire en sorte que les mécanismes qu’il construit soient transparents et ne poussent pas délibérément à adopter des comportements problématiques. Quoi qu’il en soit, toute régulation du secteur du jeu vidéo, si elle veut créer des normes solides, devrait se faire au niveau multinational afin d’éviter les effets de contournement46 ».
Certes, il ne s’agit pas d’être naïfs. Les pratiques commerciales des très grands studios étrangers restent difficiles à contraindre. Selon Mathilde Yagoubi, « nos studios français ont du mal à exister au sein de la concurrence internationale, et sont en plus davantage contraints que les autres par des démarches RSE et de protection des joueurs47 ». Il existe en effet un enjeu de compétitivité immense entre studios, a fortiori pour des studios français en concurrence directe avec l’ensemble des grands studios internationaux.
Pour autant, comme le soulignait Jennifer Wacrenier48 : « Lorsqu’il y a un temps excessif de pratique de jeu vidéo ou de n’importe quel autre loisir, cela peut être négatif. Nier la potentielle pratique excessive de jeux vidéo n’est pas une solution, tout le monde doit être responsabilisé : l’industrie, les pouvoirs publics, les familles et les joueurs ».
Focus : comment s’organise la signalétique PEGI pour les jeux vidéo ?
Pour élaborer la classification décernée à un jeu, un questionnaire est envoyé par PEGI à l’éditeur de jeu avec 37 questions49. Après réception et étude des réponses, une classification provisoire du jeu est transmise par PEGI. Pour les jeux des 3-7 ans, les tests sont réalisés aux Pays-Bas par Nicam (l’Institut néerlandais pour la classification des médias audiovisuels). Pour les autres classes d’âge 12-16 et 18, c’est au Royaume-Uni par le GRA (Games Rating Authority). |
Deuxième idée reçue : le jeu vidéo rend violent
Un stéréotype qui ne date pas d’hier
Olivier Mauco, « La médiatisation des problématiques de la violence et de l’addiction aux jeux vidéo », Quaderni n°67, 2008. | 2008, 19-31.
Discours officiel du Président Bill Clinton sur les mesures visant à instaurer un environnement sûr pour les enfants, prononcé le 22 mai 1999, retranscription d’Olivier Mauco, US Government printing office copyright.
Craig Anderson et Brad Bushman, “Effects of Violent Video Games on Aggressive Behavior, Aggressive Cognition, Aggressive Affect, Physiological Arousal, and Prosocial Behavior: A Meta-Analytic Review of the Scientific Literature”, Psychological Science, octobre 2001 [en ligne].
Laurence Kern, « Chapitre 3. Effets des jeux vidéo sur les individus », Lucia Romo éd., La dépendance aux jeux vidéo et à l’Internet, Dunod, 2012, pp. 31-66.
Question écrite n°05551, 11ème législature, « Interdiction de jeux vidéo défiant toute morale humaine et civique », question de Monsieur Darniche Philippe, publiée dans le JO du Sénat le 22 janvier 1988 [en ligne].
Walter Boot, Daniel Blakely et Daniel Simons, “Do action video games improve perception and cognition?”, Psychology, 2011 [en ligne].
On entend souvent que le jeu vidéo rend violent et que les joueurs ne sont progressivement plus en mesure de faire la différence entre le virtuel et la réalité. Déjà, en 1976, le jeu de course sur borne d’arcade (machine à jouer payante, contenant un jeu) Death Race défrayait la chronique aux États-Unis en invitant les joueurs à rouler sur des petits personnages pour les écraser. Jugé violent et traumatisant, la société Exidy avait finalement retiré le jeu du marché à la suite du scandale.
Selon Olivier Mauco, l’apparition du lien entre jeu vidéo et violence « émerge en 1993 en tant que problématique dans les médias américains, année de sortie des jeux Mortal Kombat (NetherRealm Studio) sur console et Doom (id Software) sur PC50 ». Pour ce même auteur, la tuerie du lycée Columbine a transformé le traitement médiatique du jeu vidéo « en les inscrivant dans une problématique sociale : les jeux vidéo entrent dans les rubriques Politique et Éducation [des journaux] et non plus dans la rubrique Technologie ». En effet, des jeux vidéo violents avaient été retrouvés au domicile des tueurs, nourrissant ainsi les craintes des familles, éducateurs et pouvoirs publics sur la « déréalisation » de la violence induite par l’exposition régulière à des contenus crus et violents.
Le drame de la tuerie de Columbine marque également le début de la mobilisation des pouvoirs publics. Dans une allocution du 22 mai 1999, le président américain Bill Clinton déclarait : « les industries des médias et du divertissement ont un pouvoir énorme sur la vie de nos enfants, aussi doivent-elles prendre leur responsabilité51 ». Dans une étude qui date d’octobre 2001, les chercheurs Craig Anderson et Brad Bushman imputaient une responsabilité aux jeux vidéo dans les tueries de masse recensées dans des universités et écoles américaines (Paducah, Kentucky ; Jonesboro, Arkansas et Littleton, Colorado)52. Pour ces chercheurs, « le côté positif de ces tragédies est l’attention portée aux problèmes croissants de la violence des jeux vidéo53 ».
Avec la mise en vente de jeux vidéo jugés violents, les autorités publiques se sont également rapidement saisies du dossier en France. Il y a plus de vingt ans, le Sénateur Philippe Darniche avait alerté le Gouvernement par le biais d’une question écrite publiée le 22 janvier 1998, dans laquelle il soulignait « l’existence et la mise en vente dans notre pays de logiciels de jeux vidéo défiant toute morale humaine et civique » dont l’objet est d’inciter « les adolescents à la violence urbaine et aux combats de rues54 ».
Dix ans plus tard, à l’occasion des débats qui se sont tenus le 19 décembre 2006 au Sénat lors de l’examen des amendements destinés à créer le crédit d’impôt jeu vidéo (CIJV), les sénateurs ont insisté sur l’importance de réguler les jeux dits violents. Le président de la commission de la Culture, Jacques Valade, a ainsi souligné que « ce crédit d’impôt serait limité à la production de jeux vidéo dont le budget est consacré majoritairement – plus de 50% – à des dépenses artistiques. Ce sont bien ces jeux-là qu’il convient d’aider, et non ceux qui incitent à la violence55 ».
Aujourd’hui encore, certains jeux attisent toutes les critiques. Prenons par exemple la célèbre série de jeux vidéo Grand Theft Auto, plus connue sous son acronyme GTA (Rockstar Games) et qui suscite de multiples polémiques depuis les années 1990. En 2008, la secrétaire d’État à la famille Nadine Morano qualifie GTA IV de « violent » et « amoral », et rappelle dans un communiqué qu’il « consiste à se glisser dans la peau d’un personnage qui vend de la drogue, commet des assassinats, des vols de voitures ou des braquages de banque56 ».
Un lieu commun qui ne fait pas l’unanimité de la communauté scientifique
André Gattolin et Bruno Retailleau, rapport d’information n° 852, « Jeux vidéo, une industrie culturelle innovante pour nos territoires », Sénat, 18 septembre 2013 [en ligne].
Winnicott DW, Jeu et réalité, Gallimard, 2002.
Rémi Bailly, « Le jeu dans l’œuvre de D.W. Winnicott », Enfances & Psy, vol. n°15, n°3, 2001, pp. 41-45.
Certaines voix s’élèvent pour souligner le potentiel de certains jeux vidéo, notamment les jeux de tir à la première personne (First-person shooter) qui pourraient développer chez l’enfant des facultés importantes en matière de concentration, de rapidité et d’agilité d’esprit. De même, certains auteurs57 mettent en avant « l’effet causal du jeu vidéo d’action sur la capacité d’apprentissage ». Ainsi, en 2011, une publication américaine58 invitait la communauté scientifique à poursuivre l’étude du jeu vidéo, qui pourrait permettre de « traiter les troubles de la vision et de l’attention et remédier aux effets du vieillissement cognitif ».
Par ailleurs, aucune étude scientifique sérieuse ne permet d’établir de manière rigoureuse un lien direct entre les jeux vidéo et les mauvais comportements des joueurs dans la vie réelle59.
Se pose avant tout une question essentielle : qu’est-ce qu’un jeu vidéo violent ? Pour évoquer cette violence, plusieurs éléments sont à prendre en compte.
Tout d’abord, la violence graphique ou le niveau de réalisme, enrichi par des technologies de plus en plus performantes, pousse les parents à s’inquiéter lorsqu’ils voient leurs enfants armés d’une mitrailleuse, faite pourtant de pixels, abattant des ennemis. Nous pouvons parler de « l’esthétique de la mise en scène de la mort ». Cette mise en scène va favoriser le plaisir du joueur à affronter des ennemis.
Pour rappel, l’aire du jeu, au-delà du jeu vidéo, est en quelque sorte une récréation dans le sens d’une re-création de ses angoisses ou peines. Le pédiatre psychanalyste DW Winicott dans son livre Jeu et réalité nous montre l’importance du jeu où s’entremêlent le Game, à savoir les règles, et le Play, le jeu libre de l’enfant60. Il écrit ainsi : « Il ne faut jamais oublier que jouer est une thérapie en soi. […] Mais il faut admettre que le jeu est toujours à même de se muer en quelque chose d’effrayant. Et l’on peut tenir les jeux (games) avec ce qu’ils comportent d’organisé, comme une tentative de tenir à distance l’aspect effrayant du jeu (playing)61 ». DW Winnicott nous précise également que le jeu doit résister à notre tendance à la destruction.
Le jeu vidéo remplit cette fonction car il existe dans tous les jeux vidéo une intelligence artificielle dont la vocation est de nous empêcher de gagner trop facilement. Ainsi, dans un jeu vidéo, c’est en perdant que l’on apprend à gagner. Enfin, concernant la violence dans le jeu vidéo, prenons l’exemple d’un jeu de guerre : nous retrouvons une justification par une histoire où les ennemis vont, par exemple, chercher à dominer le monde et notre mission sera ainsi de les en empêcher. Plus prosaïquement, nous voulons nous rappeler qu’il s’agit d’un jeu, à savoir l’espace du « faire comme si », du faire semblant. Ce qui reste une compétence essentielle chez l’humain. Jouer n’est pas tuer. Cela pose bien sûr la question du libre-arbitre. En tant que consommateur, nous avons le choix et donc la responsabilité de nos pratiques.
Il s’agit également de souligner la dimension cathartique de la représentation de la violence, largement explorée par la philosophie et la psychanalyse depuis les grandes tragédies grecques jusqu’aux films d’horreur. Meurtres, viols, braquages : le spectacle de la violence serait le gardien des vertus civiques. Toutes les industries culturelles proposent d’ailleurs chacune à leur manière leurs propres scènes de violence, à l’image du film Orange Mécanique de Stanley Kubrick ou de certaines performances de l’artiste américain Chris Burden. Dès lors, on peut s’interroger sur l’attention sévère portée spécifiquement sur l’industrie du jeu vidéo.
Des psychologues, psychiatres, infirmiers ont utilisé les jeux vidéo comme médiation thérapeutique. Cette nouvelle approche du jeu vidéo pour soigner, entre autres, des enfants ou adolescents ayant des troubles du comportement violents et/ou en situation d’échec scolaire, a permis d’envisager justement la violence des jeux vidéo comme un outil thérapeutique.
Un vaste écosystème d’acteurs mobilisés pour protéger les joueurs
Aujourd’hui, une quarantaine de pays ont intégré le système PEGI, mais en font un usage différent : dans certains pays, la classification est entrée dans la loi (Islande, Royaume-Uni, Pays-Bas en partie, Suisse en partie). En France, PEGI est mentionné dans la loi depuis 2015, mais il n’existe pas de contrôle du respect des catégories dans le cadre de la vente de jeux.
Plusieurs catégories d’âge ont été retenues pour classer les jeux vidéo : 3, 7, 12, 16 et 18 ans. La signalétique propre au jeu vidéo identifie l’âge minimal adapté des joueurs, et non le niveau de difficulté. À titre d’exemple, le jeu Fifa ou un jeu de solitaire est classé PEGI 3, ce qui indique qu’il est approprié pour les mineurs, tandis que les jeux Assassins Creed et Far Cry sont classés PEGI 18, donc conseillés à un public adulte. Le symbole PEGI 18 est appliqué en cas de violence crue envers des personnages à caractère humain (torture, notamment), en cas de meurtre sans motifs de personnages innocents ou vulnérables, et enfin en cas de violence sexuelle.
Les fabricants de console ont paramétré une grande partie des consoles à partir des critères du système PEGI, permettant notamment aux parents de limiter l’accès aux jeux en fonction des catégories d’âges dans les outils de contrôles parentaux.
Pour Jennifer Wacrenier, responsable des opérations et de communication PEGI SA, « aujourd’hui, ce qui inquiète est moins le contenu mais plus le contexte, c’est-à-dire la durée de jeu, les interactions en ligne, les dépenses dans les jeux et l’utilisation des données personnelles.
Donc PEGI s’est impliqué davantage dans le contrôle parental et dans la sensibilisation auprès des familles62 ». Il s’agit également de s’adapter à la diversité des contenus vidéoludiques : récemment, le système d’évaluation a décidé de distinguer les « langages grossiers » et les « langages grossiers et discriminatoires », qui étaient auparavant deux catégories traitées ensemble.
Comme le souligne Jennifer Wacrenier, « le jeu vidéo est une œuvre non-linéaire. S’il y a une seule scène ultraviolente dans un jeu, elle doit être prise en compte dans la classification car le joueur pourrait rejouer cette scène de nombreuses fois. En conséquence, le rôle de la signalétique PEGI est simplement de proposer une indication fidèle de ce qui se trouve dans chaque jeu, et ce de manière extrêmement précise. Si on retrouve une scène de sexe dans un jeu sans vision des organes génitaux, le jeu est classé PEGI 16. Si on voit les organes génitaux, c’est classé PEGI 1863 ».
Enfin, il existe de réelles attentes à l’échelle locale. Les associations régionales du jeu vidéo, qui participent à souder et à représenter les écosystèmes vidéoludiques régionaux, en témoignent : elles sont de plus en plus sollicitées pour intervenir auprès des collectivités et associations sur les sujets d’addiction et de violence, ou pour organiser des évènements publics autour du jeu vidéo avec visée pédagogique. Ce n’est pourtant pas leur raison d’être ni leur mission. Le sujet de la médiation culturelle du jeu vidéo est un enjeu majeur, sur lequel notre pays a pris du retard. Il est important de bâtir des garde-fous solides pour favoriser une pratique responsable du jeu vidéo, ce qui implique une politique publique volontariste et des fonds dédiés.
Notons toutefois un fait important : les associations de terrain soulignent le fait que les parents s’inquiètent principalement du temps de jeu plutôt que du contenu du jeu en lui-même. Ainsi, selon Olivier Gérard de l’UNAF, « si c’était le cas il y a quelques années, la violence des jeux vidéo et son impact n’est plus aujourd’hui ce qui inquiète le plus les parents. Leurs préoccupations sont plutôt concentrées vers les réseaux sociaux, les messageries, Discord et autres. C’est plus la communauté de joueurs qui est vue comme inquiétante plutôt que le jeu en lui-même64 ».
Genre et jeu vidéo
Entretien réalisé dans le cadre de cette étude.
Le FPS ou First-person shooter est un jeu de tir à la première personne ou en vue subjective qui permet au joueur de voir l’action à travers les yeux du protagoniste.
Les MOBA (Multiplayer online battle arena) sont des arènes de bataille en ligne multijoueur (exemple : League of Legends).
Dans tous les secteurs d’activité, le mouvement MeToo est venu bouleverser le rapport à l’autre genre. Peut-être plus encore dans les domaines dont les effectifs sont moins paritaires que la moyenne, à l’image de l’industrie vidéoludique qui est encore majoritairement masculine. Les pratiques de harcèlement, de degrés divers, étaient monnaie courante dans les équipes des studios. Cela s’explique par une industrie très masculine, une sorte de boy’s club soudé par une bro culture. Les femmes devaient alors se fondre dans le moule ou quitter l’industrie. Grâce à MeToo, ces comportements, qui rendent mal à l’aise, blessent et dérangent ont commencé à être dénoncés. Ces dénonciations ne sont pas toujours suivies d’effets, mais au moins assistons-nous à un début de sensibilisation.
Dans le jeu vidéo, au cours des années 1980-1990, les jeunes hommes ont été ciblés dans les stratégies marketing de vente, avec notamment le développement de personnages féminins stéréotypés. On pense par exemple à la célèbre Lara Croft (Crystal Dynamics). En parallèle, l’industrie s’est également masculinisée à ce moment-là. « Là commence l’entre-soi : des équipes masculines créent des jeux pour des joueurs masculins. Les communautés de joueurs ont été tellement nourries avec ces imaginaires, que de nombreuses joueuses subissent des insultes sexistes », souligne Morgane Falaize65, présidente de Women in Games France. Le sexisme persiste dans les pratiques de jeu, notamment au sein des plateformes de jeu, comme Twitch, mais aussi dans certains types de jeu comme les FPS66 ou les MOBA67 en ligne.
Les choses peuvent changer, et sont en train de changer. Il y a un véritable objectif de féminisation de l’industrie, notamment aux postes décisionnaires. En matière de représentation, on entend souvent que « si on met un personnage féminin en personnage principal, ça ne ferait pas vendre ». Or il existe de grands contre-exemples, à l’image du succès de The Last Of Us Part II (Naughty Dog) ou des jeux Horizon (Guerrilla Games). Il ne s’agit pas de diffuser uniquement des jeux militants destinés à sensibiliser les joueurs au sexisme et à transmettre des enseignements moraux (appelés aussi “empathic games”), mais tout simplement de normaliser des représentations et relations saines entre personnages. Au fond, tout est une histoire de crédibilité, de scénarisation et d’écriture. « Depuis longtemps, certains studios indépendants font des incursions pour créer des personnages moins sexy, plus simples : et la communauté de joueurs suit », rappelle Morgane Falaize.
Les personnages de femmes guerrières et fortes peuvent être une nouvelle manière d’envisager la féminité dans les jeux, à l’image de Bayonetta (Platinum Games), aussi courageuse et dénuée de scrupules que ses homologues masculins. De même, il est important d’avoir des exemples de personnages féminins qui n’ont pas besoin d’un homme dans leur quête, qui ne sont pas juste des objets de conquête contrairement à ce qu’on trouve, par exemple dans Mario Bros ou Zelda (Nintendo), où le personnage féminin n’arrive pas à se libérer seul et nécessite l’appui systématique d’un personnage masculin.
Enfin, remarquons que l’annonce en 2022 de la possibilité d’incarner (enfin) une femme dans le sixième opus de la licence GTA (Rockstar Games) a engendré des tombereaux de commentaires sexistes.
Voir à ce sujet Vincent Fagot, « Coronavirus : portée par le confinement, l’industrie du jeu vidéo en pleine euphorie », Le Monde, 14 avril 2020.
Voir SNJV, étude Les français et le jeu vidéo, 2021.
Focus sur les conséquences du confinement sanitaire du printemps 2020 sur la pratique du jeu vidéo en France
La pandémie de Covid-19 et les confinements successifs ont bouleversé la socialisation des Français, leur rapport au travail et leur usage des écrans. La fermeture des établissements culturels, mais aussi des écoles et de nombreux commerces ont eu des incidences brutales sur l’accès à la culture et aux loisirs. Les études de marché et enquêtes d’opinion réalisées a posteriori ont permis de souligner le fait que le jeu vidéo a fait partie des pratiques plébiscitées par les Français pour pallier l’ennui et la solitude68. Selon la fédération européenne des logiciels interactifs (ISFE)69, les ventes de consoles de jeu ont explosé au cours des confinements, jusqu’à atteindre une hausse de +140% au cours des premiers jours du confinement du 17 mars au 11 mai 2020. De même, les confinements successifs ont participé à l’essor de la pratique du jeu vidéo : selon une enquête70 du Centre de recherche pour l’étude et l’observation des conditions de vie (Credoc), on comptait 44% de joueurs en 2018, contre 53% de joueurs pendant le premier confinement. Le profil du joueur s’est également diversifié avec l’intensification des usages : si seulement 17% de la catégorie 60 ans et plus déclaraient jouer aux jeux vidéo en 2018, ils étaient 34% pendant le confinement sanitaire. La pratique du jeu vidéo s’est féminisée, avec 51% de joueuses pendant les confinements, contre 39% en 2018. Enfin, la progression est particulièrement visible chez les personnes non diplômées, passant de 28% à 44%. |
Préconisations : protéger des violences, prévenir et soigner les pratiques addictives
Souffrant encore d’une mauvaise réputation, le jeu vidéo reste diabolisé et méprisé par certains. On considère bien souvent qu’il serait moins noble, ou du moins plus problématique, de passer 3 heures sur Call of Duty (Activision) plutôt que 3 heures devant un jeu télévisé. En réalité, tout objet de plaisir peut devenir une addiction.
De même, le jeu vidéo n’est pas une activité isolante en soi : si le jeu vidéo devient un refuge, c’est qu’il existe d’autres problématiques chez le joueur. Pour autant, un certain nombre de mesures pourraient participer à responsabiliser les acteurs politiques et vidéoludiques, tout en protégeant les joueurs les plus à risque, c’est-à-dire les mineurs.
Responsabiliser l’industrie
Les acteurs vidéoludiques et politiques français pourraient se démarquer par une véritable politique volontariste et agir ainsi en tête de proue d’un mouvement de protection des joueurs mineurs dans leur rapport aux écrans. Que l’industrie du jeu vidéo admette qu’il existe des pratiques de jeu et des mécanismes problématiques serait déjà une avancée. Il ne s’agit évidemment pas de créer un régulateur des jeux vidéo. Au contraire, l’industrie aurait avantage à reconnaître par elle-même l’existence de ces pratiques néfastes et à aller plus loin dans ce qu’elle peut proposer pour protéger les jeunes joueurs. Ce qui permettrait de rassurer les familles qui sont parfois démunies.
Dès lors, pourquoi ne pas envisager le lancement par les professionnels de l’industrie d’une démarche collective de responsabilisation éthique afin d’accompagner les joueurs à l’assiduité excessive ? L’industrie du jeu vidéo a tout intérêt à être attentive au bien-être de ces « joueurs problématiques73 », dont nombre d’entre eux pourraient être les talents vidéoludiques de demain.
Dans ce sens, il s’agirait d’identifier et de recenser précisément les Dark patterns – pratiques problématiques qui augmentent le temps de jeu des joueurs – pour inciter les studios à diminuer leur usage. En effet, identifier ces pratiques permet d’être en mesure de développer des mesures adaptées. Un jeu vidéo doit permettre le plus de bénéfices possibles à ses créateurs, mais lorsque le jeu touche une population de joueurs particulièrement jeunes, un enjeu éthique apparaît et il est souhaitable d’accompagner l’enfant, qui n’a pas toujours la maturité lui permettant de contrôler ses pulsions.
Il s’agit également d’identifier les joueurs mineurs dont le temps de jeu ou les dépenses en ligne semblent dépasser un certain seuil, afin de les alerter et de les inciter à diminuer leur pratique, tout en respectant la confidentialité des données. Supprimer l’enchaînement automatique des parties serait également souhaitable. Enfin, à l’image de la signature du Code de conduite74 de PEGI, l’industrie elle-même pourrait développer un système de valorisation des jeux dont les mécanismes répondent à une éthique de jeu visant à protéger les plus jeunes.
Responsabiliser les acteurs publics et politiques
Loïse Lyonnet et Pierre Poinsignon, L’industrie française du jeu vidéo. De la French Touch à la French Pride, Fondapol, juillet 2023 [en ligne].
Commission d’experts sur l’impact de l’exposition des jeunes aux écrans, « Enfants et écrans à la recherche du temps perdu », elysée.fr, avril 2024 [en ligne].
Le désintérêt généralisé des grandes institutions au sujet du jeu vidéo – à l’exception du CNC – s’est traduit ces dernières années par une prise de retard et une absence de ligne politique claire en matière de prévention et de médiation face au danger des pratiques excessives. La méconnaissance de l’industrie et les revirements politiques sur le sujet nuisent à une information claire sur les atouts et les dangers des jeux vidéo. Or, le nombre de joueurs est très important tant la pratique du jeu vidéo concerne aujourd’hui toutes les classes d’âge et tous les genres. Les joueurs, comme les familles, ont besoin de modes d’emploi pour s’approprier les bonnes habitudes de jeu.
Pour ne pas être dépassé par la situation, il s’agit de mener dès à présent une véritable politique publique volontariste de prévention, d’information et d’accompagnement des joueurs réguliers. Cela passe notamment par l’intégration du jeu vidéo dans les réflexions des divers grands organismes publics, comme le Comité d’experts jeune public de l’ARCOM, créé en 2005, qui ne possède pas à ce jour de département dédié aux œuvres vidéoludiques ou d’expert spécialisé.
Il est également nécessaire de former les élus, parfois encore peu sensibilisés aux défis liés à l’usage des écrans et peu connaisseurs de l’industrie vidéoludique75. À ce titre, les conclusions du comité de régulation de l’usage des écrans publiées en avril 202476 sont intéressantes dans le sens où la commission « appuie également l’intégration de l’éducation au jeu vidéo à l’école comme dans les lieux de médiation culturelle et d’informer plus largement sur la connaissance des contenus et écosystèmes ».
Concernant la responsabilité éthique et citoyenne des éditeurs et concepteurs de jeu vidéo, le problème est que ceux qui ont une démarche éthique ne sont pas récompensés. Cette démarche pourrait être favorisée par le législateur d’un point de vue économique, par exemple en développant un label « jeu éthique », dénué des Dark patterns préalablement identifiés. Les experts de la commission d’évaluation de l’impact de l’exposition aux écrans invitent également à « responsabiliser les grands acteurs du jeu vidéo, dans le même esprit que le DSA, en les engageant à mener une analyse des risques systémiques concernant leurs utilisateurs mineurs, et à prendre des mesures de réduction des risques identifiés, en particulier à l’égard des designs et de leur modèle économique77 ».
S’appuyer sur les familles pour encadrer les pratiques des jeunes
L’évolution du profil-type et le vieillissement des joueurs ont participé au développement de la pratique du jeu vidéo en famille, notamment lors des confinements sanitaires. Le plus important est que les parents s’impliquent, jouent avec leur enfant, encadrent les pratiques vidéoludiques à la maison et restent vigilants. Pour ce faire, l’industrie a elle-même développé plusieurs outils pour mieux encadrer le choix des jeux et la durée du temps de jeu, notamment via les consoles qui peuvent être paramétrées à distance ou dotées d’un contrôle parental.
Le cadre familial de jeu est essentiel et favorise la responsabilisation des jeunes : par exemple, en laissant la possibilité aux jeunes de répartir un nombre défini d’heures de jeu dans la semaine. Le but est de donner un cadre aux jeunes. L’exclusion et les excès de temps de jeu peuvent avoir tendance à survenir quand les enfants sont laissés seuls, sans garde-fous. Dès lors, il est aussi important d’éduquer les joueurs mineurs que leurs parents.
Soutenir le réseau d’acteurs spécialisés dans la médiation et l’accompagnement des joueurs
L’UNAF a récemment interrogé les parents sur les enjeux éducatifs78 qui leur semblent les plus difficiles aujourd’hui : le premier item qui ressort est la gestion du temps des écrans. Il s’agit donc de faire de l’usage des écrans un enjeu éducatif de premier plan, afin de responsabiliser les jeunes. Pour ce faire, les actions de terrain et de médiation sont essentielles pour donner les bonnes clés aux joueurs et à leurs proches.
Ces différents acteurs ont pour rôle d’éduquer, et d’accompagner les familles. On sait aujourd’hui à quel point l’usage excessif des écrans peut avoir des conséquences néfastes en société, et plus encore en famille. Concernant plus spécifiquement le jeu vidéo, les parents et les joueurs ont besoin de modes d’emploi pour s’approprier les bonnes habitudes de jeu.
Dès lors, il semble nécessaire de développer les actions de terrain et de travailler en ce sens avec les associations. Ce qui signifie davantage de moyens financiers pour identifier et former les animateurs territoriaux compétents afin qu’ils puissent accompagner au plus près les familles.
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